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I

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Le 25 juin 1866, jour anniversaire de sa naissance, Charles d'Este, premier du nom, duc régnant de Blankenbourg, donna une fête de nuit dans sa résidence de Wendessen. Si menaçant que tout parût, car la guerre venait d'éclater entre la Prusse d'une part, et les Etats confédérés de l'autre, – où le Duc avait pris parti contre la Prusse, – néanmoins ce grave événement, le départ récent de l'armée commandée par le prince Wilhelm, et le deuil, l'angoisse, les larmes, la détresse de tout le duché n'avaient pu surmonter son goût pour le luxe et la magnificence; outre qu'un mépris si hautain et si affiché de l'ennemi lui semblait d'une âme romaine, et une admirable politique pour donner du cœur à ses sujets.

Dès huit heures, on ouvrit les grilles, et il se porta dans le parc un concours de monde prodigieux. Les avenues resplendissaient de guirlandes de lampions, d'arbre en arbre, à perte de vue. De quadruples cordons de lanternes colorées dessinaient les damiers du parterre, où çà et là, des arcs de triomphe en architectures de feux, arrêtaient la foule par pelotons. Elle était plus épaisse encore autour de la Naumachie, du Grand-Bassin et de la Colonnade. Une quantité surprenante de pots de résine et de cassolettes en éclairaient comme au brillant du jour, les effets d'eau de toutes sortes, en bouillons, en gerbes, en nappes, en cascades, et les centaines de jets d'eau dardés jusqu'à la cime des arbres.

Mais où la foule s'entassait, principalement de campagnards à gilet rouge et à tricorne, si serrée qu'exactement parlant, l'on n'y pouvait remuer bras ni jambes, c'était près des abords du château. La façade s'en déployait, dominant sur le parc tout entier, du sommet du plateau qu'elle occupe, qui la montrait jusque fort loin, avec son dôme au haut des airs, surmonté du Cheval-Passant de Blankenbourg, sa masse toute flamboyante, et le redoublement de lampions de couleur qui marquaient l'entrée principale. De longues files de carrosses arrivant à chaque instant, et dont les plus dorés tiraient de la canaille des tumultes d'admiration, venaient se ranger au perron, que flanquaient deux Chimères de pierre. Les invités y descendaient, passaient une antichambre de glaces, et se trouvaient dans l'escalier de la salle de comédie, garni de vases et de plantes rares, et superbement illuminé.

Au pied de ce degré dont les branches formaient un fer à cheval, et adossé à la Tisiphone, une statue de bronze vert, un homme se tenait debout, vêtu d'un habit sang de bœuf, culotte et bas de soie, qui moulaient la maigreur d'un Méphistophélès. Sa face comme écorchée, un énorme nez aquilin et des yeux de vautour pleins de feu et dévorants, lui composaient une physionomie haute, méprisante et sarcastique, tout ce qu'était d'ailleurs le comte d'Œls, premier chambellan de Son Altesse.

– Tiens! que faites-vous là, mon cher comte? demanda en lui tendant la main, un personnage qui venait d'entrer, et qui portait l'habit brodé et la petite épée de cour au côté.

– Mais vous-même, monsieur Smithson, répondit d'Œls, je vous croyais encore à Southampton; sur quoi le trésorier fit le récit de son voyage. Il revenait de convoyer trente wagons de meubles précieux que le Duc, par prévision, avait expédiés en Angleterre.

– Oh! dit-il, comme conclusion aux anecdotes qu'il débitait, je crois la précaution bien superflue. Il n'y a qu'un avis là-dessus; les Prussiens ne pourront tenir.

– Pfuit! lança d'Œls, d'un accent de doute ironique, et il se tut à siffloter, en considérant le défilé. Les voitures se succédaient, les valets n'avaient point de relâche à pousser les portes de glaces, et du haut en bas de l'escalier, entre la double haie des gardes, se mouvait une masse éclatante de chamarres, de gens galonnés et de femmes à longue traîne. Quelques-uns venaient saluer le comte d'Œls et l'Américain, et les phrases d'abordée ne variaient guère: toujours le manque de nouvelles, Benedek, les Autrichiens, et le prince Wilhelm, le frère du Duc, que l'on érigeait en dieu Mars, pour sa jonction présumée avec les troupes de Hanovre; – après quoi, les louanges dues à un si magnifique gala. Richard Wagner, prêté par le roi de Bavière, allait diriger l'exécution de plusieurs fragments inédits d'un grand drame qu'il préparait, l'Anneau du Niebelung; et l'opéra serait suivi d'un bal, avec des jeux, des loteries, des masques, des danses aux flambeaux, et autres inventions galantes.

Cependant des clameurs retentirent au dehors; des soldats refoulaient tout le long de l'avenue, la multitude débordée; un officier entra, qui sans même voir les deux courtisans, monta le degré précipitamment.

– Son Altesse arrive, dit M. Smithson.

– Oh! nous avons le temps, repartit le chambellan.

Ils sortirent pourtant, debout sur le perron; et ils ne faisaient que de se placer, quand une sorte de calèche déboucha devant eux au grand trot, suivie d'un peloton de carabiniers, en désordre. Très basse, dorée, peinte aux portières et ne pesant pas un fétu à ses quatre petits steppeurs noirs, cette coquille rococo était menée bride abattue, par Otto, le plus jeune fils de Son Altesse. L'enfant atteignait à ses douze ans, mais il en paraissait bien seize; grand et fort, la mine impudente, d'étranges yeux gris-vert, le poil d'un roux sombre. Sa sœur auprès de lui, qui était sa cadette, fort blanche et extrêmement blonde, jusqu'aux sourcils même et aux paupières, ressemblait, serrée dans son corps d'un damas vieil argent ramagé, à quelque infante de tableau, frêle et hautaine. En arrière, sur un strapontin, ni plus ni moins que deux valets, se tenaient le baron de Cramm, gouverneur du comte Otto, et une jeune Italienne, assez modestement parée, mise là ce soir pour tenir la place de la gouvernante de Claribel, morte peu de jours auparavant. On l'avait choisie sur ses beaux yeux, et parce qu'étant fort bien faite, avec les manières du monde plus qu'il n'appartenait à son obscur emploi de camériste de la garde-robe, Emilia pourrait, sans ridicule, figurer dans l'apparat.

Tous descendirent du carrosse, se groupèrent au haut du perron, où le comte et M. Smithson déployèrent près des deux enfants, la galanterie la plus empressée. Ils étaient les seuls légitimés des cinq bâtards de Son Altesse, et traités sur le pied et avec les honneurs de princes légitimes, jusque-là que l'on avait pris pour leur baptême la célèbre aiguière d'onyx du sacre des rois de Jérusalem. Le Duc n'attendait qu'une lubie, un moment où il penserait sérieusement à l'avenir, pour avancer à son Otto le titre d'héritier présomptif qui lui transmettrait le duché, – tant avait été fort son amour pour leur mère, assez laide femme cependant, et qu'il aurait sans nul doute épousée, si elle n'était morte avant la duchesse.

Alors parut dans l'avenue, un escadron de chasseurs verts, la lame au clair, trompettes et timbales sonnantes. Ils précédaient un landau magnifique, à six chevaux sous robe gris de fer, portant haut, jetant de l'écume, que conduisaient d'un trot mesuré, deux jockeys de velours et d'or, et un troisième postillon qui tenait le flambeau devant eux. Quatre personnes emplissaient l'équipage. Sur la banquette de devant, se voyait l'un des fils du Duc, le comte Hans Ulric, vêtu de l'uniforme noir de colonel des chasseurs de la garde; près de lui, sa sœur Christiane; – et dans le fond, le comte Franz, l'aîné des cinq bâtards de Charles d'Este, tout chamarré de plaques et de cordons, avait sa mère à ses côtés, la Viennoise Augusta Linden, la seule de tant de favorites qui conservât quelque crédit, quoique bien faible, auprès du Duc.

– Christiane! cria Claribel, en battant des mains, et elle accourut aussitôt se jeter au cou de sa sœur, à qui Otto, par raillerie, faisait mine de porter la traîne.

Mais Hans Ulric, qui descendait, le chassa d'un geste colère. Ce jeune homme assez petit, très noir et médiocrement bien fait, laissait voir dans toute sa personne, un air de souffrance rêveuse, qui relevait une figure entassée et quelque peu camuse. Le Duc l'avait eu en Russie, d'une esclave des Orloff, alors que, prince héréditaire, il commençait son voyage d'Europe. Il prit l'enfant, laissant quelque argent à la serve, dont celle-ci se maria; – et Hans Ulric avait grandi côte à côte avec Christiane, fille d'une mère irlandaise. De là leur surprenante amitié; tellement uns, que travail, promenades ou divertissements, ils ne se quittaient presque point. Elle était faite au tour, svelte, une taille longue et menue, et une marche de déesse, fort blonde, de grands yeux bleus d'enfant, une chair de rose et de lait, avec lesquels s'harmoniaient ce soir, son ajustement et ses pierreries qui étaient des aigues-marines et les plus belles opales. Elle en portait dans ses cheveux, mêlés de plumes et de marabouts, sur la gorge un collier d'émeraudes; et sa robe en crêpe de Chine, d'un vert argenté presque blanc, était brodée de feuillages d'argent et boutonnée de perles fines.

Cependant des acclamations retentirent, et l'on vit s'avancer d'abord un long cortège de gardes du corps. Les feux se reflétaient dans leurs casques empanachés, et botte à botte, gravement, ils marchaient au plus petit pas. Puis venaient la livrée du Duc, les piqueurs vêtus d'habits vert sombre, les officiers de sa maison, valets de chambre, sommeliers, maîtres d'hôtel tenant à la main des bâtons cerclés de vermeil et sommés du Cheval-Passant; et enfin, à vingt pas d'intervalle, seul au milieu de l'avenue, le carrosse ducal apparut.

Il était traîné par huit chevaux blancs, couverts de housses, et conduits à la main. Tout en glaces et le toit doré, qui portait à l'entour d'une couronne d'or, des Renommées sonnant de la trompette, il roulait avec majesté sur quatre énormes roues dorées, aux jantes flamboyantes, cerclées de vermeil; et de l'acrotère aux essieux, siège, rinceaux, soupentes, portières, la lourde et superbe machine éblouissait d'or, comme un soleil. Un cocher poudré la menait, le lampion sous le bras; deux heiduques à chapeau de coq, suspendus par derrière aux embrasses, ne remuaient pas plus que des statues; et au fond du carrosse, seul, et son lévrier devant lui, vautré sur les coussins de soie cramoisie, on apercevait le duc Charles.

Le carrosse tourna se ranger au perron, où la lumière crue des lampions tombant sur lui, le faisait miroiter extraordinairement. Alors des clairons sonnèrent, une voix jeta des commandements, mille cris de Vive le Duc! partirent avec des hurrahs prolongés, et les tambours battaient aux champs, sans s'interrompre. Des fusées pétillèrent, embrasèrent le ciel, s'entrecroisant de toutes parts, merveilleuses, continuelles, versant des pluies d'étoiles et d'or; deux dragons en pyrotechnie, à droite et à gauche de l'entrée, se tordirent en vomissant des roses; puis soudainement, tout blêmit dans une immense clarté verte, qui provenait de flammes de Bengale.

Elles entouraient un rocher, haut de près de cinquante pieds, décor dressé pour la circonstance. Chargé de rocs, de colonnes, de statues, et de tous les colifichets qu'avait pu y accumuler le goût théâtral de Son Altesse, il était, jusqu'en haut, couvert de plants de vignes, dont les grappes de verre bleu, blanc, rosat, ou couleur de topaze, contenaient chacune sa flamme de gaz. Elles s'allumèrent d'un coup, par une étincelle électrique, et en même temps, un ruisseau de vin sourdit, s'accrut, roula des hauteurs, en mince filet écumeux.

C'était une ancienne coutume, quoique tombée en désuétude depuis plus de quarante ans, que le Duc avait rétablie pour soulever les acclamations, et tâcher de se ramener quelque semblant de popularité. La foule, en effet, sur cela, commença de faire des cris; une poussée rompit la ligne des soldats, et tout ce qui se pressait dans les allées, de bas peuple et de canaille, se rua au Rocher de vin. Il y eut là un incroyable désordre; des clameurs, des coups, des bras levés, mille rixes et des imprécations, et d'aigres piaillements de femmes, dont beaucoup portaient des maillots au sein. Se plaisant par boutades aux scènes du populaire, le duc Charles avait commandé que l'on baissât toutes les glaces, et il considérait ce curieux spectacle, à travers son lorgnon à deux branches, tenu par un jaseron d'or, tout en fourrageant des sucreries dans un sachet, à ses côtés.

Mais soudain, il se renversa, saisi d'un accès d'hilarité. L'un de ces marauds de là-bas, quelque caboche inventive et profonde, avait eu l'industrie d'attacher une éponge au bout d'un bâton, et il pompait ainsi le vin commodément, de trois ou quatre rangs en arrière; le Duc à cette vue, pris d'un rire énorme, avait laissé retomber son binocle, et les épaules lui allaient à étouffer. Puis au milieu de ses éclats, il donna l'ordre à d'Œls qu'on lui amenât le compagnon. Justement, à cet instant-là, l'homme se tirait de la foule; un valet s'approcha de lui, glissa quelques mots à son oreille, et le drôle, qui tout d'abord, avait fait un bon saut de surprise, se hâta d'accourir près de la portière, où il se plongeait en courbettes, sans lever les yeux du sol, et répétant continuellement:

– Ah! grand princé! Douc magnanimé!

Ce cruel accent italien redoubla l'hilarité du Duc qui fut aux larmes, sitôt qu'il eut toisé l'animal. Grand, alerte et découplé de corps, il semblait l'être aussi d'esprit; impudent, le nez haut, les dents blanches, l'air d'un comédien de campagne, des bijoux de laiton partout, et les mains sales.

– Ah ça! pendard, lui dit Son Altesse en français, tu as donc juré de me faire mourir à force de rire!

– Moi! soublimé grand monarque, et il jetait les bras au ciel, le malhouroux Arcangeli qui voudrait consacrer sa vie dans le servicé de Votre illoustre Mazesté!

– Vraiment! fit le Duc en riant, et si je te prenais au mot?

– Viva monsignor le Douc! cria l'Italien éperdu, viva le Douc! et se jetant à deux genoux comme hors de sens, il saisit frénétiquement le pied de Son Altesse, au bord de la portière ouverte, et lui baisait ses escarpins, garnis de bouffettes de diamants.

– Allons! reprit le Duc qui se pâma de nouveau, tu suivras Hildemar ou Joseph qui te donnera ma livrée, et je me souviendrai de toi à l'occasion; puis se levant tout debout:

– D'Œls, commanda-t-il, votre bras.

Il monta lentement l'escalier, suivi de son lévrier César qui lui marchait aux talons, et derrière, à trois pas d'intervalle, venait le reste de la compagnie. Puis, l'on traversa un plain-pied de chambres silencieuses, magnifiquement éclairées, superbes en marbres, en plafonds, en peintures, en glaces et en dorures. Otto et Claribel marchaient, sans se quitter la main; Christiane échangeait par moments, un sourire avec Hans Ulric, et le comte Franz, galamment, lorgnait Emilia Catana, la camériste italienne, qui commençait à lui faire impression. Ils parvinrent ainsi à un dernier salon, fort petit et meublé à la turque. Une porte en rendait sur la loge ducale, et le comte l'ouvrait déjà, quand son maître avant de passer:

– D'Œls, reprit-il, j'y songe; allez donc ordonner que l'on couvre mes chevaux; les braves bêtes étaient tout en sueur.

Alors il s'avança dans la grande loge tendue de velours nacarat; et comme l'orchestre entonnait l'hymne national de 1813, Charles d'Este se découvrit et salua la foule qui l'acclamait. Il avait quarante-cinq ans à cette heure; assez gros, d'énormes sourcils, un teint brun et rouge bourgeonné, l'air moqueur et féroce, et de petits yeux noirs percés très haut, à la racine d'un nez prodigieux, busqué, qui lui tombait sur une barbe épaisse. Il était en complet uniforme de général blankenbourgeois, les plaques de ses ordres sur la poitrine, épaulettes de diamants jaunes, et à l'épée sept ou huit millions de pierreries. La Toison lui pendait au cou, d'un cordon rouge.

Il s'assit, mettant à sa droite le comte Otto, et à sa gauche, Christiane et la petite Claribel. Une profusion de lumières éclairaient la salle dorée. Partout les pierreries, le satin, la parure éclataient avec somptuosité. Les diamants dardaient des feux; les éventails peints s'agitaient: force rubans orange ou bleu céleste, qui sont de l'ordre des Guelfes et du Cheval-Blanc, coupaient les uniformes noirs; et les cordons de femmes au premier rang des loges, demi-nues, parées, les cheveux hauts, y faisaient sur tout le pourtour, une montre de gorges, d'épaules et de chairs superbes étalées. C'était alors la mode des volants, des gazes pailletées d'argent, des écharpes de violettes et de myosotis; des chaînes de feuillage suspendaient à la taille un petit miroir Renaissance; beaucoup de femmes tenaient en main des bouquets de camélias; et les quatre rangées de loges, toutes chatoyantes de couleurs tendres, et pareilles en symétrie, montaient ainsi jusqu'au plafond, blanc et rose, où se voyait un Apollon au milieu de grands corps de déesses. La fable courait à la cour, que le dieu, dans sa nudité, était peint au vif, d'après le duc Charles.

L'hymne cessa; le vieux Rummel, maître de chapelle de Son Altesse, quitta le pupitre discrètement, se coula dans un coin de l'orchestre, où il était à peine établi, qu'une porte basse s'ouvrit, à gauche du proscenium. Wagner parut.

Il fit au duc Charles, assez roidement, une orgueilleuse révérence, à quoi Son Altesse répondit par une inclination de corps. Tous se penchaient pour le mieux voir, avec quelque réserve pourtant, la jalousie du Duc souffrant d'une attention qui ne lui était pas consacrée. Le silence enfin se rétablit. Wagner venait de monter au pupitre. Il s'assit, rassembla d'un geste impérieux les musiciens sous son archet, passa sur eux un coup d'œil pénétrant, – ce qu'ils allaient jouer d'abord, selon un caprice de Charles d'Este, c'était la symphonie qui ouvre Tannhaüser, – et soudain, donna le signal.

Les cuivres partirent, entonnant le fameux chœur des Pèlerins. Il décrut, s'enfonça au lointain, et de mornes bouffées de sons où l'hymne flottait en vagues soupirs, s'épandaient comme la mélancolie d'un crépuscule. Voici venir la nuit, une nuit de magie et d'enchantement, la nuit du Venusberg, le mont où la déesse retient captif le chevalier. On entendit un chant d'amour, puis, la Bacchanale éclata; toutes les voix de l'orchestre tonnèrent, et ce fracas passait comme le souffle même de la Grotte de beauté, comme la trombe harmonieuse, où était emporté, dans une éternelle tempête d'amour, l'inquiet chevalier, Tannhaüser. Et, si blasé que fût le Duc, quoiqu'il crût indigne de lui de se laisser toucher par les pensées d'un autre homme, un peu d'orgueil lui haussa le cœur. Il promena ses yeux avec fierté sur la multitude qui l'entourait, sur ses enfants jeunes et beaux qui se serraient à ses côtés, sur cette noblesse fidèle, dont les ancêtres servaient les siens. Gardé par ses soldats, acclamé par son peuple, il était bien le fils d'une famille de dieux, le chef des derniers de ces Guelfes, aussi puissants jadis que les Habsbourg, aussi nobles que les Bourbons. Cette longue suite d'aïeux lui revint d'un seul coup, en mémoire: son grand-père, le duc fameux par son manifeste contre la France, Othon, le vaincu de Bouvines, l'empereur Henri le Lion, dépossédé, mis au ban de l'Empire, et Witikind enfin, l'ancêtre fabuleux, le plus grand des Saxons. Il oublia le bruit, la fête, cette magnificence qui l'entourait, et le regard perdu, s'abîmait en ses pensées. Les derniers accords retentirent, et l'applaudissement fut général, dès que le Duc en eût donné le signal.

– D'Œls, dit-il en passant dans le petit salon turc, où l'attendaient toutes sortes de fruits, de pâtisseries et de liqueurs, amenez-moi Wagner après le spectacle. Je veux qu'il reçoive de ma propre main, la grand'croix de l'ordre du Cheval-Blanc.

Les éventails battaient; des rires partaient tout à coup, et je ne sais quoi de plus vif s'était répandu dans l'assemblée, toute morne sous l'œil du Duc, et étouffant de silence et de gêne. Le comte Franz galantisait près de la jeune Italienne; Hans Ulric frémissant parlait à Christiane en mots rares, émus, et comme mourants sur ses lèvres, et M. d'Œls, au fond de la loge, persiflait le baron de Cramm, lequel fort ventru et grand sueur, ruisselait à faire pitié. Mais un timbre strident appela; le Duc regagna son fauteuil, où il était à peine assis que, se penchant vers Otto:

– Hein! mignon, si le feu prenait! dit-il, avec un rire joyeux.

L'on allait donner maintenant un acte de la Valkyrie, l'un des drames dont est composée la tétralogie de l'Anneau. Wagner avait choisi ce fragment de son grand ouvrage, parce qu'il n'y fallait que trois voix, et que la fable s'en pouvait aisément détacher du plan général. Le bruit s'apaisa peu à peu, l'orchestre fit un court prélude, et le rideau se leva.

C'était une habitation primitive, une tanière de chasseur. Des hures monstrueuses, des peaux d'ours et de loups, des massacres d'aurochs en couvraient les murs; le tronc d'un hêtre colossal occupait le centre de la chaumière. Au dehors, la tempête hurlait, et une femme, sur la scène, offrait à boire à un guerrier, exténué de fatigue et de soif. On était transporté aux temps légendaires, quand la race des Dieux luttait contre les Nains et les Géants, et que des héros, fils de dieux, conquéraient des vierges à travers le feu. Ensuite, un thème rude éclata, un pas courut précipité, et Hunding entra, l'époux de Sieglinde et le maître de la demeure.

Mais l'attention n'était pas à la scène, et se détournait sur la loge, par des coups d'œil furtivement jetés, et de rapides chuchoteries. Dès l'entrée du chant de Sieglinde, le Duc, surpris, avait levé la tête. Il consulta son billet de programme imprimé en lettres dorées. Sieglinde se nommait Giulia Belcredi. Elle avait été amenée de Munich par Wagner lui-même, à qui elle s'était offerte pour chanter, aussitôt le gala proclamé. Le Duc l'avait à peine vue, le jour de la présentation, l'oubliant depuis si parfaitement, qu'il ne la reconnaissait point. Avec sa lorgnette il l'examina, et elle lui parut touchante dans son ample vêtement blanc, tandis qu'elle attachait sur Siegmund, son frère inconnu, des yeux déjà brûlants d'amour. Mécontent qu'on l'observât ainsi, et pour dérouter les fâcheux, Charles d'Este se mit à déguster tranquillement un sorbet posé près de lui, sur une tablette, et entre temps, il lorgnait l'assemblée, jouant à se nommer tout bas les visages d'après les épaules, – car il était bien peu de femmes de sa cour qu'il n'eût pas eues à son commandement, – et cherchant si qui que ce soit ne manquait à la fête. Mais non, tout Blankenbourg était là, et même il échappa au Duc comme un geste de ressouvenir:

– Avez-vous au moins, monsieur d'Œls, signifié mes ordres à Bergmuller?

C'était le nom de l'unique accoucheur qui se trouvât dans le duché. En effet, M. de Lauingen étant parti subitement, sans en donner avis au Duc, celui-ci, de furie pour cette trahison, s'en était pris à la baronne, dont la grossesse arrivait à son terme.

– Je lui ai fait défense au nom de Votre Altesse Sérénissime d'assister madame de Lauingen, répliqua d'Œls, qui s'inclina.

Le Duc, aussitôt radouci, reporta ses regards sur le théâtre. Parmi des fureurs de trompettes et un tumulte guerrier, Hunding y défiait son hôte; le hasard avait jeté Siegmund chez le plus violent de ses ennemis. Qu'il dormît sans crainte cependant; la maison lui était amie jusqu'à l'aurore; alors s'engagerait le combat, et point de merci au vaincu! La pâle Sieglinde sortit préparer le breuvage du soir; Hunding appesanti de colère et de fatigue, la suivit au lit nuptial. Maintenant, Siegmund était seul; un silence chargé de passion l'enveloppe, tandis qu'il rêve au coin de l'âtre. La flamme peu à peu s'appâlit; une nuit plus profonde descend; la porte s'ouvre; c'est Sieglinde.

Le Duc ressaisit sa lorgnette, et tous les regards attentifs étaient fixés sur la scène. Depuis huit jours, il se disait merveilles du duo d'amour qui suivait, et qui passait de loin le reste, à l'avis unanime des initiés des répétitions. Les femmes se penchèrent plus avidement; un silence de mort régna. Wagner tout droit au pupitre-chef, ses cheveux gris tombant en désordre autour de ses tempes, maigre, avec son nez d'aigle et ses yeux perçants, marquait lentement les mesures. Le thème de l'Epée flamboya dans l'orchestre. Sieglinde montrait à Siegmund la garde d'or d'un glaive au flanc du hêtre. Un étranger était venu un jour, avait poussé le fer jusqu'au cœur de l'arbre… Mais un trouble la saisissait, une sorte de langueur amoureuse; des silences haletants coupaient le dialogue; des soupirs lui gonflaient la poitrine; l'aveu suprême leur échappait.

A ce moment, quelqu'un gratta, timidement d'abord, puis avec du bruit, contre la porte de la loge, et quand M. Smithson l'eut ouverte, un capitaine effaré se montra.

– Qu'y a-t-il donc, monsieur, de si pressé? fit d'Œls sèchement, sur quoi, l'autre, en balbutiant, remit une lettre au vieux chambellan. Elle avait été apportée à franc étrier, par un garde du forestier de Mannersberg, et l'affaire était capitale, ainsi qu'en témoignaient ces mots tracés sur l'enveloppe: Je supplie Votre Altesse Sérénissime d'ouvrir cette lettre immédiatement. Alors, comme entendant enfin le murmure du colloque derrière lui, le Duc s'était retourné furieux, M. d'Œls lui tendit la missive, scellée d'un large cachet de cire rouge.

Charles d'Este la prit non sans étonnement, vit cette étrange suscription, et rompit la lettre tout aussitôt. Il la lut d'un coup d'œil, fit un cri, se dressa, dans un désordre inexprimable.

L'orchestre surpris s'arrêta, et l'émoi redoubla lorsque l'on vit le Duc sortir violemment de sa loge, suivi de ses enfants et de ses familiers. Fort tôt après, le rideau s'abaissa, les colloques éclatèrent. Richard Wagner pâle et debout, le visage tourné vers la salle, demeura un moment indécis, puis finalement se retira. Et soudain, une rumeur étrange se répandit par l'assemblée. L'un des corps de l'armée prussienne avait pénétré dans le duché; le forestier de Mannersberg s'était vu au moment d'être pris, n'avait eu que le temps de mander à Son Altesse cet incroyable coup du sort. La nouvelle fit, à demi-bas, le tour de la salle. Il en parut de la stupeur d'abord, ensuite de l'alarme; nul n'osait remuer toutefois, la cour entière ayant les yeux sur qui donnerait le signal. Enfin, il se risqua quelques audacieux, qui furent suivis de beaucoup d'autres; et Son Altesse ne revenant point, cela tourna en débandade, les femmes criant, les valets bourdonnant, partout l'horreur et la confusion, et la plupart qui s'embarquaient en hâte avec les plus tôt prêts, de manière qu'au bout d'un instant, la solitude fut aussi grande au théâtre que la foule y avait été, et la route de Blankenbourg couverte d'un torrent de voitures.

Pendant ce temps, le Duc dans l'un des salons, s'abandonnait à sa frénésie. La fureur l'étouffait, lui étranglait la voix. Les Prussiens, les Prussiens dans le duché!.. Et, presque en écumant de rage, il éclatait contre son frère, ce perfide, ce lâche, ce fourbe et autres noms à faire baisser les yeux; puis des jurons, des invectives, des clameurs et des coups de talon, dont il semblait qu'il trépignât sur le cadavre de son ennemi. Tout en péril si soudainement!.. Le danger possible, affirmait Wilhelm, était plutôt par Lunebourg, et c'était par Wolfenbuttel que les Prussiens débouchaient!.. Et ce traître de Lauingen! Tonnerre!.. Et rencontrant à portée de sa main une pendule de vieux Saxe, à laquelle il tenait cependant, le Duc la brisa contre le parquet, puis défaillant, sans voix, tomba sur un canapé.

Son premier feu était jeté pourtant, et ses enfants, un moment après, se hasardèrent à rentrer, en versant des larmes et en l'embrassant, car si dur que fût pour eux leur père, des occasions si désespérées rappellent toute la tendresse. Alors de se voir ainsi entouré, les entrailles s'émurent au duc Charles; cet appareil, sa propre extrémité s'accordèrent pour le toucher, et les pleurs lui montèrent aux paupières; mais il eut honte de sa faiblesse, et se leva pour la cacher, en disant avec vivacité:

– Eh bien! nous partirons au point du jour, nous ne sommes pas les plus forts, il faut laisser passer la bourrasque.

On discuta sur les moyens, et M. d'Œls étendit les articles à la mesure du déplaisir qu'il voyait qu'en éprouvait le Duc, qui se contint. Il montrait à présent une résignation de théâtre et même un enjouement simulé qui tendait à la grandeur d'âme.

Cependant par tout le château, régnait une activité prodigieuse. Contrainte d'abandonner la place, Son Altesse tenait du moins à y laisser le moins qu'il se pourrait, et sous la conduite de M. Smithson, valetaille et menus officiers emplissaient des caisses énormes, que le Duc avait fait fabriquer pour être prêt à toute aventure. Cent cinquante soldats choisis des chasseurs de la garde, aidaient aux hommes de livrée. On décrochait tableaux, horloges, miroirs d'applique; on déclouait les tapis précieux, les damas, les lampas, les brocatelles ramagées, les velours ciselés des tentures. Chaises et fauteuils à pieds en spirales, lits antiques à colonnes torses, des cabinets d'ivoire et de lazulite, des paravents à bergerades, des tables, des consoles, jusqu'à des bras de nègre formant torchère, des carreaux de cuir gaufrés d'or et mille bagatelles pareilles, M. d'Œls fit tout enlever, d'après les ordres de Son Altesse, qui eût voulu emporter de surcroît les dorures des murs, les peintures des plafonds et la transparence des vitres. Un flot d'hommes roulaient par les escaliers; cinquante ou soixante fourgons stationnaient en face du château, et l'on y jetait des croisées, force gros ballots de lingerie. Leurs conducteurs triés par d'Œls parmi les valets les plus dévoués, devaient feindre de s'engager sur la route de Helmstadt, et de là, gagner secrètement une maison de campagne du comte. Et comme rien, les joies ni les calamités, ne vont sans boire en Allemagne, deux gros tonneaux de bière étaient posés dans l'antichambre. Qui voulait, tournait la cannelle et vidait la pinte.

Une opération assez délicate fut de desceller la grande porte de la galerie des Beautés. Elle était une rareté, en ébène marqueté d'ivoire, d'un ancien travail italien, et remontait à l'électeur Antoine Ulric, l'ami et le protecteur de Leibnitz. Il prit la fantaisie au duc Charles, comme d'Œls retournait en surveiller l'enlèvement, de le vouloir accompagner, et ils arrivèrent à l'instant où dix-huit soldats en descendaient les deux battants par l'escalier, sous la conduite d'un grand escogriffe, revêtu de la livrée marron. Il voltigeait en tête du cortège, prodiguant les encouragements, trépignant et piaffant sur place, et s'écriant à toute apparence de heurt:

– Aïe! porco! porco! doucément!

Mais quand il aperçut le Duc, Arcangeli, car c'était lui, fondit vers Son Altesse, comme d'enthousiasme, et lui embrassant les genoux, il se répandait en élans, se relevait avec des yeux enflammés de dévouement, gesticulait, se frappait la poitrine…

– Eh! animal! je t'emmène avec moi; c'est convenu, tiens-toi tranquille; et arrêté au haut de l'escalier, le Duc accompagna l'Italien de ses rires, jusqu'à la dernière marche; puis pouffant de ressouvenir, lorsque le maraud eut disparu:

– Quel amusant coquin! fit Son Altesse. Où diable, avais-je déjà vu une tête à peu près pareille? et par réflexion aussitôt:

– Mais, d'Œls, ne trouves-tu pas qu'il ressemble en laid à la femme de chambre qui remplaçait ce soir, miss Phœbé, près de Claribel?

– Je crois, reprit le chambellan, qu'ils sont quelque chose comme frère et sœur; au moins les a-t-on vus arriver ensemble à Blankenbourg, où la police, il faut le dire à Votre Altesse Sérénissime, a eu l'œil quelque temps sur les compagnons.

– Bien! fit brusquement Charles d'Este, que le spectacle qui s'offrait à lui n'était pas pour rendre patient. Partout des porcelaines brisées, les fruits du buffet piétinés, et des gâteaux, des viandes éparses, qui baignaient dans des flaques de vin. Le Duc s'emporta de nouveau, et vomissait mille injures. Puis, comme pour se consoler en pensant aux richesses hors d'atteinte, il parla de son écurie, dont il avait expédié la plus grande partie à Francfort. En effet, quoi qu'il voulût dire, ce coup ne le prenait point à l'improviste; et tant de dépêches chiffrées qu'il recevait depuis la veille, sans les montrer, contenaient les moindres détails de la marche en avant des Prussiens, et de leur tactique évidente d'occuper, au début, les gras territoires de l'ennemi. Mais il avait compté sur le hasard, sur la Providence, poussant l'incurie à tel point que le peu de simples mesures qui l'eussent aussitôt averti de l'invasion de l'armée prussienne, il ne l'avait pas même pris.

La grande horloge sonna deux heures, et le Duc regagna le salon des Glaces, mais il ne s'y trouva qu'un heiduque pris de vin, dont il tira que ses enfants venaient de passer dans la serre, comme ils y étaient effectivement. Une odeur suave flottait avec la chaude buée des étangs; les lampadaires allumés découvraient ces bosquets de palmiers, superbes, touffus, innombrables, qui sont la gloire de Wendessen; et des lianes par milliers, chargées de fleurs multicolores, pendaient en grappes, de toutes parts.

– Et ma perruche! exclama tout à coup le Duc, dans l'imprévu de ses réflexions.

Il fallut dépêcher un exprès à Blankenbourg, puis Charles d'Este s'ennuyant, s'avisa de son en-cas de nuit, et qu'il avait faim, lui semblait-il. On mit la table à un bout de la serre, au Labyrinthe, une manière de treille, pleine de portiques, de berceaux, et d'un fourmillement de sources, qui était tout ce qui subsistait de l'ancien jardin flamand. La compagnie s'y assembla, tandis que Christiane avec Claribel, endossait à la hâte un costume de voyage; et le Duc se mit à souper à fond: quatre potages, entrées, perdrix et faisans comme rôts. Il avait recouvré toute sa gaieté, bouffonnant, riant à pleine gorge, et si badin qu'il prit plaisir, voyant apparaître Arcangeli, à l'envoyer considérer les «bêtes» du Labyrinthe. Ce sont des curiosités d'eau qui inondent les visiteurs. De l'eau leur part sous les pieds; une pluie traîtresse leur tombe d'oiseaux factices postés sur les arbres; et d'autres jets qui se croisent à bouillons, mouillent jusqu'aux os les imprudents, en sorte que l'Italien se présenta tout ruisselant, mais sérieux comme un augure, au milieu des rires éclatants de Son Altesse.

– Parfait! parfait! put dire enfin le Duc: je n'ai jamais vu un gaillard aussi délicieux que toi.

Et, coupant court d'un geste à ses démonstrations:

– Eh bien! parle! voyons, que veux-tu?

Sur quoi le maraud expliqua qu'il y avait là des gens d'apparence grave, qui demandaient à être admis près de Son Altesse Sérénissime, les notables en députation, disaient-ils, et le bourgmestre de Blankenbourg.

Les jurons et les invectives commencèrent dès avant qu'il n'eût achevé, et voilà le Duc debout, tempêtant, les assiettes volant de toutes parts, la table renversée, et de grands pas furieux à travers la serre. Nul ne branlait que l'Italien, tout occupé à tordre ses basques. Le Duc l'aperçoit, le prend aux épaules, le tourne et le lance à trois pas, mais Arcangeli, sans s'émouvoir, ramasse un des plateaux de vermeil qui avait roulé jusque là, pose dessus un billet de visite, et s'avança le présenter avec un sérieux si effronté, que le Duc ne put résister à l'éclat de rire qui le saisit.

– Etonnant!.. je t'attache au service d'Otto; tu seras son portemanteau… Eh bien! qu'y a-t-il donc?.. qu'est-ce encore?

– Ma deuxièmé commission, illoustrissimé Mazesté… la carté d'ouné donna, d'ouné cantatricé, qui sollicité d'avoir l'honnour d'entretenir Votre Altesse Sérénissime.

Giulia Belcredi! c'était elle, oubliée du Duc jusqu'à ce moment, parmi le trouble de ce désastre, et que, fort aise, il commanda qu'on introduisît sur l'heure, l'urgence de la situation ne permettant pas l'étiquette. Il fut pourtant choqué qu'elle ne lui fît point les trois révérences de cérémonie; et l'humeur lui changeant les yeux, la cantatrice lui parut moins grande que tout à l'heure, comme rentrée sous les parquets. Elle venait de faire admirer dans Sieglinde, les plus beaux et les plus épais cheveux roux; et voici qu'elle revenait blonde, avec un teint de lys, l'œil profond, une face étrange, énigmatique.

Le Duc eut recours aux compliments sur le plaisir qu'il avait eu. Elle y montra tout l'usage du monde, fine, souriante, mesurée, et digne en ses remerciements, quand Son Altesse, comme font les princes d'Allemagne, lui remit un petit bracelet de pierreries, apporté à son intention. Alors, non sans hésitation:

– Mais tant de bonté qu'on me montre, m'encourage pour ma demande…

Elle exposa son grand désir de pouvoir sortir de Blankenbourg, avant l'arrivée des Prussiens. Elle les craignait, les abhorrait. Cependant le train de Dusseldorf la remettait au lendemain; aucun moyen de se procurer quelque voiture que ce fût, par la terreur où l'on était de l'ennemi. Elle s'était donc enhardie à venir supplier Son Altesse, (et elle épiait le duc Charles, les regards tournés en dessous vers lui), de vouloir bien l'admettre, avec son peu de bagages, dans une des calèches de la suite, jusqu'à ce qu'on fût hors de Blankenbourg.

– Mais oui, sans doute, répondit sèchement le Duc, aussitôt refrogné par la mention des Prussiens, et que rien n'effarouchait d'ailleurs, comme une avance trop directe. Et puis, elle lui plaisait moins que dans son rôle de Sieglinde, et en lui tournant les talons, il avisa Arcangeli. Alors, afin de mieux piquer par la différence des traitements, la chanteuse malavisée, car il avait d'étranges petitesses:

– Tu as déjà, demanda-t-il d'un air de familiarité, une parente dans ma maison?

– Elle est ma sœur de mère, dit l'Italien laconiquement, en désignant Emilia.

– Eh bien, reprit Son Altesse pour ne point rester court, désormais je t'attache à ma propre personne. Tu seras l'un des valets de pied de mon carrosse.

Il n'était pas loin de trois heures; une lueur livide filtrait à travers les carreaux de la serre, et le Duc commençait à marquer quelque impatience, quand M. Smithson reparut. Il était allé donner ordre à tous les derniers préparatifs, et ramenait de Blankenbourg la chaise de poste de Son Altesse. Alors, après plusieurs tours en silence, le maintien sombre et les yeux baissés, Charles d'Este ouvrant une porte, descendit les degrés à pas lents, et tout le monde le suivit.

Une longue file de voitures attendait en face du perron, où les derniers lampions s'éteignaient. Le calme partout; aucun bruit. Le Rocher de vin saccagé, qui avait cessé de couler, était jonché de débris. Sur la façade du château, quelque ligne de gaz reprenait soudain par bouffées, dardant des langues bleues, sinistres. L'aube apparaissait au fond du ciel; les grandes allées silencieuses s'enfonçaient en des lointains livides. Des fumées montaient çà et là, tout droit, de pots à feu demi-éteints.

La chaise de poste du Duc était en tête du cortège, attelée de six vigoureux chevaux. M. Smithson lui en remit la clef, et Son Altesse ouvrant le volet d'une des portières, y passa le coup d'œil du maître. Une lampe de bronze suspendue en éclairait l'intérieur, entièrement matelassé d'un satin bouton d'or broché de fleurs noires, et qui contenait un lit, un dressoir, une table à coulisses, un divan et un coffre-fort. Il y avait plus de huit années que Son Altesse n'avait mis le pied dans un wagon de chemin de fer, passant sur les incommodités sans nombre, par la terreur d'un accident.

– La cassette aux diamants est-elle dans le coffre-fort?

– Son Altesse Sérénissime peut s'en assurer, dit M. Smithson.

– Alors tout est bien, en avant!

Mais dans l'instant qu'il détournait la tête, le Duc aperçut qui marchaient à lui, le bourgmestre de Blankenbourg, escorté des principaux notables. Ils s'étaient obstinés à attendre, malgré le refus d'audience, et s'en venaient représenter à Charles d'Este l'effet certain de découragement, d'abandonnement au vainqueur que sa fuite allait produire. La voix en défaillit au Duc; une si excessive furie qu'elle lui suspendit tous les sens, le fit trembler de la tête aux pieds; et éclatant enfin, d'un geste et d'un accent à épouvanter:

– Ah! triples traîtres! hurla-t-il. Hildemar! les dogues de Cuba! lâche-les sur cette canaille!

Aux éclats de cette voix tonnante, les malheureux s'étaient enfuis, si effarés et si grotesques dans leur course, que le Duc passa une fois encore de la tragédie à la farce, et c'est en se mourant de rire qu'il monta dans la chaise de poste. Puis, avant même d'être assis, il appela M. d'Œls, et donna l'ordre qu'on allât chercher Richard Wagner, où qu'il pût être.

– Mais probablement, dans l'appartement que Votre Altesse Sérénissime a bien voulu lui assigner, à Wendessen.

– Bien! qu'on le fasse se lever, et qu'on l'amène.

L'aube grandissait à l'est. Une clarté jaunâtre et mouillée montait sans bruit dans le ciel gris. On voyait des oiseaux voleter, et le silence n'était troublé que par l'ébrouement d'un cheval, ou le bruit d'un ongle qui frappait la terre. Les deux escadrons de hussards, désignés pour escorter le Duc, s'étaient rangés sous bois, les lattes dégaînées et luisantes à travers les arbres. Les voitures ne bougeaient point. Sur le siège de la chaise de poste, à côté de Hans le cocher, se carrait Arcangeli, examinant du coin de l'œil Emilia, à qui Franz tenait des discours. Les autres, blêmes et frissonnants, marchaient de long en large; et seule, à l'écart, la Belcredi, drapée dans son large manteau, et qu'Otto regardait de loin, fixait sur tous des yeux profonds et vagues.

En ce moment, Wagner descendait le perron, accompagné du comte d'Œls.

– Ah! vous voici, monsieur, dit le Duc, et aussitôt il s'excusa d'avoir interrompu ainsi la Valkyrie, et aussi, du lieu et de l'heure de cette audience, – mais nous sommes des fugitifs, répétait-il avec amertume. Il termina en remettant à Wagner, comme gage particulier d'estime, son portrait entouré de brillants, ainsi que la grand'croix de l'ordre du Cheval-Blanc; puis, interrogeant le musicien:

– La troisième partie de votre poème se nomme Siegfried, m'a-t-on dit, mais quelle est donc la quatrième, monsieur Wagner?

– C'est le Crépuscule des Dieux, Monseigneur.

Ce titre parut étonner le Duc, et il le répétait entre ses dents, jusqu'à ce que ramené à lui-même, et pour congédier son interlocuteur:

– C'est avec vous, monsieur Wagner, dit-il, que j'aurai eu ma dernière entrevue.

Toute la suite aussitôt monta dans les voitures, en même temps que les deux escadrons accouraient se ranger par derrière. Une immense couleur dorée enveloppait maintenant le ciel; les pièces d'eau étincelaient, frémissant à des souffles plus vifs; mille cris d'oiseaux retentissaient. Il y eut une courte pause; ensuite Hans, le vieux cocher, toucha, et la chaise de s'ébranler.

Mais le Duc, se jetant furieux, au carreau de la portière:

– Brute! lourdaud! qui t'a dit de partir! Crois-tu que je ne suis plus ton maître? et d'un geste à Arcangeli:

– Prends la place de ce butor, lui cria-t-il; je te nomme premier cocher. Hans! va-t'en conduire aux bagages.

Il abaissa toutes les glaces, et promena un long regard sur ce qui l'entourait. Les parterres embaumaient l'air tranquille; une fraîcheur délicieuse s'exhalait avec les vapeurs matinales; quelque biche, par intervalles, bondissait au profond des taillis. Un soupir gonfla sa poitrine, puis il cria: Partez! d'une voix forte, et les six chevaux détalèrent, enlevés par les postillons, tandis qu'Arcangeli faisait claquer son fouet, et que le duc Charles, après un suprême adieu à Wendessen déjà lointain, s'allongeait sur le divan turc, en répétant, ainsi que dans un rêve: Le Crépuscule des Dieux… le Crépuscule des Dieux.

Le Crépuscule des Dieux

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