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I
ОглавлениеNaissance de Jeanne de Constantinople. – Mort de sa mère la comtesse Marie de Champagne. – On apprend en Flandre la fin tragique de l'empereur Bauduin. – Douleur des Flamands. – Beaucoup ne veulent pas croire au trépas de Bauduin. – Jeanne et sa sœur Marguerite de Constantinople sont livrées au roi de France par leur tuteur. – Energiques réclamations et menaces des Flamands. – Les princesses sont renvoyées en Flandre. – Jeanne épouse Fernand, fils du roi de Portugal. – Arrestation du comte et de la comtesse de Flandre à Péronne, par Louis, fils du roi. – Louis les relâche après s'être emparé des villes d'Aire et de Saint-Omer. – Traité de Pont-à-Vendin. – Alliance du comte de Flandre avec le roi d'Angleterre. – Le comte refuse assistance au roi de France son suzerain. – Courroux de ce dernier. – Il dirige contre la Flandre l'expédition préparée contre l'Angleterre. – Incidents divers de la guerre. – Prise de Tournai par Fernand. – Siège de Lille – Les bourgeois rendent la ville au comte leur seigneur. – Philippe-Auguste envahit de nouveau la Flandre. – Il reprend Lille, la saccage et la brûle. – Préparatifs de la grande coalition contre la France. – L'empereur Othon à Valenciennes. – Partage anticipé de la conquête. – La comtesse Jeanne reste étrangère à la ligue et la désapprouve. – Intrigues de la reine Mathilde. – Philippe-Auguste s'avance vers la Flandre en tête de son armée. – Bataille de Bouvines.
Jeanne de Constantinople, fille aînée de Bauduin, neuvième du nom, comte de Flandre et de Hainaut et premier empereur latin de Constantinople, et de Marie de Champagne son épouse, naquit à Valenciennes en 1190[1]. Sa mère faillit mourir au moment de lui donner le jour. Elle était dans un état presque désespéré, lorsqu'à défaut de tout secours humain, le comte Bauduin eut l'inspiration d'invoquer l'assistance divine.
Il y avait alors, à la tête d'un des nombreux couvents de la ville épiscopale de Cambrai, un homme dont le renom de sainteté était universel. Il s'appelait Jean, et était abbé de Cantimpré. On racontait que de miraculeuses guérisons avaient été souvent accordées au mérite de ses prières. Le comte de Flandre l'envoya chercher. Alors eut lieu une scène touchante racontée par un chroniqueur contemporain, auteur de la vie du bienheureux Thomas de Cantimpré, dont il était l'ami. «Aussitôt que le serviteur de Dieu fut entré: «Mon Père, s'écria la comtesse, ayez pitié de mes souffrances, et mettez-vous en prière pour moi.» Touché de ses larmes, Jean se retira en sanglotant dans l'oratoire, et levant les mains au ciel: «Seigneur, dit-il, vous qui, pour châtier le péché de notre premier père, avez condamné la femme à enfanter avec douleur, et l'homme, son complice, à gagner le pain de chaque jour à la sueur de son front, exaucez nos prières, et faites que cette femme, qui se confie en votre miséricorde et vous invoque par ma voix, soit enfin délivrée des longues souffrances qu'elle endure, et qu'elle mette au monde un enfant, pour le salut et le bonheur de la patrie!»
»A peine l'homme de Dieu avait-il achevé son oraison que les chambrières de la comtesse accoururent, en grande liesse et jubilation, à la porte de l'oratoire, en annonçant au saint homme que leur dame et maîtresse venait de mettre une fille au monde, et à l'instant, les grandes dames de la cour apportent à Jean l'enfant nouveau-né, comme le fruit de ses prières. L'ami du Seigneur rendit grâces à Dieu et couvrit la petite fille de ses bénédictions. Ensuite on la porta sur les saints fonts de baptême[2], et, suivant l'ordre du comte et de la comtesse, on la nomma Jeanne, bien que personne jusque-là n'eût été appelé de ce nom dans la famille des comtes de Flandre[3].»
Cette enfant prédestinée passa ses premières années à la cour de son père, entourée de toutes les sollicitudes, et sans qu'aucun événement grave vînt troubler sa jeune âme. Mais elle avait dix ans à peine lorsqu'elle apprit qu'elle allait être bientôt privée des joies de la famille et séparée de ses parents bien-aimés. Le mercredi des Cendres de l'année 1200, le comte de Flandre et de Hainaut, à l'exemple de ses illustres prédécesseurs, les Robert de Jérusalem, les Thierri et les Philippe d'Alsace, avait solennellement pris la croix avec la comtesse Marie, sa femme, les princes de sa race et toute la chevalerie de ses Etats.
Deux ans devaient cependant s'écouler avant que les préparatifs de la croisade fussent achevés. Dans cet intervalle, le comte Bauduin avait réglé les affaires de ses Etats et celles de sa famille. Il y apporta un soin tout particulier comme s'il pressentait qu'il ne devait plus revoir ni sa patrie ni sa fille: sacrifice anticipé qui montre à quel degré d'héroïsme et d'abnégation en étaient arrivés les chrétiens d'alors, que dominait une seule et noble passion, celle d'arracher aux infidèles le tombeau du Christ.
Bauduin confia d'abord la régence des deux comtés à son frère Philippe, comte de Namur, qu'il chargea également de la tutelle de sa fille Jeanne et de l'enfant que la comtesse Marie allait bientôt lui donner, et lui adjoignit à titre de conseil un noble et preux chevalier du Hainaut, appelé Bouchard et appartenant à l'illustre maison d'Avesnes. Il fit ensuite des donations en faveur des abbayes de Saint-Bertin, de Clairmarais, de Sainte-Waudru de Mons, de Ninove, de Fontevrault, érigea des églises et des collégiales; et, ne voulant pas laisser de malheureux derrière lui, dota des hôpitaux et fit distribuer quantité de largesses et d'aumônes; après quoi il fonda un anniversaire pour le repos de son âme et de celle de sa femme.
Dans les premiers jours du printemps de l'année 1202, les croisés purent enfin quitter leurs foyers. «Sachez, dit Villeharduin, l'illustre historien de cette croisade, que maintes larmes furent pleurées à leur partement et au prendre congé de leurs parents et de leurs amis[4].» Que dire de celles que répandirent le comte et la comtesse de Flandre en serrant une dernière fois sur leur cœur Jeanne et sa sœur Marguerite qui venait de naître, frêle et précieux dépôt sur lequel reposaient toutes leurs affections et toutes leurs espérances? Combien la séparation eût été plus cruelle encore si l'on avait pu prévoir qu'elle serait éternelle, et que bientôt les deux jeunes princesses flamandes seraient orphelines!
Depuis la première croisade et le grand soulèvement des provinces du Nord qui avait si puissamment contribué à la prise de Jérusalem, l'on n'avait vu un armement aussi formidable que celui que la chrétienté avait préparé pour réparer les désastres des précédentes expéditions d'outre-mer. Ce fut donc à la tête d'une puissante armée que les princes croisés, au premier rang desquels se trouvait le comte de Flandre et de Hainaut avec toute la chevalerie et les hommes d'armes des deux comtés, se dirigèrent vers l'Orient en traversant la Bourgogne, les montagnes du Jura, le mont Cenis et les plaines de la Lombardie, pour aller s'embarquer à Venise. D'un autre côté, Bauduin avait fait équiper dans les ports de la Flandre une flotte de cinquante navires; elle emportait la comtesse Marie avec toute sa cour, de nombreux vassaux, des munitions de toute espèce, et devait rejoindre le comte à Venise ou partout ailleurs, suivant l'occurrence. Nous n'avons point à faire ici l'histoire de cette croisade; il nous suffira de rappeler que, par un concours d'événements aussi extraordinaires qu'imprévus, elle fut détournée du but primitif auquel elle tendait, et qu'arrêtée dans sa marche vers la Palestine, l'armée chrétienne était destinée à renverser l'empire grec de Byzance pour en fonder un autre au profit du comte Bauduin de Flandre, que l'unanime acclamation du peuple et de l'armée éleva sur le pavois en lui décernant la couronne de Constantin. Cette haute fortune était le prix de la bravoure éclatante et de la haute sagesse dont ce prince avait fait preuve au milieu des périls et des difficultés qui avaient précédé le siège fameux et la prise de Constantinople.
Tandis que ces grands et merveilleux événements s'accomplissaient aux rives du Bosphore, la flotte qui transportait la comtesse de Flandre accomplissait dans l'Océan la plus pénible traversée. Des tempêtes, qui durèrent tout l'été, l'empêchèrent de franchir le détroit de Gibraltar, et ce fut seulement en automne qu'elle arriva enfin à Marseille, où elle dut séjourner tout l'hiver par suite des nouvelles contradictoires arrivant d'Orient, et sans doute aussi pour réparer ses avaries. Les navires flamands arrivèrent enfin sur les côtes du Levant; mais la comtesse Marie, déjà souffrante des fatigues de la mer, subit à Saint-Jean-d'Acre les influences de l'épidémie qui y régnait, et succomba tout à la fois sous le coup du mal et de l'émotion qu'elle ressentit en apprenant l'élévation à l'empire de son illustre époux.
Les restes mortels de la nouvelle impératrice arrivant à Byzance au milieu des joies du triomphe semblaient présager une prochaine et plus grande catastrophe; et en effet elle ne se fit pas attendre.
L'empereur, à peine assis sur le trône, eut à lutter contre les princes grecs qui régnaient encore dans plusieurs provinces de l'empire, et qui, après avoir eu la lâcheté de subir le joug des Latins, cherchèrent, par les moyens les plus odieux, à s'en affranchir. Ils avaient, dans ce but, fait alliance avec Joannice, roi des Bulgares, et ce chef de barbares marcha bientôt sur Andrinople, à la tête de hordes innombrables. Bauduin, avec cette vaillance chevaleresque qu'il poussait jusqu'à la témérité, se précipita au-devant d'eux, sans calculer les chances inégales de la lutte, accompagné de son maréchal Geoffroi de Villeharduin et du comte de Blois, et suivi seulement par six cents chevaliers flamands et trois cents Français d'élite. Une effroyable mêlée s'en suivit; après des prodiges de bravoure, l'empereur, dont toute l'escorte était déjà anéantie, disparut enveloppé dans un tourbillon d'ennemis, sans que l'on pût savoir dans le moment s'il était mort, blessé ou prisonnier.
Ce désastre était arrivé le 14 avril 1205. La consternation fut d'autant plus grande qu'une incertitude affreuse régnait toujours sur le sort de l'empereur. Mille bruits sinistres circulaient à ce sujet. Les uns disaient que, fait prisonnier par Joannice, il avait été précipité du haut d'un rocher; d'autres, que le roi des Bulgares, après lui avoir fait couper les bras et les jambes, avait fait jeter son tronc dans un précipice, où il aurait encore vécu trois jours, après lesquels il serait devenu la pâture des oiseaux de proie. D'autres récits, non moins alarmants, étaient encore propagés. Henri de Hainaut, frère de l'empereur, et les chefs de l'armée s'étaient empressés de rechercher la vérité par tous les moyens possibles. Des enquêtes furent ouvertes, des émissaires envoyés partout; enfin, dans son anxiété, le frère de l'infortuné monarque supplia le pape Innocent III d'écrire à Joannice, par l'entremise de l'évêque de Trinovi, pour lui demander la liberté de l'empereur, qu'on avait conservé le faible espoir de retrouver en vie. Joannice répondit qu'il ne pouvait rendre la liberté à l'empereur, parce que déjà il avait payé le tribut à la nature[5]. Enfin un haut baron du Hainaut, Regnier de Trith, chargé, malgré cette affirmation, de recueillir encore des renseignements, déposa que des témoins, dignes de foi, lui avaient déclaré avoir vu l'empereur mort. Le doute n'était plus possible. Henri de Hainaut, frère de Bauduin, revêtit la pourpre impériale le 15 août 1206.
La fin tragique de Bauduin, suivant de si près un triomphe inouï, excita d'universels regrets. En Flandre et en Hainaut, où l'empereur était adoré et où son élévation avait flatté à un si haut degré l'orgueil national, la consternation fut profonde. Il s'y mêlait néanmoins dans les esprits des doutes et des illusions, entretenus par les bruits contradictoires auxquels avaient donné lieu, en Orient même, les circonstances d'une mort longtemps incertaine. On eut beau faire connaître la triste vérité et publier les lettres qu'Henri de Hainaut, successeur de son frère à l'empire, avait écrites pour éclairer l'opinion publique; il y eut encore parmi les populations bien des gens qui restèrent convaincus que leur souverain bien-aimé devait un jour apparaître au milieu d'eux[6]. Il en est ainsi chaque fois qu'un personnage héroïque vient à mourir loin des siens. Le vulgaire, qui n'a point vu et touché sa dépouille, reste incrédule; pour lui, tout grand homme est immortel. Cette fatale crédulité devait produire plus tard une des aventures les plus étranges de l'histoire. On en lira bientôt les émouvants et curieux détails.
Jeanne et sa sœur étaient donc orphelines. L'aînée, en vertu de la constitution féodale et de la loi d'hérédité, devenait, par la mort presque simultanée de son père et de sa mère, comtesse de Flandre et de Hainaut. C'est alors que commença pour elle, dès l'âge de quinze ans, cette existence d'épreuves douloureuses qu'elle subit durant tout le cours de son règne avec une force d'âme qui ne se démentit jamais.
Les peuples des deux comtés avaient reporté sur les jeunes princesses l'affection qu'elles avaient vouée à leur père. Malheureusement les filles de l'infortuné Bauduin ne trouvèrent pas dans leur tuteur tout le désintéressement et tout l'appui qu'elles étaient en droit d'en attendre. Philippe de Namur, homme insouciant et faible, se laissa complètement dominer par le roi de France. Le monarque attachait un grand prix à avoir la garde-noble, comme on disait alors, de Jeanne, héritière de deux belles et riches provinces, et il redoutait surtout de la voir épouser quelque seigneur anglais[7].
Philippe-Auguste séduisit le comte de Namur en lui donnant pour femme sa fille Marie, qu'il avait eue d'Agnès de Méranie, sa troisième épouse, et se fit livrer en échange Jeanne et Marguerite, qu'on enleva clandestinement du château de Gand et qu'on transporta à Paris. Cette trahison souleva l'indignation des Flamands et des Haynuiers. Ils voulurent s'affranchir de la domination de Philippe[8], et le poursuivirent de si amers reproches qu'il en tomba malade et mourut peu de temps après. Les historiens contemporains racontent que, pour expier la faute qu'il avait commise en sacrifiant sa nièce à la politique du roi de France, il voulut se confesser solennellement à quatre prélats, les abbés de Cambron, de Villers, de Marchiennes et de Saint-Jean de Valenciennes. Puis, s'il faut en croire certains chroniqueurs, l'heure de sa mort approchant, il se fit attacher une corde au cou et traîner en cet état à travers les rues et carrefours de Valenciennes, criant d'une voix lamentable: «J'ai vécu en chien, il faut que je meure en chien[9]!»
Jeanne et sa sœur n'en étaient pas moins au Louvre sous la main de Philippe-Auguste. Elles y restèrent jusqu'à ce que les Flamands les réclamèrent avec tant d'insistance que le roi crut politique de les leur renvoyer. Ils étaient, en effet, résolus à s'allier au roi d'Angleterre si le roi de France ne rendait pas leur jeune suzeraine[10]. Philippe le savait, et se vit ainsi forcé d'accéder au désir d'un peuple dont il connaissait depuis longtemps l'esprit d'indépendance et le patriotisme. Les deux orphelines revinrent donc à Bruges, où la sollicitude des Flamands veilla sur elles plus vivement que jamais.
C'est alors que, par l'entremise de la reine Mathilde, veuve de Philippe d'Alsace, fut conclu le mariage de Jeanne avec Fernand, son neveu, fils de Sanche Ier, roi de Portugal. Il paraîtrait que, pour acheter l'adhésion du roi de France, Mathilde aurait été obligée de lui payer une très forte somme d'argent et de faire en outre de riches présents à ses conseillers[11]. Philippe-Auguste s'était fait aussi promettre à l'avance, par Fernand, les villes d'Aire et de Saint-Omer, qui jadis avaient été rendues au comte Bauduin en vertu du traité de Péronne. Fernand, trop heureux d'épouser l'héritière de Flandre, avait tout promis, sans s'inquiéter s'il n'allait pas de la sorte s'aliéner ses nouveaux sujets.
Les fêtes nuptiales furent célébrées à Paris avec une magnificence extraordinaire, aux frais des bonnes villes de Flandre et de Hainaut. «On se livra, à cette occasion, dit le cordelier Jacques de Guise, à une allégresse inexprimable, oubliant cette parole du Sage: que «l'excès de la joie est voisin de la douleur[12].» Ceci se passait en 1211. Jeanne avait alors un peu plus de vingt ans. S'il faut en croire les monuments contemporains que nous avons sous les yeux[13], Jeanne était à cette époque une belle jeune fille aux cheveux longs et flottants sur les épaules. Pour tout ornement, un cercle de perles entoure sa tête. Une simple tunique l'enveloppe chastement, et elle agace du doigt le faucon qui perche sur sa main gauche à la mode du temps.
Lorsque Fernand eut prêté foi et hommage au roi, les deux époux prirent le chemin de la Flandre, comptant fermement sur l'alliance et l'amitié du monarque. Mais, arrivés à Péronne, Louis, fils du roi, qui les avait précédés en grande escorte de gens d'armes, les fit arrêter avec leur suite et enfermer dans le château de cette ville jusqu'à ce qu'il se fût emparé des villes d'Aire et de Saint-Omer, promises par Fernand. Louis prit possession des deux villes; il y massacra tout ce qu'il y avait rencontré de Flamands fidèles, les garnit de vivres et de munitions, après quoi il donna l'ordre de mettre en liberté le comte et la comtesse.
Fernand ne pardonna jamais l'odieuse violence dont sa jeune épouse et lui avaient été l'objet dans cette circonstance. Désormais ennemi mortel du roi de France, il arrivait néanmoins dans ses nouveaux Etats plus impopulaire qu'on ne saurait le dire, en raison des circonstances si fâcheuses au milieu desquelles son mariage avec l'héritière de Flandre avait débuté.
A une journée de marche de Péronne, Jeanne, qui depuis sa récente union avait éprouvé tant d'émotions diverses, tomba malade. Une fièvre violente s'empara d'elle. La reine Mathilde était en ce moment à Douai. Fernand laissa son épouse auprès d'elle, et, accompagné de Philippe, comte de Namur, de Jean de Nesle, châtelain de Bruges, et de Siger, châtelain de Gand, il se présenta aux villes de Lille, Courtrai, Ypres et Bruges, afin de s'y faire reconnaître en qualité de comte de Flandre; car l'adhésion des bourgeois et du peuple était alors non moins indispensable que celle du suzerain. Il y fut reçu froidement; les Gantois montrèrent surtout des dispositions hostiles. Ils prétendaient que l'union de cet étranger avec leur souveraine s'était conclue sans le consentement des villes flamandes, ajoutant que la comtesse avait été vendue et non mariée.
Le principal motif de leur opposition était l'odieux guet-apens dont Louis de France s'était rendu coupable envers Jeanne; et ils craignaient avec raison que Philippe-Auguste ne renouvelât, contre leur pays, ses tentatives d'envahissement. Un prince qui devenait comte de Flandre sous les auspices du roi ne devait compter que sur les antipathies des habitants de Gand, les plus fiers bourgeois du pays. Ils lui fermèrent donc leurs portes, lui déclarant qu'ils ne le recevraient pas s'il n'avait avec lui la comtesse Jeanne, leur seule dame et maîtresse. Fernand, qui ne connaissait pas encore sans doute à quel peuple il avait affaire, voulut entrer de force. Les Gantois, ayant à leur tête Rasse de Gavre et Arnoul d'Audenarde, sortirent des murs et le poursuivirent. Il eût été infailliblement pris si par hasard il ne s'était trouvé sur la Lys, entre les bourgeois et lui, un pont qu'il fit couper en toute hâte; ce qui le sauva. Dans leur colère, les Gantois s'en allèrent alors pour piller Courtrai, coupable d'avoir reconnu et hébergé le Portugais.
Fernand, on le voit, mettait le pied en Flandre pour la première fois sous de malheureux auspices. Pour faire acte de souveraineté et conquérir l'affection de ses nouveaux sujets, il aurait désiré reprendre Aire et Saint-Omer sur le fils du roi de France. Déjà même il avait fait approvisionner Lille et Douai, et il se disposait à marcher contre Louis, qui l'attendait à Arras. Les grands vassaux qui entouraient Fernand, et la comtesse Jeanne son épouse le détournèrent d'une entreprise préparée sans réflexion, dans un moment de colère, et tentée contre des forces très supérieures: on le décida, non sans peine, à négocier un accommodement avec le fils du roi, qui paraissait fort disposé à ne pas s'en tenir aux villes d'Artois qu'il venait de prendre, et à faire irruption en Flandre. Le 24 février 1211, un traité se conclut, entre Lens et Pont-à-Vendin, par lequel Fernand et Jeanne remirent définitivement et à toujours à Louis, fils aîné du roi et à ses hoirs, comme étant aux droits de sa mère Isabelle de Hainaut, les villes d'Aire et de Saint-Omer. Le fils du roi promit, de son côté, de ne jamais rien réclamer dans le comté de Flandre; et l'on donna pour otages de ces conventions mutuelles les plus hauts barons du pays, entre autres le châtelain de Bruges et celui de Gand[14].
Alors Fernand songea à se faire reconnaître des Gantois. Accompagné de la comtesse Jeanne, et suivi d'une nombreuse armée, il se présenta devant leur ville. A la vue de la jeune souveraine et de tous les chevaliers flamands qui formaient son escorte, ils ne firent plus de résistance et consentirent à recevoir les deux époux. Peu de temps après, Fernand et Jeanne se concilièrent tout à fait la puissante ville de Gand en lui accordant une nouvelle organisation municipale. Les échevins devinrent électifs par année, comme l'étaient ceux d'Ypres depuis 1209.
Cependant le traité de Pont-à-Vendin n'avait pu effacer du cœur de Fernand le souvenir de la prison de Péronne. Quand il eut pris possession de la Flandre, il résolut de mettre à exécution ses projets de vengeance contre le monarque français. En cela il était assuré de la sympathie et du concours de ses nouveaux sujets, qui depuis si longtemps nourrissaient pour Philippe-Auguste une haine qui n'était que trop motivée.
Ce fut sur Jean-sans-Terre, roi d'Angleterre, que Fernand porta naturellement ses vues. Dans l'été de 1212, il noua des relations avec ce prince, et bientôt intervint un traité d'alliance offensive et défensive, avec promesse, de la part du roi, de fournir des secours en hommes et en argent aussitôt que le comte de Flandre en aurait besoin[15].
La rupture ne tarda pas à éclater entre Philippe-Auguste et Fernand. Jean-sans-Terre avait été naguère condamné par la cour des pairs de France, à cause du meurtre d'Arthur, son neveu. De plus, le pape Innocent III venait de l'excommunier pour le punir de ses violences envers le clergé. Ses sujets avaient été déliés par le pontife du serment de fidélité; on disait même qu'Innocent offrait la couronne d'Angleterre à Philippe-Auguste. Jean appela à son aide son neveu Othon IV, roi de Germanie; or celui-ci n'était guère en mesure de le secourir. Elu empereur par la protection du Pape, Othon avait tourné ses armes contre le Saint-Siège et était aussi excommunié. Frédéric II, fils de Henri VI, couronné à sa place, s'était uni avec le roi de France. Mais si les deux monarques, déposés par le Souverain-Pontife, avaient contre eux ces puissants ennemis, ils trouvaient d'un autre côté des alliés dans les comtes de Flandre, de Hollande, de Boulogne, et autres. Ces princes, réunis dans une même communauté de haines et d'intérêts, formèrent bientôt, avec Jean-sans-Terre et Othon, une des plus redoutables coalitions dont les annales du moyen âge nous aient gardé le souvenir.
Quant à Fernand, qui de tous les mécontents n'était pas le moins courroucé, il crut le moment de la vengeance arrivé lorsque Philippe-Auguste prépara son expédition pour tenter la conquête de l'Angleterre. Le roi convoqua à Soissons un parlement de tous ses barons: ils y vinrent en foule se ranger sous sa bannière. Le comte de Flandre seul fit défaut, déclarant qu'il n'assisterait pas son suzerain, si celui-ci ne lui donnait satisfaction en lui rendant les villes d'Aire et de Saint-Omer. Philippe-Auguste ignorait encore l'alliance de Fernand avec les ennemis du royaume: il lui offrit quelques dédommagements. Le comte les repoussa avec dédain, et le roi vit bien alors que Fernand entrait en rébellion ouverte. Sur ces entrefaites, Jean-sans-Terre se réconcilia avec le Pape, et l'expédition de Philippe-Auguste, qui ne marchait que comme exécuteur des ordres du Saint-Siège, se trouva sans objet. Innocent l'avait même tout à fait interdite. Philippe aussitôt tourna toutes ses forces contre la Flandre, et cette contrée devint le théâtre d'une guerre acharnée. Telle fut la source première des angoisses patriotiques dont l'existence de Jeanne devait être abreuvée, et le prélude d'un des plus grands événements du siècle. Rappelons-en les préliminaires.
La flotte du roi de France, composée de dix-sept cents barques montées par quinze mille lances, sortit du port de Calais, et se dirigea vers les côtes de Flandre. Le roi, qui s'était avancé avec sa chevalerie jusqu'à Gravelines, y attendit ses vaisseaux, et l'armée d'invasion y stationna pendant quelques jours. Fernand, sommé par Philippe-Auguste de se rendre auprès de lui, ne parut pas. Alors Philippe pénétra en Flandre, tandis que la flotte, sous la conduite de Savari de Mauléon, mettait à la voile pour le port de Dam. «Partis de Gravelines, dit l'historien poète, Philippe le Breton, les navires, sillonnant les flots de la mer, parcoururent successivement les lieux où elle longe le rivage blanchâtre du pays des Blavotins, ceux où la Flandre se prolonge en plaines marécageuses, ceux où les habitants de Furnes, par une exception remarquable, labourent les campagnes voisines de l'Océan, et où le Belge montre maintenant ses pénates en ruines, ses maisons à demi-renversées, monuments de son antique puissance… Sortant de ces parages, et poussée par un vent propice, la flotte entre joyeusement dans le port de Dam, port tellement vaste et si bien abrité qu'il pouvait contenir dans son enceinte tous nos navires. Cette belle cité, baignée par des eaux qui coulent doucement, est fière d'un sol fertile, du voisinage de la mer et des avantages de sa situation. Là se trouvent les richesses apportées par les vaisseaux de toutes les parties du monde; des masses d'argent non encore travaillées, et de ce métal qui brille de rouge; les tissus des Phéniciens, des Sères (Chinois), et ceux que les Cyclades produisent; des pelleteries variées qu'envoie la Hongrie, les graines destinées à la teinture en écarlate, des radeaux chargés des vins que fournissent la Gascogne et la Rochelle, du fer et des métaux, des draperies et autres marchandises que l'Angleterre et la Flandre ont transportées en ce lieu pour les envoyer de là dans les divers pays du globe[16].»
Cependant le roi de France avait envahi tout le territoire flamand, et «ses troupes se dispersaient de tous côtés, semblables aux sauterelles qui, inondant les campagnes, se chargent de dépouilles et se plaisent à enlever le butin[17].» A son arrivée devant Ypres, Fernand lui adressa des propositions de paix; car il commençait à être effrayé d'une agression si formidable et si prompte[18]. Philippe-Auguste ne voulut rien écouter. Alors Fernand, ne perdant pas courage, réunit tous ses chevaliers et le plus grand nombre d'hommes de guerre qu'il put trouver, et tint conseil sur les meilleures mesures à prendre en pareille occurrence. Déjà la ville d'Ypres s'était rendue au roi de France et lui avait livré les principaux d'entre ses bourgeois pour otages. Gand et Bruges, dont les châtelains, garants du traité de Pont-à-Vendin, avaient quitté le parti de leur seigneur pour celui du roi, imitèrent cet exemple. La Flandre presque tout entière allait tomber au pouvoir de Philippe. Fernand et ses conseillers résolurent d'envoyer en toute hâte vers le roi d'Angleterre pour en réclamer du secours.
Bauduin de Neuport, chargé de cette mission, s'embarqua aussitôt et se dirigea vers Sandwich, où il espérait trouver le roi. Il y arriva la nuit. Le roi était alors aux environs de Douvres avec le cardinal Pandolphe, légat du Saint-Siège, qui venait de conclure la réconciliation entre Jean-sans-Terre et Innocent III, et de lever l'interdit lancé contre l'Angleterre. Bauduin de Neuport monta à cheval sans délai et se rendit à toute bride vers le monarque. Il en fut très bien reçu, et le roi lui dit: «Annoncez au comte de Flandre que je l'aiderai de tout mon cœur; je vais incontinent lui envoyer le comte de Salisbury, mon frère, et le plus de chevaliers et d'argent que je pourrai[19].» Il donna en même temps aux chevaliers flamands qui étaient près de lui congé de retourner vers leur seigneur, afin de lui prêter assistance. Renaud de Dammartin, comte de Boulogne, et Hugues de Boves se trouvaient aussi au camp du roi. Ils voulurent se joindre à l'expédition.
Huit jours avant la Pentecôte, elle partit de Douvres sous le commandement de Guillaume Longue-Epée, comte de Salisbury, «lequel montait un navire si grand et si beau que chacun disait qu'il n'en existait pas de pareil[20].» On eut peu de vent durant toute la traversée; de sorte que la flotte n'aborda que le jeudi suivant en un lieu appelé la Mue, à deux lieues de Dam. Là, les chevaliers et sergents s'appareillèrent; on quitta les navires de haut bord pour entrer dans les bateaux plats, et on se précipita sur la flotte française dégarnie de troupes; car le roi de France avait imprudemment appelé près de lui la plupart des hommes d'armes qui devaient défendre ses vaisseaux. Quatre cents barques, dispersées le long de la côte, parce que le port, quoique fort vaste, ne pouvait les contenir toutes, tombèrent au pouvoir du comte de Salisbury et des chevaliers flamands; mais ils ne purent s'emparer du reste, composé de gros navires qu'on avait échoués à sec sur le rivage[21].
Le lendemain vendredi, le comte de Flandre, ayant appris la venue des secours d'Angleterre, arriva près de Dam avec une escorte de quarante chevaliers seulement. Aussitôt qu'on le vit venir, les comtes de Salisbury et de Boulogne descendirent à terre et se rendirent à sa rencontre. Dans cette entrevue, ils le requirent de rompre tout lien de vassalité et d'obéissance envers le roi de France, et de s'unir plus étroitement que jamais à la cause du roi d'Angleterre. Fernand jura, sur les reliques, qu'il aiderait toujours et de bonne foi le roi d'Angleterre, qu'il lui serait toujours fidèle et ne ferait ni paix ni trêve avec le roi de France sans son consentement et celui du comte de Boulogne[22]. Renaud de Dammartin avait juré une haine mortelle au roi de France, depuis que celui-ci l'avait expulsé de sa terre pour différentes exactions commises contre des seigneurs voisins, et notamment contre l'évêque de Beauvais, cousin du roi. Mais l'origine de sa colère, s'il faut en croire un chroniqueur, remontait plus haut.
Un jour, se trouvant dans les appartements du roi, à l'hôtel Saint-Paul à Paris, une querelle s'éleva entre lui et Hugues de Saint-Pol. Hugues le frappa du poing au visage et le sang jaillit; Renaud tira sa dague et en allait frapper le comte de Saint-Pol, lorsque le roi et les barons présents se portèrent entre les deux antagonistes. Renaud, furieux de n'avoir pu se venger, sortit du palais, remonta à cheval et regagna son pays. Le roi lui envoya bientôt après frère Garin, son conseiller, pour l'apaiser et l'engager à faire sa paix avec le comte de Saint-Pol; mais Renaud de Dammartin répondit qu'il ne pourrait oublier l'injure et la pardonner, tant que le sang qui avait coulé de son visage ne fût remonté de lui-même à sa source[23]. En conséquence, il s'était livré contre son ennemi et les parents de ce dernier à des actes de violences tels que le roi avait été obligé d'envahir le comté de Boulogne et de chasser Renaud. Le comte alors, plus que jamais irrité, s'était jeté dans le parti du roi d'Angleterre et avait, par ses intrigues, puissamment contribué à former la grande coalition que l'on connaît, et à laquelle Fernand, de son côté, venait de se vouer corps et âme.
Le samedi, veille de la Pentecôte, le comte de Flandre, le comte de Boulogne et les autres chevaliers qui avaient débarqué se levèrent de grand matin, entendirent la messe, et puis s'armèrent et montèrent à cheval pour s'approcher de Dam. A une demi-lieue de la ville, on s'arrêta pour tenir conseil et aviser aux moyens d'assaillir les murailles du côté de la terre. Robert de Béthune et Gauthier de Ghistelles s'étaient portés en avant afin de reconnaître le pays. Ayant traversé la rivière qui coule de Bruges à Dam, ils montèrent sur une éminence et regardèrent du côté de Male, château appartenant au comte de Flandre et situé aux environs de Bruges. Ils y aperçurent une grande multitude de gens et crurent d'abord que c'étaient les bourgeois de Bruges qui sortaient de la ville pour venir au-devant de leur seigneur. En ce moment une bonne femme, qui connaissait Gauthier de Ghistelles, accourut vers les deux chevaliers et s'écria tout essoufflée: «Messire Gauthier, que faites-vous ici? Le roi de France est entré avec toute son armée dans le pays, et ce sont ses gens que vous voyez là-bas[24].» Les barons rejoignirent les princes en toute hâte et leur apprirent la nouvelle. Le comte de Boulogne dit alors à celui de Flandre: «Sire, tirons-nous arrière; il ne ferait pas bon de rester ici[25].»
En effet, le roi de France, ayant connu à Gand la destruction de la flotte, accourait vers Dam avec toute son armée. Il était à peu de distance, et déjà ses arbalétriers d'avant-garde faisaient siffler leurs carreaux aux oreilles des chevaliers flamands. On essaya de leur faire résistance; ce qui donna le temps à la chevalerie française d'approcher. Grand nombre des gens du comte, qui avaient été assez téméraires pour vouloir soutenir le combat, furent tués ou jetés à la mer; plusieurs braves chevaliers tombèrent au pouvoir des Français, entre autres Gauthier de Vormezele, Jean son frère, Guillaume d'Eyne, Guillaume d'Ypres, Ghislain de Haveskerke. On dit que le comte de Boulogne lui-même avait été pris sur le rivage; mais, reconnu par des parents et des amis qui redoutaient avec raison que le roi ne lui fît un mauvais parti, on le laissa s'échapper. Il laissa au pouvoir des Français son cheval, ses armures et son heaume surmonté de lames de baleines formant deux aigrettes élancées[26]. Renaud eut le temps de gagner le grand vaisseau royal avec les comtes de Flandre et de Salisbury. Ce fut Robert de Béthune qui contraignit son maître le comte de Flandre à se jeter dans une barque. Personne ne voulut quitter le rivage avant que Fernand fût en sûreté sur le vaisseau. Les princes se dirigèrent vers l'île de Walkeren pour attendre les événements et se préparer à une nouvelle lutte[27].
En arrivant à Dam, le roi de France fit décharger les vivres et munitions de guerre existant sur les navires qui lui restaient, après quoi il mit le feu à la flotte afin de ne pas la laisser au pouvoir des ennemis, et livra aux flammes la ville elle-même et les campagnes environnantes. Il partit ensuite à la lueur de cet immense incendie, et, traversant la Flandre en exterminateur, il prit des otages dans les principales villes conquises, telles que Gand, Bruges, Ypres, Lille et Douai; rendit ceux des trois premières pour la somme de trente mille marcs d'argent, saccagea Lille à cause de l'amour que les habitants portaient au comte, leur légitime souverain, garda Douai, et rentra en France laissant derrière lui un pays en ruine et une mémoire exécrée.
La Flandre alors respira un peu. Les barons du comté s'assemblèrent à Courtrai; ceux du Hainaut vinrent à Audenarde, et tout ce qu'il y avait de Flamands capables de porter une pique accourut se ranger chacun sous la bannière de son seigneur respectif. Mais on ne savait quelle résolution prendre en l'absence du souverain, et, au milieu du trouble et de la confusion causés par les derniers événements, on ignorait de quel côté le comte Fernand avait porté ses pas après la déconfiture de Bruges.
Les barons congédièrent leurs vassaux jusqu'à nouvel ordre et chargèrent trois nobles hommes, Arnoul de Landas, Philippe de Maldeghem et le sire de La Wœstine, d'aller à la recherche du comte. Ils se rendirent à Nieuport, où était Robert de Béthune, et lui demandèrent s'il savait quelques nouvelles des princes. Robert leur apprit qu'un pêcheur venait de lui annoncer qu'il les avait vus dans l'île de Walkeren, et le comte de Hollande avec eux. Robert de Béthune et les trois barons s'embarquèrent le lendemain de grand matin sur un petit bateau de pêche. En naviguant vers Walkeren, ils aperçurent en mer le comte de Salisbury monté sur le vaisseau royal, et escorté de sept autres navires se dirigeant vers l'Angleterre.
Arrivés en l'île de Walkeren, ils trouvèrent le comte de Flandre, Renaud de Boulogne et le comte de Hollande, qui avait amené une troupe nombreuse de gens d'armes. Fernand fit grand accueil aux chevaliers et fut bien content d'apprendre que Philippe-Auguste, après avoir brûlé ses vaisseaux, était retourné en France. On résolut aussitôt de regagner la Flandre, et deux jours après, les princes et leur armée abordaient au port de Dam. De là Fernand se rendit à Bruges, puis à Gand, qui lui ouvrirent successivement leurs portes et l'accueillirent avec joie comme leur droit seigneur[28]. A Gand, on sut que le roi, en passant par Lille et Douai, avait laissé, dans les châteaux de ces deux villes, de fortes garnisons commandées par le prince Louis et Gauthier de Châtillon, comte de Saint-Pol. Le comte de Flandre reçut même bientôt avis que le prince formait le projet de brûler Courtrai. «Or sus, seigneurs, s'écria le comte de Boulogne à cette nouvelle, montons à cheval, et courons nous enfermer à Courtrai! Si nous étions dans la ville, nous empêcherions bien qu'elle ne fût brûlée[29].»
Alors les comtes, barons, chevaliers et écuyers s'armèrent à la hâte, montèrent à cheval et sortirent de Gand. Ils passèrent par Dronghem afin de mettre la Lys entre eux et les Français. Arrivés à Deynse, ils eurent la douleur de voir les flammes et la fumée s'élever au-dessus des toits de Courtrai. Des paysans leur apprirent que la ville était réduite en cendres, que Daniel de Malines et Philippe de La Wœstine avaient été faits prisonniers en voulant la défendre, et que Louis était rentré à Lille avec toute sa troupe[30].
Le comte de Flandre, fort affligé de ce désastre qu'il n'avait pu prévenir, se dirigea vers Ypres, où les habitants, comme ceux de Bruges et de Gand, le reçurent avec honneur et empressement. Il fut décidé que l'armée prendrait position dans cette ville, qu'on fortifierait et dont on ferait un dépôt d'approvisionnements pour tout le temps de la guerre. En conséquence, on creusa des fossés larges et profonds qui furent remplis d'eau; on construisit de fortes tours en bois, des portes faites d'un mélange de pierres, de briques et de poutres en chêne; on éleva autour de la ville des haies palissadées en guise de murailles. Quand ces travaux de défense furent achevés et qu'ils furent munis de machines de toute espèce, le comte se détermina à aller assiéger la forteresse d'Erquinghem-sur-la-Lys, que Jean, châtelain de Lille, détenait pour le roi. Les Flamands ne purent jamais traverser la rivière, et après quinze jours d'un siège inutile, ils revinrent à Ypres.
Peu de jours après, on résolut de se porter sur Lille. Le prince Louis n'y était plus; mais il y avait laissé deux cents chevaliers déterminés. Après des tentatives infructueuses contre cette ville, Fernand se replia de nouveau sur Ypres. Dans la retraite, les hommes d'armes français se jetèrent sur son avant-garde et firent prisonnier Bouchard de Bourghelles, un des plus nobles et des plus valeureux chevaliers flamands[31]. Voyant que pour le moment il ne pourrait pas reprendre les villes et châteaux de la Flandre wallonne occupés par les troupes françaises, le comte songea à attaquer Tournai, qui n'avait d'autres défenseurs que ses habitants.
Cette cité s'était mise naguère sous la protection de Philippe-Auguste. Depuis lors, elle avait toujours préféré la domination du roi à celle des princes flamands, et dans toutes les occasions elle se déclarait pour les intérêts français. Fernand vint l'investir avec toute son armée. Des pierriers, des mangonneaux et autres engins lancèrent sur la ville une pluie de pierres et de feu. Chaque jour de nombreux assauts étaient livrés aux murailles; enfin, après des efforts multipliés et de grandes pertes de part et d'autre, le comte de Flandre pénétra dans la cité par une brèche de près de mille pieds de large, la saccagea, et en démolit les portes et les remparts. Les bourgeois offrirent vingt-deux mille livres au vainqueur pour qu'il consentît à ne pas brûler le reste de la ville. Fernand les accepta, fit couper une douzaine de têtes et prit soixante otages qu'il envoya au château de Gand. Huit jours après la prise de Tournai, le feu se déclara dans le Marché-aux-Vaches et consuma cinq hameaux hors des murs de la ville. A la même heure un autre incendie éclata hors de la porte de Prune, près de l'église Saint-Martin; enfin, à l'intérieur de la cité, des flammes s'élevèrent également dans le quartier appelé de Dame Odile Aletacque, dans la cour et dans le quartier Saint-Pierre, de sorte que toute la ville semblait devoir être entièrement consumée. On éteignit le feu; mais le comte Fernand, qui avait promis de ne rien incendier et avait reçu de l'argent en conséquence, entra dans une grande colère et fit soigneusement rechercher la cause et les auteurs de ce désastre. On découvrit qu'il était l'ouvrage de soldats flamands, mécontents de ce que le comte ne livrait pas la ville au pillage. Sur l'ordre du comte, huit coupables furent sur-le-champ torturés et suppliciés de la manière la plus affreuse, tandis que leurs complices prenaient la fuite. Fernand rétablit l'ordre et la paix dans Tournai[32]. Il y institua des prévôts, des jurés, des échevins, des sergents, renouvela enfin tous les officiers de la ville; car une grande partie des titulaires avaient été envoyés en otages à Gand[33].
Enhardi par le succès, le comte revint ensuite assiéger de nouveau la ville de Lille. Le prince Louis, trompé par les beaux semblants que les bourgeois lui faisaient, en avait retiré les troupes pour les ramener en France[34]
1
Les historiens du Hainaut disent que ce fut en 1188, mais l'annaliste Meyer donne la date de 1190 qui paraît la plus certaine.
2
En l'église de Saint-Jean de Valenciennes, comme le prouve une charte rapportée par Doutreman, dans son Hist. de Valenciennes.
3
Vita B. Johannis, primi abbatis Cantipratensis, auctore Thoma Cantipratensi, l. III, c. 4, manuscrit de la bibliothèque de M. A. Le Glay.
4
Villeharduin, De la Conquête de Constantinople, édit. P. Paris, p. 16.
5
Quia debitum carnis exsolverat cum in carcere teneretur. —Gesta Innocent. ap. Baluze, p. 69. – Baron. Ann. XX, p. 214.
6
J. de Guise. —Ann. Hannoniæ, XIV, 4.
7
J. de Guise, Ann. Hann. XIV, 6.
8
J. de Guise, Ann. Hann. XIV, 6.
9
Art de vérifier les dates, XIV, 122, d'après Albéric des Trois-Fontaines.
10
Vincent de Beauvais, ap. J. de Guise, XIV, 7. —Chron. de Flandre, inédite, manuscrit de la Bibl. nat. no 8380, fol. 31.
11
Li estore des ducs de Normandie et des rois d'Engleterre, fol. 163 vo, Ire col.
12
Ann. Hann., XIV, 8.
13
Les sceaux des diverses chartes conservées dans nos archives.
14
Archives de Flandre à Lille, Ier cartul. d'Artois, pièce 193. Cet acte a été imprimé plusieurs fois.
15
V. Rymer, Fœdera, nova edit. Londini, 1816, I, 105, 107.
16
Philippide, chants IX et X.
17
Philippide, chants IX et X.
18
Li estore des ducs de Normandie, fol. 163.
19
Li estore des ducs de Normandie, fol. 163.
20
Ibid. 164.
21
Li estore des ducs de Normandie, fol. 164.
22
Li estore des ducs de Normandie, fol. 164.
23
Les anciennes Chroniques de Flandre, manuscrit de la Bibl. nat. no 8380, fol. 32.
24
Li estore des ducs de Normandie, fol. 164, 2e col.
25
Ibid.
26
Philippide, chant IX.
27
Ibid. 165.
28
Li estore des ducs de Normandie, fol. 165. V. – Jacques de Guise, XIV, 80.
29
Li estore des ducs de Normandie, fol. 106.
30
Ibid.
31
Jacques de Guise, XIV, 80.
32
Jacques de Guise, XIV, 88.
33
Ibid.
34
Li estore des ducs de Normandie, fol. 166 vo.