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Ouessant.

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Table des matières

Vers la fin de la paix de 1783, c'était une bien bonne île qu'Ouessant, pour ceux qui l'habitaient, et qui ne connaissaient qu'elle. Le tabac et le rum y parvenaient en franchise, avantage dont ne jouissaient pas, à coup sûr, les fumeurs et les buveurs du continent. Aussi il fallait voir avec quelle luxueuse prodigalité les heureux insulaires consommaient les denrées qu'ils se procuraient à bas prix! Lorsque les pêcheurs de sardines, de la côte voisine, abordaient les bateaux d'Ouessant, que de pipes se chargeaient! combien de gorgées de rum se flûtaient entre les marins de Camaret ou de Douamenez, et ceux de l'île privilégiée! C'était à Ouessant, cette autre Cythère des consommateurs, qu'il fallait aller vivre pour trouver le bonheur. Mais les paisibles habitants de ce lieu aimé du ciel ne croisaient pas facilement leur race. Pour obtenir droit de bourgeoisie parmi eux, il fallait s'être illustré par plus d'une belle action, ou avoir rendu plus d'un grand service à la patrie adoptive. L'espèce aborigène enfin restait aussi intacte que celle de ces chevaux-nains que produit l'île, et qui sont si recherchés par les petites maîtresses de nos riches cités.4

Note 4: (retour) L'ile d'Ouessant n'est guère connue dans l'intérieur que par ces jolis petits chevaux qu'elle produit, et dont la race ne se perpétue guère ailleurs. On raconte que c'est au naufrage d'un navire qui amenait des petits bidets arabes en Angleterre, que les naturels d'Ouessant doivent l'avantage d'avoir naturalisé chez eux une espèce de chevaux qui forme une des premières richesses de leur pays.

Les pilotes du lieu, quand ils ne trouvaient pas à gagner leur vie en conduisant périlleusement des navires dans les ports de Brest, de Camaret ou du Conquet, employaient encore très-activement leurs loisirs. Ils se livraient à la pêche, ou bien ils allaient sur les îles voisines de Béniguet et de Molène, chasser les lapins qui peuplent ces langues de terre, oubliées au sein des flots. Vivant au milieu des vagues et entre les rochers qui hérissent leurs côtes, ils portaient dans toutes leurs habitudes l'empreinte sauvage des moeurs des anciens Armoricains, leurs ancêtres; mais aussi avec ces moeurs ils avaient su conserver les vertus natives de leurs pères: le vol était ignoré chez eux; jamais ils ne fermaient leurs portes contre leurs voisins; et si parfois de malheureux naufragés venaient à franchir le seuil de leurs humbles foyers, ce seuil devenait inviolable, comme la loi, qu'ils connaissaient, du reste, assez peu. Quand l'hospitalité même avait accueilli un Anglais, en temps de guerre, cet Anglais cessait d'être un ennemi. Il devenait un frère, en vertu d'une autre loi, qu'ils connaissaient par instinct: c'était la loi naturelle et celle de leur conscience. Cependant avec des habitudes si droites et des moeurs si simples, on faisait la fraude à Ouessant, mais la fraude contre l'Angleterre en faveur de la France.

Les pêcheurs Ouessantins achetaient des petits barils d'eau-de-vie, qu'ils allaient mouiller sur les côtes de Plymouth, après avoir indiqué, dans une lettre, à leur correspondant anglais, l'endroit où ils avaient fait couler les petits barils, attachés ensemble au fond de l'eau: une bouée flottante, comme celle que l'on amarre sur les casiers de pêche, révélait aux fraudeurs de Plymouth le point où ils devaient tirer des eaux leur chapelet de barillons. Les côtres de la douane anglaise, quelquefois plus alertes que les contrebandiers, leur épargnaient la peine de faire cette pêche. Mais quel que fût le sort des objets que l'on voulait frauder, rien n'était payé avec plus de scrupule, que les avances faites par les pilotes d'Ouessant à leurs commettants d'Angleterre.

Quand la terreur éclata sur la France, comme la foudre du sein d'un orage dès longtemps prévu, la petite île de Bretagne resta calme et pure des crimes qui souillaient les rivages placés à quatre lieues d'elle. On aurait dit, à la tranquillité dont elle jouissait, qu'elle était éloignée de deux mille lieues de cette France que décimait la guillotine, et que voulaient vendre à l'étranger les traîtres de l'émigration. Mais dès que l'Angleterre déclara la guerre à notre patrie, on n'eut qu'à dire aux marins d'Ouessant: Voilà vous ennemis! et ils ne virent plus dans les Anglais que des hommes qu'il fallait repousser de leurs côtes, ou immoler à la gloire de leur pays.

Jusque-là le sort du bon Tanguy avait été marqué par une suite de circonstances heureuses, qu'il attribuait à la belle action qu'il avait faite avec Jean-Marie, en adoptant les deux orphelins. Tout lui réussissait. C'était lui qui qui faisait la meilleure pêche: les plus gros navires, il les abordait toujours le premier, pour les conduire au port. Le bonheur donne de l'assurance aux gens simples, à peu près comme il donne de la fatuité aux sots. Il fallait voir le ton de confiance avec lequel Tanguy montait sur le pont des navires qu'il devait piloter.

—Bonjour, mon capitaine. D'où venez-vous? Combien calez-vous de pieds d'eau? Faites brasser plus pointu un peu, car les vents hallent l'avant. La barre un peu dessous, timonnier!

—Et que pensez-vous du temps, pilote?

—Vous voyez bien ce ciel-là, n'est-ce pas, mon capitaine? Eh bien, je ne vous en dis pas davantage.

Et le lendemain, quelque temps qu'il fît, notre maître pilote s'écriait, en revoyant le capitaine:

Eh bien, mon capitaine, je vous l'avais bien dit hier, hein? Voyez-vous le temps qu'il fait aujourd'hui!

—C'est vrai, pilote; vous êtes prophète.

—Ah dam! que voulez-vous? c'est l'habitude que nous avons, nous autres, de deviner ces choses-là. La théorie, mon capitaine, est une belle chose; mais la pratique, c'est tout... Voulez-vous dire, sans vous commander, au maître d'équipage, de faire frapper un fort orin sur l'ancre de tribord, car le fond est grand où nous allons mouiller, et la tenue est coriace

Jean-Marie, le bon Jean-Marie, jadis aspirant pilote sous maître Tanguy, était devenu chef d'une barque; mais toujours soumis à la supériorité qu'il avait reconnue dans son ancien patron, il ne lui prenait jamais envie de lutter de vitesse, et de forcer de voiles, pour aborder le premier un navire, sur lequel avait déjà orienté maître Tanguy. La plus parfaite cordialité régnait entre eux enfin, parce que l'un était aussi content d'avoir conservé sa vieille autorité, que l'autre se montrait docile à la subir encore.

Revenons à nos deux jeunes orphelins, sur la tête desquels sept à huit années ont passé, depuis leur arrivée dans l'île hospitalière, qui les avait recueillis presque mourants.

Jeannette croissait chaque jour en grâce et en beauté: elle faisait la gloire de ses parents adoptifs. Cavet, son frère, était le plus fort et le plus intelligent des enfants de son âge: on le citait partout comme un prodige, et Soisic, sa nourrice, malgré son attachement pour le petit infortuné qu'elle avait allaité, ne pouvait s'empêcher de concevoir un peu de jalousie, en entendant vanter l'orphelin, aux dépens de ses autres enfants. Tanguy même, le brave Tanguy, sans partager le sentiment de préférence trop visible que sa femme accordait à ses propres enfants, élevait avec un peu de dureté son fils de l'autre bord, comme il l'appelait. Pour celui-ci, courant, comme sa petite soeur, dans les bateaux pilotes du pays, il cherchait, à un âge où les autres savent à peine comment ils existent, à se rendre utile aux bonnes gens chez qui il avait trouvé une famille. Le matin, avant que la Croix-du-bon-Dieu appareillât, il disposait tout à bord, pour que son patron n'eût qu'à lui dire de larguer les amarres. Pendant le temps qu'on passait à la mer, il gouvernait l'embarcation quand le temps était beau, ou il s'occupait à vider le fond du bateau, quand la lame embarquait à bord. De son côté, la pauvre Jeannette rendait dans la barque de Jean-Marie le même service à celui-ci; car sur la côte de Bretagne, les femmes et les filles des pêcheurs partagent à la mer les travaux et les périls de leurs époux ou de leurs pères. Les charmes du sexe bas-breton s'accommodent assez mal de ces habitudes toutes masculines; mais les moeurs et la santé des maritimes amazones de l'Armorique s'en trouvent fort bien. L'air de la mer avait un peu bruni le teint de Jeannette, mais sans rien ôter à l'expression de ses beaux yeux noirs, ni à la grâce d'un front charmant, que couvrait une superbe chevelure. C'était une fleur venue dans l'interstice de ces rochers qui bordent la mer.

L'attachement des deux orphelins l'un pour l'autre, faisait l'admiration de tous les habitants: Cavet ne revoyait jamais sa soeur sans lui rapporter les petits cadeaux qu'il recevait à bord des navires que son bateau accostait. Rencontrait-on l'un des deux enfants sur la cîme des rochers ou sur les bords arides de la mer, on était sûr de voir paraître bientôt l'autre. Jamais ils ne se promenaient sans enlacer, à la mode des couples bas-bretons, leurs petites mains déjà durcies par le travail qu'on exigeait d'eux.

Un soir, à l'heure où le bateau de Jean-Marie rentrait, Jeannette, qui s'était embarquée le matin, ne revint pas dans ce bateau. Cavet, qui depuis long-temps attendait le retour de sa soeur bien aimée, la demande en vain. Jean-Marie entraîne Tanguy dans sa maison: Cavet le suit en jetant des cris. Jean-Marie, les larmes aux yeux, peut à peine prononcer ces paroles:

—Vous savez bien la division anglaise, qui louvoie depuis quelque temps à vue de l'île. Plusieurs fois déjà le vaisseau commandant, près duquel je pêchais sans défiance, m'avait fait venir à son bord, pour avoir du poisson. Ce matin, ce même vaisseau, courant une bordée à terre, m'aperçoit. Une espèce de pressentiment me disait de me défier ce jour-là des Anglais. Je veux fuir aussi, mais le vaisseau me gagne, et tire sur moi un coup de canon à boulet. La pauvre Jeannette, épouvantée, se met à jeter les hauts cris...

—Ah ma soeur, ma soeur est morte! s'écrie Cavet.

—Achève donc, reprend avec impatience Tanguy. Les Anglais l'auraient-ils tuée, la pauvre enfant? Les monstres!

—Non, non, pas tuée, répond Jean-Marie. Écoutez-moi, je vous en prie: J'aborde le vaisseau, qui m'ordonne d'accoster. Le commodore paraît sur le gaillard d'arrière; il avait déjà vu dans mon bateau la petite Jeannette, à qui il avait fait beaucoup de caresses: cette fois, il me propose de la lui laisser à son bord. Je refuse. Il me montre une bourse remplie de guinées; je crois qu'il veut plaisanter...

—Eh bien, dit vivement Tanguy, as-tu fait la traite des blancs? As-tu vendu ta fille enfin? Parle donc, animal!

—Oh! écoutez-moi de grâce, je vous en supplie, maître Tanguy. Je jette sur le pont la bourse du commodore, et je saisis dans mes bras la pauvre petite. Le commodore me dit avec colère, que cette enfant n'est pas à moi, et qu'il sait qu'elle appartient à une famille anglaise. Je veux résister de toutes mes forces: on me jette dans mon bateau, malgré mes larmes et mes cris, et le vaisseau s'éloigne.»

Le récit de Jean-Marie porta au comble l'indignation de tous ceux qui l'écoutaient. On enleva, suffoqué par ses sanglots, le pauvre frère de la jeune victime. Allons porter nos plaintes au maire, au commandant de place et à notre curé! s'écrièrent ces braves gens, comme si les autorités de leur île avaient eu le pouvoir de punir le ravisseur anglais!

—Mais à quoi cela vous servira-t-il? leur demanda Tanguy, consterné.

—Cela nous servira à nous faire rendre justice.

—Le pensez-vous? Est-ce que notre commandant de place, avec sa garnison et ses pièces de trente-six, a quelque droit sur ces chiens d'Anglais, qui viennent bloquer Brest à une demi-lieue de la pointe Saint-Mathieu?

—Il n'y a donc plus de gouvernement en France?

—Est-ce qu'il y en a jamais eu pour de pauvres b...... comme nous? Notre gouvernement à nous, voyez-vous, vous autres, continua Tanguy, c'est ça! Il se frappait le front, et montrait ses bras nerveux, en prononçant ces derniers mots:—Demain, je m'en vais à bord du vaisseau anglais avec mon petit Cavet, et je dirai au commodore: Vous dites que l'enfant que vous avez prise appartient à une famille anglaise. Eh bien, voilà son frère: voulez-vous le prendre aussi? Non, n'est-ce pas? Vous ne voulez vous charger que des petites filles. Alors vous êtes des gueux, et puis je m'en reviendrai avec mon bateau, et gare au premier Anglais qui tombera sous ma coupe!

—Et que lui ferez-vous donc, maître Tanguy, au premier Anglais, avec votre pauvre petite barque?

—Ce que je lui ferai? Je n'en sais rien encore; mais c'est dans l'occasion que l'on fait les choses que l'on a dans la tête. Ils ont vu déjà ce que c'était que l'amitié d'un Bas-Breton: ils sauront bientôt, avec la protection de la bonne vierge Marie, ce que c'est que ma... que ma..... enfin, comment dites-vous ça?... que ma vengeance.

Le lendemain de cette allocution, maître Tanguy, tout rempli encore de la juste indignation qu'il avait exprimée devant ses compatriotes, se jeta dans son frêle bateau la Croix-du-bon-Dieu, accompagné du pauvre petit Cavet, qui pleurait toujours sa soeur. La division anglaise louvoyait encore à trois lieues au nord d'Ouessant. Dès que le pilote aperçut le vaisseau commandant à la tête des autres bâtiments ennemis, il se dirigea vers lui; mais l'amiral ne mit pas en panne pour attendre la barque qui cherchait à l'accoster. Une frégate, près de laquelle passait Tanguy, le héla, en lui donnant l'ordre de venir à elle. Force fut au pilote d'obéir. Rendu à bord, le capitaine lui demanda assez impérieusement:

—Es-tu pilote de cette côte?

—Capitaine, je ne suis pas pilote; je suis depuis vingt ans maître pilote reçu.

—Tu connais par conséquent le passage du Four?

—Mieux que vous ne connaissez, peut-être, le fond de cale de votre frégate.

—À quelle heure la marée sera-t-elle pleine dans la passe?

—Dans deux heures. Vous devez savoir cela aussi bien que moi, par l'épacte et le nombre d'or.

—Dans deux heures donc, tu me piloteras dans le Four?

Ici Tanguy se gratta l'oreille en baissant la tête, et en hésitant à répondre au capitaine, qui continua à lui parler en ces termes:

—J'ai l'ordre de canonner la batterie qu'on élève à Lochrist. Si tu me pilotes bien, comme je l'entends, cette bourse de cent guinées te sera remise. Si tu jettes, par ignorance ou par méchanceté, la frégate sur les écueils du passage, la balle que tu me vois mettre dans ce pistolet, te fera sauter la tête au premier coup de talon du navire.

—Mais mon commandant, vous ne savez donc pas que dans mon pays on me fusillera, quand on saura que je vous ai piloté?

—Tu diras, pour te justifier, que tu n'as cédé qu'à la peur de la mort.

—Allons, je veux bien gagner ces cent guinées, puisqu'il n'y a pas moyen de faire autrement; mais comptez-les moi en attendant, cela me donnera du coeur, et vous serez toujours assez à temps de les reprendre, si par malheur il vous prenait fantaisie de me casser la boule.

Les cent guinées furent remises à Tanguy, qui ordonna à son embarcation de se tenir toujours à petite distance de la frégate. La manoeuvre commença alors; mais le capitaine anglais commanda au pilote de se tenir assis sur le bastingage, pendant que lui, monté sur une caronnade et à ses côtés, lui présenterait le bout du pistolet destiné à le percer, dans le cas où le bâtiment viendrait à toucher.

La large frégate, chargée de toile, file bientôt avec la belle brise à laquelle elle livre ses voiles élégamment bordées sur ses longues vergues; elle contourne avec grâce la partie du Nord-Est et de l'Est d'Ouessant. Les signaux de l'île annoncent son approche aux signaux du Conquet: les canonniers garde-côtes se placent à leur poste, disposés à faire feu dès qu'elle sera rendue à portée de leurs pièces. Mais de quelle consternation ne sont pas frappés les pilotes, lorsqu'à la longue vue ils reconnaissent, à la croix noire que porte la grande voile du bateau de Tanguy, que c'est lui qui pilote le bâtiment ennemi! Quoi! c'est ainsi, disent-ils, qu'il se venge de ces Anglais, contre lesquels il jetait hier au soir sa malédiction! Ah le traître! qui aurait dit ça de lui? Oh! s'il pouvait mettre cette chienne de frégate à la côte; avec quel plaisir nous irions le sauver, pour le livrer à la justice du pays, et jouir du bonheur de le voir fusiller! Ces voeux funestes ne devaient pas être tout-à-fait exaucés.

La frégate gouverne déjà de manière à enfiler la passe du Four, et à canonner bientôt la terre. Les pilotes du Conquet pensent qu'il y a à peine assez d'eau pour elle: pendant qu'ils se livrent à l'espoir de la voir toucher, le pauvre Tanguy, toujours perché sur son bastingage, commande la manoeuvre, et dès qu'il fait un mouvement, le canon du pistolet que le capitaine tient obstinément appuyé sur sa tête, se présente à son oeil effrayé. Notre pauvre homme tremblait de tous ses membres, et se repentait déjà de la résolution hardie qu'il avait prise dans un moment où il était loin d'avoir calculé les dangers auxquels son projet l'exposerait. C'est tout au plus s'il lui restait assez de sang-froid pour dire, selon le besoin, loffe, laisse arriver; comme ça va bien! Ces maudites batteries de la côte, qui allaient faire feu, cette arme du capitaine toujours dirigée sur lui, sa femme, ses petits enfants, son île chérie, tout cela effrayait son imagination ou brisait son coeur, et cependant il n'y avait plus moyen de reculer.

Le fort de Lochrist commença à tirer: la détonnation de ces pièces que Tanguy redoutait, il n'y avait encore que quelques minutes, sembla au contraire lui ôter le poids énorme qu'il se sentait sur la poitrine. La frégate riposta, et au moindre geste que faisait le pilote, perché comme un therme sur son bastingage, toujours le bout du pistolet du capitaine accompagnait chacun de ses mouvements. Le feu commencé entre la terre et la frégate devient plus vif, les boulets sifflent, la mitraille pleut. La fumée, ronde, épaisse et blanche, qui sort des flancs de la frégate, couvre à chaque volée et les bastingages et les basses voiles. Dans un de ces moments où le fracas de l'artillerie ébranle le navire, et où les nuages de la poudre en feu voilent tous les objets sur le pont, Tanguy, que le capitaine a sans cesse tenu par le collet au début de la canonnade, saisit le bras de son incommode surveillant; le coup de pistolet qui lui était promis part; mais la balle, détournée de sa direction, le manque, et au même instant, notre pilote s'élance à la mer, plonge sous l'eau, et reparait à dix brasses du bord: les coups de fusil sifflent sur sa tête, qui sort des flots; il disparaît encore; son bateau, resté jusque-là près de la frégate, aperçoit un homme à la mer: il court sur lui; la frégate lance quelques paquets de mitraille sur la Croix-du-bon-Dieu, qui s'éloigne d'elle; les voiles de la barque sont criblées, sa coque percée; mais la barque court toujours à terre, et elle a le bonheur de sauver son patron sous la grêle de boulets et de biscaïens, qui fait jaillir la mer autour d'elle. Pauvre frégate, si bien espalmée quelques minutes auparavant, si bien disposée au combat, et si fringante dans sa voilure et sa haute mâture! Abandonnée par le pilote qui la faisait passer comme une anguille entre les roches et les rescifs du Four, elle glisse avec la vitesse d'un poisson vers une basse terrible qui va la dévorer, comme ces monstres des mers que l'imagination des anciens plaçait sur les côtes de la Sicile; elle court cependant encore, elle tonne: son pavillon est hissé tout haut, au-dessus des nuages de fumée dont elle marche si majestueusement enveloppée. Pas un homme ne bouge à son bord...... Un bruit effroyable se fait entendre, ce n'est plus celui de la foudre qu'elle lance: c'est son fond qui laboure, en craquant horriblement, les rochers sur lesquels elle s'étend en filant encore avec vitesse, et en s'enfonçant dans les flots qu'elle entr'ouvre, et qui, mugissants, se replient sur elle: sa mâture chargée de voiles immenses, s'incline, tombe, les vagues l'entraînent: des centaines d'hommes se disputent, à la surface de la mer, la place qu'ils saisissent sur les débris du vaste bâtiment. Et Tanguy, triomphant dans son petit bateau criblé de biscaïens, lève les mains au ciel, en criant, comme si tout l'univers était là pour l'entendre: C'est moi, c'est moi qui ai fait tout ça! vive l'Empereur! mort à l'Anglais!

Des chaloupes canonnières, mouillées en rade du Conquet, sortent aussitôt pour recueillir les lambeaux de la frégate naufragée, et le reste de son malheureux équipage.

Tanguy, l'illustre Tanguy, aurait bien pu, après son beau fait d'armes, aller au Conquet recevoir l'ovation à laquelle il devait assez justement prétendre: il n'avait qu'une lieue à courir, en continuant sa bordée, pour se rendre dans ce petit port. Mais, toujours fidèle à cet amour national qu'ont surtout les insulaires, il aima mieux faire quatre lieues pour arriver à Ouessant, qu'une seule lieue pour aborder au Conquet. C'est dans sa patrie qu'il est le plus doux de jouir d'un succès: ce sont les applaudissements de ceux qui nous ont vus naître, qui sont les plus flatteurs au coeur. Et qu'est-ce que l'estime ou l'admiration des hommes que l'on ne connaît pas?

L'arrivée de la Croix-du-bon-Dieu à Ouessant, avec ses voiles déchirées par les boulets et sa coque mitraillée, fut un véritable triomphe. Après que Tanguy eut raconté son aventure, le commandant de place s'écria:

—Brave homme, tu as bien mérité de la patrie!

—Le syndic des gens de mer: J'en ferai part à son excellence monseigneur le ministre de la marine et des colonies.

—Le curé: Je vous bénis, au nom du père, du fils et du saint Esprit!

—La bonne Soisic, la femme de Tanguy: Viens-t'en te changer, car tu es encore tout mouillé.

Les assistants, attendris, se contentèrent de répéter, avec l'accent du regret et de l'admiration: Et nous, qui le prenions pour un traître!...

Viens ici, petit Cavet, s'écria à son tour le patron, un peu remis de ses émotions de gloire. Viens ici, à moi. Le petit Cavet s'approcha:

—Vous voyez bien cet enfant, monsieur le curé? Eh bien, les boulets ne lui ont pas plus fait de peur, qu'à moi un verre d'eau-de-vie! Vous l'avez baptisé et rebaptisé avec de l'eau et du sel, n'est-ce pas? Moi, je viens de le baptiser avec de la mitraille, et sa pauvre soeur Jeannette est un peu vengée de l'Anglais, qui nous l'a escamotée, le gueux!

—C'est fort bien fait, maître Tanguy; mais après avoir jeté cette frégate à la côte, pourquoi n'avez-vous pas cherché à sauver une partie de son équipage? La charité chrétienne vous l'ordonnait.

—Moi, monsieur le curé! je ne sauve jamais les gens que je noie.

Et maître Tanguy alla boire et fumer toute la nuit avec ses compatriotes, remplis d'un saint respect pour lui, et d'un tendre sentiment de bienveillance pour son fils adoptif, le petit Cavet.

Les Bas-Bretons n'ont pas besoin de boire pour être de très-bonnes gens; mais, néanmoins, c'est presque toujours en buvant qu'ils prennent les résolutions les plus généreuses. Pendant que les bouteilles d'eau-de-vie se vidaient en l'honneur de la belle action de Tanguy, les pilotes ne se lassaient pas d'embrasser Cavet, qui passait de main en main autour de la table, avec les verres dont on lui faisait avaler le reste malgré lui.—C'est bien, tout cela! s'écria son père: mais cet enfant, qui est malin comme un singe, ne sait pas encore lire, et ça me fait honte pour lui. Les Anglais m'ont donné cette bourse de cent guinées pour les noyer; je ne leur ai pas volé leur argent, parce que je suis un honnête homme avant tout. Sans le malheur arrivé à ce pauvre petit bonhomme, qui a perdu sa soeur, je n'aurais pas happé ces cent guinées, bien certainement; et comme c'est quasiment lui qui me les a fait gagner, il est juste qu'il en ait sa part. Ainsi je lui en donne la moitié pour qu'il aille à l'école de Brest.

—Oui, oui! dirent tous les pilotes. Et Jean-Marie ajouta:

—Il faut, chaque mois, que nous donnions chacun un demi-écu pour que Cavet, qui est bien triste, le pauvre enfant, depuis qu'il n'a plus sa pauvre Jeannette, soit éduqué à Brest, et qu'il ne soit pas toute sa vie une fichue bête comme nous, en vous exceptant cependant, maître Tanguy.

—Bravo! s'écrièrent tous les pilotes: ce sera maître Tanguy qui sera chargé de recevoir un demi-écu tous les mois, sur notre pilotage, pour payer la pension de Cavet.

Le jeune orphelin pleurait de joie et de reconnaissance, en entendant ses bienfaiteurs parler ainsi: il se jetait tour à tour au cou de Tanguy et dans les bras de Jean-Marie, et ceux-ci, malgré eux, sentaient couler sur leurs joues, déjà enluminées, des larmes de bonheur et d'attendrissement. Il fut décidé, assemblée tenante, que maître Tanguy partirait le plus tôt possible pour Brest, afin de mettre en pension celui qu'il regardait comme son fils. Il promit de s'acquitter de cette tâche, et il tint parole.


Les pilotes de l'Iroise

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