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CHAPITRE PREMIER.
CARACTÈRES ESSENTIELS DE L’INVENTION ORIGINALE.

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Table des matières

L’homme est fait à l’image de Dieu. Cette définition vulgaire, vraie en général, l’est surtout dans le cas particulier qui nous occupe. La faculté que l’homme possède de produire au dehors de soi ses idées sous des formes sensibles, et de donner la vie, ou du moins les apparences de la vie, à des êtres qui n’existent que dans sa pensée, il la tient de Dieu comme toutes ses autres facultés, comme tous ses sentiments, comme tous ses instincts, comme tous ses besoins. Seulement ce qui est infini et absolu dans Dieu est fini et relatif dans l’homme. Dieu crée, l’homme invente. Ces mondes innombrables qui remplissent l’espace avec les myriades d’êtres qui les habitent, Dieu les a tirés et les tire incessamment de sa substance, inépuisables réalisations de ses idées éternelles. Dieu est l’artiste par excellence. L’homme, qui n’a rien en propre que sa personnalité, c’est-à-dire le mode particulier sous lequel il révèle et accomplit sa part de l’existence universelle, ne peut créer la substance de ses œuvres ni même la forme des êtres auxquels, en qualité de poète, il donne le jour. De cette substance, qui n’appartient qu’à Dieu, de ces formes, créées par Dieu seul, il extrait, suivant son inspiration propre, la matière de ses productions, et leur imprime, en les combinant, son cachet personnel et original. C’est ce travail qui dans l’homme s’appelle création, ou, pour parler plus juste, invention. Encore une fois, il ne crée pas; il ne fait que trouver (invenire) ce qu’un autre, artiste plus puissant que lui, a créé, substance et forme.

Ces principes posés, et il était nécessaire qu’ils le fussent, qu’est-ce que l’invention originale? A quels caractères est-il possible de la reconnaître?

Le premier des caractères que nous sommes portés à remarquer dans une œuvre originale, celui du moins qui nous frappe le plus, parce qu’il est le plus extérieur, c’est l’imagination. Il est certain qu’en un ouvrage d’art, quel qu’il soit, poème, statue ou tableau, nous ne pouvons pas plus concevoir ce qui s’appelle originalité sans imagination qu’un concert de musique sans instruments ou sans voix, qu’un champ labouré sans charrue ou ce qui en tient lieu, qu’une bataille rangée sans des armes quelconques. L’imagination est tout à la fois l’un des éléments essentiels et l’indispensable instrument de la poésie. Elle est nécessaire à toute œuvre poétique, à plus forte raison à toute œuvre originale. Mais s’ensuit-il que le poète doive, sous peine de perdre son titre d’inventeur, créer de toutes pièces le sujet de ses récits, le motif de ses chants, en un mot, sa fable? tirer de son cerveau tous les personnages qu’il fait mouvoir, imaginer tous les événements dont il compose le tissu de ses fictions? Si l’on doit accorder la gloire de l’invention originale à ceux qui semblent le mieux remplir ces conditions et la refuser à ceux qui évidemment ne les remplissent pas ou ne les remplissent qu’à demi, il faudrait décorer de ce nom pompeux d’inventeur une foule d’écrivains de second et de troisième ordre, qui assourdissent de leur bruit incessant certaines époques littéraires, et en exclure immédiatement ceux qui, à bon droit, sont regardés comme les plus grands et par conséquent comme les plus originaux entre les poètes.

Si tel dramaturge, si tel romancier invente ou paraît inventer les sujets de ses récits, les personnages de ses drames, Homère, lui, n’invente ni les sujets ni les personnages de ses poèmes; il les emprunte à la tradition et peut-être à des poètes antérieurs. Ces hommes qu’il nous peint, ces guerriers qu’il fait si bien agir et parler, ils ont vécu, et de plus ils ont reçu des contemporains et de la postérité une seconde existence idéale, une figure nouvelle, un caractère historique, désormais indélébile, que l’auteur de l’Iliade est tenu de respecter et qu’il va consacrer dans ses chants. Ces dieux, suivant Boileau, éclos du cerveau des poètes, ni Homère, ni ses prédécesseurs ne les ont créés; ils les ont reçus de la tradition comme leurs héros. Jupiter, Junon, Mars, Vénus, existaient avant tous les poètes grecs, et la guerre de Troie avait illustré Achille et Agamemnon, Hector et Priam, avant qu’Homère ou tout autre songeât à les chanter. Les personnages d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide sont, pour la plupart, des personnages homériques, et ceux qui n’ont pas été arrachés de cette mine féconde, on les a pris encore dans les traditions religieuses et nationales de la Grèce. Les trois grands tragiques manquent-ils pour cela d’originalité? Dante est-il moins original parce qu’avant la Divine Comédie le moyen âge, imitant sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, l’antiquité, souvent sans le savoir, avait produit en abondance des descentes aux enfers et des voyages fantastiques comme celui du poète florentin? Shakspeare doit-il être relégué sans pitié parmi les écrivains dépourvus d’invention, parce qu’il a emprunté aux nouvellistes italiens ses drames imaginaires, à Plutarque et aux chroniqueurs anglais ses drames historiques? Non certes. Si Homère, Eschyle, Sophocle et Euripide, chez les anciens, sont des inventeurs originaux, Dante et Shakspeare, chez les modernes, ne le sont pas moins.

Au reste, ce que je viens de dire sommairement de ces écrivains épiques ou dramatiques, il serait facile de l’appliquer à des genres où la fiction règne en souveraine, sous les lois pourtant de la vraisemblance, où plus aisément on peut déguiser les emprunts, s’isoler en apparence de toute parenté et dérober la source où l’on puise. Werther est fils de Rousseau, qu’il oublie; René est fils de Werther, qu’il renie; Lara est fils de Werther et de René, comme Manfred est fils de Faust, comme don Juan est fils de Candide. Cependant Gœthe, Chateaubriand, Byron, sont, à divers degrés, des inventeurs originaux.

On s’étonnera peut-être de me voir insister sur ce point, qui semble hors de contestation, savoir: qu’il est possible d’être un grand poète, et même un inventeur, sans créer le sujet de ses poèmes ou imaginer ses personnages. Si j’insiste, ce n’est pas certes pour établir une vérité banale, c’est pour tirer de ce fait incontesté des conséquences plus larges, base nécessaire de tous mes raisonnements. Je dis donc que non-seulement le poète, en tant qu’homme, ne peut altérer ou modifier ni la substance ni la forme primitive des modèles que Dieu, l’éternel artiste, se charge de lui fournir, mais que, comme poète, il ne peut pas même chercher les matériaux de ses œuvres en dehors de ce trésor commun d’inventions où viennent puiser tour à tour les générations successives. Il y a quelqu’un, dit on, qui a plus d’esprit que Voltaire, c’est tout le monde. Il y a aussi quelqu’un qui a plus d’imagination qu’Homère ou Dante, c’est tout le monde. Avant l’imagination de l’individu, il y a celle du peuple; avant l’imagination du peuple, il y a celle de la race; avant l’imagination de la race, il y a celle de l’humanité. L’humanité, dans son enfance, pensant peu, sachant moins encore, a beaucoup imaginé. En grandissant, elle s’est souvenue, et, à chaque pas, refaisant à sa mesure ses premiers rêves, elle les a sans cesse modifiés, sans cesse accrus, mais non tellement changés qu’on ne reconnaisse, souvent à des indices certains, ce fond primitif sous le vêtement bariolé des diverses mythologies. Il est telle fable, originaire de l’Inde, de la Phénicie ou de l’Égypte, qu’on retrouverait, pas trop défigurée, dans les naïfs fabliaux du moyen âge chrétien ou dans les récits plus que profanes des conteurs de la Renaissance. Chaque race, chaque peuple a travaillé à son tour sur ces thèmes connus et les a marqués de son empreinte.

Or, ce qui est vrai de la poésie l’est aussi des autres arts. Nous avons dans nos musées des marbres, des statues antiques, des Apollons, des Bacchus, des Vénus, des Dianes, des Hercules. Chacune de ces divinités a son type; qui l’a créé? L’imagination grecque. Phidias n’est-il plus Phidias, parce qu’il reproduit, après d’autres, telle ou telle figure traditionnelle? Il serait difficile, je crois, qu’on nommât l’inventeur de l’ordre corinthien ou de l’ordre dorique, ou, si l’on ne veut pas remonter si haut, de l’architecture gothique. Ces noms même, qui appartiennent à des races, disent assez qu’ici l’individu n’a rien à voir.

Si donc l’on se borne à considérer l’imagination poétique d’après les idées vulgaires, c’est-à-dire comme la faculté presque passive de produire certaines combinaisons en quelque sorte mécaniques, on doit avouer que le rôle qu’elle joue dans l’œuvre de l’invention originale est plus restreint qu’on ne serait tenté de le supposer au premier abord, ce côté n’étant pas, il s’en faut, celui qui brille le plus chez les poètes vraiment originaux. A ceux-là l’imagination, ainsi entendue, ne fournit pas même toujours les matériaux de leur édifice, puisqu’ils les empruntent souvent à la réalité ou à des fictions antérieures; elle leur sert d’instrument pour le construire. Si, au contraire, négligeant cette notion à tout le moins incomplète ou la reléguant à son véritable rang, on confond l’imagination avec cette force instinctive, toujours agissante, qui fait le fond de notre être, et qui ne diffère chez les hommes que par le degré d’intensité ou de puissance et par la spécialité de vocation, on reconnaîtra qu’elle occupe une large place dans ce qu’on est convenu d’appeler l’invention originale. C’est cette énergie première qui engendre et pousse au but marqué toutes les créations humaines, soit individuelles, soit collectives; c’est elle qui, là sous le nom de vocation, ici sous le nom d’ambition, ailleurs sous un autre nom, met aux mains de Michel-Ange ou de Canova un ciseau, aux mains de Raphaël ou de Claude Lorrain un pinceau, aux mains de Bossuet ou de Racine une plume, aux mains d’Alexandre ou de César une épée, et qui se traduit peut-être dans l’esprit d’un Galilée ou d’un Newton par quelqu’une de ces fécondes hypothèses d’où sort quelque jour expliqué tout le système des mondes. Sans l’intervention de cette force, que je crois le principe et la source de la véritable imagination poétique, toutes ces créations que l’artiste et le poète animent de leur souille ne seraient que de pures abstractions, sans réalité substantielle et sans vie; pour mieux dire, elles ne seraient pas.

Ainsi le premier caractère que prend à nos yeux l’invention originale est celui d’énergie, de force, de puissance. J’en reconnais un second, l’art.

Si cette puissance de production que j’aperçois dans toutes les manifestations de la vie, et qui, dans l’œuvre de l’invention originale, se nomme spécialement imagination, agissait seule sans que rien vînt la limiter ou la fixer, elle se perdrait dans le vide ou ne créerait que des monstres. Originalité n’est pas étrangeté, et l ’art n’a pas pour unique mission d’imprimer une forme quelconque, pourvu qu’elle brille, à toutes les divagations de la folle du logis; il a une mission plus difficile et plus haute. L’art n’est pas seulement la limite qui arrête l’expansion aveugle de l’imagination; l’art est l’intelligence appliquée à tous les produits de l’activité humaine; l’art est l’idée même devenue palpable et, pour ainsi dire, vivante. Une société, une civilisation entière est une œuvre de l’art tout autant qu’un poème, un tableau, une statue. Aussi l’art est le grand civilisateur, et l’on peut dire que plus il y a d’art dans une littérature, plus cette littérature est propre au travail de la civilisation. Qu’on ouvre l’histoire, et l’on verra que les nations les plus littéraires du monde, les Grecs, les Romains, les Français, sont en même temps les nations civilisatrices par excellence, grâce au caractère d’unité, de beauté et de clarté que l’art a répandu sur toute leur littérature. Si d’ailleurs j’examine n’importe lequel des chefs-d’œuvre classiques, non-seulement j’y trouve une puissance incontestable, mais j’y vois partout l’idée revêtue de ces formes savantes et lumineuses qui lui donnent du premier coup l’irrésistible ascendant de la vérité. J’ajoute que l’art introduit, soit dans l’ensemble d’une littérature, soit dans les ouvrages d’un même auteur, un élément d’originalité indispensable, la variété. Permis à ces natures fougueuses, douées de la force qui produit, mais non de la raison qui gouverne, de se croire variées parce qu’elles sont abondantes; elles sont en réalité plus monotones que ces natures mieux réglées et moins fécondes en apparence. Se possédant moins, par conséquent s’observant moins, elles se répètent davantage. Il y a plus de variété dans les dix pièces de Racine que dans les deux mille de Lope de Vega. De quelque côté qu’on regarde celte question, on est en droit d’affirmer que, s’il n’y a pas de véritable originalité sans la puissance de l’imagination, il n’y en a pas non plus sans l’art, c’est-à-dire sans l’idée, pas plus qu’il n’y a de forme, de relief ou de couleur dans les corps sans la lumière.

Nous avons maintenant deux éléments essentiels de toute production originale: l’imagination ou puissance, l’art ou idée. L’imagination et l’art réunis, se complétant l’un par l’autre, ont créé une œuvre; ainsi composée, elle existe, mais elle vit à peine, mais elle est froide, immobile et comme pétrifiée; il lui manque une chose non moins essentielle que les deux autres, l’inspiration, c’est-à-dire le mouvement et la chaleur. Galatée est debout sur son piédestal, déjà puissante, idéale et belle; elle n’est pas femme encore. Qu’attend-elle? L’inspiration, qui s’appelle aussi l’amour.

A en croire Platon, le poète, en tant que poète, serait un être purement passif, une sorte d’instrument où l esprit de Dieu souffle. S’il disait vrai, la question serait d’avance tranchée. L’inspiration absorbant tous les autres caractères, nous n’aurions qu’à la reconnaître et à la constater sans chercher à la définir. Platon, à l’appui de son opinion, cite l’exemple de Tynnichus, de Chalcis, qui eut le bonheur de composer un hymne sublime, le Péan, que les Grecs chantaient dans leurs solennités. Il n’avait rien fait avant et ne fit rien après. Si Platon eût vécu, de notre temps, il aurait pu citer encore l’auteur de la Marseillaise, cette énergique et éloquente expression d’une époque terrible, qui sortit, musique et paroles, en une nuit inspirée, du cerveau d’un jeune officier, le laissant le lendemain ce qu’il était la veille, médiocre, impuissant, incapable peut-être de comprendre quel hôte divin il avait momentanément hébergé dans sa tête. Les dieux s’étaient assis à son foyer, et il ne les avait pas reconnus. Mais que prouvent ces exemples? Qu’à un jour, qu’à une heure, qu’à un instant donné, l’idée et la passion d’un peuple viennent se condenser dans une âme, grande ou petite, il n’importe, et en jaillissent tout à coup vives, spontanées, irrésistibles; que ces hommes en qui tombent ces hasards sublimes accomplissent fatalement, si l’on veut, providentiellement, selon moi, leur mission toujours rapide et souvent ignorée d’eux-mêmes, qu’ils font œuvre de poète et ne sont pas poètes. Le vrai poète, quelle que soit d’ailleurs la part qu’il faille chez lui faire au caprice de l’inspiration, a pleinement conscience de ce qu’il réalise, et ce n’est pas trop de toutes les forces de l’âme humaine pour produire l’Iliade ou l’Œdipe-Roi.

Laissons de côté l’idée de Platon, qui devait pourtant s’y connaître, et demandons, s’il se peut, au génie le secret de ses illuminations. Je n’ai pas la prétention de révéler ce qui se passe d’intime entre les grands privilégiés de la poésie et le dieu qui les inspire. Ce que je vais dire, il n’est aucun de nous qui ne puisse le comprendre par soi-même. Poète! chacun de nous l’est à son heure, une fois au moins en sa vie, tout comme Tynnichus ou Rouget de Lisle, quand, exalté par l’enthousiasme, il conçoit un noble et généreux dessein, ou éprouve un profond sentiment d’amour, ou lorsque, jeune et rempli d’espérance, il cherche à mesurer de ses regards et à construire d’avance l’avenir où l’emportent ses rêves. Aidés par ces souvenirs, communs à tous, sauf le degré, mettons-nous un moment à la place de celui qui crée et qui reçoit seulement plus souvent, et mieux que les autres hommes, cette impulsion d’en haut à laquelle il obéit.

A l’instant même où l’œuvre, ébauchée déjà par l’action simultanée de l’imagination et de l’art, est définitivement conçue, ainsi que tout être vivant, dans son germe, l’inspiration s’en empare, elle l’échauffe, elle la transfigure, elle la fait rayonner aux yeux éblouis du poète d’une éclatante et mystérieuse lumière. Il voit d’un seul coup d’œil se mouvoir et vivre cette œuvre qui n’est pas faite et qui existe pourtant. Peintre, elle lui apparaît avec ses proportions et ses couleurs; sculpteur, avec ses lignes idéales et ses groupes; poète épique ou tragique, avec son action et ses personnages; poète lyrique, avec tous ses sentiments, toutes ses idées, toutes ses images; encore ce dernier partage-t-il avec le musicien le privilége d’entendre intérieurement le vol sonore et cadencé de ses strophes, le retentissement anticipé de ses ravissantes harmonies. Et pour parcourir cette immense carrière qui comprend des jours, des mois, des années peut-être, que lui faut-il? L’intervalle de quelques secondes. L’inspiration participe de l’infini. En ces rares, mais sublimes moments, le temps et l’espace disparaissent; l’œuvre ainsi créée n’a point de bornes, ou, si elle en a, le poète ne les voit pas. Sa pensée l’embrasse et la pénètre dans une si grande profondeur que, pour un instant, il échappe aux conditions de l’humanité. Lui aussi, tout faible et tout petit qu’il est, il se sent fait à l’image de Dieu, car il crée comme lui. Mais l’homme ne peut qu’entrevoir l’infini; s’il s’y complaît et tente de saisir l’insaisissable, il s’y absorbe, il s’y perd et n’aboutit qu’au néant.

Telle est la première phase de l’inspiration. Elle dure peu; mais rien n’y supplée quand elle a manqué. Elle donne à l’œuvre poétique cet élan primitif et souverain, ce mouvement illimité qui lui est nécessaire; car il faut qu’elle ait d’abord été trop vaste dans l’âme du poète, afin d’être ensuite assez grande aux yeux des autres hommes.

La seconde phase, plus humble en apparence, n’en a pas moins un caractère d’inévitable nécessité. Quand l’art, agissant sur les données premières de l’imagination, les règle, les ordonne, les enchaîne, décompose toutes les parties de l’ensemble pour les recomposer ensuite dans l’unité d’une sage et belle harmonie, l’inspiration doit présider à ce travail, ou mieux à cette lutte, dont seule elle peut faire une douce et féconde union, mêlant tour à tour les délicatesses du sentiment et les ardeurs de la passion à ces embrassements souvent douloureux de la puissance et de l’idée.

Ces trois choses, imagination, art, inspiration, en d’autres termes, puissance, intelligence, amour, agissant simultanément et de concert dans une indissoluble unité, composent, à des conditions que je vais m’efforcer de déterminer, ce qu’on nomme le génie, le seul inventeur original à qui ce titre puisse être attribué légitimement. Puissance, intelligence, amour, ces trois attributs divins, que reconnaissent, sous des noms divers, la plupart des religions et des philosophies, sont nécessairement égaux et absolus en Dieu, parce qu’ils sont infinis. Les trois facultés qui dans l’homme y correspondent, étant finies, sont inégales et variables. Or, ce qui est vrai de l’homme en général l’est en particulier du poète. Celui-ci a plus d’imagination, celui-là plus d’art, cet autre plus d’inspiration. Tantôt deux de ces facultés réunies écrasent la troisième, tantôt une seule écrase les deux autres. Rencontre-t-on jamais ce désaccord dans ceux qu’on proclame unanimement des hommes de génie? Dans telle ou telle de leurs œuvres prise à part, oui peut-être; mais dans l’ensemble, non. Homère dort quelquefois, Dante et Shakspeare aussi. C’est la marque indélébile de la faiblesse humaine. Mais je le demande, quand on a lu l’Iliade et l’Odyssée, la Divine Comédie, les principaux drames de Shakspeare, les chefs-d’œuvre de Corneille et de Molière, ne demeure-t-on pas frappé et comme ébloui de ce merveilleux accord de toutes les facultés, de tous ces dons célestes accumulés sur une seule tête: puissance créatrice de l’imagination, profondeur et souplesse de la pensée, vigueur inspirée du sentiment? N’admire-t-on pas surtout cet équilibre si rare de toutes les forces de l’âme? C’est aussi dans l’équilibre que je découvre le caractère essentiel du génie. Ne pouvant d’ailleurs concevoir le génie que comme l’expression la plus complète et la plus élevée de la puissance individuelle de l’homme dans un genre quelconque, et d’un autre côté voulant réserver certains cas exceptionnels où une faculté isolée semble prendre un développement énorme, dont le résultat le plus ordinaire est la folie, j’arrive logiquement à cette définition:

«Le génie est l’accord de toutes les facultés actives de l’homme au plus haut point où elles puissent s’unir et se faire équilibre.

» Cet équilibre de forces, réalisé au dehors, est une œuvre de génie.»

Cette définition, on le remarquera, s’applique, dans sa généralité, au législateur, au guerrier, au politique, au philosophe, au savant, à l’orateur, à l’historien, aussi bien qu’à l’artiste et au poète; tous en effet, mais sous des noms divers, ont leur genre d’imagination, d’art, d’inspiration, et ne diffèrent réellement entre eux que par la spécialité du but où Dieu les mène.

Le talent, dans presque tous les cas, me semble être un équilibre inférieur, nécessairement variable de nuances et de degrés.

Mais il est une certaine classe d’écrivains, qui flottent entre le génie et le talent, trop grands pour l’un, trop incomplets pour l’autre, natures inachevées, d’une beauté capricieuse, inégale, irrégulière, à qui l’harmonie fait défaut bien plus que la grâce ou l’énergie. Presque toujours ce qui domine chez eux, c’est l’imagination ou l’inspiration, et parfois toutes les deux; mais comme l’équilibre entre leurs facultés n’existe pas ou se rompt à chaque instant, le plus souvent ils n’achèvent rien, pas même un de ces édifices modestes où le talent s’abrite et vit en paix dans un favorable demi-jour. De près, ils font illusion; on les confond aisément avec le génie; de loin, ils font illusion encore, mais en sens contraire. Trop élevés d’abord, ils tombent ensuite trop bas, et la postérité leur fait chèrement payer par un excès de dédain l’excès d’admiration dont ils ont joui dans leur époque.

Quoi qu’il en soit, ces écrivains, rebelles à toute classification régulière, à moins qu’on ne les comprenne, avec de nombreuses restrictions cependant, sous le nom général d’humoristes, méritent, à certains égards, d’être placés parmi les inventeurs originaux, les uns par la verve ingénieuse avec laquelle ils mettent en relief quelques côtés oubliés ou négligés de la psychologie individuelle, les autres par la prodigieuse facilité qu’ils ont à saisir les rapports des choses et à transformer les idées en images.

Tels sont, à ce qu’il me semble, les caractères essentiels, invariables, de l’invention originale. Ils se résument tous en un seul, le génie, tel que je l’ai défini avec sa condition d’équilibre. Hors de là rien de complet, rien d’achevé, rien non plus de vraiment original; des essais seulement, brillante ou vigoureuses ébauches de quelques hommes capricieusement groupés, espèces de statues imparfaitement coulées où éclate pourtant l’ineffaçable empreinte d’un esprit créateur.

De l'invention originale

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