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IV

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Avait-il eu d'avance des renseignements, ce commissaire de police, ou n'était-il guidé que par le flair particulier des hommes de sa profession, et l'habitude de tout soupçonner, même ce qui est invraisemblable?

Toujours est-il qu'il s'exprimait d'un ton de certitude absolue.

Les agents qui l'avaient accompagné et qui l'aidaient dans ses recherches, échangeaient des clignements d'yeux et ricanaient stupidement. La situation leur semblait plaisante.

Les autres, M. Desclavettes et M. Chapelain, et le digne M. Desormeaux lui-même, auraient vainement cherché des termes pour traduire l'immensité de leur étonnement. Vincent Favoral, leur ancien ami, payant des cachemires, des diamants et des mobiliers de salon! Cela ne pouvait leur entrer dans l'esprit. A qui destinait-il ces présents princiers? A une maîtresse, à quelqu'une de ces redoutables créatures, qu'on se représente tapies dans les profondeurs de l'amour comme les monstres au fond de leur caverne...

Mais comment imaginer le méthodique caissier du Comptoir de crédit mutuel emporté par une de ces passions insensées qui ne raisonnent plus? Perdu par le jeu, bien! Mais par une femme!...

Comment se le figurer, lui, si platement bourgeois, ici, rue Saint-Gilles, à la tête d'un autre ménage, et menant ailleurs, dans un des quartiers brillants de Paris, une de ces existences échevelées qui épouvantent les familles?...

Comprenait-on le même homme économe jusqu'à l'avarice et prodigue jusqu'à la folie, tempêtant lorsque sa femme dépensait quelques centimes et volant pour subvenir au luxe d'une fille, et collectionnant enfin dans le même tiroir les factures du bijoutier et les bulletins de la boucherie!...

—C'est le comble de l'absurde!... murmurait l'excellent M. Desormeaux.

Maxence, lui, frémissait de colère.

Affaissée sur une chaise, près du bureau, Mlle Gilberte pleurait.

Il n'y avait que Mme Favoral, si craintive d'ordinaire, qui osât défendre quand même, et de toute son énergie, l'homme dont elle portait le nom. Qu'il eût détourné des millions, elle l'admettait. Qu'il l'eût trompée et trahie si indignement, qu'il l'eût si misérablement prise pour dupe pendant des années, cela lui semblait insensé, monstrueux, impossible.

Et, pourpre de honte:

—Vos soupçons s'évanouiraient, Monsieur, disait-elle au commissaire, si vous me permettiez de vous retracer notre existence.

Mis en goût par sa première trouvaille, il poursuivait plus minutieusement ses perquisitions, dénouant les liens de toutes les liasses.

—Inutile, madame, répondit-il, de ce ton bref qui impressionnait si fort M. Desclavettes. Vous ne pouvez me dire que ce que vous savez, et vous ne savez rien.

—Jamais homme, monsieur, n'eut une vie plus invariablement réglée que M. Favoral.

—En apparence, vous avez raison. Régler son désordre, d'ailleurs, est une des particularités de notre temps. On ouvre des crédits à ses passions, et on tient en partie double le compte de ses infamies. C'est méthodiquement qu'on opère. On détourne des millions pour suspendre des diamants aux oreilles d'une demoiselle, mais on est un homme soigneux, on conserve les factures acquittées...

—Eh! Monsieur, je vous ai déjà dit que je ne perdais pas mon mari de vue...

—Naturellement.

—Chaque matin, à neuf heures précises, il sortait d'ici pour se rendre chez M. de Thaller.

—Tout le quartier le sait, madame.

—A cinq heures et demie il rentrait.

—C'est encore bien connu.

—Le soir, après son dîner, il allait faire une partie, mais c'était son unique distraction, et toujours à onze heures il était couché.

—Parfaitement exact.

—Eh bien! alors, monsieur, où donc M. Favoral eût-il pris le temps de s'abandonner aux désordres dont vous l'accusez?

Imperceptiblement le commissaire de police haussait les épaules.

—Loin de moi, madame, prononça-t-il, la pensée de suspecter votre bonne foi. Qu'importe d'ailleurs que votre mari ait dépensé à ceci ou à cela, les sommes qu'on l'accuse d'avoir détournées! Mais que prouvent vos objections? Simplement que M. Favoral était très-habile et très maître de soi. Avait-il déjeuné, quand il vous quittait à neuf heures? Non. Où donc, je vous prie, déjeunait-il? Au restaurant? Auquel? Pourquoi ne rentrait-il qu'à cinq heures et demie, puisque son travail ne le retenait à son bureau que jusqu'à trois heures? Est-ce bien au café Turc qu'il allait tous les soirs? Enfin pourquoi ne me parlez-vous pas des travaux extraordinaires qui lui survenaient, à ce qu'il prétendait, une ou deux fois par mois? Tantôt c'était un emprunt, tantôt une liquidation ou une répartition de dividendes, dont il était chargé. Rentrait-il alors? Non. Il vous disait qu'il dînerait dehors, et qu'il lui serait plus commode de se faire dresser un lit dans son bureau, et vous étiez vingt-quatre ou quarante-huit heures sans le voir. Assurément cette double existence devait lui peser lourdement; mais il lui était défendu de rompre avec vous, sous peine d'être, le lendemain, pris la main dans le sac. C'est l'honorabilité de sa vie officielle, ici, qui lui permettait l'autre, celle que vous ne connaissez pas et qui a dévoré des sommes énormes. Plus il était ici âpre et dur, plus il pouvait ailleurs se montrer magnifique. Son ménage de la rue Saint-Gilles lui était un brevet d'impunité. Le voyant si économe on le croyait riche. On ne se défie pas des gens qui semblent ne rien dépenser. Chacune des privations qu'il vous imposait augmentait son renom de probité austère et l'élevait au-dessus du soupçon...

De grosses larmes roulaient le long des joues de Mme Favoral.

—Pourquoi ne pas me dire toute la vérité? balbutia-elle.

—Parce que je l'ignore, madame, répondit le commissaire, parce que ce ne sont là que des présomptions... J'ai vu bien des exemples de semblables calculs...

Et regrettant peut-être de s'être tant avancé:

—Mais je puis me tromper, ajouta-t-il, je n'ai pas la prétention d'être infaillible...

Il achevait alors l'inventaire sommaire de toutes les paperasses que contenait le bureau. Il ne lui restait plus qu'à examiner le tiroir qui servait de caisse. Il s'y trouvait en or, en petites coupures et en menue monnaie, sept cent dix-huit francs.

Ayant compté cette somme, le commissaire la tendit à Mme Favoral en disant:

—Ceci vous revient, madame...

Mais instinctivement elle retira la main.

—Jamais! fit-elle.

Le commissaire eut un geste bienveillant.

—Je comprends votre scrupule, madame, dit-il, et cependant j'insisterai. Vous pouvez me croire, lorsque je vous dis que cette petite somme vous appartient bien légitimement. Vous n'avez pas de fortune personnelle...

L'effort que faisait la pauvre femme, pour ne pas éclater en sanglots, n'était que trop visible.

—Je ne possède rien au monde, monsieur, répondit-elle d'une voix entrecoupée... Mon mari seul s'occupait de nos affaires, il ne m'en disait rien et je n'aurais pas osé le questionner... Seul, il disposait de l'argent... Tous les dimanches, il me remettait ce qu'il jugeait nécessaire pour les dépenses de la semaine et je lui en rendais compte... Quand mes enfants ou moi avions besoin de quelque chose, je le lui disais, et il me donnait ce qu'il croyait utile... Nous sommes aujourd'hui samedi; de ce que j'ai reçu dimanche dernier, il me reste cinq francs... c'est toute notre fortune...

Positivement le commissaire était ému.

—Vous voyez donc bien, madame, fit-il, que vous ne devez pas hésiter... Il faut vivre...

Maxence s'avança.

—Ne suis-je pas là, monsieur? interrompit-il.

Le commissaire le regarda finement, et d'un ton grave:

—Je crois, en effet, monsieur, répondit-il, que vous ne laisserez manquer de rien votre mère ni votre soeur... Mais ce n'est pas du jour au lendemain qu'on se crée des ressources... Les vôtres, si on ne m'a pas trompé, sont plus que bornées, en ce moment...

Et comme le jeune homme rougissait et ne répondait pas, il remit les sept cents francs à Mlle Gilberte, en disant:

—Prenez, mademoiselle, votre mère vous le permet.

Sa besogne était achevée. Apposer les scellés sur le cabinet de M. Favoral fut l'affaire d'un instant.

Faisant signe alors à ses agents de sortir, et prêt à se retirer lui-même:

—Que les scellés ne vous inquiètent pas, madame, dit le commissaire de police à Mme Favoral. Avant quarante-huit heures, on sera venu enlever les papiers et vous rendre la libre disposition de la pièce.

Il sortit, et dès que la porte se fut refermée sur lui:

—Eh bien!... s'écria M. Desormeaux.

Mais personne ne lui répondit. Les hôtes de cette maison où venait d'entrer le malheur avaient hâte de s'éloigner. Certes, la catastrophe était terrible et imprévue, mais ne les atteignait-elle donc pas? N'y perdaient-ils pas plus de trois cent mille francs?...

Donc, après quelques protestations banales et de ces promesses qui n'engagent à rien, ils se retirèrent, et tout en descendant l'escalier:

—Le commissaire a trop bien pris l'évasion de Vincent, disait M. Desormeaux; il doit avoir quelque moyen de le rattraper...


L'argent des autres: Les hommes de paille

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