Читать книгу Paris - Emile Zola - Страница 5

II

Оглавление

Table des matières

Il y avait, ce matin-là, comme presque tous les jours, déjeuner intime chez les Duvillard, quelques amis qui s'invitaient plus qu'on ne les invitait. Et, dans la glaciale journée de dégel et de brume, le royal hôtel de la rue Godot-de-Mauroy, près du boulevard de la Madeleine, était fleuri des fleurs les plus rares, la passion de la baronne, qui changeait les hautes pièces somptueuses, encombrées de merveilles, en serres tièdes et odorantes, où le triste jour blême de Paris devenait une caresse d'une infinie douceur.

Les grands appartements de réception étaient au rez-de-chaussée, sur la vaste cour, précédés d'un petit jardin d'hiver qui servait de vestibule vitré, et dans lequel deux laquais en livrée gros vert et or se tenaient constamment. Une célèbre galerie de tableaux, évaluée à des millions, occupait tout le côté nord. Et l'escalier d'honneur, d'une richesse également fameuse, montait à l'appartement occupé d'habitude par la famille, un grand salon rouge, un petit salon bleu et argent, un cabinet de travail aux murs recouverts de vieux cuirs, une salle à manger tendue de vert pâle, meublée à l'anglaise, sans compter les chambres à coucher, ni les cabinets de toilette. L'hôtel, bâti sous Louis XIV, avait gardé toute une grandeur de noblesse, comme conquis et asservi au goût jouisseur de la bourgeoisie triomphante, régnant depuis un siècle par la toute-puissance nouvelle de l'argent.

Midi n'était pas sonné, le baron Duvillard se trouva, contre son habitude, être le premier, en avance, dans le petit salon bleu et argent. C'était un homme de soixante ans, grand et solide, au nez fort, aux joues épaisses, à la bouche large, charnue, avec des dents de loup restées belles. Mais il était devenu chauve de bonne heure, il teignait ses rares cheveux, il se rasait complètement, depuis que sa barbe avait blanchi. Ses yeux gris disaient son audace, son rire sonnait sa conquête. Et toute sa face exprimait la possession de cette conquête, la royauté du maître sans scrupule, qui usait et abusait du pouvoir volé et gardé par sa caste.

Il fit quelques pas, s'arrêta devant une merveilleuse corbeille d'orchidées, près de la fenêtre. Sur la cheminée, sur la table, des touffes de violettes embaumaient; et il vint s'asseoir, s'allonger au fond d'un des fauteuils de satin bleu, lamé d'argent, dans l'assoupissement de ce parfum, du grand silence chaud qui semblait tomber des tentures. Il avait tiré un journal de sa poche, il se mit à relire un article, tandis que l'hôtel entier, autour de lui, évoquait sa fortune immense, son pouvoir devenu souverain, toute l'histoire du siècle qui avait fait de lui le maître. Son grand-père, Jérôme Duvillard, fils d'un petit avocat du Poitou, était venu à Paris, comme clerc de notaire, en 1788, à l'âge de dix-huit ans; et, très âpre, intelligent, affamé, il avait gagné les trois premiers millions, d'abord dans l'agio sur les biens nationaux, plus tard comme fournisseur des armées impériales. Son père, Grégoire Duvillard, le fils de Jérôme, né en 1805, le véritable grand homme de la famille, celui qui avait régné le premier rue Godot-de-Mauroy, après que le roi Louis-Philippe lui eut concédé le titre de baron, restait un des héros de la finance moderne par ses gains scandaleux sous la monarchie de Juillet et sous le second empire, dans tous les vols célèbres des spéculations, les mines, les chemins de fer, Suez. Et lui, Henri, né en 1836, ne s'était mis sérieusement aux affaires qu'à trente-cinq ans, au lendemain de la guerre, à la mort du baron Grégoire, mais avec une telle rage d'appétit, qu'il avait encore doublé la fortune en un quart de siècle. Il était le pourrisseur, le dévorateur, corrompant, engloutissant tout ce qu'il touchait; et il était le tentateur aussi, l'acheteur des consciences à vendre, ayant compris les temps nouveaux, en face de la démocratie à son tour affamée et impatiente. Inférieur à son père et à son grand-père, ayant la tare du jouisseur, moins de la conquête, et plus de la curée; mais un terrible homme tout de même, un triomphateur gras, opérant à coup sûr, ramenant des millions à chaque coup de râteau, traitant de plain-pied avec les gouvernements, pouvant mettre, sinon la France, du moins un ministère dans sa poche. En un siècle d'histoire, en trois générations, la royauté s'était incarnée en lui, déjà menacée, ébranlée par la tempête de demain. Et la figure, par moments, grandissait, débordait, devenait la bourgeoisie elle-même, qui, dans le partage de 89, a tout pris, qui s'est engraissé de tout, aux dépens du quatrième Etat, et qui ne veut rien rendre.

L'article que le baron relisait, dans un journal à un sou, l'intéressait. La Voix du Peuple était une feuille de vacarme qui, sous le prétexte de défendre la justice et la morale outragées, lançait chaque matin un scandale nouveau, dans l'espoir de faire monter son tirage. Et, ce matin-là, en gros caractères, s'y étalait ce titre: l'Affaire des Chemins de fer africains, un pot-de-vin de cinq millions, deux ministres vendus, trente députés et sénateurs compromis. Puis, dans un article, d'une violence odieuse, le rédacteur en chef, le fameux Sanier, annonçait qu'il possédait et qu'il publierait la liste des trente-deux parlementaires, dont le baron Duvillard avait acheté les voix, lors du vote des Chambres sur les Chemins de fer africains. Toute une histoire romanesque se mêlait à cela, les aventures d'un certain Hunter, que le baron avait employé comme rabatteur, et qui était en fuite. Très calme, le baron reprenait les phrases, pesait chaque mot; et, bien qu'il fût seul, il haussa les épaules, en parlant à voix haute, dans la tranquille certitude d'un homme qui est couvert, trop puissant pour être inquiété.

—L'imbécile! il en sait encore moins qu'il n'en dit!

Mais, justement, un premier convive arrivait, un garçon de trente-quatre ans à peine, mis élégamment, joli homme brun, aux yeux rieurs, au nez fin, la barbe et les cheveux frisés, avec quelque chose d'étourdi, d'envolé dans l'allure, l'air d'un oiseau. Ce matin-là, par exception, il paraissait nerveux, inquiet, le sourire effaré.

—Ah! c'est vous, Dutheil, dit le baron en se levant. Vous avez lu?

Et il lui montra la Voix du Peuple, qu'il repliait, pour la remettre dans sa poche.

—Mais oui, j'ai lu. C'est insensé!... Comment Sanier a-t-il pu avoir la liste des noms? Il y a donc eu quelque traître?

Le baron le regardait paisiblement, amusé de son angoisse secrète. Fils d'un notaire d'Angoulême, presque pauvre et très honnête, envoyé par cette ville à Paris comme député, fort jeune encore, grâce au bon renom de son père, il y faisait la fête, il avait repris sa vie de paresse et de plaisir d'autrefois, quand il y était étudiant; mais son aimable garçonnière de la rue de Surêne, ses succès de joli homme dans le tourbillon de femmes où il vivait, lui coûtaient gros; et, gaiement, sans le moindre sens moral, il avait glissé déjà à tous les compromis, à toutes les déchéances, en homme léger et supérieur, en charmant garçon inconscient qui ne donnait aucune importance à ces sortes de vétilles.

—Bah! dit enfin le baron, Sanier l'a-t-il seulement, la liste? J'en doute, car il n'y a pas eu de liste, Hunter n'a pas commis la bêtise d'en dresser une... Et puis, quoi? l'affaire est courante, il ne s'y est fait que ce qu'on a toujours fait dans les affaires semblables.

Anxieux pour la première fois de sa vie, Dutheil l'écoutait, avec le besoin d'être rassuré.

—N'est-ce pas? s'écria-t-il. C'est ce que je me suis dit, il n'y a pas dans tout cela un chat à fouetter.

Il tâchait de retrouver son rire, et il ne savait plus au juste comment il avait pu toucher une dizaine de mille francs dans l'aventure, à titre de vague prêt, ou sous le prétexte d'une publicité fictive, car Hunter s'était montré très adroit pour ménager la pudeur des consciences, même des moins virginales.

—Pas un chat à fouetter, répéta Duvillard que la tête de Dutheil amusait décidément; et, d'ailleurs, mon bon ami, c'est connu, les chats retombent toujours sur leurs pattes... Vous avez vu Silviane?

—Je sors de chez elle, je l'ai trouvée furieuse contre vous... Ce matin, elle a su que son affaire de la Comédie était dans l'eau.

Brusquement, un flot de colère empourpra la face du baron. Lui si calme, si goguenard devant la menace du scandale des Chemins de fer africains, perdait pied, le sang en tempête, dès qu'il s'agissait de cette fille, la passion dernière, impérieuse de ses soixante ans.

—Comment, dans l'eau! mais, avant-hier encore, aux Beaux-Arts, on m'avait donné une promesse presque formelle!

C'était un caprice têtu de cette Silviane d'Aulnay, qui n'avait eu jusque-là, au théâtre, que des succès de beauté, et qui s'obstinait à entrer à la Comédie-Française, pour y débuter dans le rôle de Pauline, de Polyeucte, un rôle qu'elle étudiait avec acharnement depuis des mois. Cela semblait fou, tout Paris en riait, car la demoiselle avait une renommée de perversion abominable, tous les vices, tous les goûts. Mais elle, superbement, s'affichait, exigeait le rôle, certaine de vaincre.

—C'est le ministre qui n'a pas voulu, expliqua Dutheil.

Le baron étranglait.

—Le ministre, le ministre! ah! ce que je vais le faire sauter, ce ministre-là!

Il dut se taire, la baronne Duvillard entrait dans le petit salon. A quarante-six ans, elle était fort belle encore. Très blonde, grande, un peu engraissée seulement, des épaules et des bras restés admirables, toute une peau de soie sans une tare, elle n'avait que le visage qui s'abîmât, une flétrissure légère, des rougeurs envahissantes; et c'était là son tourment, sa préoccupation de toutes les heures. Son origine juive se trahissait dans la face un peu longue, au charme étrange, aux yeux bleus d'une douceur voluptueuse. Indolente comme une esclave d'Orient, détestant se mouvoir, marcher, même parler, elle semblait faite pour le harem, en continuels soins de sa personne. Ce jour-là, elle était tout en blanc, une toilette de soie blanche, d'une délicieuse et éclatante simplicité.

L'air ravi, Dutheil la complimenta, lui baisa la main.

—Ah! madame, vous me remettez un peu de printemps dans l'âme. Paris est si noir, si boueux, ce matin!

Mais un second convive arrivait, un grand et bel homme de trente-cinq à trente-six ans, et le baron, que sa passion agitait, en profita pour s'échapper. Il emmena Dutheil dans son cabinet, qui était voisin, en disant:

—Venez donc, mon cher. J'ai encore un mot à vous dire sur l'affaire en question... Monsieur de Quinsac va tenir un instant compagnie à ma femme.

Et, dès qu'elle fut seule avec le nouveau venu, qui lui avait, lui aussi, baisé la main très respectueusement, elle le regarda en silence, longuement, tandis que ses beaux jeux tendres s'emplissaient de larmes. Dans le grand silence un peu gêné qui s'était fait, elle finit par dire très bas:

—Mon Gérard, que je suis heureuse de me trouver un moment seule avec vous! Voici plus d'un mois que vous ne m'avez donné ce bonheur.

La façon dont Henri Duvillard avait épousé la fille cadette de Justus Steinberger, le grand banquier juif, était toute une histoire restée légendaire. Comme les Rothschild, les Steinberger étaient au début plusieurs frères, quatre, Justus à Paris, les trois autres à Berlin, à Vienne, à Londres, ce qui donnait à leur secrète association un pouvoir formidable, une souveraineté internationale et toute-puissante sur les marchés financiers de l'Europe. Justus était cependant le moins riche des quatre, et il avait, dans le baron Grégoire, un redoutable adversaire, contre lequel il devait lutter, devant toutes les grandes proies. Et c'était à la suite d'une rencontre terrible entre eux, après l'âpre partage du butin, que l'idée profonde lui était venue de donner en mariage, comme épingles, Eve, sa fille cadette, au fils du baron, Henri. Jusque-là, celui-ci n'avait passé que pour un aimable garçon, homme de cheval, homme de club; et le calcul de Justus était sans doute, à la mort du redouté baron, condamné déjà, de mettre la main sur la banque rivale, s'il ne restait en face de lui qu'un gendre facile à vaincre. Justement, Henri s'était pris pour la beauté blonde d'Eve, alors éclatante, d'une violente passion. Il l'avait voulue, et le père, qui connaissait son fils, avait consenti, très amusé au fond de l'affaire exécrable que faisait Justus. Elle devint en effet désastreuse pour ce dernier, lorsque, chez Henri, succédant à son père, l'homme de proie apparut sous l'homme de plaisir, et qu'il se tailla sa grosse part, dans l'exploitation des appétits déchaînés de la démocratie bourgeoise, maîtresse enfin du pouvoir. Non seulement, Eve n'avait pas mangé Henri, devenu à son tour le banquier tout-puissant, le baron Duvillard, maître plus que jamais du marché; mais c'était le baron qui avait mangé Eve, qui l'avait dévorée en moins de quatre ans. Après lui avoir fait coup sur coup une fille et un garçon, il s'était brusquement éloigné d'elle, pendant sa dernière grossesse, comme s'il en avait eu le dégoût, dans l'ardeur qu'il avait mise à la posséder, telle qu'un fruit dont on est rassasié et qu'on rejette. D'abord, elle était restée surprise et désolée de l'aventure, en apprenant qu'il retournait à sa vie de garçon et qu'il aimait ailleurs. Puis, sans récriminations d'aucune sorte, sans colère, sans même trop chercher à le reconquérir, elle avait de son côté pris un amant. Elle ne pouvait vivre sans être aimée, elle n'était née sûrement que pour être belle, plaire, passer les jours dans des bras d'adoration et de caresse. L'amant qu'elle avait choisi, à vingt-cinq ans, elle le garda pendant plus de quinze ans, elle lui fut parfaitement fidèle, comme elle aurait été fidèle à son mari. Et, lorsqu'il mourut, ce fut pour elle une grande tristesse, un véritable veuvage. Et, six mois plus tard, ayant rencontré le comte Gérard de Quinsac, elle ne put résister de nouveau à son besoin de tendresse, elle se donna.

—Mon bon Gérard, reprit-elle, de son air de maternité amoureuse, en voyant le jeune homme embarrassé, avez-vous donc été souffrant, me cachez-vous quelque contrariété?

Elle avait dix ans de plus que lui; et, cette fois, c'était en désespérée qu'elle s'attachait à ce dernier amour, adorant ce beau garçon de tout son être révolté de vieillir, prête à lutter pour le garder quand même.

—Non, je ne vous cache rien, je vous assure, répondit le comte. Ma mère m'a beaucoup retenu, ces jours-ci.

Elle continuait à le regarder avec une passion inquiète, le trouvant de si grande et de si noble mine, la face régulière, les moustaches et les cheveux bruns, toujours très soignés. Il appartenait à une des plus vieilles familles de France, il habitait avec sa mère, veuve, ruinée par un mari d'esprit aventureux, et qui gardait son rang, un rez-de-chaussée de la rue Saint-Dominique, où elle vivait d'une quinzaine de mille francs au plus. Lui, n'avait jamais rien fait, s'était contenté de son année de service obligatoire, renonçant aux armes, ainsi qu'il renonçait à la carrière diplomatique, la seule qui lui fût dignement ouverte. Il passait ses jours dans cette oisiveté si occupée des jeunes hommes qui mènent l'existence de Paris. Et sa mère elle-même, d'une sévérité hautaine, semblait l'en excuser, comme si elle eût jugé que, sous une république, un homme de son sang devait, par protestation, se tenir à l'écart. Mais sans doute elle avait des raisons d'indulgence plus intimes, plus angoissantes. A sept ans, elle avait failli le perdre d'une fièvre cérébrale. A dix-huit, il s'était plaint du cœur, et les médecins recommandaient de le ménager en toutes choses. Derrière la noble façade de la race, cette grande taille, cette mine fière, elle savait donc quel était le mensonge. Il n'était que cendre, toujours menacé de la maladie et de l'écroulement. Au fond de sa virilité apparente, il n'y avait qu'un abandon de fille, un être faible et bon, capable de toutes les déchéances. C'était, pendant une visite faite avec sa mère, très pieuse, à l'Asile des Invalides du travail, qu'il avait rencontré Eve pour la première fois. Elle l'avait pris en se donnant, il continuait à fréquenter chez elle, parce qu'il la trouvait désirable encore et qu'il ne savait comment la quitter; et sa mère fermait les yeux sur cette liaison coupable, dans un monde qu'elle méprisait, comme elle les avait fermés déjà sur tant d'autres sottises, qu'elle lui pardonnait ainsi qu'à un enfant malade. Puis, Eve avait fait sa conquête par un acte qui venait de stupéfier le monde. Brusquement, on avait appris que monseigneur Martha l'avait convertie au catholicisme. Ce qu'elle n'avait pas accordé au mari légitime, elle venait de le faire, afin de s'assurer à jamais l'amour d'un amant. Et tout Paris était encore ému de la magnificence déployée, à la Madeleine, pour le baptême de cette Juive de quarante-cinq ans, dont la beauté et les larmes avaient bouleversé les cœurs.

Gérard restait flatté de cette grande tendresse touchante. Mais la lassitude venait, il avait tenté de rompre, en esquivant les rendez-vous; et il comprenait bien ce qu'elle lui demandait, de ses yeux suppliants.

—Je vous assure, répéta-t-il faiblissant déjà, ma mère ne m'a pas laissé un jour. Naturellement, j'aurais été si heureux...

Sans une parole, elle continuait de l'implorer, et des larmes parurent au bord de ses paupières. Depuis un grand mois, il ne l'avait plus reçue dans la petite chambre où ils se rencontraient, rue Matignon, au fond d'une cour. Et, bon et faible comme elle, désespéré de cette minute de solitude où on les avait laissés, il céda, incapable de se refuser davantage.

—Eh bien! cet après-midi, si vous voulez. A quatre heures, comme d'habitude.

Il avait baissé la voix, mais un léger bruit lui fit tourner la tête, avec le tressaillement d'un homme pris en faute. C'était Camille, la fille de la baronne, qui entrait. Elle n'avait rien entendu, mais au sourire des deux amants, au frémissement même de l'air, elle venait de tout comprendre: un rendez-vous encore, là-bas, dans la rue qu'elle soupçonnait, et pour le jour même. Il y eut une gêne, un échange d'inquiets et mauvais regards.

Camille, à vingt-trois ans, était une petite personne très brune, à demi contrefaite, l'épaule gauche plus haute que la droite. Elle n'avait rien de son père, ni de sa mère: un de ces accidents imprévus, dans l'hérédité d'une famille, qui fait qu'on se demande d'où ils peuvent venir. Sa seule fierté était ses beaux yeux noirs et sa chevelure noire admirable, qui, dans sa petite taille, disait-elle, aurait suffi à la vêtir. Mais le nez était long, la face déviée à gauche, avec des traits heurtés et un menton pointu. La bouche fine, spirituelle, méchante, disait la rancune amassée, la colère perverse, qu'il y avait au fond de cette laide, enragée de l'être. Sûrement, la créature qu'elle exécrait le plus au monde était sa mère, cette amoureuse si peu mère, qui ne l'avait jamais aimée, ne s'était jamais occupée d'elle, après l'avoir dès le berceau abandonnée aux soins de servantes. De sorte qu'une véritable haine avait grandi entre ces deux femmes, muette et froide chez l'une, active et passionnée chez l'autre. La fille haïssait la mère parce qu'elle la trouvait belle et qu'elle l'accusait de ne pas l'avoir faite à son image, belle de cette beauté dont elle l'écrasait. Sa souffrance de chaque jour était de ne pas être désirée, de sentir tous les désirs aller encore à sa mère. Comme elle était d'une méchanceté amusante, on l'écoutait, on riait; seulement, les regards de tous les hommes, même des plus jeunes, surtout des plus jeunes, retournaient ensuite à cette mère triomphante qui ne voulait pas vieillir. Et c'était alors qu'elle avait décidé, dans sa volonté féroce, de lui prendre son dernier amant, de se faire épouser par ce Gérard, dont la perte la tuerait sans doute. Grâce à ses cinq millions de dot, elle ne manquait pas d'épouseurs; mais, peu flattée, elle avait coutume de dire, avec son rire mauvais: «Pardi! pour cinq millions, ils iraient en choisir une à la Salpêtrière.» Puis, elle s'était mise elle-même à aimer Gérard, qui se montrait gentil à l'égard de cette demi-infirme, par bonté d'âme. Il souffrait de la voir délaissée, il s'abandonnait peu à peu à la tendresse reconnaissante qu'elle lui témoignait, heureux, lui, bel homme, d'être le dieu, d'avoir cette esclave; et, dans sa tentative de rupture avec la mère, devenue lourde à ses bras, il entrait certainement la pensée de se laisser épouser par la fille, ce qui était en somme une fin très douce, bien qu'il ne l'avouât pas encore, honteux, gêné par son nom illustre, par toutes les complications, toutes les larmes qu'il prévoyait.

Le silence continua. Camille, de son regard aigu, meurtrier comme un couteau, avait dit à sa mère qu'elle savait; puis, elle s'était plainte à Gérard, d'un autre regard douloureux. Et celui-ci, pour rétablir l'équilibre entre les deux femmes, ne trouva qu'un compliment.

—Bonjour, Camille... Ah! cette robe havane! C'est étonnant comme les couleurs un peu sombres vous habillent!

Camille jeta un coup d'œil sur la robe blanche de sa mère, puis regarda sa robe foncée, qui laissait voir à peine son cou et ses poignets.

—Oui, répondit-elle en riant, je ne suis passable que lorsque je ne m'habille pas en jeune fille.

Eve, mal à l'aise, soucieuse de sentir grandir une rivalité, à laquelle elle ne voulait pas croire encore, changea la conversation.

—Est-ce que ton frère n'est pas là?

—Mais si, nous sommes descendus ensemble.

Hyacinthe, qui entrait, serra la main de Gérard, d'un air de lassitude. Il avait vingt ans, il tenait de sa mère ses pâles cheveux blonds, sa face allongée d'orientale langueur, et de son père, ses yeux gris, sa bouche épaisse d'appétits sans scrupules. Ecolier exécrable, il avait décidé de ne rien faire, dans un mépris égal de toutes les professions; et, gâté par son père, il s'intéressait à la poésie et à la musique, il vivait au milieu d'un monde extraordinaire d'artistes, de filles, de fous et de bandits, fanfaron lui-même de vices et de crimes, affectant l'horreur de la femme, professant les pires idées philosophiques et sociales, allant toujours aux plus extrêmes, tour à tour collectiviste, individualiste, anarchiste, pessimiste, symboliste, même sodomiste, sans cesser d'être catholique, par suprême bon ton. Au fond, il était simplement vide et un peu sot. En quatre générations, le sang vigoureux et affamé des Duvillard, après les trois belles bêtes de proie qu'il avait produites, tombait tout d'un coup, comme épuisé par l'assouvissement, à cet androgyne avorté, incapable même des grands attentats et des grandes débauches.

Camille, qui était trop intelligente pour ne pas sentir ce néant chez son frère, le plaisantait; et elle reprit, en le regardant, pincé dans la longue redingote à plis, une résurrection romantique qu'il exagérait:

Paris

Подняться наверх