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Henri Émile Chevalier
L'île de Sable
PROLOGUE. EN BRETAGNE
VI. L'ATTAQUE

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Pendant ce temps, le vicomte Jean de Ganay se promenait sur le rempart, autant pour s'assurer que les sentinelles étaient bien à leur poste que pour méditer.

Le temps, superbe le matin, s'était assombri dans l'après-midi, et, à ce moment, de lourds nuages noirs se traînaient péniblement au ciel. Les ténèbres étaient profondes; aucun rayon de lune n'apparaissait; mais à de courts intervalles, un éblouissant éclair déchirait en échancrures embrasées l'épais manteau du firmament et illuminait les hautes tours du château.

Nulle brise ne courait dans l'air: on respirait une atmosphère épaisse, chargée d'électricité.

Au loin la mer grondait en brisant ses vagues contre les falaises, et parfois le cri strident d'une orfraie troublait encore le silence de la nuit.

L'écuyer se sentait navré de tristesse.

– Elle n'est point venue à notre rencontre, pensait-il; elle n'a pas présidé au souper, sous prétexte d'une indisposition: et cependant je suis bien sûr de l'avoir vue à sa fenêtre quand le marquis fit sonner du cor pour qu'on abaissât le pont-levis… C'est étrange! me serais-je trompé?… ne m'aimerait-elle pas? Ne pas m'aimer! oh! c'est impossible! cent fois, je lui ai parlé de mon amour… jamais, de vrai, elle ne m'a avoué… Quel impénétrable mystère que le coeur d'une femme!… Ah! je suis fou de m'inquiéter; n'est-ce pas elle qui a brodé cette écharpe que je porte sur mon sein? n'est-ce pas elle qui me l'a donnée? Pourtant… Encore ces maudits soupçons! Eh! qui aimera-t-elle donc, si elle ne m'aimait pas! Depuis sa sortie du couvent, elle est restée au château, ne recevant, ne voyant personne!… Bast! je suis bien sot de… Qu'est-ce? il me semble qu'on appelle.

Jean, qui se trouvait alors sous la fenêtre de Laure, leva la tête. Cette fenêtre, nous avons omis de le dire, s'ouvrait au sud, vis-à-vis de la porte extérieure du manoir.

– Bertrand, est-ce vous? disait une voix.

Le vicomte s'efforçait vainement de percer le voile d'obscurité qui l'enveloppait de ses plis opaques: rien, il ne distinguait rien!

Néanmoins il allait répondre, quand tout à coup l'occident s'éclaira d'une lueur phosphorescente suivie d'un formidable roulement de tonnerre et d'un cri d'effroi.

– Laure de Kerskoên! murmura de Ganay, qui avait aperçu la jeune châtelaine accoudée à sa fenêtre.

Mais, avant qu'il eût pu se rendre compte le l'impression que lui causa cet incident, le feu céleste s'était évanoui, l'ombre avait repris sa place un instant usurpée, et un deuxième cri, vigoureux, sauvage, excitant, ébranlait les échos du manoir.

– Alerte! alerte! aux armes! aux armes!

– Qu'y a-t-il! demanda Jean à un archer qui passait près de lui.

– Le château est investi! le château est investi! répliqua celui-ci en fuyant à toutes jambes.

Sans se troubler, l'écuyer s'élança vers le corps de garde supérieur où était enfermée la manivelle pour monter et descendre la herse.

La plus grande confusion régnait parmi les soldats.

– Abattez la herse! s'écria le vicomte.

– Mais l'ennemi a déjà franchi les fortifications, fit observer un des gardes.

– N'importe! n'importe! qu'on lui coupe la retraite.

Et tandis que les soldats s'empressaient d'obéir à cette injonction, Jean courait à l'escalier qui conduisait à la porte du château proprement dit.

Elle débouchait sur la partie septentrionale du trapèze; l'écuyer pressa ses pas de ce côté; mais quelle que fût sa rapidité, il avait été devance par les assaillants qui se ruaient tumultueusement vers le pont-levis.

Déjà le bruit de l'attaque nocturne s'était répandu de toutes parts. La grosse cloche du donjon sonnait l'alarme Arrachée au sommeil, la garnison se mettait sur pied, et faisait, des préparatifs de défense; tandis que, interrompu au milieu de ses oraisons par les premières rumeurs, le marquis de la Roche s'était précipité dans la cour, où bientôt l'avait joint l'élite de ses hommes d'armes. On lui apprit qu'une troupe de gens inconnus venait de surprendre et de massacrer le corps de garde extérieur.

– Levez le pont, fermez les portes! dit-il avec le plus grand sang-froid. Qu'une compagnie se rende à la plate-forme, une autre dans les tours, et que les femmes, les enfants et les domestiques soient confinés dans le donjon.

Ensuite, sans perdre de temps, il se dirigea vers la chambre de sa nièce afin de la mener lui-même en un lieu sûr, car l'appartement qu'elle occupait durant la paix servait de retranchement à une escouade d'archers lorsque la forteresse était assiégée. Mais, jugez de l'étonnement du marquis! la chambre de Laure Kerskoên était vide.

Il ne fallait pas songer à s'enquérir des motifs de la disparition de la jeune fille, alors que chaque seconde écoulée aggravait le péril commun. Étouffant ses angoisses, de la Roche vola à la galerie saillante qui surplombait la porte du château.

Une troupe d'hommes y étaient assemblés, les uns faisant pleuvoir sur la tête des assaillants des pierres, des obus, les autres apportant de l'huile bouillante, les autres jetant par les mâchicoulis, des couleuvrines, des canons, des mortiers devenus inutiles, pendant que, postés aux barbacanes des tours voisines, archers et arquebusiers criblaient l'ennemi de traits et de balles.

Le vacarme était épouvantable, le combat lugubre comme la tempête qui hurlait dans l'espace! A la clarté fumeuse de quelques torches de résine, pâlissant fréquemment sous la fulguration des éclairs, l'oeil saisissait des nuées d'hommes se mouvant sur toute l'étendue du bâtiment, entre la contrescarpe intérieure et le terrassement du rempart.– Puis l'on entendait des cris féroces, des gémissements, des imprécations, et, couvrant le tout, la voix solennelle du tonnerre mugissait dans l'étendue.

Les agresseurs avaient eu le loisir de briser les chaînes du pont-levis avant, que l'éveil ne fût donné, et malgré les projectiles de toute nature dont les accablaient les défenseurs du château, ils s'acharnaient à enfoncer la porte.

Un énorme madrier qu'ils avaient trouvé sur le glacis leur servait à cet effet.

Vingt hommes robustes, placés aux deux côtés de la pièce de bois, la soutenaient au bout de leurs bras tendus, et lui imprimaient un mouvement de va-et-vient, en dardant son extrémité contre la porte, qui éclatait à chaque coup du formidable bélier.

– Hardi! hardi! sus! sus! mes braves! vociférait un chevalier, armé de toutes pièces, dont le casque orné d'une plume noire dominait cette cohue de démons.

– Du courage! du courage! clamait à son tour Guillaume de la Roche qui s'était emparé d'un fusil à rouet et tirait incessamment sur les ennemis.

Mais, malgré la valeur des assiégés, malgré les flots d'huile et de poix en ébullition qu'ils versaient sur leurs ennemis, ceux-ci ne bronchaient pas; blessés et morts étaient poussés dans le fossé; de nouvelles mains les remplaçaient aussitôt, et le bélier improvisé ne cessait d'ébranler l'obstacle qu'ils voulaient renverser. Un des gonds de la porte avait cédé, les autres ne pouvaient tenir longtemps. L'ennemi beuglait sa victoire, lorsque Guillaume de la Roche s'écria:

– Jetez le Foudroyant!

Le Foudroyant était une monstrueuse pièce de quatre-vingt-seize, braquée à l'angle de la plate-forme.

Tout ce qu'il y avait d'hommes autour du marquis se mit à l'oeuvre, et après des efforts inouïs, le colosse de bronze fut renversé du haut de la galerie sur le flot humain qui déferlait au bas.

Puis ce fut un craquement horrible, une vibrante exclamation de douleur et d'épouvante!

Le pont s'était rompu et abîmé dans le fossé avec tous ceux qu'il supportait…

Dès lors la panique se glissa dans les rangs des ennemis. Ceux qui étaient les plus proches voulurent fuir, mais refoulés par les plus éloignés désireux d'arriver sur le théâtre de l'action, ils tombèrent pêle-mêle dans le fossé où ils furent déchirés, lacérés, par les pointes de fer qui en garnissaient le talus. Un grand nombre trouvèrent la mort dans cette bagarre, que les assiégés mirent largement à profit pour mitrailler leurs adversaires.

Un vent impétueux s'était élevé, chassant les nuées vers l'orient. Entra les éclaircies faites par leur dispersion, la lune tantôt montrait son disque d'argent, tantôt se replongeait derrière un impénétrable rideau. Ces fluctuations de lumière et d'ombre prêtaient au siège du château des couleurs vraiment fantastiques.

Cependant, le chevalier à la plume noire était parvenu à rétablir l'ordre parmi les siens. Ils battirent en retraite, mais au moment où ils atteignaient la porte, une troupe d'arquebusiers que Jean de Ganay avait à la hâte ramassés sur le rempart fondit sur eux. Les arquebusiers, contre leur attente, furent reçus avec uns intrépidité qui les contraignit à se replier. Infructueusement le vicomte s'épuisait à stimuler leur ardeur, ils n'écoutaient rien et se débandaient, incapables de résister à l'impulsion de ceux qu'ils avaient cru pouvoir cerner et tailler en pièces.

Frémissant d'indignation, le vicomte de Ganay allait se jeter au fort de la mêlée pour y périr les armes à la main, lorsqu'il aperçut le chevalier à la plume noire.

Abattre deux hommes qui lui barraient le passage et se trouver en face du chef de cette lâche expédition fut pour notre brave écuyer l'affaire d'une minute.

– A nous deux! cria-t-il en l'affrontant l'épée en arrêt.

– Es-tu chevalier?

– Oui, j'ai gagné mes éperons au blocus de Paris.

Aussitôt, les fers croisés se choquent, pétillent, grincent, lancent des milliers d'étincelles, et la trompette résonne annonçant une trêve momentanée, afin de laisser toute liberté aux deux nobles combattants.

Pour champ clos ils ont une petite esplanade en arrière de la porte principale, pour lustre la lune qui brille à cet instant au-dessus de l'arène, pour témoins une ceinture de soldats.

L'île de sable

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