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IV

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Table des matières

Le cheval de M. Séneschal était peut-être un des meilleurs de l'arrondissement; mais celui de M. de Chandoré lui était encore supérieur.

En moins de cinquante minutes furent franchis les treize kilomètres qui séparent Boiscoran de Sauveterre. Cinquante minutes pendant lesquelles M. de Chandoré et maître Folgat n'échangèrent pas cinquante mots.

Lorsqu'ils arrivèrent, la cour du château de Boiscoran était silencieuse et déserte. Portes et fenêtres étaient hermétiquement closes. Sur les marches du perron était assis un jeune paysan à robuste carrure, lequel, à la vue des «bourgeois», se leva et porta la main à son bonnet de laine.

—Où est Antoine? lui demanda M. de Chandoré.

—Là-haut, monsieur le baron.

Le vieux gentilhomme essaya d'ouvrir la porte; elle résista.

—Oh! monsieur, Antoine est barricadé en dedans, dit le paysan.

—Singulière idée, fit M. de Chandoré en frappant du bout de sa canne.

Il frappait depuis un moment de plus en plus fort, quand enfin, de l'intérieur:

—Qui va là? cria la voix d'Antoine.

—C'est moi, sarpejeu! le baron de Chandoré. Bruyamment les barres furent retirées, et le vieux valet de chambre se montra. Il était blême et défait. Au désordre de sa barbe, de ses cheveux et de ses vêtements, il était aisé de voir qu'il ne s'était pas couché. Et ce désordre était fort significatif, de la part d'un homme qui, en toute circonstance, mettait son amour-propre à afficher l'irréprochable tenue d'un gentleman anglais. M. de Chandoré en fut si frappé qu'avant tout:

—Qu'avez-vous, mon brave Antoine? demanda-t-il.

Au lieu de répondre, le fidèle serviteur attira le baron et son compagnon à l'intérieur. Et après qu'il eut refermé la porte, se croisant les bras devant eux:

—J'ai, répondit-il d'un accent étrange, j'ai... que j'ai peur!

Le vieux gentilhomme et l'avocat se regardaient. Ce malheureux, pensaient-ils, a perdu l'esprit.

Antoine comprit, car vivement:

—Non! je ne suis pas fou, dit-il, quoiqu'en vérité il se passe ici des choses telles qu'on se demande si l'on jouit bien de tout son bon sens!... Si j'ai peur, ce n'est pas sans motifs...

—Douteriez-vous de votre maître? interrogea maître Folgat.

Si menaçant fut le regard que l'honnête domestique lança au questionneur, que tout de suite M. de Chandoré intervint:

—Mon cher Antoine, dit-il, monsieur est un ami, un ami dévoué, un avocat venu de Paris avec madame de Boiscoran pour défendre Jacques. Non seulement vous ne devez pas vous défier de lui, mais il faut lui dire tout ce que vous savez, tout absolument et quand même...

Le visage du digne serviteur s'éclaira.

—Ah! monsieur est un avocat! s'écria-t-il. Qu'il soit le bienvenu. Je vais pouvoir dire tout ce que j'ai sur le cœur... Non, certes, je ne crois pas monsieur Jacques coupable, il est impossible qu'il le soit, il est stupide de penser qu'il puisse l'être. Mais ce que je crois, ce dont je suis sûr, c'est qu'il y a un coup monté pour lui mettre sur le dos les horreurs du Valpinson...

—Un coup monté! interrompit maître Folgat, par qui, comment, dans quel but?

—Ah! c'est ce que j'ignore. Mais je ne me trompe pas, et vous penseriez comme moi si vous aviez assisté à l'interrogatoire... C'était effrayant, messieurs, c'était inouï, à ce point que moi, j'ai été comme ébloui, et qu'à un moment j'ai douté de mon maître et que je lui ai conseillé de fuir... Non, jamais on n'a entendu chose pareille. Tout était contre lui...

Chacune de ses réponses était comme un aveu. Il y a eu un crime au Valpinson... on l'y a vu aller et en revenir par des chemins détournés. On a mis le feu; l'eau où il s'était lavé les mains était noire de charbon. On a tiré des coups de fusil... on a retrouvé une de ses cartouches près de l'endroit où monsieur de Claudieuse a été blessé. Même, c'est là que j'ai reconnu le coup monté. Est-ce que toutes les circonstances se seraient ajustées si exactement, si elles n'eussent été d'avance prévues, calculées et arrangées!... Ce pauvre monsieur Daubigeon avait les larmes aux yeux et ce «tout se mêle» de Méchinet, le greffier, lui-même était confondu. Il n'y avait à paraître content que ce Galpin-Daveline de malheur. Car c'était lui qui était le juge et qui interrogeait. Lui, l'ami de monsieur! Un homme qui à tout moment arrivait ici manger notre pain, dormir dans nos lits et tirer notre gibier. Il était à genoux devant monsieur, alors, pour obtenir la main de la nièce des demoiselles de Lavarande. Alors, c'était «mon bon Jacques» par-ci, «mon cher Boiscoran» par-là, et des protestations et des cajoleries à n'en plus finir, au point que je me disais toujours qu'un matin je trouverais les bottes de monsieur cirées par lui. Ah! il a pris sa revanche, hier matin, et il fallait voir de quel air il disait à monsieur: «Nous ne sommes plus amis.» Bandit!... non, nous ne sommes plus amis, et si le bon Dieu était juste, tu aurais dans le ventre les deux coups de fusil qu'on a tirés sur monsieur de Claudieuse, et tu ne les digérerais pas...

L'impatience de M. de Chandoré était grande. Aussi, dès qu'Antoine s'arrêta pour reprendre haleine:

—Pourquoi, fit-il, n'êtes-vous pas venu me raconter cela tout de suite?

Le vieux serviteur se permit un haussement d'épaules.

—Est-ce que je le pouvais! répondit-il. Quand l'interrogatoire a été fini, le Galpin a mis partout les scellés, des bandes de toile fixées avec de la cire, comme on en pose sur le secrétaire des morts. Oh! il en a mis sur toutes les ouvertures, et deux plutôt qu'une. Il en a placé trois sur la porte extérieure. Puis il m'a dit qu'il me constituait gardien, que j'aurais une rétribution pour cela, mais que les galères m'attendaient si quelqu'un touchait aux scellés, seulement du bout du doigt. Là-dessus, après avoir livré monsieur aux gendarmes, le Galpin est parti, me laissant seul ici, hébété comme un homme qui aurait reçu un coup de marteau sur la tête... Pourtant, je serais allé trouver monsieur le baron, sans une idée qui m'est venue et qui m'a donné le frisson.

Grand-père Chandoré frappait du pied.

—Au fait! dit-il. Au fait!...

—Voilà. Il faut que ces messieurs sachent que, dans l'interrogatoire, il a été beaucoup question du fusil Klebb que monsieur avait emporté le soir de l'incendie. Le Galpin a manié ce fusil et a ensuite demandé quand monsieur avait feu avec pour la dernière fois. Monsieur a répondu qu'il y avait cinq jours... Vous m'entendez, je dis: cinq jours. Et là-dessus, mon Galpin a remis le fusil à sa place, sans examiner les canons.

—Eh bien? fit maître Folgat.

—Eh bien! monsieur, moi, Antoine, j'avais, l'avant-veille—je dis bien l'avant-veille—lavé et nettoyé à fond le Klebb de monsieur...

—Sarpejeu! s'écria M, de Chandoré, comment n'avez-vous pas dit cela plus tôt, Antoine... Si les canons sont propres, c'est la preuve irrécusable que Jacques est innocent!

Le vieux serviteur branla la tête.

—C'est vrai, dit-il, seulement... les canons sont-ils propres?

—Oh!

—Monsieur peut s'être trompé quant à la date de son dernier coup de fusil, et alors les canons seraient encrassés, et au lieu de le sauver, ma déclaration le perdrait définitivement. Avant de parler, il faut être sûr.

—Oui, approuva maître Folgat, et vous avez bien fait de vous taire, mon brave, et je ne saurais trop vous adjurer de ne parler à personne au monde de cette circonstance, qui peut devenir pour la défense un argument décisif.

—Oh! je saurai tenir ma langue, monsieur; seulement vous devez comprendre ce que je me suis fait de mauvais sang, devant ces maudits scellés qui m'empêchaient d'aller m'assurer de l'état du fusil... Oh! si j'avais osé les briser!...

—Malheureux!

—J'en ai eu l'idée, mais je me suis retenu. Seulement j'ai songé, après, que cette pensée pouvait venir à d'autres. Les scélérats qui ont organisé ce complot abominable contre monsieur Jacques sont capables de tout, n'est-ce pas? Pourquoi ne seraient-ils pas venus, de nuit, briser les scellés... J'ai mis le métayer de garde dans le jardin, sous les fenêtres; j'ai placé son fils de faction dans la cour, et moi je suis resté en sentinelle devant les scellés, avec des armes sous la main... Les brigands pouvaient venir ils auraient trouvé à qui parler!

On a beau dire, les avocats valent mieux que leur réputation. Il est des grâces d'état. Le premier qui versera une larme à la représentation d'un drame bien noir sera toujours dramaturge, un homme du métier qui connaît toutes les ficelles et pour qui les coulisses n'ont plus de secrets. L'avocat, tant accusé de scepticisme, est par excellence crédule et naïf. C'est sincèrement qu'il se passionne, et, quand on pense qu'il joue la comédie, il est de bonne foi. Les trois quarts du temps est gagnée dans son esprit la cause détestable qu'il plaide et qu'il perd devant les juges.

D'heure en heure, depuis son arrivée à Sauveterre, maître Folgat s'était pénétré de l'innocence de Jacques de Boiscoran, et le récit du vieil Antoine n'était pas fait pour ébranler ses convictions. Non qu'il admît l'existence d'un complot. Mais il n'était pas éloigné de croire à l'audacieux calcul de quelque scélérat, profitant de circonstances connues de lui seul pour faire retomber le châtiment de son crime sur M. de Boiscoran.

Mais il avait bien d'autres explications à demander, et il était difficile de les obtenir d'Antoine, dans l'état de fiévreuse exaltation où il se trouvait. Car interroger un homme, si disposé qu'il soit à parler, n'est pas facile. Et si l'on n'apporte pas à cette tâche un grand sang-froid, beaucoup de soin et une méthode imperturbable, on risque fort de passer à côté du fait le plus important à recueillir.

Donc, après un moment:

—Mon brave Antoine, reprit maître Folgat, je ne saurais trop louer votre conduite en toute cette affaire. Nous sommes loin d'en avoir fini... Seulement, comme je n'ai rien pris depuis hier à Paris, et que j'entends sonner midi... M. de Chandoré se frappa le front.

—Ah! vieil oublieux que je suis! interrompit-il. Comment ne vous ai-je rien offert!... Pourtant, vous m'excuserez, n'est-ce pas, je suis si bouleversé!... Antoine, qu'avez-vous à nous servir?

—La métayère a des œufs, du confit d'oie, du jambon...

—Ce qui sera le plus vite prêt sera le meilleur, dit le jeune avocat.

—Avant vingt minutes ces messieurs seront à table! s'écria le digne serviteur.

Et il s'élança dehors, pendant que M. de Chandoré faisait entrer maître Folgat dans le salon.

Le pauvre grand-père faisait appel à toute son énergie pour garder une contenance assurée.

—Cette circonstance du fusil, dit-il, c'est le salut, n'est-ce pas?

—Peut-être, répondit le jeune avocat.

Et ils gardèrent le silence: le grand-père songeant à la douleur de sa petite-fille et maudissant le jour où, en ouvrant sa maison à Jacques, il l'avait ouverte à tant et de si cruelles angoisses; l'avocat classant dans son esprit les faits qu'il avait recueillis et préparant les questions qu'il voulait poser encore.

Ils étaient, l'un et l'autre, si profondément enfoncés dans leurs réflexions qu'ils tressautèrent quand Antoine reparut disant:

—Ces messieurs sont servis!

La table avait été dressée dans la salle à manger, et les deux convives y ayant pris place, l'honnête domestique se plantait debout, près d'eux, la serviette au bras, quand M. de Chandoré l'interpellant:

—Mettez un troisième couvert, Antoine, dit-il, et déjeunez avec nous.

—Oh! monsieur, protesta le brave homme, monsieur le baron...

—Asseyez-vous, insista M. de Chandoré, manger après nous vous ferait perdre du temps, et un serviteur tel que vous fait partie de la famille.

Antoine obéit, confus, mais rouge de plaisir de l'honneur qui lui était fait, car ce n'est pas par excès de familiarité que péchait le baron de Chandoré.

Et le jambon et les œufs de la métayère expédiés:

—Maintenant, reprit maître Folgat, revenons à notre affaire, et vous, mon cher Antoine, du calme, et rappelez-vous que si nous n'obtenons pas une ordonnance de non-lieu, vos réponses seront les éléments de ma défense! Quelles étaient, ici, les habitudes de monsieur de Boiscoran?

—Ici, monsieur, il n'en avait pour ainsi dire pas. Nous venions si rarement et pour si peu de temps...

—N'importe, quel était son genre de vie?

La corde au cou

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