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VI

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Mais à cette époque, déjà, la situation de Vincent Favoral s'était singulièrement modifiée.

La révolution de 1848 venait d'éclater. La fabrique du faubourg Saint-Antoine, ou il était employé, fut obligée de fermer ses portes.

Un soir, en rentrant pour dîner à l'heure accoutumée, il annonça qu'il venait d'être congédié.

Mme Favoral frémit à l'idée des déboires que cette funeste nouvelle semblait lui présager.

—Qu'allons-nous devenir? murmura-t-elle, imaginant ce que pourrait être son mari, privé de ses appointements et désoeuvré.

Il haussa les épaules. Visiblement il était excité, ses pommettes étaient rouges, ses yeux brillaient.

—Bast! fit-il, nous ne mourrons pas de faim pour cela.

Et comme sa femme l'examinait toute ébahie.

—Quand tu me regarderas, poursuivit-il, c'est comme cela. Il y en a qui se donnent le genre de vivre en rentiers, et qui n'ont pas ce que nous possédons.

C'était, depuis six ans passés qu'il était marié, la première fois qu'il parlait de ses affaires autrement que pour gémir et se plaindre, pour accuser le sort et maudire la cherté de toutes choses. La veille encore, il se déclarait ruiné par l'achat d'une paire de souliers pour Maxence. Et le changement était si soudain et si grand que c'était à ne savoir que croire et à se demander si le chagrin de se trouver sans place ne lui troublait pas l'esprit.

—Voilà bien les femmes! continua-t-il en ricanant. Le résultat les éblouit, car elles ne comprennent rien aux moyens employés pour l'atteindre. Suis-je donc un imbécile? M'imposerais-je des privations de toutes sortes, si cela devait n'aboutir à rien? Parbleu! j'aime le luxe, moi aussi, et les bons dîners au restaurant; et les spectacles et les parties fines à la campagne. Mais je veux être riche. Du prix de toutes les jouissances que je ne me suis pas données, je me suis fait un capital dont le revenu nous fera manger tous. Eh! eh! voilà la puissance du petit sou qu'on met à l'engrais!...

En se couchant ce soir-là, Mme Favoral était plus gaie qu'elle ne l'avait été depuis la mort de sa mère. Elle n'en voulait presque plus à son mari de sa sordide lésine. Elle lui pardonnait les humiliations dont il l'avait abreuvée. Elle se disait:

—Eh bien! soit. J'aurai vécu misérablement, j'aurai enduré des souffrances sans nom, mais du moins mes enfants seront riches, la vie leur sera douce et facile.

Le lendemain, l'exaltation de M. Favoral était complétement dissipée. Manifestement, il regrettait ses confidences.

—On aurait tort de s'en prévaloir pour tout mettre au pillage, déclara-il rudement. D'ailleurs, j'ai beaucoup exagéré.

Et il partit en quête d'une place.

En trouver une lui devait être difficile. Les lendemains de révolution ne sont pas précisément propices à l'industrie. Pendant que les partis s'agitaient à la Chambre, il y avait sur le pavé vingt mille employés qui, chaque matin, en se levant, se demandaient où ils dîneraient le soir.

Faute de mieux, Vincent Favoral accepta de tenir les livres de droite et de gauche, une heure de ci, une heure de là, deux fois par semaine dans une maison, quatre fois dans une autre.

Il y gagnait autant et plus qu'à sa fabrique, mais le métier ne lui convenait pas. Ce qu'il fallait à son tempérament, c'était le bureau d'où l'on ne bouge pas, l'atmosphère alourdie par le poêle, le pupitre usé par les coudes, le fauteuil à rond de cuir, la manchette de lustrine qu'on passe sur l'habit. Cela le révoltait, d'avoir, dans la même journée, affaire en quatre ou cinq maisons différentes et d'être obligé de marcher une heure par les rues pour aller donner, à l'autre bout de Paris, une heure de travail. Il se trouvait désorienté, comme le serait le cheval qui, depuis dix ans, tourne un manège, si on le forçait de trotter droit devant soi.

Aussi, un matin, planta-t-il tout là, jurant qu'il préférait rester les bras croisés et qu'on en serait quitte pour mettre un peu moins de beurre dans la soupe et un peu plus d'eau dans le vin jusqu'à ce qu'il retrouvât une place à sa convenance et selon ses goûts.

Il sortit néanmoins, et resta dehors jusqu'à l'heure du dîner. Et il en fut de même le lendemain et les jours suivants.

Il décampait dès qu'il avait à la bouche la dernière bouchée du déjeuner, rentrait vers six heures, dînait à la hâte et repartait pour ne plus reparaître que vers minuit. Il avait des heures de gaieté délirante et des moments d'affreux abattement. Parfois il paraissait horriblement inquiet.

—Que peut-il faire? pensait Mme Favoral.

Elle osa le lui demander, un matin qu'il était de belle humeur.

—Eh bien! quoi? répondit-il, ne suis-je pas le maître? je fais des affaires à la Bourse.

Il ne pouvait rien avouer qui effrayât autant la pauvre femme.

—Ne crains-tu pas, objecta-t-elle, de perdre tout ce que nous avons si péniblement amassé? Nous avons des enfants...

Il ne la laissa pas poursuivre.

—Me prends-tu pour un bambin! s'écria-t-il, ou te fais-je l'effet d'un monsieur si facile à duper! Occupe-toi d'économiser dans ton ménage, et ne te mêle pas de ma conduite...

Et il continua, et ses opérations devaient être heureuses, car jamais il n'avait été si facile à vivre. Toutes ses allures changeaient. Il s'était fait faire des vêtements par un bon tailleur, on eût dit qu'il avait des prétentions à l'élégance. Il abandonna la pipe et s'accoutuma à ne fumer que des cigares. Il s'ennuya de donner chaque matin l'argent du ménage et prit l'habitude de le remettre toutes les semaines, le dimanche. Marque de confiance énorme, ainsi qu'il le fit remarquer à sa femme. Aussi la première fois:

—Prends bien garde, lui dit-il, de te trouver sans un centime dès jeudi.

Il devenait aussi plus communicatif. Souvent, pendant le dîner, il racontait ce qu'il avait entendu pendant la journée, des anecdotes, des cancans. Il énumérait les personnes avec lesquelles il avait causé. Il nommait quantité de gens qu'il appelait ses amis, et dont Mme Favoral gardait soigneusement les noms dans sa mémoire.

Il en était un surtout qui semblait lui inspirer un profond respect, une admiration sans bornes, et sur le compte duquel il ne tarissait pas. C'était, disait-il, un homme de son âge, M. de Thaller, le baron de Thaller...

—Celui-là, répétait-il, est véritablement fort, il a des idées, il est riche, il ira loin; ce serait un grand bonheur s'il voulait s'occuper de moi...

Jusqu'à ce qu'enfin, un jour:

—Tes parents ont été fort riches autrefois? demanda-t-il à sa femme.

—Je l'ai entendu dire, répondit-elle.

—Ils dépensaient beaucoup, n'est-ce pas? ils avaient des amis, ils donnaient de grands dîners...

—Ils recevaient assez souvent...

—Tu te rappelles ce temps-là?

—Assurément.

—De sorte que s'il me plaisait de recevoir quelqu'un, ici, quelqu'un... d'important, tu saurais faire les choses convenablement, de façon à ce qu'on ne se moquât pas de nous?

—Je le crois.

Il demeura un moment silencieux, en homme qui réfléchit avant de prendre un grand parti, puis:

—Je veux donner à dîner à quelques personnes, dit-il.

C'était à n'en pas croire ses oreilles. Jamais il n'avait reçu à sa table qu'un employé de sa fabrique, nommé Desclavettes, lequel venait d'épouser la fille et le magasin d'un marchand de bronzes.

—Est-ce possible! fit Mme Favoral.

—C'est ainsi. Reste à savoir ce que me coûterait un dîner dans le grand genre, tout ce qu'il y a de mieux.

—Cela dépend du nombre des convives...

—J'aurai trois ou quatre personnes.

La pauvre femme se livra à un assez long calcul, puis, timidement, car la somme lui semblait formidable:

—Je pense, commença-t-elle, qu'avec une centaine de francs...

Son mari se mit à siffler.

—Il faudra cela rien que pour les vins, interrompit-il. Me prends-tu pour un sot? Mais, tiens, ne comptons pas. Fais comme faisaient tes parents quand ils faisaient le mieux, et si c'est bien, je ne me plaindrai pas de la dépense. Prends une bonne cuisinière, loue un garçon qui sache bien servir à table...

Elle était confondue, et cependant elle n'était pas au bout de ses surprises.

Bientôt M. Favoral déclara que la vaisselle du ménage n'était pas de mise et qu'il achèterait un service. Il découvrait cent emplettes à faire et jurait qu'il les ferait. Il hésita un instant à renouveler le meuble du salon, qui était pourtant assez convenable, étant un présent de son beau-père.

Et son inventaire terminé:

—Et toi, demanda-t-il, quelle robe mettras-tu?

—J'ai ma robe de soie noire...

Il l'arrêta.

—C'est-à-dire que tu n'en as pas, fit-il. Très-bien. Tu vas aller aujourd'hui même t'en acheter une très-belle, magnifique et tu la donneras à faire à une grande couturière... Et par la même occasion, tu achèteras des petits costumes pour Maxence et pour Gilberte... Voici un billet de mille francs...

Décidément abasourdie:

—Qui donc veux-tu inviter? interrogea-t-elle.

—Le baron et la baronne de Thaller, répondit-il avec une emphase pleine de conviction. Ainsi tâche de te distinguer. Il y va de notre fortune...


L'argent des autres: Les hommes de paille

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