Читать книгу Le Crépuscule des Dieux - Elemir Bourges - Страница 3
III
ОглавлениеArcangeli parut rêveur à la suite de ces événements. Sous tant de masques et de grimaces, et au milieu de ses extravagances, le bouffon n'en restait pas moins sérieux comme un juif, à ses intérêts et à sa fortune, et ne songeait qu'à réussir. Il en eut bon espoir, en voyant la clôture où Charles d'Este se complut d'abord; il allait le tenir enfermé, avec la clef de sa prison en poche: mais quand il connut mieux le Duc, son naturel capricieux, soupçonneux, et sur quelle dangereuse glace c'était marcher qu'être en faveur auprès de lui, l'Italien pensa à se tourner ailleurs, et à se créer des appuis; en cas d'une disgrâce soudaine. Dépendre d'une humeur si fantasque, qu'on en était toujours en anxiété, comme d'une mine qui va partir, cet état précaire ne pouvait durer. Le favori commença donc à regarder de tous côtés autour de lui, tâchant d'abord à pénétrer les personnages et les intrigues de la petite cour où il vivait. Fils naturel d'un espion de la police du roi Bomba, Arcangeli avait de qui tenir dans le métier qu'il entreprenait. Il excellait à écouter aux portes, à traverser les corridors d'un pas muet et comme étoupé, à surprendre les gens par des irruptions plausibles, et n'était guère moins hardi à fureter des papiers intimes ou à se servir de fausses clefs, pour voir le dedans d'un secrétaire. Or, tout justement, le comte Franz avait l'habitude allemande de tenir un journal de sa vie, et l'emplissait de vers d'opéras, de myosotis desséchés et de ses effusions de cœur, avec une entière confiance.
Un matin du début d'octobre, Emilia se trouvait au jardin, en compagnie de Claribel et du comte Otto, quand Arcangeli l'aborda, et, après les premiers compliments, continua de marcher près d'elle. Le ciel était pâle et tranquille; les arbres, à demi dépouillés, ouvraient des échappées de vue par delà les parterres immobiles, jusqu'à une grille dorée, tout au loin; et rien ne troublait le silence que le bruissement des pas sur les feuilles sèches, et les voix paisibles des enfants. Ils jouaient au pied d'un pin parasol, non loin d'un bassin de marbre où nageaient des cygnes.
Alors Arcangeli, toujours occupé comme à humer, le nez levé, ce calme et cette fraîcheur, dit du ton le plus naturel:
– Tiens! je pensais rencontrer aussi le comte Franz dans le jardin.
Elle tressaillit, et, se relevant, car elle était courbée à cueillir un bouquet de géraniums, elle darda sur lui ses prunelles noires. Le feu lui monta au visage; sa fougue allait sans doute l'emporter, mais l'autre, avec son ton patelin:
– Voyons, Emilia, murmura-t-il, pourquoi t'es-tu cachée de moi? Tu sais bien que le comte t'aime.
– Hé! reprit-elle d'une voix sourde, qu'est-ce que cela te fait, ruffian?
Ils se remirent à marcher, sans plus rien dire. On entendait au bout de l'allée, les rires éclatants d'Otto, mêlés à des supplications de Claribel. Brandissant un rasoir ouvert, le petit comte feignait par jeu de se le passer sur la gorge, et tentait d'arracher de force, en même temps, les doigts dont sa compagne se couvrait les yeux.
– Hé! sorella, reprit Arcangeli, ma petite ragazza du bon Dieu, je ne suis pas un ennemi.
Il la caressa tant qu'il put, et il bouffonnait par habitude, si bien qu'enfin l'Italienne se mit à rire, en lui disant:
– Tu seras donc toujours le même, Giovan?
La première surprise passée, elle prêtait l'oreille à l'ouverture. Vive, impétueuse en ses désirs, et toujours bouillante de ce romanesque qui l'avait fait s'enfuir de Rome avec un chanteur, ce n'était qu'à force de volonté qu'Emilia montrait tant de sagesse, dans son entreprise de séduction. Mais au milieu de cette longue route, le pied ne lui glisserait-il pas? Se sachant prompte aux entraînements, elle se craignait elle-même, et regrettait de n'avoir pas un conseiller à qui recourir. Tout son espoir, dès qu'Arcangeli eut parlé, se tourna donc sur ce cher frère; elle vit en lui justement, la patience et l'esprit de ruse qu'elle n'avait point, et lui tendant la main tout d'un coup, par un élan de confiance:
– Eh bien oui, je l'avoue, j'ai eu tort de n'être pas franche avec toi.
Elle lui dit les attentions du comte Franz, ses présents de galanterie, comment elle l'avait traité pour mieux l'enflammer, et que, découragé un moment, il venait de se repiquer, et hasardait de nouveau des bouquets. Arcangeli daignait parfois secouer la tête et approuver; puis, le récit terminé, il avisa Emilia de le laisser conduire l'intrigue. Sans doute l'hameçon était bien préparé, mais le poisson mordrait-il?.. Ils remontèrent à pas lents, vers la pelouse où couraient les enfants. Otto maintenant se divertissait à ne plus parler qu'en ordures et avec d'effroyables jurons; mais une idée encore meilleure lui poussa, quand le mauvais garçon vit la colère et les larmes de Claribel. Il se prit à rire, et l'interpellant:
– Ecoute, Clary, répète avec moi les dernières choses que j'ai dites; ou bien, je me jette dans le bassin.
– Ah! Otto! mon frère, mon petit frère! et anxieuse et suffoquée, elle continuait de le supplier.
– Allons! dépêche-toi, ou je me jette!
Et Otto grimpé sur la margelle, la tête tournée vers Claribel, semblait prêt à se précipiter. Soudain, le pied lui glissa, ses deux mains lancées en avant cherchèrent en vain où se retenir, et il tomba dans la pièce d'eau, très peu profonde à cet endroit.
L'on accourut, l'on repêcha le jeune comte tout ruisselant et riant aux éclats; après quoi, il fallut songer à Claribel, qui s'était évanouie sur le coup: on la fit revenir, non sans peine, mais la secousse avait été trop forte; et le soir même, une maladie nerveuse, qui depuis longtemps, minait sourdement la frêle enfant, se déclara.
Elle déconcerta les médecins et aucun remède n'y put prendre. C'étaient des dégoûts, des accablements, avec une fièvre irrégulière, puis des crises de convulsions, des rages de douleur si extrêmes que la machine enfin défaillait et s'anéantissait dans une torpeur de mort. Rien d'effrayant comme les accès, par leur durée et leur violence; des spasmes furieux secouaient l'enfant, à croire que son âme ébranlait ses jointures d'avec le corps. Elle pâlit, fondit affreusement, les traits tirés, la figure comme de cire, où se dessinait le bleu des veines, sous ses cheveux décolorés. Perdue au milieu d'un immense lit de dentelles, ce fut là qu'elle vécut deux mois, environnée de saints coloriés, de chapelets et d'images, que la fervente Emilia épinglait du haut en bas des rideaux. Et ces amulettes autour du lit, les médailles, les scapulaires, une sainte Claire verte et rose, juste en face de son oreiller, avaient fini par prendre, aux yeux de Claribel, une importance extraordinaire, bien qu'en sa qualité de fervente luthérienne, la petite comtesse nourrît un secret mépris pour les superstitions des papistes.
Sur beaucoup de choses en effet, elle possédait le sérieux et la maturité d'une femme. Dès le temps qu'on lui montrait les lettres, sa préoccupation avait été de connaître l'histoire de sa famille; et elle savait fort bien dire qu'elle sortait d'une des plus grandes maisons de la chrétienté. Toujours elle prenait plaisir à discourir longuement des Guelfes, dont elle connaissait la suite, le chaos de tant de diverses branches, les vertus et les actions mémorables. Singulière petite fille, espèce de monstre charmant comme en produit le déclin des races, l'esprit affiné, et le corps débile, orgueilleuse et tendre cependant, avec ceux qu'elle affectionnait! Elle tendait du fond de son lit, ses bras mourants à l'Italienne, la voulait sans cesse à son chevet, l'embrassait, l'appelait tout bas: mamaccia, ma petite maman, mais souffrait d'être tutoyée par le vieux docteur Ferney. Et plus tard, quand elle alla mieux, et que les familiers du Duc se succédèrent à la féliciter, Claribel ne pardonna pas au comte d'Œls d'avoir tardé jusqu'au lendemain. Lorsqu'il se présenta ensuite, elle se tourna du côté du mur, et reçut ses compliments sans dire un seul mot. Puis, comme Emilia, une heure après, lui reprochait un tel procédé, la petite comtesse répliqua:
– Pourquoi ne m'a-t-il pas visitée quand il le devait, moi qui suis la fille de son maître?
Ses crises lui donnant un peu de relâche, les médecins permirent qu'on la levât, mais ce n'était que pour passer du lit à une sorte d'immense niche, matelassée de satin vert doré. Elle y restait la journée entière, plongée, noyée dans un amas de dentelles et de point d'Angleterre, toute blanche, au fond de cette chapelle, avec ses étranges cheveux d'or pâle, relevés haut sur sa petite tête.
Elle ne s'ennuyait pas cependant; les visiteurs étaient nombreux. Le Duc survenait après son lever, frais du bain, mais déjà sous les armes, coiffé, cosmétiqué et rajeuni: il se divertissait à badiner, jouait aux olives ou à la mourre en se laissant rafler son argent, et régalait Claribel d'ordinaire, de quelque cadeau de bijoux, des friandises ou des jouets superbes. Souvent, la prenant par la main, il faisait plusieurs tours de chambre avec l'enfant, si mignonne, si inégale à côté de son père haut et robuste, qu'elle avait l'air de sortir de sa poche. Ces visites enorgueillissaient Claribel, et elle y déployait ses gentillesses, quoiqu'elle craignît extrêmement les parfums violents dont le Duc était toujours empesté. Il y avait des jours où elle pâlissait et se sentait près d'étouffer, mais elle fût morte plutôt que de paraître incommodée, et de se permettre la moindre plainte.
Le comte Hans Ulric et Christiane descendaient aussi l'après-midi, et la charmante fille aussitôt, animait tout de sa légèreté de nymphe, inventait cent sortes d'amusements, et forçait Claribel de s'y mêler. Alors, on tirait des armoires, les joujoux somptueux de la petite: poupées, pantins, polichinelles, des chasses dans leur décor de sapins, des arches de Noé, vrais chefs-d'œuvre sculptés par les montagnards de Wolfenbuttel, puis force merveilles d'automates, des danseuses pirouettant, des chariots dorés dont les chevaux marchaient, des éléphants, qui haussaient leur trompe; mais la petite comtesse les considérait d'un œil morne, et demandait presque toujours Micke. C'était la préférée de l'enfant, une pauvre laide poupée que lui avait donnée une paysanne, un jour que Claribel passait dans la rue. Elle couchait son amie entre ses bras, s'allongeait et fermait les paupières, lui parlant bas de temps à autre, et répondant par un sourire triste aux encouragements de Christiane.
Mais nul ne se montrait, chez la malade, aussi assidu que l'amoureux comte Franz. La passion était venue ainsi qu'il arrive, à force de la simuler, et l'adroite politique d'Emilia l'avait rapidement portée au comble. Le jeune homme ne montait plus à cheval; il oubliait de se jouer des valses de Strauss après son dîner, et sa bonne figure prenait même une expression de langueur touchante, pendant ses visites à Claribel. Il s'y consumait en soupirs, en lorgneries et en longs silences, ne bougeant point, passant sa main, qu'il avait belle, dans ses favoris rejoints aux moustaches, et se faisant au milieu de ses extases, si parfaitement oublier, que Claribel, comme si elle n'eût été qu'avec les meubles de sa chambre, adressait tout haut à sa poupée des objurgations maternelles, la grondait ou la consolait. Le petit bonhomme de Cramm, qui survint à l'un de ces moments, s'étant avisé de lui demander combien il y avait de temps que sa poupée était sevrée:
– Et vous, combien y a-t-il? riposta Claribel offensée, car vous n'êtes guère plus grand.
Elle avait de ces traits, de ces reparties soudaines, et dans l'esprit, un tour singulier à dire les choses les plus communes. Une fois, le Duc l'était venu voir, apportant un nouveau jouet de mécanique, un renard au milieu de poules, contre lequel un coq battait des ailes. Sitôt qu'elle aperçut l'animal, elle avait mis la main à son collier, comme en garde d'être volée, et elle donnait pour raison, avec une petite mine gentille: Ils sont si rusés dans les fables! puis, interrogée sur Arcangeli, que le Duc avait amené ce jour-là, elle se contenta de répondre:
– Oh! je crois qu'il est encore plus rusé que le renard!
L'Italien s'inclina sans protester, et son regard sournois et impudent se coulait malignement vers le comte Franz, témoin indifférent de cette scène. Arcangeli tenait son homme; il était sûr de prendre enfin pied dans cette intrigue languissante, et de la diriger à son gré. Un peu las du parfait amour, et espérant qu'un respect si prolongé devait avoir attendri Emilia, le comte venait, ce matin même, de joindre à son bouquet quotidien une lettre des plus pathétiques. Ce fut autant de bien perdu. Deux minutes après sa réception, la missive passait aux mains du frère, et Giovan, vers la fin de l'après-midi, se présentait chez le jeune comte.
Sa matière était préparée. Il prolongea d'abord les remerciements sur la grâce que Franz lui faisait de le recevoir, mais l'affaire en valait la peine; ce qu'il avait à lui remettre risquait de s'égarer, rendu d'autre sorte; et tout de suite, tirant la lettre de sa poche, il la posa au coin de la table, de manière à montrer toutefois que le cachet n'était pas rompu.
– Ah! fit l'amoureux qui demeura court, et le silence succéda, tandis qu'Arcangeli, les mains à plat sur les genoux, feignait une mine attentive. Des plantes vertes retombaient en touffes, d'une jardinière; un trophée de flèches mogoles décorait le mur, tendu d'un ancien cuir de Cordoue, et sur le bureau de marqueterie entre-deux, une bougie rose brûlait, à côté d'une écritoire de jade, et d'autres bagatelles de curiosité.
A la fin, se levant de sa chaise et se promenant par le cabinet, le comte fort embarrassé, se prit à enfiler des protestations. – Loin de lui l'intention de blesser la personne à qui cette lettre était adressée! comment l'avait-elle pu supposer? et le voilà à battre la campagne sur son respect et ses sentiments, parlant toujours en termes vagues; puis, comme Giovan ne soufflait pas mot:
– D'ailleurs, continua-t-il, ma passion est sincère.
L'Italien eut un faible sourire, et il reprit d'une voix pateline:
– Sans doute, Monseigneur, mais vos intentions…
– Mes intentions… balbutia le comte, mes intentions… n'ont rien… croyez-moi, dont Emilia puisse s'offenser.
Ce fut un vrai coup de théâtre. Arcangeli s'était jeté à lui, le serrait frénétiquement et lui embrassait les cuisses, en criant:
– Votre Excellence daignerait songer au mariage! quel honneur! Jésus-Maria!
Il paraissait étourdi de joie, sans que Franz lâchât une parole, de peur de perdre contenance. Epouser l'ancienne camériste! La supposition semblait si saugrenue que le comte ne put la croire sincère, et les propos qu'il entendait, n'étaient pas pour dissiper ses soupçons…
– Ah! de ce moment, Son Excellence pouvait compter sur le plus absolu dévouement! Arcangeli, son humble serviteur, était à lui corps et âme! Emilia s'amadouerait, corpo di Bacco! et facilement! La pauvrette ne se sentait déjà que trop bien disposée pour le seigneur comte.
– Tu crois, mon bon Arcangeli? demanda vivement le jeune homme.
– Que Votre Altesse ait confiance, exclama l'Italien, montrant un visage enflammé d'ardeur. Dieu me damne, si la pécore n'apprécie pas l'honneur que vous lui faites! Et pour commencer, ajouta-t-il, elle recevra de ma propre main, cette lettre qu'elle a dédaignée.
Et, tout rubicond et gesticulant, Giovan glissa l'épître dans sa poche, quoique sa sœur et lui la connussent mot pour mot, car il possédait, entre autres talents, celui de violer un cachet, le plus doucement du monde. Ensuite, il se leva, ne voulant pas importuner Son Excellence, et comme le jeune homme soupirait:
– Ah! tu as beau dire, Arcangeli, je crains bien de n'être pas aimé!
L'Italien lui répondit d'un air goguenard, et la bouche contre son oreille:
– Croyez-moi, seigneur comte, il faut prendre les femmes comme on prend les tortues, en les mettant sur le dos.
L'Italien, en effet, s'employa d'un si beau zèle, (car en somme, à trop différer, le jeune homme pouvait se lasser de courre après du vent), qu'Emilia, trois jours après, donna enfin un rendez-vous au comte dans la petite serre de l'hôtel, mais sous la condition que Giovan y serait présent. Ce fut le rusé Italien qui assista l'amoureux ravi, lui présenta le miroir à sa toilette, et en achevant de l'accommoder, il le gourmandait d'un ton paterne:
– Je ne voudrais pas voir Votre Altesse si follement passionnée. Qu'est-ce que les femmes, seigneur comte? et il faisait claquer ses doigts. – J'ai moi-même aimé autrefois une grande dame, affirma-t-il: eh bien! trois ou quatre cavaliers qui avaient été ses galants, ne souhaitaient rien tant que d'être quittes d'elle.
Cette entrevue fut suivie de beaucoup d'autres, et Arcangeli, comme on peut croire, se dispensa promptement d'y assister, sous prétexte de l'attachement de ses fonctions auprès du Duc. Il est vrai qu'il ne le quittait guère, l'Italien étant devenu le personnage indispensable à l'hôtel. Nul n'aurait su baigner, masser, parfumer Son Altesse et lui brosser les pieds et les chevilles, aussi légèrement qu'il faisait; nul, éclater en admiration comme lui, sur la personne du duc Charles, presser sa bottine contre son cœur, s'extasier de ses bras, de ses jambes, de ses cuisses, de la finesse de sa taille: sans compter que le maraud était unique à glisser un clystère, tailler les cors et les durillons, et préparer les plumes d'oie, dont son maître usait communément.
Ce dernier talent le servit même comme pas un autre, dans une occasion assez singulière, et qui montra que le duc Charles savait assaisonner ses grâces. Essayant un jour de ces plumes, Giovan avait griffonné, par hasard, ces mots que Son Altesse répétait souvent:
Monsieur Smithson, mon trésorier…
Le Duc passa dans l'antichambre, avisa cette feuille blanche qui traînait, la lut, et s'asseyant, écrivit tout de suite à ce qu'avait écrit l'Italien:
Vous payerez à Arcangeli, mon secrétaire des commandements, la somme de 3000 livres, à titre de don gracieux.
Il signa, cacheta de son anneau, mit le dessus, et fit porter la lettre. Telle fut la façon dont Giovan apprit sa nouvelle fortune, sa nomination à un poste, resté vacant depuis de longs mois, sans que l'on sût à qui Son Altesse se réservait de lâcher ce morceau.
Le crédit de Giovan paraissait bien établi. Il avait enchaîné la capricieuse volonté du Duc, et conquis sur lui un ascendant où aucun rival ne pouvait prétendre. M. Smithson, si entière que fût la confiance que son maître lui témoignait, n'était heureusement guère à redouter, voltigeant sans cesse d'un pays à l'autre, et ne faisant en quelque sorte, que venir relayer à Paris. Le Duc l'appelait en riant:
– Mon chien de garde, comme véritablement il lui protégeait, lui défendait, lui ramenait ses millions imprudents et aventurés. Tantôt en Espagne, aux marais salants; tantôt en Moravie, où Son Altesse exploitait plusieurs hauts-fourneaux, l'Américain partait, voyageait, en tous temps, dans toutes les saisons, – et n'avait-il pas dû dernièrement, en plein hiver, courir au fond de la Russie, à Nijni-Taguilsk, immense domaine, situé moitié en Europe, moitié en Asie, et renfermant des filons d'or, de fer et de platine, et la mine de cuivre la plus riche du monde. Au reste, il possédait admirablement la mécanique des affaires, parlait peu, s'engageait moins encore, et sans s'attabler à écrire, correspondait principalement en télégrammes.
Le comte d'Œls avait le privilège de les ouvrir, et de porter les plus intéressants à Son Altesse. C'était le moment que saisissait le chambellan pour se déchaîner sur tout le monde, et redoubler contre Arcangeli, dont l'élévation lui crevait le cœur de fiel et d'envie. Charles d'Este ne faisait qu'en rire, car dans sa frayeur des cabales, il avait mis sa politique à entretenir sournoisement les inimitiés de ses familiers, et il ne lui déplaisait point qu'Otto proférât parfois la menace, quand il apercevait Arcangeli, de couper les oreilles à ce coquin-là, comme à un chien.
Il exécrait l'Italien en effet, et celui-ci le fuyait de peur, connaissant les emportements et la violence du jeune comte. C'était comme une trombe toujours allante, pleine de cris, de coups, de furie, et devant laquelle tout se cachait. Le pauvre bonhomme de Cramm, à la chaîne de son terrible élève, tremblait sous lui, n'osait pas souffler, ni lever les yeux, heureux d'être oublié, en se limaçonnant. Par deux fois déjà, les farces féroces du jeune comte avaient manqué coûter la vie au précepteur, d'abord quand Otto lui avait vidé du vitriol dans son verre plein, puis le jour où, du haut du perron, il lui tira dessus un pistolet, lequel se trouva bel et bien chargé.
Mais autant l'enfant étalait de sauvagerie et de démence, autant le Duc se montrait indulgent, attribuant ces violences à l'âge qui bouillonnait et l'affolait. En quelques mois, Otto venait de grandir d'un bon pied. Ce n'était plus ce visage blanc, clair et rose; la face lui avait grossi, toute brouillée de taches de son, barbouillée de brun et de livide, sous son précoce duvet roux, et l'air continuellement furieux. La houssine à la main, suivi de sa meute, et le bonnet écossais en tête, on le voyait passer, allant aux écuries, d'où il ne bougeait point que pour rapporter dans les chambres, la plus forte odeur de fumier, de pissat, de sueur de chien. Ses goûts de bassesse et de crapule se satisfaisaient là pleinement, au milieu des palefreniers. Il s'exerçait à la lutte avec eux, maniait la fourche et l'étrille, assistait à la saillie des juments, et commettait cent ordures affreuses. Et telle était sa frénésie de cheval, qu'au retour de ses promenades, il se plaisait encore pendant une heure, à volter et faire des passades, devant les fenêtres de Claribel, écrasant les semis de fleurs, défonçant les plates-bandes et les pelouses, – et même, il s'en fallut de bien peu, une après-dînée, qu'il ne passât, dans son galop aveugle, sur le Duc, qui ne se fâcha point.
C'était le moment en effet, où Charles d'Este, affamé d'air pur, après le long emprisonnement de l'hiver, et aussi, pour tenir compagnie à la petite Claribel que l'on descendait au jardin, dans un grand fauteuil à roues, doré, s'y promenait pendant des heures. Bientôt même, il prit l'habitude, quelque peu champêtre qu'il parût, d'aller tous les matins en carrosse, jusqu'aux parcs de Sèvres ou de Saint-Cloud. Au sortir de ces mornes journées grises, le renouveau semblait meilleur encore. On était à la première pointe du printemps, et je ne sais quoi de jeune et de gai, une sorte d'étincelant circulait épandu dans l'air vif, avec le soleil et la brise. Le Duc, vaguement réjoui, parcourait à pas lents les bosquets, s'arrêtait aux vases et aux statues, contemplait les bassins solitaires. Même, il fit une fois ou deux à la Belcredi, la galanterie imprévue de l'emmener avec lui, tête à tête. Mais ces marques de faveur naissante, – comme aussi, dans le temps qui suivit, les menus présents de bijoux, d'éventails, de gants, de colifichets, qu'il lui faisait porter de fois à autre – ne modifièrent en rien, les allures de la jeune femme.
Jamais en effet, Son Altesse n'avait eu de maîtresse en titre, aussi modeste, aussi effacée, aussi désireuse, semblait-il, de vivre en bon accord avec tous. On ne voyait que sa robe sombre avec l'éclair de ses yeux bleus, quand on venait à la rencontrer; néanmoins, toujours des merveilles de linge et quelques belles pierreries. Cette grande simplicité s'harmoniait parfaitement à son air doux et respectueux. Le duc Charles la trouvant telle, extrêmement fine et caressante, la voix et le parler charmants, une conversation intarissable, par tout ce qu'elle avait vu de gens et de pays, noble, polie, spirituelle, et l'on peut dire, une sirène enchanteresse, finissait par s'accoutumer à Giulia, aux lieder de Schumann qu'elle lui chantait, et aux heures qu'il passait chez elle, autant peut-être qu'à sa perruche, et aux pantalonnades de son bouffon.
C'était ce que voulait d'abord la Belcredi. Tant de sourires, d'appas et de fleurs cachaient d'horribles monstres de vices: la passion de dominer, la soif des richesses, une effrayante perfidie, des machinations infernales. Sous cet extérieur réservé, indifférent, la chanteuse brûlait de l'ambition la plus ardente, et méditait sombrement et profondément. Un orgueil superbe, une hauteur démesurée que trahissait par instants l'audace de ses yeux, ne lui empêchaient point, quand il le fallait, l'assiduité, le ton bas et humble et la flatterie; tous les moyens elle les trouvait bons, pour ténébreux, pour exécrables qu'ils pussent être, pourvu que, par ces souterrains, elle arrivât au but qu'elle se proposait.
Point galante et de cerveau mâle, autant que les Laura de Dianti et les Vittoria Accorambona du seizième siècle, c'était une femme faite exprès pour vivre dans ces temps sanglants, dominer sur quelque cour italienne, s'occuper de guerres, de politique, d'intrigues, de poisons, de sonnets, avec un Vinci qui l'eût peinte. Née maîtresse de rois et de princes, Giulia n'avait jamais dérogé. On parlait encore à Moscou de son roman avec le grand-duc Vladimir Michaëlovitch, le propre neveu de l'Empereur, et du mariage qu'eût consenti le fol aveuglement du jeune homme, si un ordre de Pétersbourg n'avait chassé soudainement la chanteuse hors de Russie, – et défense d'y oser rentrer.
Mais cette fois, la Belcredi tenait sa proie; elle avait tout loisir de combiner et d'arranger ses trames. L'entreprise était obscure, hasardeuse, et il y fallait, semblait-il, une patience de plusieurs vies, car ce que rêvait cette Médée blonde, c'était le titre de duchesse et la fortune des Blankenbourg, et tant que ses enfants seraient autour du Duc, on ne pouvait guère espérer que ramasser à peine les miettes qui tomberaient de dessus la table. La fortune est changeante heureusement; et se fiant à son génie, à ses noires ressources d'invention, elle attendait, soigneuse à dissimuler, à épaissir la glace qui couvrait tout ce qui bouillait en elle, et uniquement occupée à divertir le Duc, lui plaire et peu à peu le conquérir.
Mais un événement inopiné lui prouva une fois de plus la prodigieuse inconstance de Charles d'Este, et sur quel roseau vacillant c'était s'appuyer que de faire fond sur cet homme. Le Duc avait toujours paru aimer son hôtel des Champs-Elysées; à Blankenbourg, il en parlait fréquemment, et souhaitait parfois d'y pouvoir vivre: la structure, la situation, le plain-pied des appartements, la commodité des divers degrés, tout lui en semblait admirable, jusqu'aux murailles blindées de fonte de fer, qui lui gardaient ses millions, répétait-il, de l'incendie et des voleurs. Ces derniers toutefois, sont gens tenaces. Un soir, comme Charles d'Este rentrait des Tuileries où il y avait eu gala, il trouva béant son coffre-fort, qu'il avait fermé avant de partir, mais sans y mettre le secret, le tapis tout jonché de diamants, et force sacs de pierreries disparus. Voilà la police en émoi, les dépêches de courir, et dès l'aube, l'on arrêtait master Jackson, le cocher voleur, avec le groom Joë, à Boulogne, au moment où tous deux s'embarquaient.
Les diamants rentrèrent donc là d'où ils n'auraient jamais dû sortir, mais le duc Charles n'en prit pas moins l'affaire amèrement, et peu à peu, son hôtel en défiance, comme après une trahison. Dans ce désastre où tout avait péri, excepté sa bourse, fallait-il encore qu'il tremblât pour elle?.. Et au milieu de ces dégoûts, une seconde catastrophe, bien plus fâcheuse que la première, acheva de combler la mesure. Par suite d'un remaniement administratif, l'hôtel qui portait jusque-là le numéro 59, reçut le numéro 77. C'en fut assez pour décider le Duc à le vouloir quitter au plus vite: depuis de longues années déjà, il montrait pour le chiffre 7 une aversion superstitieuse, et le prétendait mêlé d'une façon maligne à toutes les calamités de sa vie.
M. Smithson, qui venait d'arriver, reçut donc l'ordre d'acheter une maison nouvelle pour Son Altesse, et se mit en campagne aussitôt. Il visita plusieurs quartiers, parcourut les alentours de Monceaux, découvrit, non loin du Parc des princes, une sorte de château de cartes, avec une perspective enchantée, mais dont le Duc ne voulut point, et le pressa enfin de visiter l'ancien hôtel de Lola Montès, la fameuse comtesse de Lansfeld.
Presque toujours inhabité et entouré d'une palissade, à cette extrémité des Champs-Elysées où il s'élevait, on en avait pris peu de soin, et le jardin en parut d'abord à Son Altesse fort sauvage et broussailleux. Les clefs à la fin apportées, ce fut bien pis dans les appartements. Une odeur de relent s'exhalait des tentures flétries; les chambres servaient de resserres à des meubles délabrés, les châssis des fenêtres crevées tombaient de pourriture. Le Duc s'arrêtait court par moments, à frapper du doigt quelque plinthe, ou à examiner le dessus d'une porte, puis haussait les épaules sans dire mot. Le dépit lui croissait de perdre son temps ainsi, dans ce palais de poussière et d'araignées, endormi, semblait-il, depuis le siècle des fées, et tout émietté de vétusté. Il marmottait, tapait du pied, passait ses doigts dans les moustaches de sa barbe, signe de colère contenue, et devenait très rouge.
– Je vois, dit froidement M. Smithson, en se tournant à demi vers lui, que ceci déplaît à Votre Altesse Sérénissime.
– Me déplaît… me déplaît… cria le Duc, soulagé de pouvoir enfin éclater et trouver de quoi contredire. Souhaiteriez-vous par hasard que cela me déplût?.. En ce cas, vous y êtes trompé, monsieur… car je l'achète.
Les travaux commencèrent immédiatement, avec un nombre d'ouvriers prodigieux, quantité de logettes suspendues aux murailles de l'hôtel, des chaudières, des rails, des machines, et des ateliers dans le jardin même, où l'on travaillait le jour et la nuit. Il y fallait bien cette multitude et cette activité renforcée, le Duc, d'un changement à l'autre, n'ayant guère laissé intacts dans la maison, que la cage de l'escalier, les quatre parements et le toit. C'était par lui que tout passait, plans, traités, devis, estimations. Son ennui les engloutissait pour s'y occuper, et bientôt même, il se mit sur le pied de venir surprendre inopinément les travailleurs.
Il assista ainsi à la mise en place des acrotères de bronze doré et autres ferrailles pseudo-grecques, dont il s'était entêté à décorer la ligne de couronnement de son toit, car il n'était pas né pour rien à la plus belle époque des Parthénons bâtards, glypcothèques et pinacothèques. Tout se mêlait d'ailleurs dans son esprit, toutes les sortes de mauvais goût y vivaient ensemble pêle-mêle, en sorte que, sans souci des styles postiches cousus ensemble, il exigea sur la façade en marbre rose de l'hôtel, deux médaillons de mosaïque, représentant Henri le Lion, et l'empereur Othon, ses ancêtres.
La singularité de sa livrée, la beauté de ses attelages, ses cochers, ses piqueurs, ses postillons, commençaient à faire distinguer le Duc, même au milieu de la foule de princes, que réunissait à ce moment l'Exposition Universelle. C'en était la plus brillante période, et la ville entière se mit en fête pour recevoir le roi de Prusse. Le pauvre Duc en eut le cœur percé, et des transports de colère et de dépit, quand il apprit que son ennemi, dans une visite au Champ-de-Mars, s'était justement arrêté devant les fameuses épaulettes de diamants jaunes, qui figuraient, prêtées par Charles d'Este. Il ne consentit à les aller voir lui-même, que lorsque le roi fut parti, et l'aspect du canon monstrueux que la Prusse avait exposé ralluma sa fureur, tellement qu'il ne retourna plus à «ce bazar», comme il le nommait.
Il était morose d'ailleurs, et dévoré de bile et d'ennui. Souvent, au milieu de la nuit, il s'éveillait, sonnait l'Italien, envoyait chercher M. Smithson, et daignait leur faire part à tous deux de quelque fantaisie nouvelle, qui lui était venue en dormant. Ce furent ainsi, successivement, des serres immenses pour l'hôtel Beaujon, car le Duc l'appela de ce nom, une salle de bain à la turque, les bustes des douze Césars, un portique romain dans le parc, lequel devint une futaie de cèdres, qui se changea vite en pièce d'eau, puis, qui fut remis en forêt; mille rêves enfin, si chimériques et si ruineux, en bâtiments, en orangeries, en pavillons de marbre et de porphyre, en fontaines, en vases et en statues, que les vouloir réaliser n'eût pas demandé moins qu'une Armide avec sa baguette.
Mais une inquiétude plus grave occupa de nouveau le duc Charles. Il était visible en effet, que le rayon de mieux de la pauvre Claribel s'éteignait, comme le soleil d'été qui l'avait fait naître. Déjà l'on ne promenait plus l'enfant dans sa roulette, qu'à l'intérieur des appartements, et le moment vint, bientôt après, où elle dut garder la chambre.
Triste, elle regardait la pluie ruisseler contre les vitres, et les nuages courir au ciel. Les journées qui s'accourcissaient, ce déluge qui ne cessait point, la lumière décolorée de cette pâle et lugubre automne, et le silence universel, tout navrait l'âme de la mourante d'une indicible mélancolie. Elle était courageuse pourtant, et cachait et dévorait ses pleurs. Les grâces n'avaient point quitté son visage, exténué par la maladie; elle voulait qu'on la parât, qu'on eût soin d'elle encore plus qu'auparavant, et ses caprices d'ajustement forçaient souvent Emilia de puiser dans les richesses héréditaires des comtesses de Blankenbourg: satins, brocards, dentelles, joyaux, gorgerettes de pierreries, mousselines et damaras des Indes, robes de lampas de Lyon surbrodées de fleurs d'or et d'argent, points de Bruxelles et d'Alençon, tout le plus admirable trousseau, et tel qu'en possèdent seulement en Europe, deux ou trois images de Notre-Dame.
Alors, sa toilette achevée, Claribel demeurait à rêver, blottie au fond de sa niche de soie, ses maigres bras perdus dans ses grandes manches bouffantes, frissonnante et morne. Mais au crépuscule, surtout, quand les tisons de l'âtre consumés ne formaient plus entre les landiers, qu'un tas ardent de braise rouge, quand la nuit lentement appâlissait tout, depuis les roses bleues du tapis gris de lin, jusqu'aux fronces de satin bleu clair des tentures et du plafond, soudain les larmes lui débordaient, pauvre cœur noyé de tristesse! Elle appelait Emilia, se réfugiait contre son sein, et quelquefois, l'interrogeant:
– Ah! qu'est-ce que font les morts, mamaccia? Souffrent-ils, ont-ils faim et froid, sont-ils malheureux comme les vivants?
– Non! ma petite sœur, ils dorment, répondit un jour Hans Ulric.
– Oh! alors, que ne suis-je morte! reprit-elle.
Et à partir de ce moment, Claribel sembla goûter un amer plaisir à s'entretenir de sa fin prochaine. Elle retrouva cependant quelques faibles et languissants sourires, quand Christiane, pour la distraire, s'avisa de lui amener une petite fille de dix ans, dont le père avait un emploi dans les cuisines de Son Altesse. On étala devant Frida, afin qu'elle eût de quoi y choisir, une profusion de joujoux, mais elle, stupide et comme éperdue de ce tas de choses magnifiques, les considérait les yeux béants, puis se prit tout à coup à pleurer. Il fallut passer plusieurs journées à l'apprivoiser quelque peu, lui décoller les bras de ses jupes, et lui ôter ces tremblantes révérences, par lesquelles l'enfant répondait aux moindres paroles, aux regards, et même aux histoires merveilleuses, que Claribel la voyant si simple, se divertissait à lui faire accroire. – Chut! on devait répondre très bas, se souffler les mots à l'oreille, lorsqu'il y avait de grosses mouches dans la chambre:
– Elles entendent ce qu'on dit, et ne manquent pas de le répéter…
Et cent autres imaginations pareilles, à propos des chiens, des nuages, des oiseaux, des arbres. Frida l'écoutait, bouche béante, et cette naïve pauvresse, cette enfant qui levait sur elle des yeux sans pensée, était la dernière poupée qui amusât un peu la petite comtesse. Claribel la baisait, la mignotait, la gorgeait de bonbons ou la mettait en pénitence, l'habillait, la déshabillait, l'affublant d'antiques falbalas, de coiffures d'un empan de haut, et d'immenses rondaches de crinolines; ou bien, elle gardait son dîner dans sa chambre, elle qui n'avait jamais appétit, afin d'en bourrer sa menine. Pâle, diaphane, et si maigre qu'elle eût passé, semblait-il, par un anneau, c'était un contraste plein de pitié de voir devant elle, Frida, rouge et joufflue, qui dévorait à belles dents, perdrix, poules faisanes, hures d'esturgeons mouillées de tokai, tandis que Claribel qui, maintenant, ne pouvait plus quitter le lit, avait peine à sucer un demi-quartier de mandarine.
Elle se mourait, trop nerveuse, trop fine, consumée d'ardeur et d'intelligence, et déjà lasse de la vie. Comblée de tout ce que la fortune a de faveurs et de miel, elle en avait senti l'amertume, et compris, si jeune qu'elle fût, le vide et la fugacité des choses. Son père! mais n'importe quel colifichet suffirait à le consoler, une cravate, un ragoût nouveau, quoi encore? la caisse de citrons doux qu'il attendait de Palerme dans quelques jours, et qui provenaient d'un arbre planté de ses mains, comme il se plaisait à le raconter. Franz, après tant d'assiduité, paraissait à peine maintenant; et pour Emilia, l'enfant sentait trop bien qu'il ne restait guère chez l'Italienne qu'un extérieur d'affection, mais que sa pensée était ailleurs, et l'indifférence de ses caresses. Oh non! personne ne l'aimait.. Hélas! que n'avait-elle un frère comme Christiane, Hans Ulric! Un frère! et, dans son innocence, Claribel se demandait souvent si l'on pouvait s'aimer plus qu'ils faisaient. Comme Hans tressaillait et pâlissait, lorsque Tina, avec espièglerie, lui venait passer ses bras au cou, et quels bons sourires de tendresse! Mais pourquoi donc la Belcredi fixait-elle sur lui ces yeux singuliers? Qu'avait-elle à les percer du regard?.. Avec son air modeste, son réel talent, le dos des cahiers de musique qu'on voyait dans sa chambre, et surtout grâce à un choral de Haendel, où il avait fallu trois voix, elle venait de réussir à pénétrer chez Christiane; et ces visites assez fréquentes, cette intimité qui commençait, la petite comtesse en était jalouse. Sa sœur et son frère ne l'aimaient donc pas, pour si bien traiter qui elle détestait. Oh non! personne ne l'aimait. Qu'aurait-elle fait sur la terre? elle pouvait mourir sans regrets!