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LE DÉJEUNER SUR L'HERBE

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En 1863 Manet avait trente et un ans. Le travail auquel il se livrait pour se frayer sa voie, se découvrir lui-même, qui l'avait conduit à produire des œuvres de plus en plus personnelles, aboutit alors à la réussite cherchée, dans une création où le novateur se trouve enfin complet, le Déjeuner sur l'herbe.

Ce tableau peint au commencement de 1863 qui, par ses dimensions, dépassait toutes ses productions antérieures et sur lequel il avait compté pour attirer l'attention, présenté au Salon, fut refusé par le jury d'examen. Manet se voyait donc, en 1863, comme en 1859, condamné par le jury. Mais cette année-là les refus multipliés vinrent frapper un nombre inaccoutumé de jeunes artistes; les réclamations qui s'élevèrent de tous côtés, les influences variées que les victimes surent mettre en œuvre, amenèrent une intervention de l'Empereur. L'administration des Beaux-Arts continua à trouver bonnes les éliminations du jury, mais, sur un ordre de l'empereur Napoléon III, il fut permis aux refusés de se montrer au public. On leur accorda au Palais de l'Industrie, le lieu même où se tenait le Salon, un certain emplacement pour exposer leurs tableaux. A côté du Salon officiel, l'année 1863 devait ainsi, par exception, en connaître un autre que l'on appela des refusés. Ce salon est resté célèbre. On y voyait Bracquemont, Cals, Cazin, Chintreuil, Fantin-Latour, Harpignies, Jongkind, Jean-Paul Laurens, Legros, Manet, Pissarro, Vollon, Whistler. Le Déjeuner sur l'herbe[2] par ses proportions y tenait une grande place, de telle sorte qu'il devait être presque aussi vu que s'il eût été au Salon officiel. Il attira en effet l'attention mais d'une façon violente, en soulevant une véritable clameur de réprobation. C'est qu'il différait réellement, comme facture et comme procédés, comme choix de sujet et comme esthétique, de tout ce que la tradition tenait alors pour bon et pour digne de louanges.

Avec ce tableau se révélait une manière de peindre en dehors de la manière courante, due à une vision propre et originale. On se trouvait en face d'un nouveau venu, qui juxtaposait les tons divers sans transition, ce que personne n'eût imaginé de faire à cette époque. On voyait un homme venant renier la pratique reçue. Il supprimait la combinaison alors universellement respectée de l'ombre et de la lumière, conçues comme des oppositions fixes, pour la remplacer par des oppositions de tons variables. Ce que l'on enseignait dans les ateliers, que les peintres pratiquaient, était que, pour établir les plans, modeler les contours, faire valoir certaines parties, il fallait se servir de combinaisons d'ombre et de lumière. On pensait surtout que plusieurs tons vifs ne pouvaient être mis côte à côte sans transition et que le passage des parties claires aux autres devait se faire par gradations, de façon à ce que des ombres vinssent adoucir les heurts et fondre l'ensemble. Mais voici où cette technique, générale dans les ateliers, avait conduit! Comme rien n'est plus rare que l'artiste qui peut réellement peindre dans la lumière, mettre de la vraie clarté sur une toile, quels que soient les moyens ou le procédé, cette technique d'opposition constante d'ombre et de soi-disant lumière avait amené la production d'œuvres d'où, en réalité, toute lumière avait disparu, et où l'ombre subsistait seule. Les parties prétendues en clair, sans vigueur, ne se dégageaient plus sur le noir des ombres. Presque tous les tableaux du temps se présentaient à l'état sombre. L'éclat des tons clairs, des couleurs joyeuses, la sensation du plein air et de la nature riante, en avaient disparu. Le public s'était habitué à cette forme éteinte de la peinture. Il s'y complaisait. Il n'en demandait pas d'autre. Il ne soupçonnait même pas qu'il put y eu avoir d'autre.

Tout à coup le Déjeuner sur l'herbe lui mettait sous les yeux une œuvre peinte d'après des procédés différents. Il n'y avait plus à proprement parler d'ombre dans le tableau. L'éternel mariage de la lumière avec l'ombre, tenues pour choses fixes, ne s'y retrouvait pas. La surface entière était pour ainsi dire peinte en clair, tout l'ensemble était coloré. Les parties que les autres eussent mises dans l'ombre laissaient voir des tons moins clairs mais cependant toujours colorés et en valeur. Aussi ce Déjeuner sur l'herbe venait-il faire comme une énorme tache. Il donnait la sensation de quelque chose d'outré. Il heurtait la vision. Il produisait, sur les yeux du public de ce temps, l'effet de la pleine lumière sur les yeux du hibou. On n'y découvrait que du «bariolage». Le mot avait été dit par un des critiques les plus autorisés du temps, Paul Mantz, qui, dans la Gazette des Beaux-Arts, ayant parlé des œuvres de Manet, à l'occasion d'une exposition particulière tenue chez Martinet, sur le boulevard des Italiens, quelques semaines avant l'ouverture même du Salon, les avait réprouvées comme «des tableaux qui, dans leur bariolage rouge, bleu, jaune et noir, sont la caricature de la couleur et non la couleur elle-même». Ce jugement correspondait pleinement à la sensation que le public éprouvait, mis au Salon des refusés, devant l'œuvre de Manet. Pour lui, il n'y avait là qu'une débauche de couleur.

Si le Déjeuner sur l'herbe heurtait par son système de coloris et les procédés de facture, il soulevait une indignation encore plus grande, s'il se peut, par le choix du sujet et la façon dont les personnages étaient traités. A cette époque, en effet il n'y avait pas seulement une manière de peindre et d'observer les règles traditionnelles, que le public après les artistes avait acceptée et qu'il jugeait seule bonne; il existait également toute une esthétique, seule admise dans les ateliers et à laquelle le public s'était aussi rangé. On honorait ce qu'on appelait l'idéal. On concevait le grand art comme tenu dans une sphère jugée élevée, embrassant la peinture d'histoire, la peinture religieuse, la représentation de l'antiquité classique et de la mythologie. C'était seulement à cette forme d'art, qui paraissait épurée et d'un caractère noble, que tous, artistes, critiques et public, s'intéressaient. On s'inquiétait à chaque Salon de son niveau, on se demandait si elle était en décadence ou en progrès. Les artistes qui y brillaient, les débutants qui s'y produisaient et promettaient d'y remplacer les vieux maîtres, attiraient les yeux de tous. A eux allaient les encouragements, les louanges, les récompenses. Ce grand art était devenu l'objet d'un culte national. C'était un honneur pour la France de le perpétuer. Elle y montrait sa supériorité sur les autres nations qui, dans les voies de l'art compris de la sorte, lui étaient inférieures et demeuraient en arrière. Ainsi l'amour des traditions, la poursuite de ce qu'on appelait l'idéal, le souci de la gloire nationale, se combinaient pour faire de l'art transmis l'objet d'un respect unanime.

Or Manet, par le choix et le traitement de son sujet, venait attaquer tous les sentiments que les autres respectaient, il venait renier le grand art, honneur de la nation. Sur une toile de ces dimensions, qu'on réservait seules alors aux motifs soi-disant à idéaliser, il peignait, lui, une scène de réalisme, un Déjeuner sur l'herbe. Les personnages de grandeur naturelle, répudiant toute pose héroïque, étaient couchés ou assis sous des arbres, en train de festoyer; même à côté d'eux s'étalaient, dans un absolu abandon, un tas d'accessoires, des petits pains, une corbeille de fruits, un chapeau de paille, des vêtements de femmes multicolores. Et comment les personnages étaient-ils vêtus? Les deux hommes représentés ne portaient aucun de ces costumes anciens ou étrangers qui, par leur dissemblance d'avec les habits en usage, eussent au moins permis au public de reconnaître une recherche du pittoresque et une manière d'embellissement, telles que Manet les avait lui-même pratiquées dans son Chanteur espagnol. Non, cette fois, on était en présence de gens en costumes bourgeois, d'une coupe commune, pris chez le tailleur du coin. C'est-à-dire que pour le public il y avait là comme une sorte de défi, une véritable provocation, la montre audacieuse de ce que tous honnissaient alors sous le nom de grossier réalisme.

Comme si ce n'eût été assez de ces causes pour soulever l'indignation contre le tableau, la pudeur s'y voyait encore, au jugement du public, offensée. Manet y avait en effet groupé, au premier plan, deux hommes vêtus avec une femme nue, assise repliée sur elle-même, et mis encore, au second plan, une femme au bain. Manet qui sortait de l'atelier de Couture où tout l'enseignement avait porté sur la peinture du nu, qui voyait tout autour de lui le nu cultivé et honoré comme constituant l'essence même du grand art, n'avait pas encore pu s'en déprendre lui-même et, tout en voulant peindre une scène de la vie réelle, il y avait introduit une femme nue. La blancheur des chairs lui fournissait un de ces contrastes tels qu'il les aimait, avec les hommes en costumes noirs, et mettait une note claire tranchée, au milieu de la toile. L'idée d'associer ainsi, dans une scène de plein air, une femme nue avec des hommes vêtus, lui était venue de sa fréquentation avec les Vénitiens. C'est le Concert de Giorgione, au Musée du Louvre, où deux femmes nues se tiennent avec deux hommes habillés, dans un paysage, qui lui avait suggéré sa combinaison, et c'est de très bonne foi que lorsqu'il fut violemment attaqué, il demandait pourquoi on blâmait chez lui ce que l'on ne pensait nullement à reprocher à Giorgione. Mais, aux yeux du public, entre le nu de Manet et celui des Vénitiens de la Renaissance, il y avait des abîmes. L'un était, au moins le croyait-on, idéalisé, l'autre était du pur réalisme et comme tel offensait la pudeur. Cette femme nue vint donc s'ajouter comme un surcroît aux autres éléments de réprobation que présentait ce Déjeuner sur l'herbe.

Alors le tableau excita une immense raillerie. Il devint l'œuvre, à sa manière, la plus célèbre des deux Salons. Il procura à son auteur une notoriété éclatante. Manet devint du coup le peintre dont on parla le plus dans Paris. Il avait compté sur cette toile pour obtenir la renommée. Il y avait réussi et beaucoup plus qu'il n'eût osé l'espérer; son nom était sur toute les lèvres. Mais le genre de réputation qui lui venait n'était cependant pas celui après lequel il avait soupiré. Il avait pensé que son originalité de forme et de fond, se produisant dans une grande œuvre, lui attirerait, avec les regards du public, la reconnaissance du talent qu'il se sentait, qu'on verrait en lui un maître à ses débuts, qu'on le saluerait comme un novateur, qu'il entrerait ainsi dans la voie du succès et de la faveur publique. Ce qui lui venait était un renom de révolté, d'excentrique. Il passait à l'état de réprouvé.

Il s'établissait ainsi entre le public et lui une séparation profonde, qui devait le maintenir toute sa vie dans une bataille sans fin.

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