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INGRES
ОглавлениеIl convient d’aborder l’examen des œuvres d’Ingres avec tout le respect et le recueillement que demande le grand art, dont on le dit parmi nous le dernier représentant.
Mais d’abord, pour nous faire une juste idée de ce grand art et nous remettre ses formes sous les yeux, rappelons-nous, par le souvenir, les œuvres des grands maîtres qui l’ont porté à son plus haut point d’expression, les œuvres de Léonard de Vinci, de Michel-Ange, surtout celles de Raphaël, puisque c’est ce dernier qu’Ingres a principalement étudié et dont il s’est constamment inspiré.
En face de la Dispute du Saint-Sacrement, du Saint-Paul prêchant à Athènes, de la Vierge de Saint-Sixte, et de tant d’autres chefs-d’œuvre, l’émotion et le jugement se combinent pour faire reconnaître une suite de créations où l’accord est parfait entre la forme et le fond; où l’artiste a su retracer en contours légers et cependant arrêtés, admirablement purs et malgré tout naturels, les formes qui ont frappé ses yeux; où il a encore su, en reproduisant des scènes puissantes d’action et de mouvement, les équilibrer et les disposer dans l’ordre le plus harmonieux, sans que l’effort et le travail apparaissent un seul instant et ôtent rien à la liberté d’allures de ses personnages. Et sur toutes ces figures, dont le contour est ce qu’il y a de plus pur, sur les traits de tous ces acteurs groupés avec une pondération si parfaite, le grand artiste est en outre parvenu à fixer sans efforts toute la vision intérieure qui se trouvait en lui. Les vierges sont d’admirables créatures au seul point de vue de la forme, mais la beauté de la forme, quelque grande qu’elle soit dans les vierges, ne se sépare jamais de la conception idéalisée et du sentiment poétique que la vue de la vierge par l’esprit faisait naître chez Raphaël; dans le Saint-Paul prêchant, les acteurs sont parfaitement groupés, mais pris en groupe ou isolément, ils ne sont sur la toile que pour faire ressortir l’effet de la prédication du saint sur l’esprit des Athéniens, et là encore la forme et l’expression sont parfaites et de même valeur étant aussi justes et aussi puissantes l’une que l’autre. Il est donc vrai que c’est dans l’œuvre de Raphaël que se trouve l’accord le plus complet de la beauté de la forme et de celle de l’expression, et si l’on veut considérer l’art sous un certain point de vue, il est vrai que Raphaël en est le plus sublime représentant.
Ceci étant, certains artistes, et à leur suite certaines écoles ont proclamé que le but à poursuivre dans les arts était de conserver par de fortes études, par une discipline sévère et une tradition fidèlement suivie, la pureté de la forme, la noblesse et la sévérité du dessin, qui constituent les traits du grand art, en un mot de continuer le cours et la succesion de formes écloses à une époque donnée, et considérées comme la réalisation la plus complète du type abstrait du beau, dont l’art ne doit point s’écarter.
A leur tour, d’autres peintres, se faisant de l’art une conception entièrement différente, sont venus proclamer qu’un pareil travail de continuation était impossible. L’art, autant qu’il est quelque chose, est, selon ces derniers, l’expression des sentiments d’une époque et d’un monde vivants; il doit donc être essentiellement variable dans ses manifestations, selon les temps et les lieux; et, comme dans les arts la forme ne peut jamais se séparer de l’expression, la forme employée pour rendre l’expression doit forcément varier elle-même en même temps que celle-ci. Peut-être que les types réalisés à une époque donnée seront infiniment supérieurs à tout ce que l’on pourra obtenir dans d’autres circonstances; mais, vaille que vaille, comme les manifestations de l’art n’ont de valeur qu’autant qu’elles sont originales et spontanées, les œuvres d’une école puisant tout en elle-même auront toujours un mérite supérieur à celles d’artistes qui, ne vivant que de souvenirs et de traditions, sont, par cela même, condamnés à ne produire que des pastiches ou des œuvres de reflet.
Depuis bientôt un demi-siècle, le procès des deux écoles nées de ces conceptions différentes se plaide par-devant le public, et le lieu pour en reprendre l’examen ne saurait être mieux choisi qu’au palais des Beaux-Arts, devant les créations d’Ingres. Nous voici donc en face de l’œuvre presque entière du chef de l’école classique; et, comme dans les arts, la valeur d’une œuvre donnée ne s’établit définitivement qu’autant qu’elle peut soutenir la présence d’autres œuvres d’un mérite reconnu, fermez un instant les yeux, et, avant de les rouvrir, évoquez par le souvenir et faites passer devant vous, comme en une vision, toutes les grandes productions des artistes placés par les classiques actuels au point de départ de la tradition; revoyez ainsi par la pensée la Cène de Milan, l’École d’Athènes, le Jugement dernier, et ces créations bien présentes à l’esprit, rouvrez les yeux et reportez-les sur l’Apothéose d’Homère, sur le Martyre de saint Symphorien et sur le Christ au milieu des Docteurs, exposés devant vous. Eh bien! je ne connais point de comparaison qui soit plus écrasante pour celui qui en est l’objet.
Votre souvenir vous avait mis en présence d’œuvres puissantes par le mouvement, par la grandeur, par la liberté d’allures, puissantes surtout par l’esprit dont elles sont pénétrées, par la vie qui déborde en elles, par le souffle qui en ressort, si bien qu’à la seule vision évoquée par la pensée, votre être tout entier se trouvait ému et ébranlé. Mais quelle émotion profonde éprouvez-vous devant l’Apothéose d’Homère et le Christ au milieu des docteurs? Où est le signe qu’un être inspiré et doué d’une puissante imagination ait soufflé sur ce monde pour y imprimer la vie et la trace de la passion? L’expression de la vie et de la passion manque au contraire absolument dans tous ces groupes et sur toutes ces figures, et tous ces acteurs reproduits sur la toile avec tant de soin ne dérobent point un seul instant le secret des pénibles efforts et de l’enfantement laborieux auxquels ils doivent naissance.
Chez Raphaël, tirant tout de son propre fond et trouvant spontanément pour rendre les créations de son imagination une forme appropriée, la forme et l’expression ne sont jamais séparées, elles sont l’une dans l’autre, intimement unies et absolument de même nature. La pensée créant et la main fixant les créations de la pensée sent mues par un même ressort et opèrent simultanément: aussi la ligne ailée, les contours purs et harmonieux, l’équilibre admirable des parties ne sont-ils sur la toile que pour y fixer une expression de même nature et de même valeur qu’eux, c’est-à-dire idéale, poétique et souriante. Mais la ligne et les contours étudiés par Ingres, est-ce que reproduits par lui sur la toile, ils servent comme chez Raphaël à y fixer les créations d’une imagination essentiellement poétique? Et si quand Ingres prend le pinceau la tête pleine par l’étude et le souvenir des contours de Raphaël pour les retracer, il n’est ni animé du même souffle, ni sous le coup des mêmes émotions qui existaient chez ce dernier, que vaut l’œuvre sortie de ses mains? Qu’est-elle sinon un corps sans vie et sans âme? Car, encore une fois, chez Raphaël la ligne et les contours n’existent que pour rendre une émotion ou une vision d’un certain ordre, et n’ont plus de valeur une fois séparées d’elles.
Cependant, examinons les œuvres des deux artistes en les comparant dans le détail. Voyez le Saint Michel terrassant le démon, ailé, radieux, planant dans les airs et donnant réellement l’idée d’un être venu des régions célestes, mettez à côté le Persée d’Ingres monté sur un affreux griffon, la lance lourdement fixée au corps, toute la scène sans mouvement et sans légèreté. Regardez les Vierges d’Ingres! A quoi ont servi au peintre ses études et l’habileté acquise pour retracer certains contours? Où est l’expression idéalisée qu’eut dû faire naître en lui le rêve de la Vierge et qu’il a fait naître chez les natures poétiques comme Raphaël et Léonard? Dans la Jeanne d’Arc, où est encore l’expression qui devrait se refléter sur les traits de l’héroïne; essayez d’évoquer le type que Jeanne d’Arc devrait revêtir à vos yeux, reportez-vous ensuite au tableau d’Ingres, et demandez-vous s’il possédait réellement cette puissance magique qui permet à l’artiste de créer en lui des conceptions idéales pour les fixer ensuite sur la toile, comme l’a fait Raphaël avec la Sainte Cécile? Devant l’Apothéose d’Homère, pensez à l’École d’Athènes, et voyez d’un côté des groupes lourds où manque le mouvement, sur les visages aucun de ces rayons célestes et lumineux qui réalisent les types enfantés par l’imagination, de l’autre des visages inspirés et des corps souples formant des groupes harmonieux où circule la vie. Enfin, devant le Christ au milieu des docteurs, qui est l’œuvre où l’imitation presque servile de Raphaël se fait le plus vivement sentir, si vous vous souvenez un seul instant du Saint Paul prêchant à Athènes ou de la Dispute du Saint-Sacrement, la comparaison ainsi établie est aussitôt écrasante et décisive.
Chez Léonard de Vinci, Raphaël et Michel-Ange, c’est l’imagination toute-puissante et créatrice qui fait naître et éclore chez le peintre un monde vivant de créations et de visions poétiques qu’il fixe ensuite sur la toile, et la forme n’est pour lui qu’un moyen, qu’une manière de rendre ses conceptions. Chez Ingres et tous les imitateurs de formes déjà créées, c’est la forme qui est volontairement étudiée et reproduite par l’effet du parti pris et d’un système; mais le souille vivifiant, l’imagination souveraine et toute-puissante, la vision intérieure créatrice et primesautière faisant défaut, la forme restée seule demeure froide et sans vie et n’est plus qu’un cadavre.
Ingres échoue Jonc lorsqu’il veut fixer sur la toile à l’aide de formes et de contours qu’il ne trouve point lui-même des créations idéales pour lesquelles la grande imagination lui manque; il ne devient vraiment puissant et créateur que lorsqu’il se retrouve en face du modèle vivant appelé à reproduire l’expression de la vie qu’il lui aura trouvée. Dans l’Homère, la Jeanne d’Arc, les Vierges, on découvre des figures retracées à l’aide de lignes étudiées et de contours que l’artiste s’est efforcé de rendre purs, mais la conception idéalisée qu’il devait d’abord réaliser en lui manquant, l’expression manque du même coup, et les personnages ne vivent pas; mais dans les portraits de M. Bertin et de Mme de Tournon, on découvre, au contraire, toute une âme se réflétant sur les traits de la figure peinte, on se sent de suite en face d’œuvres vivantes, pénétrées par l’esprit et empreintes d’un souffle puissant. Et ce n’est pas seulement par l’expression que ces œuvres sont supérieures aux autres, c’est encore comme force d’exécution et comme qualité matérielle de peinture, car les portraits de M. Bertin et de Mme de Tournon, la Source et l’Odalisque couchée, sont, sans contredit, bien supérieurs, comme valeur de faire et comme vigueur de touche, à la peinture terne et froide de l’Apothéose d’Homère et du Christ au milieu des Docteurs.
Ingres, placé en face du modèle vivant, se montre donc un grand artiste. Et, en effet, il est impossible de créer quelque chose de plus remarquable que ce monde de portraits. Vous avez longtemps regardé le portrait de Mme Leblanc, et vous connaissez maintenant au physique et au moral la personne qui en est le sujet aussi bien que si vous eussiez vécu dans son intimité, car l’artiste, en fixant ses traits sur la toile, a également su y fixer tout le caractère moral qu’ils lui avaient révélé. Il existe dans l’œuvre d’Ingres toute une série de portraits - et de croquis au crayon où l’artiste est éminemment original, et où, précisément pour cette raison, il donne la mesure exacte de ce qu’il vaut. Tous ces portraits vivent, tous nous donnent le reflet chine urne ou d’un caractère; toute l’infinie variété d’expressions que peut revêtir la figure humaine est là retracée en quelque traits hardiment jetés, et qui font ressortir, en les accentuant, autant, de personnalités admirablement senties par l’artiste.
Mais cette puissance qu’Ingres possédait ne lui sert plus a rien et disparaît, au contraire, lorsqu’il s’essaye à ranimer des formes anciennes et, à idéaliser des types selon une manière de sentir qui ne peut plus se reproduire. Et je trouve que c’est après avoir étudié avec soin l’œuvre d’Ingres, qu’on doit définitivement condamner l’école de tradition et d’imitation dont il était le champion, en reconnaissant que, dans les arts, rien n’est grand que ce qui est tiré à nouveau des profondeurs de l’Ame humaine et rendu en même temps d’une manière neuve et originale, la forme et la conception imaginée devant toujours prendre naissance simultanément, parce qu elles doivent exister en chaque circonstance rime pour l’autre. sans pouvoir être séparées et sans avoir ni valeur, ni raison d’être une fois séparées.
A quel titre voudrait-on donc conserver pour le seul art du dessin, des principes qui n’ont jamais été admis pour les autres, ou qui ont été depuis longtemps abandonnés? Vous prétendez en peinture rester dans la voie ouverte, à une certaine époque, par des artistes qui ont approché le plus près de ce que vous concevez comme le type absolu du beau, mais pour la musique, de pareils artistes ont existé, qui ont produit des œuvres aussi parfaites que celles des plus grands peintres, et cependant qui a jamais pensé à conserver la manière d’hommes comme Mozart, Beethoven ou Rossini? On croyait encore, au dernier siècle, que l’on pouvait, à l’imitation d’Homère ou de Virgile, produire presque à volonté des poèmes épiques, ou de Corneille et de Racine, refaire des tragédies, mais qui admettrait aujourd’hui de pareilles prétentions, et qui voudrait lire maintenant la Henriade de Voltaire et les tragédies de Crébillon et de Ducis? Sans même sortir du domaine des arts plastiques et du dessin, de quel étonnement ne sommes-nous point remplis par les jugements portés sur Canova et sur David par les contemporains, tant les idées sur l’art se sont profondément modifiées!
Les efforts d’Ingres, dans toute une partie de son œuvre, sont absolument du même ordre que ceux de Canova, prétendant reproduire l’antique, que ceux de David dans la même voie (et Ingres est le dernier des élèves de David), que, ceux de Voltaire s’essayant à écrire au dix-huitième siècle. un poëme épique, que ceux des imitateurs de Corneille et de Racine s’efforçant de continuer la tragédie, alors que les circonstances et la manière de sentir qui l’avaient fait naître s’étaient complètement transformées.
Aussi chez Ingres, comme chez tous les hommes qui veulent ranimer des formes anciennes ou ressusciter d’antiques conceptions, la partie de l’œuvre ayant toute sa valeur est justement celle où se révèle l’originalité et l’individualité propres à l’artiste, et la forme et le style ne sont appelés à faire une impression durable, qu’autant que l’artiste aura su modifier ce qu’il tenait de la tradition, pour l’approprier à la nature des conceptions nouvelles et des émotions personnelles qu’il veut rendre. Voilà les enseignements qu’il me semble pouvoir tirer de l’oeuvre d’Ingres, et quand on se dit que, l’école dont il était le chef se meurt ou est morte, on ne saurait vraiment regretter de voir disparaître avec elle du domaine, de la peinture des conceptions abandonnées sans retour, depuis longtemps, pour tous les autres arts et pour la poésie.
Si, pour s’expliquer complètement l’oeuvre d’Ingres on voulait retracer, en le précisant, le caractère de l’homme lui-même, je crois qu’on pourrait dire: esprit ferme et énergique, mais manquant, de souplesse et de variété , Ingres entré ; dans la vie au moment où certains principes dominaient dans les arts, s’en est profondément pénétré sans y plus rien changer dans la suite; n’ayant point reçu en partage la puissante vision intérieure et l’émotion profonde qui créent dans l’âme du poète ou de l’artiste des types idéalisés, on ne trouve dans toute la partie de son oeuvre où il a voulu suivre la voie des grands créateurs, qu’un monde froid et sans vie, et toutes les qualités qu’il possédait patiemment appliquées, ne servent alors qu’à faire ressortir l’avortement de l’œuvre et qu’à étaler l’impossibilité de son succès; il n’accuse toute sa valeur que lorsque, eu présence du modèle vivant, il reproduit librement ce qu’il voit et ce qu’il sent et, dans ce cas, ou découvre en lui au plus haut décréta merveilleuse faculté de pouvoir fixer sur la toile, avec, la forme, tangible et l’aspect extérieur du modèle lame et le caractère qu’ils servent à révéler.