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DIEUDONAT FAIT LE TOUR DE LA SCIENCE HUMAINE ET REVIENT DE CE LONG VOYAGE

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Table des matières

L'enfant doué s'installa dans son existence nouvelle avec ravissement; son habitation lui plaisait, et l'idée d'être chez lui, d'avoir un logis à lui seul, une retraite inaccessible, dépourvue de gifles et de gouverneur, l'emplissait de fierté virile en même temps que de gratitude envers les bienfaiteurs qui lui octroyaient ce présent.

—Comme on va être bien ici! Quel délicieux petit château!

Le château se composait de deux pièces superposées, communiquant par une échelle de meunier; à l'étage supérieur, un lit, un prie-Dieu, une table, une chaise; au rez-de-chaussée, un guéridon pour les repas, un établi, un escabeau, des outils de menuiserie et de jardinage; les aliments venaient par un guichet percé dans la muraille, et l'unique porte ouvrait sur un jardin carré, minuscule à vrai dire, mais entre les murs duquel on apercevait un énorme pan de ciel où les nuages défilaient en complète liberté.

—Sans compter que je suis dans un site splendide! Je ne le vois pas, mais je l'ai vu en arrivant, et j'en sais la beauté!

Il ne se lassait point d'admirer son domaine, ses richesses, et l'avenir indépendant que tous ces biens lui promettaient.

—Je suis mon maître! Si jeune! On me gâte. Que de sublimes choses je vais lire dans les gros livres! Mon père fut cruel envers mon précepteur, mais il est généreux pour moi; seule, la tendresse paternelle a inspiré son cœur, lorsqu'il inventa de m'envoyer dans ce lieu de délices: me prescrire la solitude en me permettant les livres, n'est-ce pas tout simplement me dispenser de conversation avec les gens qui n'ont rien à dire, et me limiter à ceux qui parlent pour dire quelque chose? Avec dom Ambrosius, j'étais seul, tandis que je vais avoir la société des plus nobles esprits qui furent en tous les temps. Un livre, c'est une âme qui se confesse; ajoutez qu'on peut l'interrompre sans avoir à lui demander excuse, et qu'on peut répliquer sans qu'il vous calotte, et qu'on peut lui objecter une sottise sans être obligé d'en rougir, et que même on peut le fermer comme on ne ferme pas les gens. C'est admirable!

Il se mit à lire tous les livres.

Entre temps, il cultivait son jardin, pendant les saisons douces, ou travaillait du bois, durant les jours d'hiver. Puis, il revenait lire; à son commandement, à son choix, les philosophes et les Pères de l'Église, les savants et les historiens, les poètes aussi, défilaient dans sa cellule et s'asseyaient sur son pupitre. Il connut tous les grands hommes de l'humanité, et les grands faits, les grandes idées; son cerveau devint pareil au monde, et vaste comme le temps.

Cette tâche avait été d'abord féconde en voluptés spirituelles: chaque fois que la beauté surgissait devant les regards de sa pensée, chaque fois que la vérité soulevait un coin de voile, tout son être s'imprégnait de lumière heureuse, et ses yeux s'éclairaient d'un feu intérieur.

Mais tant de lueurs successives, provoquant l'une après l'autre un émoi toujours pareil, finissaient par ne plus avoir que la valeur d'une fantasmagorie, et le lecteur universel s'inquiéta:

—J'admire des formes, et les habiletés qui ont produit ces formes ou formules; j'admire les souplesses du génie humain, acrobate et prestidigitateur; mais il me semble qu'au total on ne m'a pas donné grand'chose. De quoi suis-je sûr? De peu, et plus je m'instruis, moins je m'assure, puisque, à chacune des belles phrases, une autre aussi belle répond pour me démontrer le contraire: quand je les connais toutes, toutes sont démenties, et je reste sans rien.

Il en était là de ses pensées lorsqu'un matin il entendit, derrière le mur de son jardin, des bruits de pierres, de marteaux, de poutres cognées, de terre remuée, et des camions qui roulaient, des voix qui causaient vigoureusement, et des cris, des jurons. Étant d'un naturel fort enclin à s'apitoyer, tout de suite il plaignit les gens qui se donnaient tant de mal pendant qu'il était si tranquille. Le tapage dura jusqu'au soir et, dès lors, cette rumeur d'un travail invisible se renouvela tous les jours; sans doute, on jetait là derrière les fondations d'une bâtisse, d'une église, peut-être. Le petit moine ne s'en étonna point, ayant constaté par ailleurs que les prêtres, beaucoup plus que le commun des hommes sont hantés par la passion de dresser des édifices, comme si leur célibat trouvait dans cette création chaste une pâture au vœu d'engendrer et de laisser sur terre un prolongement de soi-même.

Les bruits continuaient et ils s'agrémentèrent de chansons; la lecture et l'étude devinrent difficiles, mais Dieudonat ne s'impatientait jamais, et toujours il savait prendre le bon côté des choses; d'ailleurs, ses voisins l'intéressaient, et aussi leur ouvrage mystérieux; il attendait, en regardant parfois la crête de son mur. Au bout d'un laps, les bois d'un échafaudage se hissèrent dans le ciel; plus tard, les têtes des maçons apparurent, puis leurs épaules, leurs bustes, leurs corps entiers; ensuite, un pan de mur surgit en perspective par-dessus la clôture d'enceinte, et, sans discontinuer, le bâtiment monta.

Dieudonat s'intéressait de plus en plus; il voyait les ouvriers ajouter les rangs de pierres aux rangs de pierres. Indubitablement, une église naissait: déjà la muraille latérale s'étayait de contreforts ajourés d'où s'élançaient des clochetons; elle s'éclairait de rosaces et d'ogives traversées par de fins meneaux, elle s'étalait en largeur, elle repartait en l'air, et elle montait encore; la chose inexistante hier existait aujourd'hui, et les mois entassaient les cubes sur les masses, et l'œuvre allait toujours plus haut.

A la voir s'augmenter ainsi, l'adolescent frémissait d'efforts intérieurs et collaborait de tous ses muscles. Pris d'émulation et avide d'agir, sans d'ailleurs le savoir, il se levait de son siège, et n'y revenait que pour se lever encore; il bombait le dos et il tendait les reins pour ramasser des in-folio, avec un besoin de les trouver très lourds, et un air de vouloir les passer aux maçons...

Il n'y tint plus: il sollicita une audience du prieur et lui demanda:

—Mon père, depuis combien de temps suis-je dans cette cellule?

—Depuis sept années, mon enfant.

—Se peut-il? Sept années déjà! J'ai perdu sept ans de ma vie!

—Le temps qu'un homme dépense à doter son esprit n'est pas du temps perdu, mon fils, et si Monseigneur le Duc, adoucissant les rigueurs de votre réclusion, nous autorisait à utiliser votre savoir en le consacrant à instruire nos frères...

—Enseigner! Je ne le pourrais pas, mon père, j'ai trop lu: entre tant d'affirmations géniales, mais contradictoires, comment aurais-je la présomption d'accorder ma préférence à l'une au détriment de l'autre, et d'attester quelle est la bonne? Cela eût été possible quand je ne savais quasiment rien; mais, à cette heure, j'en sais trop, et ne suis pas capable d'enseigner.

Le prieur hocha la tête:

—Ce que vous me dites là est mauvais, mon enfant: il faut être sûr de la vérité et y croire; je crois la vérité.

—Parce que vous n'en connaissez qu'une, mon père, et je suis bien à plaindre d'en connaître plusieurs, puisqu'elles se trouvent incompatibles.

—Je vous accorde que la Métaphysique soit matière à discussions, du moins en ce qui ne porte nulle atteinte à la Foi; mais l'Histoire vous a procuré la certitude, car elle relate les faits, et les faits sont indéniables.

—Le nombre des faits qu'on ne conteste pas est relativement considérable, oui, mon père, et je n'ai rencontré personne pour me nier la mort de Charlemagne ou la ruine de Ninive; mais ce qui engendra les événements, et ce qui fut leur âme, ces causes profondes qui seules sont capables de nous révéler le sens de la vie, sur cela on n'est jamais d'accord, et l'Histoire n'est rien sans cela.

—Le témoignage des hommes qui ont vu...

—Est erreur ou mensonge; l'explication des faits n'est que pure hypothèse: l'Histoire et la Légende sont deux sœurs qui se valent, mais l'une parle et l'autre chante. Je ne peux plus enseigner l'histoire.

—Rabattez-vous sur les sciences.

—Ah! la science, mon père, quel admirable tremplin d'enthousiasme et de vertiges, et comme elle nous lance au bord de l'infini! Mais, hélas! rien qu'au bord, et la netteté même des conceptions qu'elle nous permet d'atteindre rend plus cruelle notre impuissance à ne pouvoir aller plus loin. A tout existe une limite que l'entendement humain ne franchira jamais, et toujours nos crânes se heurteront au mur impitoyable d'une énigme que l'homme ne pénétrera pas.

—Les mystères...

—Au terme de tout, j'ai trouvé le mystère! La science ne nous mène qu'à de l'inaccessible, et si quelque génie arrivait jusqu'à nous d'un monde où les esprits sont supérieurs aux nôtres, afin de nous révéler ce que nous ignorons, nous l'écouterions bouche bée et nous ne pourrions pas comprendre.

—L'orgueil vous travaille, je vois.

—Parce que j'ai acquis la notion de siéger au dernier échelon des êtres qui pensent?

—Vous pensez trop loin, mon petit ami, et c'est pourquoi vous perdez pied; votre ambition vous égare au delà de vos forces, en des théories purement spéculatives, et c'est une imprudence grave que de vouloir s'élever tant: car l'homme ne peut s'éloigner de la terre, sans péril, qu'avec le secours de la Foi, et sous sa constante tutelle... Laissez-moi terminer: au blâme, je joindrai la consolation, en vous assurant que vos labeurs ne demeureront pas entièrement stériles; ils vous ont préparé à la sagesse, à la prudence, pour le jour où Monseigneur le Duc, en quittant ce monde, vous laissera sa couronne à porter et son peuple à conduire.

—Que je règne sur mes pareils! Y pensez-vous, mon père? Que je prétende à les conduire, quand je me reconnais incapable de les instruire! Je me demande comment les chefs d'État osent marcher, manger, dormir, monter ou descendre, s'asseoir ou se lever, quand ils savent qu'un geste de leur doigt, ou leur abstention de faire ce geste, va bouleverser des existences, annihiler des forces et en susciter d'autres, engendrer la vie ou la mort, et préparer l'avenir!

—On fait au mieux: le Ciel vous éclairera.

—En éclairant le pour et le contre, n'est-ce pas? Car il doit éclairer les deux à la fois, puisque les deux coexistent et que nulle contingence n'est complètement bonne, ni totalement mauvaise. Et voilà bien ce qui est terrible, mon père, éclairer au moment d'agir! J'imagine qu'à ce moment-là il ne faut plus rien voir, et que si vous avez le malheur, en cette minute suprême, d'examiner encore la décision à prendre avec tout ce qui la contrarie, vous ne la prendrez point, mon père. Moi non plus.

—Vous la prendrez, mon fils, avec l'aide de Dieu et le ferme propos de devenir un bienfaiteur des hommes.

—Oui dà! Je formerai des projets aussitôt déformés par ceux en vue de qui je méditais le bien et qui en feront sortir le mal? Je connais peu le monde, mon père, ne l'ayant étudié que dans les livres, mais j'en connais assez pour entrevoir que toute idée se pervertit dès qu'elle devient action. Je n'agirai pas. Ou du moins je n'agirai pas à la façon des rois.

Le prieur se recueillit un moment, accoudé sur la table, puis sa vieille face parut s'animer de quelque ironie; ses deux mains qui étaient jointes sous ses manches de bure se dégagèrent lentement, pour s'enlever jusqu'à la hauteur du visage, et là, elles s'ouvrirent en se balançant d'un mouvement rythmique:

—Je vous entends, mon jeune prince, je vous entends; si j'ai bien dégagé de vos paroles la pensée intime qui vous inspire ce dégoût du pouvoir, vous vous sentez indigne de la couronne beaucoup moins que vous ne la jugez indigne de vous. Ne protestez pas trop, même avec bonne foi; cet orgueil est en vous, car vous considérez, au fond, que l'autorité des souverains est un leurre de vanité bien plus qu'une puissance effective; vous dédaignez leur rôle, parce que vous suspectez leur force de n'être pas réelle; si j'ai bien compris, vous estimez que chacun de leurs noms est planté dans l'histoire comme un clou d'or qui supporte le poids des actions communes et la responsabilité de tous?

—Peut-être... Ils dirigent, mais ne conduisent pas; nulle puissance n'est absolue.

—Hormis celle de Dieu, mon fils; Dieu seul peut ce qu'il veut!

En manière de réplique, Dieudonat prit sur la table un chauffe-mains de cuivre ciselé, et le présenta gravement au vieux moine:

—Mon père, Dieu pourrait-il faire que cette boule cessât d'être ronde?

—Assurément, s'il daignait le vouloir.

—Mais Dieu pourrait-il faire que cette boule n'eût pas été ronde?

Le vénérable abbé sursauta d'indignation, mais sans donner de réponse.

Dieudonat reprit tranquillement:

—Je disais, mon père, et sans exception, que nulle puissance n'est absolue.

—Et je dis que les livres ne vous valent rien! Ils ont affolé d'orgueil votre misérable raison!

—Bien misérable, oh! oui. J'en connais toute la misère et la stérilité.

—Retournez dans votre cellule. Vous ne lirez plus!

—Je ne veux plus lire, en effet; je croyais même vous l'avoir déclaré, étant venu tout exprès pour cela. Car j'ai aperçu vos maçons, mon père, et ils travaillent! Or, après tant d'années perdues, je souhaiterais maintenant de m'adonner, moi aussi, à une besogne réelle, si humble qu'elle fût. Vous êtes irrité contre moi, mon père, et je ne le serais pas moins que vous si les appréciations de mon esprit relevaient de ma volonté, au lieu de s'imposer à elle, comme elles font et doivent faire. Daignez me croire: le seul rôle auquel j'aspire est de me rendre utile un peu. Envoyez-moi parmi ces maçons que j'envie, que j'admire.

—Monseigneur vous a interdit tout contact avec le dehors: ses ordres sont formels.

—Alors, mon père, trouvez-moi une tâche au dedans, une vraie tâche, qui serve à mes pareils, je vous en supplie, mon père.

—J'y réfléchirai, et, lorsque j'aurai pris l'assentiment de Monseigneur, nous aviserons. Allez.

Le prince regagna sa cellule, avec la satisfaction d'un homme qui vient décidément de prendre le meilleur parti.

Il ferma tous ses livres, les salua poliment, les remercia, et leur dit adieu.

Un moine vint les prendre en silence.

Dieudonat: Roman

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