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COMMENT DIEUDONAT VINT AU MONDE, ET QUELLES CIRCONSTANCES ÉTRANGES ACCOMPAGNÈRENT SA NAISSANCE

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Table des matières

L'histoire du prince Dieudonat est une bien belle histoire. Par malheur, elle n'est probablement qu'un tissu de mensonges: maintes considérations, en effet, portent à croire que ce gentilhomme n'a jamais existé, et cette raison suffirait à expliquer pourquoi nul ne peut dire en quel pays et quel siècle il vivait. Les contradictions, voire les anachronismes les plus ingénus, abondent autour de ce personnage. Sans doute, quelque érudit réussira plus tard à mettre un accord rigoureux entre des faits qui peut-être ne se produisirent point: en attendant, nous nous contenterons modestement de suivre, tant bien que mal, le fil des aventures plus ou moins authentiques que plusieurs traditions et quelques documents proposent d'assez bonne foi à la complaisance de notre crédulité.

Il y avait autrefois un couple de grands feudataires, issus de souche royale, qui gouvernaient un immense fief de l'Empire: tout comme Roi et Reine, ils avaient leur capitale, leur armée, leurs sujets. Le Duc se nommait Hardouin; la Duchesse, Mahaut. Ils craignaient Dieu, et on les craignait presque autant.

On les aimait aussi, en raison de la charité que l'épouse faisait aux pauvres, et de la justice que l'époux s'efforçait de rendre à tous. On disait bien, tout bas, qu'il n'était pas souvent d'esprit judicieux et qu'il sentenciait au petit bonheur. Également, les serviteurs du château le prétendaient fort enclin à la colère; ils ne mentaient pas; mais le Duc avait pour principe de ne prendre aucune décision dans le courroux, qui est de mauvais conseil, et les peuples comprenaient si bien la portée de cette bonne intention, que, pour en exprimer leur gratitude, ils octroyaient à ce seigneur un surnom magnifique: ils l'appelaient Hardouin-le-Juste. Car la coutume, en ce temps-là, voulait qu'on vénérât les chefs, en dépit de leurs défauts, tout comme elle veut aujourd'hui qu'on les haïsse, en dépit de leurs qualités.

Tout allait donc au mieux, sauf un détail: le couple souverain n'avait point d'héritier. Ce détail était d'importance, aux yeux des populations. Elles s'inquiétaient: qu'arriverait-il à la mort des maîtres actuels? Quel despote exotique viendrait prendre leur place? L'empereur ne profiterait-il pas de la circonstance pour adopter le duché, comme un loup adopte une brebis? L'offrirait-il à son fils Galéas? Le roi Gaïfer à l'Ouest, le roi Aimery à l'Est ne dissimulaient pas non plus leur sympathie pour ces orphelins de l'avenir, ni leur intention de les prendre en tutelle. Or, la province était jalouse de son autonomie: consentirait-elle à subir le joug de l'étranger? Non certes! Le sang coulerait, alors!

—Qui nous affranchira?

Il existait bien, à la Cour, un bâtard du seigneur, qui déjà se faisait grandelet, et qui s'appelait Ludovic; son père l'avait eu d'une infidèle, sous les murs de Jaffa ou de quelque autre ville asiatique, et l'avait baptisé, puis rapporté dans ses bagages, par bonté de cœur; mais, à vrai dire, l'enfant n'était chrétien que de nom et personne ne doutait qu'il ne fût possédé du diable, par hérédité maternelle: tout le monde sait que les Sarrazinois sont issus de l'enfer, comme l'indique la couleur brûlée de leur peau, et que le sang des mauvais anges coule dans leurs veines, pour y propager tous les vices.

Le petit bâtard démontrait de son mieux ces vérités connues: il vivait dans une perpétuelle fureur, battant ses servantes, cassant ses jouets, torturant les bêtes et déchirant ses habits. Il roulait des yeux noirs comme du charbon, et la Duchesse ne le rencontrait jamais sans trembler. Quant au Duc, il témoignait à cet enfant de son péché une tendresse alarmante: Ludovic était beau, Ludovic était intelligent, tout ce que faisait Ludovic provoquait chez le papa des rires larmoyants ou des admirations béates. Souvent le Duc prenait entre ses genoux le garçonnet à peau dorée, et longuement il le regardait dans les yeux, sans rien dire; on supposait alors que le maître réfléchissait, bien que la chose ne fût pas dans ses habitudes; en réalité, l'ancien croisé se rappelait des yeux pareils, et des nuits d'Idumée, dont le souvenir le rajeunissait. Les séances de cette contemplation muette ne manquaient jamais de se terminer par un gros soupir, qu'on attribuait à l'appréhension des jours futurs, mais qui tout simplement traduisait un regret des nuits passées.

Quoi qu'il en fût des causes, on redoutait les effets de cette prédilection: si le seigneur s'avisait de laisser au moricaud ses fiefs et sa couronne, quelle honte ce serait pour des chrétiens d'obéir à un Maure! Entre cette menace et celle d'une domination étrangère, où était le salut? Tout salut est en Dieu. On eut la bonne idée de s'adresser à Lui: le dimanche, et même au cours de la semaine, des milliers de prières montaient vers le ciel, pour y demander un héritier légitime, rejeton authentique du souverain et de sa véritable dame.

Les supplications furent entendues là-haut.

Un matin, la nouvelle se répandit que, dans sept ou huit mois, la Duchesse mettrait au monde un enfant mâle; une fille n'aurait servi à rien, du moins pour ce qui intéressait les populations, et celles-ci n'hésitaient pas à décider que le ciel, puisqu'il intervenait enfin, avait la ferme intention de se rendre utile au pays. Les cloches sonnèrent d'allégresse dans tous les clochers des églises et des couvents; des oraisons publiques furent organisées pour encourager Dieu à poursuivre son œuvre et à prescrire que le futur enfant fût réellement un garçon.

On souhaitait aussi que le prince possédât toutes les qualités d'un excellent souverain, et ce désir était bien naturel. Mais il faut, pour être un bon roi, beaucoup plus de vertus que pour être bon homme. C'est pourquoi les saints du paradis, et les saintes, furent individuellement requis de fournir à cet embryon les mérites par lesquels chacun d'eux s'était distingué sur la terre: il fut bien convenu entre les fidèles que chaque saint et chaque sainte devrait faire son apport personnel, et qu'à cette fin il serait individuellement sollicité par tous les chrétiens auxquels il avait déjà témoigné d'une bienveillance particulière.

Rien n'est tel que de se mettre d'accord, et l'union fait la force; cette organisation précise eut le résultat qu'on pouvait espérer: les saintes et les saints se laissèrent fléchir par l'unanimité touchante d'un peuple entier; ils jugèrent qu'une si rare entente devait être récompensée, ne fût-ce que pour en donner l'exemple aux peuples à venir, et ils intercédèrent. Dieu les écouta. L'enfant se fit garçon, puis, jour par jour, pendant les mois de la gestation, chaque sainte et chaque saint, à sa fête annuelle, apporta les vertus qu'il possédait en propre: les qualités de l'esprit aussi bien que celles du cœur arrivaient numérotées et se classaient dans le petit bonhomme avant même qu'il fût né. Il reçut également les avantages physiques: santé, force, beauté. Pour toutes ces raisons, il parut convenable de l'appeler Dieudonat.

En même temps, et en prévision des besoins immédiats, les servantes de la Duchesse dressaient un berceau et cousaient des langes.

Mais le Diable, qui ne manque jamais à se mêler de nos combinaisons, surveillait ces préparatifs moraux et matériels; comme de juste, il s'inquiétait pour son Ludovic, dont les affaires allaient se trouver compromises par cette naissance: faute de pouvoir empêcher rien, il résolut de gâter tout, en ajoutant aux dons du ciel un présent de l'enfer.

Il dressa son plan: la Duchesse devait se charger de l'avertir elle-même, quand les premières douleurs lui arracheraient un cri, car nos cris de douleur sont le pain quotidien du Diable, qui n'en perd pas un seul. Dès qu'elle cria, il accourut. Profitant du désarroi qui régnait dans le château, il se présenta sous les traits d'une vieille mendiante. A cette époque, les souveraines accouchaient en public, pour éviter les substitutions d'enfants, et l'accès de la chambre natale était permis à tous; le Malin pénétra sans difficulté dans la salle d'honneur où la châtelaine gisait sur son lit d'apparat: se faufilant parmi les chambrières, il vint jusqu'auprès du berceau, et là, il joignit hypocritement les mains avec un air d'admiration, fit couler deux larmes sur la peau ridée de ses joues, et dit:

—Moi aussi, je veux te faire un présent, cher petit, et voici mon présent: tous tes souhaits seront exaucés irrévocablement.

Qui fut bien étonné, d'entendre ces paroles? Le Duc, et la Duchesse, et les serviteurs. On crut que la vieille dame était une fée, et peut-être même la Madone. Songez donc! «Ses vœux exaucés, tous ses vœux!» Quelle aubaine! Les empereurs n'en ont pas tant, ni le pape de Rome!

Le Duc se rapprocha de la vieille:

—Ai-je bien entendu, ma Dame? Les vœux de notre enfant se réaliseront, tous ses vœux?

—Oui-da, fit le diable, irrévocablement!

Ce mot seul de l'Irrévocable aurait pu inquiéter des hommes réfléchis: car si l'on y regarde bien, la mort est ici-bas la seule chose irrévocable, et, d'en adjoindre une seconde, c'est tout au moins de l'imprudence. Mais les hommes ne réfléchissent pas tout d'abord; ils préfèrent, pour les commencements, sauter de joie ou s'effondrer de tristesse, quitte ensuite à renier leur impression première.

Les personnes présentes optaient pour la joie: on se mit à faire autour de la mendiante des saluts et des révérences; le père battait des mains, la mère pleurait de bonheur.

Alors, pour remercier Dieu, l'accouchée fit un signe de croix. Satan n'y put tenir: il s'évanouit en jurant; tous les assistants perçurent une odeur de soufre, et le blasphème qu'il avait lancé monta droit jusqu'au Paradis, où les saints et les anges sentirent l'affreuse exhalaison de l'odeur d'Enfer. Mais il était trop tard. Le présent du Diable s'était déjà inscrit: «Tous tes souhaits seront exaucés irrévocablement.»

Le Duc marchait de long en large à travers la chambre: cette puanteur de soufre le préoccupait visiblement. Mais, lorsqu'on a mission d'administrer les hommes, il importe de leur inspirer la confiance, et nul n'inspire de confiance qu'à la condition d'en montrer. Le Duc, qui savait peu de choses, savait celle-là par hérédité professionnelle: pour rassurer le monde et aussi pour se rassurer lui-même, il se mit à rire bien haut et cria:

—Bon! Bon! Si l'Ennemi du genre humain a voulu nous faire tort, il s'est trompé, tout logicien qu'il soit!

Le chapelain pensa comme son seigneur: dom Ambrosius déclara qu'un excès de pouvoir ne saurait être dangereux quand il tombait en de pieuses mains, et puisque, apparemment, le petit prince posséderait toutes les vertus, par grâce spéciale de Dieu, on n'avait à craindre aucun abus de la faveur nouvelle dont il serait doté: il ne l'emploierait que pour le plus grand bien de la religion et des hommes, et le Malin serait quinaud, comme il lui arrive tant de fois, par l'outrance même de sa malice.

La bonne Duchesse ne demandait qu'à être rassurée; elle écouta le chapelain et se laissa convaincre. On aurait pu aussi essayer de lui dire que le Diable n'était pas venu dans sa chambre; mais on n'y songea même pas, et d'ailleurs elle n'en aurait rien voulu croire, car les apparitions infernales étaient alors on ne peut plus communes, et il n'y avait personne qui ne les reconnût tout de suite sans hésiter.

Au reste, les événements ne tardèrent point à prouver que le prince détenait réellement toutes les vertus et le présent du Diable par-dessus le marché.

Dieudonat: Roman

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