Читать книгу Etudes sur Aristophane - Emile Deschanel - Страница 40

LES CHEVALIERS.

Оглавление

Table des matières

On sait comment il crayonna à l'usage du peuple souverain d'Athènes, qui était bon prince à ses heures, une jolie caricature de la démocratie. C'est dans la comédie des Chevaliers qu'il met en scène le bonhomme Peuple lui-même, sot, un peu sourd, irascible, radoteur et gourmand, et, à côté de lui, Cléon, le principal meneur de l'Assemblée depuis la mort de Périclès. Il ne nomme pas Cléon, du moins dans cette pièce, mais il le désigne clairement; et dans une autre, il dit bien que c'est lui qu'il a attaqué dans les Chevaliers. Il l'avait maltraité déjà, incidemment, dans les Acharnéens, et précédemment encore dans les Babyloniens, pièce qui ne nous est point parvenue. Cléon, pour se venger, accusa le poëte devant le Sénat, premièrement d'avoir livré le peuple à la risée des étrangers, qui assistaient en grand nombre aux représentations, secondement de n'être pas citoyen d'Athènes et d'en usurper les droits. Nous avons dit qu'Aristophane avait des biens à Égine, et il paraît que sa famille était originaire de Rhodes: de là ces accusations. Sur le second point il se justifia en poëte comique par le mot de Télémaque au premier chant de l'Odyssée: «Nul ne sait jamais sûrement quel est son père.» Sur le premier il répondit par une audace plus grande encore que celle qui lui avait attiré ces accusations, il fit les Chevaliers. Il nous apprend lui-même dans sa pièce, revue apparemment et augmentée, qu'aucun ouvrier n'osa faire un masque représentant le visage de l'homme qu'il voulait ridiculiser, tant Cléon était redouté! Et le scoliaste raconte à ce propos, mais on ne sait s'il faut ajouter foi à cette anecdote, qu'aucun comédien n'ayant eu la hardiesse de se charger du rôle, Aristophane se barbouilla légèrement le visage avec de la lie et monta sur le théâtre pour y représenter lui-même son ennemi.

Le fait est, que les Chevaliers sont le premier ouvrage qu'il donna sous son nom et sans prendre pour chaperon Philonidès ou Callistrate. Ainsi ce fut la première fois qu'il parut dans la lice personnellement, pour combattre à visage découvert, de quelque façon qu'on veuille l'entendre: il faut donc toujours louer son courage.

Cette comédie fut jouée aux fêtes dites Lénéennes, la septième année de la guerre du Péloponnèse, 425 ans avant notre ère.

Cléon perpétuait la guerre, afin, disait-on, de se rendre indispensable.

C'est donc toujours la guerre qu'Aristophane attaque, en attaquant

Cléon.

* * * * *

Les Acharnéens sont tout à la jovialité, à l'ivresse dionysiaque; les Chevaliers respirent la haine politique: Cléon était à l'apogée de sa puissance, et la fortune, à ce moment, couronnait jusqu'à ses témérités; il avait pour lui la chance et la veine; la faveur populaire enflait ses voiles; tout lui riait, tout l'acclamait; Aristophane, personnellement irrité par les persécutions judiciaires que lui avaient values les Babyloniens, l'attaque cette fois plus violemment encore; il prend le taureau par les cornes, il le secoue, il l'exaspère, il lui plante au cou vingt banderillas, dont les feux d'artifice éclatent dans les plaies.

* * * * *

L'exposition de la pièce est des plus vives. Deux esclaves du bonhomme Peuple (le poëte, dans ces deux personnages, désignait, sans les nommer, deux généraux athéniens, Démosthène et Nicias; ces noms, même, ont été introduits par les copistes dans la liste des personnages; mais ils ne se trouvent point dans les vers d'Aristophane, et ne pouvaient pas s'y trouver: ce ne sont pas là des noms d'esclaves); le premier esclave, donc, et le second esclave, car dans la pièce il n'y a pas autre chose, se plaignent d'avoir été supplantés dans l'esprit du vieillard par un nouveau venu, souple et hâbleur.

Ils poussent des gémissements fantastiques: Iattataiax, iattataye!… Mymy, mymy, mymy! Mymy, mymy, mymy!…

«Il faut que vous sachiez, dit l'un aux spectateurs, c'est-à-dire au peuple lui-même, que nous avons un maître d'un naturel difficile et colérique, Peuple, le Pnycien, mangeur de fèves, vieillard morose et un peu sourd…»

La Pnyx était le nom du lieu des Assemblées, situé près de la citadelle: le poëte en fait la patrie du bonhomme Peuple. Et, s'il l'appelle mangeur de fèves, c'est que les Athéniens, étant tous juges ou jurés tour à tour, se servaient de fèves blanches et noires pour donner leurs suffrages: ils recevaient pour cette fonction, un salaire, d'abord d'une, puis de deux, puis de trois oboles. Notez ce point qui va revenir souvent.

* * * * *

«Le mois dernier, continue l'esclave à qui on a donné le nom de Démosthène dans la liste des personnages, il achète un nouvel esclave, un corroyeur paphlagonien[13], intrigant et calomniateur. Ce corropaphlagon, ayant connu l'humeur du vieillard, se mit à faire le chien couchant auprès de lui, à le caresser de la queue, à le flatter, à le tromper, à l'enlacer dans ses réseaux de cuir, en lui disant: «O Peuple, c'est assez d'avoir jugé une affaire, va-t'en au bain, prends un morceau, bois, mange, reçois tes trois oboles. Veux-tu que je te serve à souper?» Puis il s'empare de ce que nous avons apprêté, et l'offre au maître généreusement. L'autre jour encore, à Pylos, je prépare un gâteau lacédémonien, ce voleur-là me l'escamote, et le présente de sa main, quand c'était moi qui l'avais pétri! Il nous écarte, il ne souffre pas qu'un autre que lui donne des soins au maître. Débout, l'épouvantail en main[14], il éloigne de sa table les orateurs qui bourdonnent. Il lui débite des oracles, et le vieillard raffole de prophéties. Quand il le voit dans cet état d'imbécillité, il en profite pour accuser effrontément tous ceux de la maison, pour nous calomnier, et les coups de fouet pleuvent sur nous.»

Ce trait du gâteau de Pylos devait faire rire les Athéniens, qui étaient au courant des faits. Ces faits nous sont rapportés par Thucydide, au quatrième livre de son Histoire de la guerre du Péloponnèse, dans un passage qui est lui-même une assez jolie scène de comédie et qui éclaire d'un nouveau jour cette curieuse figure de Cléon. Au reste, n'oublions pas que Thucydide, qui était, comme Aristophane, partisan de l'aristocratie, devait être, lui aussi, très-hostile à Cléon, homme nouveau, homme populaire. Il ne faut donc pas plus se fier aveuglément au témoignage de Thucydide sur Cléon que, par exemple à celui de Froissart, le chroniqueur de la noblesse et du clergé, sur Van Arteveld le tribun des Flandres. Ceci soit dit sans mettre Froissart, si léger, si enfant, si indifférent, sur la même ligne que Thucydide, si plein et si mûr.

L'historien raconte comment Cléon avait empêché la paix de se conclure, comment les Athéniens continuaient, à Pylos, de tenir les Lacédémoniens assiégés dans l'île de Sphactérie, et souffraient une grande disette d'eau et de vivres.

Cléon, de peur qu'on ne s'en prît à lui de ces souffrances, assurait qu'on ne recevait que de fausses nouvelles. À quoi on répondit en le priant d'aller lui-même voir les choses par ses yeux, en compagnie de Théagène. Cléon sentit qu'en y allant il serait forcé de convenir que les nouvelles étaient vraies. Il conseilla, voyant qu'on n'était pas encore tout à fait dégoûté de la guerre, de ne point envoyer aux informations, ce qui ne servirait qu'à perdre du temps; ajoutant que, si l'on regardait les nouvelles comme vraies, il fallait s'embarquer et porter aux assiégeants du renfort. Puis, attaquant indirectement Nicias, fils de Nicératos, qui était alors général et qu'il n'aimait pas (ce Nicias, représenté par le second esclave), il dit qu'avec la flotte qui était appareillée il serait facile aux généraux, s'ils étaient des hommes, d'aller prendre les ennemis qui étaient dans l'île; qu'il le ferait bien, lui, s'il avait le commandement! Le peuple fit entendre quelques murmures contre Cléon: «Que ne partait-il à l'instant, puisque la chose lui paraissait si facile?» Nicias surtout, attaqué par lui, dit qu'il n'avait qu'à prendre ce qu'il voudrait de troupes et se charger de l'affaire. Cléon crut d'abord qu'on ne lui parlait pas sérieusement et répondit qu'il était prêt. Mais, quand il vit que Nicias voulait tout de bon lui céder le commandement, il commença à reculer et dit qu'après tout ce n'était pas lui, mais Nicias, qui était général. Il était un peu interdit; il ne croyait pas cependant que Nicias voulût tout de bon lui remettre le généralat. Celui-ci le pressa de l'accepter, renonça à conduire l'affaire de Pylos, et prit le peuple à témoin. Plus Cléon essayait d'éluder la proposition, plus la multitude (car tel est son caractère, dit Thucydide) pressait Nicias de lui remettre le commandement, et criait à Cléon de s'embarquer. Ne pouvant plus retirer ce qu'il avait dit, Cléon accepte enfin, et promet d'amener vifs, dans une vingtaine de jours, les Lacédémoniens qui étaient dans Sphactérie, ou de les laisser morts sur la place. On rit de la forfanterie, et les honnêtes gens se réjouissaient de voir que, de deux biens, il y en avait un immanquable: ou d'être délivrés de Cléon, et c'est sur quoi l'on comptait; ou, s'ils étaient trompés dans cette attente, d'en avoir fini avec les Lacédémoniens. Cléon partit, et, des généraux qui étaient à Pylos, ne voulut pour collègue que Démosthène (ce Démosthène représenté par l'autre esclave du bonhomme Peuple, dans l'exposition de la comédie). C'est qu'il avait ouï dire que ce général pensait à faire une descente dans l'île pour mettre un terme à la déplorable situation des soldats qui ne demandaient pas mieux que de tenter, de leur côté, une sortie, si dangereuse qu'elle fût, pour en finir à tout prix, d'une ou d'autre façon. Un incendie survenu parmi les assiégés acheva de décider ce général: les Athéniens entrèrent dans l'île de deux côtés à la fois, d'une part avec Démosthène, de l'autre avec Cléon; les Lacédémoniens, pris entre deux, furent vaincus et faits prisonniers. Ainsi la promesse de Cléon eut son effet, quoiqu'elle fût des plus téméraires, et, dans le terme de vingt jours, il amena les Lacédémoniens captifs, comme il s'y était engagé.

* * * * *

Tel est, en abrégé, le piquant récit de Thucydide, que l'on est habitué à regarder comme un écrivain sévère et triste; et certainement en l'abrégeant, nous l'avons plutôt gâté qu'embelli.

Ne trouvez-vous pas que l'historien ajoute de nouveaux traits au poëte comique, et que le poëte comique, à son tour, complète l'historien?

Voilà comment Cléon servit au peuple cet excellent gâteau que Démosthène avait pétri de ses mains et fait cuire dans l'incendie de Sphactérie.

Encore une fois, ne perdons pas de vue que Thucydide est hostile à Cléon, tout comme Aristophane. Et cependant l'historien et le poëte comique sont forcés d'avouer que Cléon vint à bout de ce qu'il avait promis. Tout en nous amusant de leurs malices, il faut donc nous garder de les prendre au mot, ni l'un ni l'autre, dans tous les détails: ce serait comme si l'on voulait juger un des hommes politiques du gouvernement de Juillet ou de la République de 1848 d'après le Charivari ou d'après quelques-unes des parades satiriques et calomnieuses qui parurent pendant cette dernière révolution.

Thucydide, moins âpre qu'Aristophane et par conséquent moins suspect, représente partout Cléon comme un démagogue violent et éloquent, d'un naturel ardent et sombre. Mais il ne va point, comme Aristophane, jusqu'à attaquer sa moralité et son honneur. Cependant Thucydide lui-même appartient, aussi bien qu'Aristophane, au parti oligarchique, au parti de l'aristocratie, et du régime ancien.

Cléon, d'ailleurs, fut cause du bannissement de Thucydide comme général, et en conséquence Thucydide, s'étant mis à écrire l'histoire de son temps pour occuper son exil, traita Cléon plus durement qu'il n'aurait dû le faire en sa qualité d'historien.

Le savant et sage M. Grote, dans son Histoire de la Grèce, estime qu'en cette circonstance «il n'y eut rien dans la conduite de Cléon qui méritât le blâme ou la raillerie.» (Voir tome IX, page 63 à 79.) Il établit très-bien aussi que Nicias était un général un peu plus estimé que de raison, lent, indécis, honnête homme et dévot, mais assez incapable. Démosthène était un général plus habile[15].

* * * * *

Revenons à l'exposition de la comédie des Chevaliers.—Le moyen dont s'avisent les deux esclaves pour combattre l'ascendant de leur rival, c'est de lui dérober, tandis qu'il dort gorgé de viande et de vin volés au maître, un de ces oracles dont il se sert pour duper le vieillard.—On sait, encore par Thucydide (II, 54; VIII, 1), l'influence qu'exercèrent sur les dispositions du peuple, pendant toute la guerre du Péloponnèse, les oracles et les prédictions de prétendus prophètes antiques. Plus d'une fois pendant la guerre du Péloponnèse, les chefs de partis firent parler les dieux.

L'oracle dérobé prédit qu'un marchand de boudins héritera du pouvoir; qu'un charcutier évincera le corroyeur.

Un charcutier ambulant vient à passer: ils s'emparent de lui, et, dans une scène qui a pu servir de modèle à la farce du Médecin malgré lui (moins les coups de bâton, toutefois), le saluent sauveur de la République. Le charcutier s'en défend d'abord, comme Sganarelle se défend d'être médecin.—On le débarrasse, bon gré mal gré, de son éventaire et de sa poêle à saucisses.

«Vois-tu ce peuple nombreux? (On lui montre les spectateurs). Tu en seras le maître souverain, et aussi des marchés, des ports, de l'Assemblée; tu fouleras aux pieds le Sénat, tu casseras les généraux, tu les garrotteras, les emprisonneras; tu mèneras des filles dans le Prytanée.»

Le charcutier commence à se laisser faire plus volontiers. Alors s'engage un dialogue plein de verve et d'audace.

Etudes sur Aristophane

Подняться наверх