Читать книгу Petite Mère - E. de Mme. Pressensé - Страница 6
IV
ОглавлениеLa pauvre petite était si fatiguée de ses voyages de la veille qu'elle ne se serait peut-être pas réveillée sans un événement extraordinaire. Elle ne s'était pas aperçue en se couchant que la fenêtre se trouvait entr'ouverte; comme il ne faisait pas de vent les deux battants étaient restés rapprochés et l'air frais de la nuit ne s'était pas trop fait sentir aux petits dormeurs. Vers le matin, un des battants céda tout doucement comme sous une pression lente, puis encore un peu, et encore un peu… et, lorsque l'ouverture se trouva assez grande, un visiteur inattendu sauta dans la chambre, mais avec tant de légèreté et de souplesse qu'il n'en résulta pas le moindre bruit. Personne ne bougea dans le lit.
Le visiteur commença par s'étirer et regarda autour de lui comme quelqu'un que rien ne presse; il fit ensuite le tour de la chambre, lentement, avec précaution, toujours sans bruit. Lorsqu'il eut achevé son voyage d'exploration, il s'arrêta au pied du lit et fixa des yeux peu bienveillants sur les deux petits dormeurs qui ne se doutaient guère qu'ils étaient regardés de la sorte, puis, tout à coup, sans dire gare, il sauta sur le lit et, après s'être tourné et retourné en tous sens, il se blottit en boule tout contre la joue de Petite mère et commença à faire entendre un son tout particulier qui s'harmonisait avec la respiration égale des deux enfants.
Petite mère avait un peu détourné la tête comme pour fuir ce contact inquiétant et elle avait étendu sa petite main pour s'en défendre, mais cette main avait rencontré un objet doux, chaud et moelleux sur lequel elle s'était arrêtée avec plaisir sans que la dormeuse en eût conscience. Les occupants du lit continuèrent donc leur somme, à trois maintenant et non plus à deux.
Pourtant le sommeil de Petite mère était un peu troublé, et bientôt elle ouvrit des yeux étonnés. Le visiteur s'était retourné et une partie de sa personne, dont tous les visiteurs ne sont pas ornés, sa belle queue touffue, avait effleuré le visage de la fillette. Elle retint un cri qui allait lui échapper et s'aperçut qu'un beau chat était couché à côté d'elle.
D'autres petite filles auraient peut-être crié, mais Petite mère, si timide avec les gens, n'avait aucune frayeur des bêtes. Elle avança sa main pour caresser doucement son nouvel ami, à qui cette petite main légère parut si sympathique qu'il recommença de plus belle son ronron un moment interrompu. Petite mère se souleva pour mieux l'admirer.
C'était un beau chat gris avec des reflets fauves, une queue magnifique, une petite tête fine et intelligente. Il regardait aussi Petite mère, et après un moment d'examen, il se frotta contre elle.
— Que tu es beau et gentil! s'écria-t-elle. Mais par où as-tu pu entrer?
La vue de la fenêtre entr'ouverte lui expliqua le mystère. Il fallait être chat pour prendre ce chemin; sans doute il avait sauté de la gouttière sur le rebord de la croisée… L'enfant frémit en pensant que, s'il avait mal pris son élan, il aurait pu tomber dans la cour; mais il n'y avait pas de danger, Minet était plus habile que ça.
Charlot se réveilla et la vue du chat détourna un moment son attention de la faim qui recommençait à ronger son petit estomac si creux. Une parole imprudente de sa soeur le ramena à cette préoccupation bien légitime.
— Si seulement j'avais un peu de lait à lui donner! dit-elle.
— J'en veux, moi, du lait, cria Charlot de son ton le plus lamentable; Petite mère, je vais mourir de faim!…
— Non, non, répondit-elle un peu effrayée de cette perspective, non, Charlot, tu ne mourras pas de faim.
— Alors donne-moi à manger!…
— Je n'ai rien, tu le sais bien, mon pauvre chéri.
— Alors je vais mourir de faim, répliqua Charlot avec une terrible logique.
— Non, j'irai demander à quelqu'un… dans un moment…
Cela lui coûtait tant!… et puis à qui demander?… Tous les voisins étaient pauvres, elle le savait. C'était une raison pour mieux oser, car le pauvre comprend le pauvre, et dans cette maison misérable aucune mère n'eût refusé un morceau de pain aux petits délaissés; mais Petite mère était la délicatesse même: elle n'aurait jamais pu se décider à demander pour elle, et même quand c'était pour son Charlot, il fallait rassembler tout son courage.
Le chat avait certainement moins faim que les enfants car il s'était remis en boule et s'endormit, mais les mouvements désordonnés de Charlot qui ne voulait ni se lever, ni essayer de dormir encore, le dérangeaient fort, et il battait le lit de sa longue queue en signe de mécontentement. Tandis que Petite mère suppliait Charlot de se lever pour venir avec elle et que celui-ci s'y refusait, on frappa à la porte.
— Entrez! cria le petit garçon, qui eut un instant le fol espoir que c'était son père, comme s'il était probable qu'il frappât à sa propre porte.
Une vieille dame introduisit sa tête, coiffée d'un bonnet blanc.
— Vous n'avez pas vu mon chat? demanda-t-elle. Je ne sais pas où il est passé, et je ne puis pas déjeuner sans lui.
Comme elle parlait, le chat se mit sur ses quatre pattes, s'étira, sauta du lit et s'avança lentement vers sa maîtresse, qui poussa un cri de joie, le prit dans ses bras et referma la porte.
Petite mère n'avait pas eu le temps de parler. Elle soupira et se reprocha de n'avoir rien dit, car, puisqu'un bon déjeuner attendait le chat, peut-être y aurait-il quelque chose pour eux, au moins pour le pauvre Charlot.
La vieille dame n'avait pas l'air terrible, elle aurait peut-être écouté sa prière… mais il était trop tard!
Charlot grognait de tout son pouvoir.
— Le chat va déjeuner et moi je vais mourir de faim, répéta-t-il.
Alors Petite mère prit son courage à deux mains et alla frapper à la porte à côté.
La vieille dame était assise dans son fauteuil, devant une petite table ronde, sur laquelle son chat achevait de lapper dans une soucoupe sa portion de lait frais. Il se pourléchait et paraissait content de lui-même et des autres. Sa maîtresse posa la tasse qu'elle portait à ses lèvres. C'était vraiment un tableau de confort et de bien-être tranquille que ce petit intérieur, dont les seuls habitants étaient une vieille dame et un beau chat.
Petite mère aurait voulu se sauver; mais l'un et l'autre la regardaient d'un air interrogateur: il fallait parler, expliquer son apparition.
— Madame, dit-elle, Charlot va mourir de faim…
— Charlot, mourir de faim!… Que veux-tu dire, petite?… Je te certifie qu'il ne manque de rien.
Le chat, s'étant assuré qu'il ne restait plus une goutte de lait dans sa moustache, se coucha les pattes repliées sous lui et se mit à filer d'une air de parfait contentement.
— Il n'a rien mangé depuis hier à midi, madame…
— Tu ne sais ce que tu dis, ma petite; il a eu un bon repas hier soir et un bon repas ce matin. N'est-ce pas, Minet? ajouta la vieille dame en se tournant vers le chat, qui la regardait de ses yeux à demi-fermés.
— Il n'a rien mangé depuis hier à midi, insista l'enfant, sans chercher à comprendre ces singulières réponses, et il pleure… c'est mon petite frère, madame…
— Bon Dieu! s'écria la bonne dame, qui commençait à comprendre, c'est de ton petit frère que tu parles!… Mais, Charlot, c'est mon chat… ne le sais-tu pas?…
— Non. Je croyais que c'était un nom de garçon.
Un appel énergique du vrai Charlot retentit alors, et Petite mère effrayée s'arrêta court.
— Qui est-ce qui crie ainsi? demanda la maîtresse de l'autre
Charlot.
— C'est lui, mon petit frère, qui a faim…
— Bon Dieu! répéta-t-elle, est-ce possible, et pourquoi ne lui donnes-tu pas à manger?
— Il n'y a rien chez nous, et le père ne revient pas…
— Ah! les pauvres enfants!…
Et la bonne dame, dans son émotion, avala précipitamment le reste de son café et s'étouffa horriblement.
Lorsqu'elle eut recouvré sa respiration, et que ses yeux pleins de larmes se furent éclaircis, elle ne vit plus personne que son chat qui dormait sur la table; mais elle entendait distinctement la voix de Charlot dans la chambre voisine de la sienne. Elle se leva lentement et prit sur la fenêtre un petit pot brun qui contenait le lait qu'elle avait mis en réserve pour le repas de son chat et pour le sien, car madame Charles prenait deux fois par jour son café au lait. Elle le considéra un instant, le reposa à la même place, le regarda encore et finit par le remettre définitivement sur le rebord de la fenêtre, qu'elle ferma comme pour s'ôter une tentation. Après quelques hésitations, elle ouvrit son armoire, y prit un pain de deux livres et en coupa deux morceaux qu'elle mit sur la table. Alors, elle s'achemina vers la chambre voisine, où elle trouva Charlot, le garçon, en train de donner à la pauvre Petite mère de grands coups de poing pour se venger de son jeûne. La bonne dame resta immobile, scandalisée par ce spectacle. Charlot s'arrêta aussi et cessa de crier pour la considérer attentivement.
La visiteuse, qui n'avait jamais eu d'enfants, et dont le chat avait des habitudes paisibles et somnolentes qui lui laissaient un complet repos, était un peu effrayée à la pensée d'introduire dans sa chambre le petit démon qu'elle avait sous les yeux. Mais, bien que sa charité n'eût pas été jusqu'au sacrifice du repas de Minet, ce bon sentiment l'emporta sur la peur du bruit. Elle mit sa main sur la tête frisée et ébouriffée du petit garçon:
— Viens, dit-elle, je te donnerai à manger.
A ces mots, la figure de Charlot s'illumina; mais il lança encore à sa soeur un regard irrité.
— Elle ne veut rien me donner, elle!… dit-il.
La bonne dame jeta un coup d'oeil autour de la chambre; elle ne pouvait s'étonner de ce que la pauvre petite ne voulait rien donner au déraisonnable Charlot.
— Je voudrais le laver et le peigner avant, dit celle-ci de sa voix douce.
— Non!… cria Charlot exaspéré; je veux manger d'abord!…
— Tu es tout barbouillé de larmes; ce sera tout de suite fait.
— Elle a raison, dit la vieille dame, il faut toujours être propre. Vous viendrez tout à l'heure. Je laisserai ma porte ouverte.
Charlot n'osa plus résister; mais il était si fâché contre sa soeur qu'il la pinça au bras pendant qu'elle le débarbouillait. Petite mère se contenta de dire:
— Oh! Charlot!…
Elle savait que la faim rend méchants ceux qui n'ont pas un grand courage pour la supporter.
La porte était ouverte, et les yeux de Charlot se portèrent immédiatement vers la table, où il s'attendait à voir un repas aussi confortable que celui du chat. La vue des deux morceaux de pain lui causa une déception; mais il se dit que le reste viendrait sans doute. Lorsque la bonne dame y eut ajouté un petit morceau de sucre pour chacun, en leur disant que c'était excellent avec le pain, son illusion s'évanouit.
— J'aime mieux du lait, dit-il en regardant le morceau de sucre avec défaveur.
— Il n'y en a pas, dit la vieille dame un peu sèchement.
— Je suis sûr qu'il y en a dans ce pot brun, répliqua Charlot avec audace.
— S'il y en a, il est pour mon chat et non pas pour toi, dit-elle plus sévèrement.
Cette réponse étonna tellement le petit garçon qu'il ne trouva rien à dire. Il se mit piteusement à manger son pain sec. A la quatrième bouchée, il s'arrêta.
— N'as-tu plus faim, Charlot? demanda sa soeur.
— Si, mais ça m'étouffe, répondit-il en montrant son gosier d'un air désolé.
— Tiens, voilà un peu d'eau, dit madame Charles en lui tendant un verre. Bois, mon garçon, et mange lentement, ça passera mieux. Ainsi donc, tu t'appelles Charlot, comme mon chat?
— Ce n'est pas un nom de chat, dit Petite mère, timidement.
— Non; mais comme je m'appelle madame Charles, et qu'on nous voit toujours ensemble, les gens de la maison lui ont donné ce nom, et j'en ai pris moi-même l'habitude. Pourtant, je l'appelle plus souvent Minet.
— J'aime mieux l'appeler Minet, dit Petite mère.
— Moi aussi, ajouta Charlot. Est-ce qu'il aime beaucoup le lait?
— Oh! il l'aime à la folie. Il ne peut pas s'en passer. Jamais il ne mangerait un morceau de pain sec. C'est un chat gâté; mais, aussi, il est ma seule compagnie, et nous faisons bon ménage à nous deux. Nous ne nous disputons jamais. Ce Charlot-là ne donne pas de coups de poing.
— Il ne pourrait pas en donner, dit le petit garçon qui comprenait bien l'allusion mais ne voulait pas en avoir l'air.
— Il pourrait mordre, égratigner, mais il est doux comme un agneau. Ca a de la raison, ces pauvres bêtes, ça sent quand on est bon pour eux, et ça vous paie en bonnes manières et en gentillesses. Je connais des enfants qui sont moins aimables pour ceux qui les soignent.
Etait-ce encore une pierre dans le jardin de Charlot le garçon, et la maîtresse de Charlot le chat voulait-elle faire honte au premier de sa conduite envers sa soeur? Si cela était il n'eut pas l'air d'y faire attention, mais il sentait qu'il détestait de plus en plus ce chat gâté qui avait tant de vertus mais ne mangeait jamais de pain sec.
— C'est plus beau ici que chez nous, dit-il les yeux fixés sur la pendule qui ornait la cheminée.
C'était en effet une jolie chambre, bien qu'elle ne fût séparée que par une petite cuisine et un cabinet noir de la misérable chambre qu'habitaient les deux enfants. Il y avait sur la commode des tasses de porcelaine, deux petits vases, deux flambeaux; près de la fenêtre un grand fauteuil et des rideaux au lit. Tout était bien en ordre, tout reluisait de propreté.
Petite mère admirait aussi, mais avec une nuance de tristesse; ses instincts de ménagère lui faisaient faire une comparaison défavorable pour la chambre voisine qu'elle nettoyait pourtant avec tant de soin.
Toujours discrète et réservée, Petite mère craignait de déranger; elle voulut emmener son frère et le tira par le bras en disant:
— Remercie la dame, Charlot.
Mais lui n'avait point de semblables scrupules.
— Je veux rester encore, dit-il en se campant fermement sur ses petites jambes écartées, j'aime mieux être ici que chez nous. Toi tu peux t'en aller si tu veux; moi, je reste.
— Il peut rester un moment si ça lui fait plaisir, pourvu qu'il ne fasse pas de bruit et ne tourmente pas mon chat.
La petite retira sa main, mais elle resta indécise, n'osant ni s'en aller ni prendre pour elle la permission donnée à son frère.
Celui-ci trancha la difficulté.
— Va-t'en, lui dit-il avec son amabilité accoutumée.
— Oh! dit madame Charles, elle peut bien rester; elle ne prend pas beaucoup de place et elle ne fait pas beaucoup de bruit.
— Non, dit Charlot avec décision, j'aime mieux qu'elle retourne chez nous.
Et Petite mère s'en alla un peu triste sans bien savoir pourquoi.
Elle s'assit sur le banc de bois près de la fenêtre et se mit à regarder; il lui revint tout à coup à l'esprit que quelqu'un, elle ne savait plus qui, lui avait dit une fois que sa mère était au ciel. Elle resta longtemps les yeux fixés sur un petit coin de ciel bleu qui paraissait encore entre d'épais nuages, sans avoir de pensées bien précises, mais songeant et se souvenant, et se disant qu'elle était bien heureuse quand elle avait sa mère pour l'aimer.
Pendant ce temps Charlot attendait une occasion de se venger.