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Henri Émile Chevalier
L'île de Sable
PREMIÈRE PARTIE. EN MER
I. GUYONNE LA POISSONNIÈRE
ОглавлениеA quelque distance du château de la Roche, sur le bord de la mer, s'élevait une cabane à l'aspect chétif et désolé. Des galets, cimentés avec de la terre glaise, avaient servi à sa bâtisse, que recouvrait un toit de chaume. Deux fenêtres étroites, garnies de carreaux en papier huilé, filtraient à l'intérieur un jour blafard et souffreteux. Devant cette cabane s'étendait un jardinet potager, généralement mal entretenu, et derrière séchaient de grands filets accrochés à des pieux.
Telle était l'habitation de Perrin le pêcheur, de son fils Yvon et de sa belle-fille, Guyonne la poissonnière.
Un soir de la fin de mai de l'année 1598, Perrin le pêcheur, vieillard sexagénaire, mais encore robuste, malgré ses rides et ses cheveux argentés, assis sur un banc de pierre, au seuil de la maison, réparait une seine fortement endommagée.
Le soleil à son déclin secouait ses gerbes d'or au front sourcilleux du manoir de la Roche, et les vagues de la Manche venaient lécher le sable irisé du rivage avec un bruit régulier de fusée volante. La soirée se montrait d'une douceur enchanteresse. Aux senteurs marines se mêlait l'arôme balsamique des primevères; au gazouillement des linottes se mariait le ramage des chardonnerets, et l'atmosphère semblait saturée d'un parfum de bonheur.
Cependant le pêcheur était triste. L'anxiété, le désespoir marquaient son visage bronzé par le hâle et l'intempérie des saisons.
Souvent il levait vers le château un regard douloureux, puis une larme brillait au coin de sa paupière; ses mains laissaient échapper le filet, et, croisant les bras contre sa poitrine, Perrin rêvait profondément. Ensuite, il reprenait son travail en prononçant quelques mots inintelligibles.
Tout à coup, au détour d'un buisson, parut une jeune femme, portant sur la tête un panier d'osier.
Le vieillard poussa un cri de satisfaction.
– Eh bien, Guyonne?
– Consolez-vous, mon père, répondit la femme; Yvon vous sera rendu… s'il plaît à Dieu de seconder mon projet, ajouta-t-elle intérieurement.
– Rendu!… mon Yvon me sera rendu! dit le pêcheur d'un ton passionné; ô ma fille! Guyonne, enfant chéri, approche que je t'embrasse.
– Bon père! dit-elle en abandonnant ses joues aux caresses du vieillard.
– Mais, fit soudain celui-ci, tu l'as donc vu? il t'a donc parlé? Le seigneur de la Roche lui a pardonné, n'est-ce pas! oh! je prierai Notre-Dame du Saint-Sauveur de favoriser l'entreprise…
– Écoutez, mon père, interrompit gravement Guyonne, je ne veux pas vous tromper; je n'ai pas vu Yvon.
– Que dis-tu?
– Non, je ne l'ai pas vu. Je ne pouvais le voir. Il est à Saint-Malo depuis ce matin.
– A Saint-Malo!
– A Saint-Malo, avec tous les autres prisonniers qui doivent s'embarquer demain pour la Nouvelle-France.
– Alors, dit Perrin, terrifié par cette nouvelle, notre miséricordieux seigneur de la Roche t'a promis…
– Monseigneur de la Roche est parti lui-même, avec son écuyer. Ils ont escorté les captifs.
Le vieillard pâlit et chancela.
– Soyez sans crainte, dit vivement Guyonne; je sauverai Yvon, je vous le jure.
– Ah! exclama le pêcheur, pouvais-tu m'abuser ainsi, ma fille! Je ne t'ai jamais fait de mal, moi; et voilà que tu me rassures pour me replonger plus avant dans l'affliction.
– Je vous ai dit et je vous répète que je le sauverai! s'écria-t-elle d'un accent si persuasif, que Perrin se sentit renaître à l'espérance.
– Comment? quel est ton projet? demanda-t-il encore.
C'est mon affaire, fiez-vous à moi, mon père. Je tiendrai ma parole. Avant douze heures, Yvon sera ici; seulement il faudra vous placer sous la protection du due de Mercoeur. A présent, donnez-moi votre bénédiction, car jamais, peut-être, nous ne nous reverrons.
Soit qu'il n'eût pas entendu cette dernière phrase, soit qu'il n'en eût pas bien compris le sens, Perrin reprit interrogativement:
– Quoi! dans douze heures, j'aurai recouvré mon brave Yvon? tu en es certaine, Guyonne?
– Autant qu'on peut l'être! Mais le temps presse, donnez-moi votre bénédiction, mon père, répliqua-t-elle, en s'agenouillant aux pieds du vieillard.
– Où veux-tu aller?
– A Saint-Malo, chercher Yvon. Priez le Tout-Puissant de secourir mes desseins.
– Va, ma fille, dit le pêcheur en étendant les mains au-dessus de Guyonne; va! que Dieu te soit en aide! Pour moi, je m'en rapporte à ton courage et à ta prudence Ah! si tu parviens à sauver mon Yvon, je ne vivrai pas assez d'années pour te prouver ma gratitude.
S'étant relevée, Guyonne se jeta dans les bras du vieillard, puis, après avoir échangé quelques paroles avec lui, elle se dirigea vers le bord de la mer, détacha l'amarre d'un bateau, sauta agilement dedans, et s'éloigna à force de rames, en adressant à son père un signe d'adieu.
La Manche, ordinairement inégale et moutonneuse, était, ce soir-là, unie comme une glace. Nulle brise ne rayait sa nappe illuminée par les derniers feux du jour, et damassée à l'horizon de blanches voiles qui attendaient que la fraîcheur de la nuit les gonflât pour mouiller dans les ports de la côte.
Penchée sur ses avirons, Guyonne frappait l'onde avec la régularité et la prestesse d'un batelier consommé. Son canot sillait légèrement la mer, en déroulant un ruban d'écume.
C'était une belle et forte femme que Guyonne. Impossible d'imaginer plus magnifique assemblage de formes masculines unies aux grâces féminines. Sa tête, admirable d'expression, surmontait un buste richement proportionné, quoique d'apparence athlétique. Son épaisse chevelure noire flottait sur ses épaules en boucles soyeuses encadrant un visage d'un ovale parfait. Le front découvert, large, les sourcils bien accusés, le nez quelque peu busqué et surtout la vivacité des yeux de Guyonne, dénotaient chez elle un caractère opiniâtre et exalté. Cependant, malgré sa haute taille et son organisation virile, ses mains étaient mignonnes, bien que bistrées par de rudes travaux, ses pieds comparativement, petits. Si son coup d'oeil d'aigle imposait aux plus téméraires, l'aménité de ses manières, la douceur touchante de sa voix séduisaient ceux qu'elle traitait en amis. Fière avec les dédaigneux, soumise sans bassesse avec ses supérieurs, affable avec ses égaux, Guyonne déployait envers ses proches une abnégation à toute épreuve. Force physique, vigueur morale, telle était la créature; attraits matériels, amabilité, ingénuité, chasteté, telle était la femme. Loin de la déparer, sa stature herculéenne ajoutait un charme de plus à sa personne, quand par la fréquentation on avait pu apprécier les rares qualités dont elle était douée.
Guyonne avait vingt-cinq ans. Elle passait pour être fille d'un caboteur qui avait, croyait-on, péri dans un naufrage sur les côtes de Terre-Neuve, et d'une femme qui avait épousé Perrin en secondes noces. Cette femme mourut en mettant au monde Yvon. Le pêcheur conçut pour son propre enfant une tendresse poussée jusqu'à l'idolâtrie. Il releva avec tout le soin que lui permettait sa condition précaire. Mais Yvon, comme il arrive fréquemment, ne répondit point à l'affection de son père. Léger, paresseux, il compta bientôt parmi les plus mauvais sujets du voisinage.
Un matin, il disparut et resta plusieurs années absent. Cette fugue faillit être fatale à Perrin. Dans sa douleur, il voulait se suicider; Guyonne l'en empêcha. Yvon qui était allé faire la guerre pour le compte des Seize, rentra subitement, comme il était parti, et la joie que causa son retour au vieux pêcheur faillit également lui être funeste. Hélas! cette joie ne fut pas de longue durée, car Yvon que la fainéantise inhérente à l'état militaire avait alléché, et qui voyait dans le seigneur de la Roche un ennemi de l'Église catholique, Yvon s'engagea dans une bande de routiers à la solde du duc de Mercoeur.
S'étant trouvé à l'attaque du château de la Roche, il y fut fait prisonnier avec tous ceux de ses compagnons qui avaient échappé aux coups de la garnison. Le marquis, qui recrutait alors des hommes pour l'expédition qu'il projetait, demanda et obtint la permission de transporter dans les colonies de la Nouvelle-France ses captifs, dont la plupart étaient des repris de justice ou des malfaiteurs— tous gens de sac et de corde. Maître Yvon ne s'accommodait guère du sort qui lui était réservé. Une traversée de douze à quinze cents lieues, ensuite de quoi, un exercice illimité à la hache, à la bêche, à la houe, souriaient médiocrement à son imagination. Sachant que son père avait jadis rendu service au marquis de la Roche, il informa Perrin de sa situation, en le suppliant de solliciter sa grâce. Certes, le pêcheur n'avait pas besoin d'être supplié. A la nouvelle que son fils bien-aimé allait lui être ravi, il courut au château, Guillaume de la Roche l'accueillit avec une cordialité dont il n'était pas coutumier vis-à-vis de ses vassaux. Mais dès que le vieillard lui eut appris l'objet de sa visite, il fronça le sourcil, et répliqua sèchement qu'Yvon partagerait le châtiment de ses complices.
Le pêcheur revint chez lui; son âme était brisée. Il fallut l'attentive sollicitude de Guyonne pour adoucir l'amertume de ses chagrins et ranimer l'espérance dans son coeur.
– Tout n'est pas perdu, lui dit-elle; dame Catherine m'aime comme une mère. Elle a, vous le savez, été la nourrice de notre damoiselle Laure de Kerskoên, et exerce beaucoup d'empire sur l'esprit de monseigneur de la Roche. Laissez-moi lui parler; peut-être, avec son concours, parviendrons-nous à fléchir le courroux du marquis.
Comme tous ceux qui aspirent à la réalisation d'un souhait, Perrin accepta cette persuasion, et Guyonne s'achemina vers le manoir.
Dame Catherine, toute marrie du départ de sa jeune maîtresse, pleura avec Guyonne, et finalement promit d'intervenir auprès du marquis de la Roche.
Guillaume fut inexorable. C'était un caractère de fer; jamais il n'avait modifié une résolution prise. Il mettait son point d'honneur dans l'inflexibilité.
– Tout ce que je puis faire pour toi, mon enfant, dit la nourrice à Guyonne, c'est de te ménager une entrevue avec ce pauvre Yvon, quand il sera à Saint-Malo. Le sire de Ganay est chargé de la garde des prisonniers; il ne refusera pas de nous obliger. Je causerai avec lui. Reviens demain.
Guyonne passa la nuit à réfléchir et à prier. L'aube la surprit prosternée sur la tombe de sa mère.
Elle était mélancolique; mais le voile d'anxiété qui couvrait son front depuis quelques jours avait disparu.
Une détermination inconcevable germait dans le cerveau de la poissonnière. Elle monta au château.
Ils sont en route pour Saint-Malo, et s'embarqueront demain, mon enfant, lui dit la vieille femme.
– Avez-vous obtenu?
– Tu pourras le voir cette nuit, en présentant ce billet à la sentinelle de faction.
– Oh! merci, merci, dame Catherine! Dieu vous récompense!
Guyonne descendit la montagne en courant. On se rappelle l'entretien qu'elle eue ensuite avec son beau-père.
Maintenant, nous reprendrons le fil de notre histoire et suivrons la jeune fille à Saint-Malo.
Le couvre-feu n'était pas encore sonné quand elle aborda dans le port de la cité malouine, et les étoiles s'allumaient une à une au firmament. Guyonne n'eut pas de difficulté à se faire indiquer le lieu où avaient été casernes les captifs, car les rues étaient encombrées de personnes qui devisaient sur les chances probables de l'expédition de la Roche.
On avait enfermé les routiers dans un ancien couvent, situé au sud de la ville. Un piquier se promenait, l'arme à la main, devant la porte.
– Pourrais-je parler au sergent du poste? demanda Guyonne.
– Au sergent du poste, repartit le militaire, oui-dà, ma poulette! Et que lui voulons-nous au sergent du poste?
– J'ai un billet à lui communiquer.
– Un billet! par les griffes de Belzébut! quel fortuné mortel que notre sergent! Approche ici, sous ce falot, mon ange! Pardieu, nous taillerons bien une bavette ensemble!
En disant ces mots, le piquier s'avança pour enlacer Guyonne A la taille; mais celle-ci, l'étreignant par le milieu du corps dans ses doigts musculeux, le souleva de terre comme une plume et le lança violemment contre le mur du monastère.
Le soudard se remit sur ses pieds en articulant un juron.
Néanmoins, il se disposait à réitérer ses insolentes agaceries, lorsque la porte du couvent s'ouvrit pour livrer passage à Jean de Ganay.
– Ah! messire, c'est le ciel qui vous envoie, dit Guyonne à l'écuyer.
– Que désirez-vous?
– Dame Catherine…, commença la jeune fille.
– Bien, mon enfant, je sais ce que vous voulez, dit le vicomte avec intérêt. Vous êtes la soeur…
– D'Yvon, messire.
– Entrez; je vais donner ordre qu'on vous conduise vers lui.
Après avoir adressé quelques paroles au commandant du poste et salué Guyonne, Jean de Ganay sortit de nouveau.
– Suivez-moi, dit le sergent à la jeune femme.
En haut d'un escalier, ils enfilèrent un grand corridor dont les dalles sonores répercutaient le bruit des pas, et s'arrêtèrent à une porte basse.
– Numéro 40, dit le sergent, c'est ici.
Il tira un verrou, déposa sur une table la torche de résine qui avait éclairé leur marche et se retira en disant:
– Dans une heure, je vous querrai.
Pendant ce temps, Guyonne s'était précipitée dans les bras d'Yvon.
– Dis-moi, cher frère, murmura la jeune fille, lorsque leur effusion fut passée, tu soupires pour la liberté?
– Oui; je mourrais avant d'arriver dans cet infernal pays, où, raconte-t-on, il n'y a que plaies et bosses à gagner.
– Je suis à même de te délivrer.
– Toi?
– A une condition.
– A une condition? parle; je souscris à tout, pourvu que je ne sois pas exilé sur cette terre maudite de la Nouvelle-France.
– Si tu veux jurer de ne plus délaisser notre vieux père…
– Mais quel est ton plan?
– Tu le sauras plus tard.
– Je fais le serment que tu exiges, Guyonne.
– Merci, Yvon, dit la jeune fille, les yeux humides d'allégresse. Maintenant, ajouta-t-elle, nous allons troquer nos vêtements. Ta prendras ma robe et ma mante, moi je prendrai ton pourpoint et tes haut-de-chausses!
– Et tu resteras prisonnière à ma place!
– Sans doute, riposta-t-elle en souriant.
– Y songes-tu, Guyonne?
– Oh! j'y ai songé durant toute la nuit dernière sur la fosse de notre mère; c'est elle qui m'a suggéré ce stratagème.
– Excellent coeur! dit le jeune homme en l'embrassant. Mais, ne crois pas que je souscrive…
– Yvon, pense à notre père! il ne peut vivre sans toi.
– Non, non, ma soeur; je ne commettrai pas une lâcheté. Tu ignores quelle sorte de brigands sont ces routiers avec qui j'ai été condamné.
– Que m'importe!
– Que t'importe! mais on t'emmènera avec eux.
– Enfant! oublies-tu que le marquis de la Roche a refusé d'embarquer une seule femme à son bord? Demain, je déclarerai mon sexe et on me lâchera.
Ce raisonnement paraissait très-admissible, l'amour de la liberté bourdonnait dans l'esprit d'Yvon, aussi fut-il bien vite convaincu.
Les deux jeunes gens étaient à peu près de la même grandeur. Ils échangèrent leur costume, et Guyonne dit à son frère, en lui arrangeant sa cornette sur la tête:
– Lorsque le sergent viendra te chercher, feins de pleurer et tiens ce mouchoir contre ton visage afin qu'il ne s'aperçoive point de la substitution. Une fois hors du moustier, tu gagneras le port où j'ai attaché notre canot.
– Je comprends, dit Yvon. Mais toi?
– N'aie aucune inquiétude. Je saurai, avec l'aide de la bonne Sainte-Vierge, me tirer d'affaire.
Tout se passa comme l'avait prévu la noble jeune fille. Yvon sortit du couvent sans que l'on se doutât de la supercherie, et quand la porte de l'enceinte se referma en grinçant sur ses gonds, Guyonne tomba à genoux en s'écriant:
– J'ai sauvé mon père et mon frère. Seigneur, que votre nom soit sanctifié dans ce monde comme dans l'autre!