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II

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Table des matières

C'est rue Montorgueil, à quelques pas du passage de la Reine-de-Hongrie, qu'est situé l'établissement du puissant ami du père Tantaine, M. B. Mascarot.

B. Mascarot est directeur d'un bureau de placement pour employés et domestiques des deux sexes.

Deux grands tableaux, accrochés de chaque côté de la porte de la maison, apprennent aux intéressés les demandes et les offres de la journée, et annoncent aux passants que l'agence, fondée en 1844, est encore régie par son fondateur.

C'est sans nul doute à ce long exercice d'une profession ordinairement ingrate, que M. B. Mascarot doit sa réputation et la grande considération dont il jouit, non seulement dans son quartier, mais encore dans tout Paris.

Les maîtres, assure-t-on, n'ont jamais eu à se plaindre d'un serviteur garanti par lui.

Parmi les domestiques, il est avéré qu'il ne procure que des places où on a toutes les douceurs de la vie.

Les employés, enfin, savent très bien que, grâce à ses connaissances, grâce à ses nombreuses relations et ramifications partout, il a toujours un bon emploi au service de qui sait lui plaire.

B. Mascarot a d'autres titres à l'estime publique.

C'est lui qui, le premier, vers 1845, conçut le projet d'organiser en société les «gens de maison». On s'est emparé depuis de son idée et de son programme, mais il n'a pas réclamé.

Il s'est consolé en prenant un associé, un sieur Beaumarchef, et en installant dans la maison même de son agence un hôtel garni où les domestiques sans place trouvent à crédit le logement et la nourriture.

Si ces diverses entreprises ont servi la société, elles ont aussi profité à B. Mascarot.

Il est propriétaire pour partie,—on dit pour un quart,—de la maison qu'il occupe.

Eh bien! c'est devant cette maison, qu'à midi, l'heure convenue, était arrêté Paul Violaine.

Il avait utilisé les cinq cents francs de son vieux voisin, et un confectionneur lui avait improvisé une élégance qui n'était pas de trop mauvais goût.

Même, il était si bien, sous ses nouveaux vêtements, que les femmes qui passaient se retournaient pour le voir encore.

Lui n'y prenait garde. Il avait réfléchi depuis la veille, et maintenant, il se prenait à douter beaucoup du pouvoir de cet inconnu, qui, selon l'expression du père Tantaine, pour faire la fortune de quelqu'un n'avait qu'à le vouloir.

—Un placeur! murmurait-il; sûrement il va me proposer quelque emploi de cent francs par mois!

Cependant, il était un peu ému, et avant d'entrer il étudiait la maison, comme si elle eût pu lui apprendre quelque chose de celui qui l'habitait.

Elle ressemblait à toutes les autres, avec ses deux corps de logis séparés par une cour mal tenue.

Le bureau de placement et l'hôtel étaient au fond.

Sous la porte cochère, l'encombrant de ses ustensiles, était un marchand de marrons, un jeune drôle à l'air insolent.

—Allons, se dit Paul, rester ici ne m'avance à rien, il faut voir.

Il traversa donc résolument la cour, monta un escalier en face, et arrivé au premier étage, voyant sur une porte le mot: Bureaux, il frappa.

—Entrez?... cria une grosse voix.

La porte n'était pas fermée, mais seulement maintenue par un poids glissant au bout d'une corde. Paul n'eut qu'à pousser.

La pièce où il pénétra ressemblait à tous les bureaux de placement de Paris.

Tout autour, régnait un large banc de chêne noirci et poli par l'usage. Au fond, se trouvait une manière de loge grillée, entourée d'un rideau de serge verte, que dans la clientèle on appelait le confessionnal.

Entre les deux fenêtres, sur une plaque de zinc, on lisait:

AVIS


L'INSCRIPTION EST PAYABLE D'AVANCE

Dans un des angles de la pièce, un monsieur était assis devant une grande table, et, tout en écrivant sur un énorme registre, il donnait audience à une femme debout.

—Monsieur Mascarot? demanda Paul timidement.

—Que lui voulez-vous? fit le monsieur sans saluer; s'agit-il d'une affaire? je le remplace; désirez-vous vous faire inscrire? nous avons en ce moment trois tenues de livres, une caisse, une correspondance, six emplois de ville. Vous avez de bonnes références?...

On eût juré que le monsieur récitait le tableau des offres accroché à la porte.

—Pardon, interrompit Paul, je voudrais parler à M. Mascarot lui-même; je lui suis envoyé par un de ses amis.

Cette simple déclaration parut impressionner le monsieur. Il quitta son air rogue, et c'est presque poliment qu'il dit à Paul:

—Mon associé est en conférence, monsieur, mais il sera libre bientôt; prenez la peine de vous asseoir.

Paul prit place sur le banc et, faute de mieux, se mit à examiner l'associé.

Grand, robuste, éclatant de santé, cet associé porte les cheveux courts et, sous un nez odieusement busqué, il étale une paire de moustaches farouches, longues, lustrées, cirées, terminées en pointe.

Ton, tenue, cheveux, moustaches, décèlent l'homme qui tient à ce que chacun sache bien qu'il a été militaire.

Il a servi, en effet, assure-t-il dans la cavalerie. C'est même au régiment qu'il a gagné le nom sous lequel il est connu: Beaumarchef, abréviation soldatesque de beau maréchal-des-logis-chef. Son vrai nom est Durand.

Il était jeune, en ce temps, il a plus de quarante-cinq ans, maintenant, ce qui ne l'empêche pas de jouir encore d'une réputation incontestable d'homme superbe.

Sa besogne, qui consistait à écrire des noms à la suite les uns des autres, ne l'empêchait nullement de répondre juste à la femme placée devant lui.

Cette cliente, qui, par sa mise, tenait le milieu entre la cuisinière et la marchande des Halles, était ce qu'à Paris on appelle une forte commère.

Elle ponctuait ses phrases de larges prises de tabac. Elle s'exprimait avec un accent alsacien des plus prononcés.

—Finissons-en, disait le sieur Beaumarchef; voulez-vous réellement vous replacer?

—Oui, là, vraiment.

—Vous en disiez autant, la dernière fois que vous êtes venue, il y a plus de six mois. On vous trouve une bonne condition, vous y entrez et paf!... le troisième jour vous rendez votre tablier, sans raison.

—Alors, je n'étais pas dans le besoin.

—Et à cette heure?

—C'est différent, je commence à voir la fin de mes économies.

M. Beaumarchef posa sa plume, et regardant finement la grosse femme comme s'il eût cherché la confirmation de quelque soupçon, il dit lentement:

—Vous aurez fait quelque folie!

Elle détourna la tête, et, sans répondre directement, se mil à se répandre en plaintes sur la dureté des temps, sur la ladrerie des maîtres, sur la rapacité des jeunes dames qui ne permettent plus à leurs cuisinières de faire danser l'anse du panier, se chargeant très bien elles-mêmes de ce soin.

Beaumarchef approuvait de la tête, exactement comme un quart d'heure plus tôt il donnait raison à une bourgeoise qui se plaignait amèrement des serviteurs. Son état d'intermédiaire exige cette diplomatie.

Cependant, la grosse femme avait fini. Elle sortit d'un porte-monnaie bien garni le prix de l'inscription, le posa sur la table, et dit:

—Allons, mon bon monsieur Beaumar, prenez mon nom. Caroline Schimel, et tâchez de me trouver une bonne maison. Mais rien que pour la cuisine, vous m'entendez. Je fais le marché moi-même, et je n'aime pas à avoir la patronne sur le dos.

—C'est bien; on cherchera.

—Ah! si vous me trouviez un homme veuf! cela m'irait assez, ou bien encore une toute jeune femme avec un mari très vieux... Enfin, faites comme pour vous; je repasserai après-demain.

Et, humant une prise de tabac plus forte que les autres, elle se retira.

Paul, qui avait écouté, était confondu et aussi humilié que possible. C'est grâce au père Tantaine, pourtant, qu'il se trouvait attendre en ce lieu en pareille compagnie. Et attendre quoi?...

Déjà il cherchait un prétexte honnête pour s'éloigner, résolu à ne plus revenir, quand la porte du fond s'ouvrit, donnant passage à deux hommes qui, sur le point de se séparer, achevaient une conversation.

L'un, jeune, élégamment vêtu, avec cette mine suffisante et cette désinvolture facile que d'aucuns prennent pour le suprême bon ton. Plusieurs ordres étrangers illustraient sa boutonnière.

L'aspect de l'autre était celui d'un bon vieil avoué de petite ville. Il portait une chaude douillette de mérinos brun, avait aux pieds des chaussures fourrées, et gardait sur la tête une calotte de velours, brodée sûrement par une main bien chère. Sa barbe rude, soigneusement taillée, s'appuyait sur une épaisse cravate blanche, et la délicatesse de sa vue lui imposait des lunettes bleues.

—Ainsi, cher maître, disait le jeune homme, je puis espérer, n'est-ce pas? Mon intérêt vous répond de moi. N'oubliez pas combien la situation est tendue!...

—Je vous l'ai dit, monsieur le marquis, répondait l'homme à cravate blanche, si j'étais le maître, ce serait: oui; mais je dois consulter mes associés.

—Enfin, cher monsieur, conclut l'élégant, je compte sur vous.

Paul s'était levé, réconcilié avec la maison, à la vue de ce jeune homme si décoré.—L'autre, pensait-il, qui a une si bonne figure et les dehors d'un homme de loi, doit être M. B. Mascarot.

Le marquis sortit, Paul allait se présenter, quand Beaumarchef, le devançant, vint se placer devant l'homme à la cravate blanche:

—Devinez, patron, lui dit-il respectueusement, qui je viens de voir?

—Qui cela? Parle.

—Caroline Schimel, vous savez...

—L'ancienne domestique de la duchesse de Champdoce?

—Précisément.

M. Mascarot eut une exclamation de joie.

—Voilà un vrai bonheur! s'écria-t-il; où demeure-t-elle?

Cette question, si naturelle, consterna Beaumarchef. Lui qui toujours,—oui, toujours, puisque c'était la consigne, demande l'adresse de ses clientes, il n'avait pas demandé celle de Caroline.

L'aveu de cet oubli fit bondir M. Mascarot, même il s'oublia jusqu'à lâcher un juron qui eût fait frémir un charretier.

—Sacrebleu! criait-il, on n'est pas inepte et sot à ce point. Voici une fille que, depuis cinq mois, je cherche par tout Paris, tu le sais, le hasard nous la livre et tu la laisses échapper!

—Elle reviendra, patron, elle l'a dit; elle ne voudra pas perdre l'argent de l'inscription.

M. Mascarot leva son bonnet grec...

—Eh! elle se moque bien de dix sous ou de dix francs. Elle reviendra si c'est sa fantaisie, sinon... une fille qui boit, qui est à moitié folle...

Mais voici que Beaumarchef, enflammé d'un espoir soudain, avait pris son chapeau.

—Elle ne fait que partir, dit-il, je cours; je suis capable de la rejoindre.

Il s'élançait, M. Mascarot le retint.

—Attends, fit-il, tu n'es pas le limier qu'il faut. Prends avec toi Toto-Chupin; qu'il campe-là ses marrons. Et si vous rattrapez cette coquine, ne lui parlez pas, mais qu'il la suive et qu'il ne la lâche plus. Je veux savoir heure par heure tout ce qu'elle fait!... tout, tu m'entends!...

Beaumarchef dehors, B. Mascarot continua à donner cours à sa mauvaise humeur.

—Être servi comme cela, disait-il, quelle misère! Ah! il faudrait pouvoir faire tout soi-même. Je m'épuise à étudier une énigme indéchiffrable, et cette ivrognesse en a certainement le mot!...

Il était bien évident pour Paul qu'il n'avait pas été aperçu. Honteux de son indiscrétion involontaire, il prit le parti de tousser.

M. Mascarot se retourna menaçant, terrible.

—Vous m'excuserez... commença Paul.

Mais déjà le placeur avait repris sa bonne et honnête figure.

—Ah! j'y suis, fit-il, monsieur Paul Violaine, n'est-ce pas?

Le jeune homme s'inclina.

—Eh bien! reprit M. Mascarot, je suis à vous à la minute.

Il disparut vivement par la porte du fond, et Paul avait à peine eu le temps de se remettre qu'il s'entendit appeler.

—M. Paul!... Par ici, je vous prie, je n'ai pas de secrets pour vous!

Comparé à la pièce d'entrée, à l'agence proprement dite, le cabinet particulier de M. B. Mascarot est un séjour de délices et de splendeurs.

On voit que les carreaux des fenêtres sont lavés quelques fois, le papier vert de la tenture est propre, il y a un tapis à terre.

Les esclaves de Paris

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