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—Mais, monseigneur, une quinzaine de jours, trois semaines peut-être.

Le salon entier se récria. Comment! trois semaines? Il avait la prétention de connaître Rome en trois semaines! Il fallait six mois, un an, dix ans! L'impression première était toujours désastreuse; et, pour en revenir, cela demandait un long séjour.

—Trois semaines! répéta donna Serafina de son air de dédain. Est-ce qu'on peut s'étudier et s'aimer, en trois semaines? Ceux qui nous reviennent, ce sont ceux qui ont fini par nous connaître.

Nani, sans s'exclamer avec les autres, s'était d'abord contenté de sourire. Il avait eu un petit geste de sa main fine, qui trahissait son origine aristocratique. Et, comme Pierre, modestement, s'expliquait, disait que, venu pour faire certaines démarches, il partirait lorsque ces démarches seraient faites, le prélat conclut, en souriant toujours:

—Oh! monsieur l'abbé restera plus de trois semaines, nous aurons le bonheur, j'espère, de le posséder longtemps.

Bien que dite avec une tranquille obligeance, cette phrase troubla le jeune prêtre. Que savait-on, que voulait-on dire? Il se pencha, il demanda tout bas à don Vigilio, demeuré près de lui, muet:

—Qui est-ce, monsignor Nani?

Mais le secrétaire ne répondit pas tout de suite. Son visage fiévreux se plomba encore. Ses yeux ardents virèrent, s'assurèrent que personne ne le surveillait. Et, dans un souffle:

—L'assesseur du Saint-Office.

Le renseignement suffisait, car Pierre n'ignorait pas que l'assesseur, qui assistait en silence aux réunions du Saint-Office, se rendait chaque mercredi soir, après la séance, chez le Saint-Père, pour lui rendre compte des affaires traitées l'après-midi. Cette audience hebdomadaire, cette heure passée avec le pape, dans une intimité qui permettait d'aborder tous les sujets, donnait au personnage une situation à part, un pouvoir considérable. Et, d'ailleurs, la fonction était cardinalice, l'assesseur ne pouvait être ensuite nommé que cardinal.

Monsignor Nani, qui semblait parfaitement simple et aimable, continuait à regarder le jeune prêtre d'un air si encourageant, que ce dernier dut aller occuper, près de lui, le siège laissé enfin libre par la vieille tante de Celia. N'était-ce pas un présage de victoire, cette rencontre, faite le premier jour, d'un prélat puissant dont l'influence lui ouvrirait peut-être toutes les portes? Il se sentit alors très touché, lorsque celui-ci, dès la première question, lui demanda obligeamment, d'un ton de profond intérêt:

—Alors, mon cher fils, vous avez donc publié un livre?

Et, repris par l'enthousiasme, oubliant où il était, Pierre se livra, conta son initiation de brûlant amour au travers des souffrants et des humbles, rêva tout haut le retour à la communauté chrétienne, triompha avec le catholicisme rajeuni, devenu la religion de la démocratie universelle. Peu à peu, il avait de nouveau élevé la voix; et le silence se faisait dans l'antique salon sévère, tous s'étaient remis à l'écouter, au milieu d'une surprise croissante, d'un froid de glace, qu'il ne sentait pas.

Doucement, Nani finit par l'interrompre, avec son éternel sourire, dont la pointe d'ironie ne se montrait même plus.

—Sans doute, sans doute, mon cher fils, c'est très beau, oh! très beau, tout à fait digne de l'imagination pure et noble d'un chrétien... Mais que comptez-vous faire, maintenant?

—Aller droit au Saint-Père, pour me défendre.

Il y eut un léger rire réprimé, et donna Serafina exprima l'avis général, en s'écriant:

—On ne voit pas comme ça le Saint-Père!

Mais Pierre se passionna.

—Moi, j'espère bien que je le verrai... Est-ce que je n'ai pas exprimé ses idées? Est-ce que je n'ai pas défendu sa politique? Est-ce qu'il peut laisser condamner mon livre, où je crois m'être inspiré du meilleur de lui-même?

—Sans doute, sans doute, se hâta de répéter Nani, comme s'il eût craint qu'on ne brusquât trop les choses avec ce jeune enthousiaste. Le Saint-Père est d'une intelligence si haute! Et il faudra le voir... Seulement, mon cher fils, ne vous excitez pas de la sorte, réfléchissez un peu, prenez votre heure...

Puis, se tournant-vers Benedetta:

—N'est-ce pas? Son Éminence n'a pas encore vu monsieur l'abbé. Dès demain matin, il faudra qu'elle daigne le recevoir, pour le diriger de ses sages conseils.

Jamais le cardinal Boccanera ne montait assister aux réceptions de sa sœur, le lundi soir. Il était toujours là, en pensée, comme le maître absent et souverain.

—C'est que, répondit la contessina en hésitant, je crains bien que mon oncle ne soit pas dans les idées de monsieur l'abbé.

Nani se remit à sourire.

—Justement, il lui dira des choses bonnes à entendre.

Et il fut convenu tout de suite, avec don Vigilio, que celui-ci inscrirait le prêtre pour une audience, le lendemain matin, à dix heures.

Mais, à ce moment, un cardinal entra, vêtu de l'habit de ville, la ceinture et les bas rouges, la simarre noire, lisérée et boutonnée de rouge. C'était le cardinal Sarno, un très ancien familier des Boccanera; et, pendant qu'il s'excusait d'avoir travaillé très tard, le salon se taisait, s'empressait, avec déférence. Mais, pour le premier cardinal qu'il voyait, Pierre éprouvait une déception vive, car il ne trouvait pas la majesté, le bel aspect décoratif, auquel il s'était attendu. Celui-ci apparaissait petit, un peu contrefait, l'épaule gauche plus haute que la droite, le visage usé et terreux, avec des yeux morts. Il lui faisait l'effet d'un très vieil employé de soixante-dix ans, hébété par un demi-siècle de bureaucratie étroite, déformé et alourdi de n'avoir jamais quitté le rond de cuir, sur lequel il avait vécu sa vie. Et, en réalité, son histoire entière était là: enfant chétif d'une petite famille bourgeoise, élève au Séminaire romain, plus tard professeur de droit canonique pendant dix ans à ce même Séminaire, puis secrétaire à la Propagande, et enfin cardinal depuis vingt-cinq ans. On venait de célébrer son jubilé cardinalice. Né à Rome, il n'avait jamais passé hors de Rome un seul jour, il était le type parfait du prêtre grandi à l'ombre du Vatican et maître du monde. Bien qu'il n'eût occupé aucune fonction diplomatique, il avait rendu de tels services à la Propagande, par ses habitudes méthodiques de travail, qu'il était devenu président d'une des deux commissions qui se partagent le gouvernement des vastes pays d'Occident, non encore catholiques. Et c'était ainsi qu'au fond de ces yeux morts, dans ce crâne bas, d'expression obtuse, il y avait la carte immense de la chrétienté.

Nani lui-même s'était levé, plein d'un sourd respect devant cet homme effacé et terrible, qui avait les mains partout, aux coins les plus reculés de la terre, sans être jamais sorti de son bureau. Il le savait, dans son apparente nullité, dans son lent travail de conquête méthodique et organisée, d'une puissance à bouleverser les empires.

—Est-ce que Votre Éminence est remise de ce rhume, qui nous a désolés?

—Non, non, je tousse toujours... Il y a un couloir pernicieux. J'ai le dos glacé, dès que je sors de mon cabinet.

A partir de ce moment, Pierre se sentit tout petit et perdu. On oubliait même de le présenter au cardinal. Et il dut rester là pendant près d'une heure encore, regardant, observant. Ce monde vieilli lui parut alors enfantin, retourné à une enfance triste. Sous la morgue, la réserve hautaine, il devinait maintenant une réelle timidité, la méfiance inavouée d'une grande ignorance. Si la conversation ne devenait pas générale, c'était que personne n'osait; et il entendait, dans les coins, des bavardages puérils et sans fin, les menues histoires de la semaine, les petits bruits des sacristies et des salons. On se voyait fort peu, les moindres aventures prenaient des proportions énormes. Il finit par avoir la sensation nette qu'il se trouvait transporté dans un salon français du temps de Charles X, au fond d'une de nos grandes villes épiscopales de province. Aucun rafraîchissement n'était servi. La vieille tante de Celia venait de s'emparer du cardinal Sarno, qui ne répondait pas, hochant le menton de loin en loin. Don Vigilio n'avait pas desserré les dents de la soirée. Une longue conversation, à voix très basse, s'était engagée entre Nani et Morano, tandis que donna Serafina, qui se penchait pour les écouter, approuvait d'un lent signe de tête. Sans doute, ils causaient du divorce de Benedetta, car ils la regardaient de temps à autre, d'un air grave. Et, au milieu de la vaste pièce, dans la clarté dormante des lampes, il n'y avait que le groupe jeune, formé par Benedetta, Dario et Celia, qui semblât vivre, babillant à demi-voix, étouffant parfois des rires.

Tout d'un coup, Pierre fut frappé de la grande ressemblance qu'il y avait entre Benedetta et le portrait de Cassia, pendu au mur. C'était la même enfance délicate, la même bouche de passion et les mêmes grands yeux infinis, dans la même petite face ronde, raisonnable et saine. Il y avait là, certainement, une âme droite et un cœur de flamme. Puis, un souvenir lui revint, celui d'une peinture de Guido Reni, l'adorable et candide tête de Béatrice Cenci, dont le portrait de Cassia lui parut, à cet instant, être l'exacte reproduction. Cette double ressemblance l'émut, lui fit regarder Benedetta avec une inquiète sympathie, comme si toute une fatalité violente de pays et de race allait s'abattre sur elle. Mais elle était si calme, l'air si résolu et si patient! Et, depuis qu'il se trouvait dans ce salon, il n'avait surpris, entre elle et Dario, aucune tendresse qui ne fût fraternelle et gaie, surtout de sa part, à elle, dont le visage gardait la sérénité claire des grands amours avouables. Un moment, Dario lui avait pris les mains, en plaisantant, les avait serrées; et, s'il s'était mis à rire un peu nerveusement, avec de courtes flammes au bord des cils, elle, sans hâte, avait dégagé ses doigts, comme en un jeu de vieux camarades tendres. Elle l'aimait, visiblement, de tout son être, pour toute la vie.

Mais Dario ayant étouffé un léger bâillement, en regardant sa montre, et s'étant esquivé, pour rejoindre des amis qui jouaient chez une dame, Benedetta et Celia vinrent s'asseoir sur un canapé, près de la chaise de Pierre; et ce dernier surprit, sans le vouloir, quelques mots de leurs confidences. La petite princesse était l'aînée du prince Matteo Buongiovanni, père de cinq enfants déjà, marié à une Mortimer, une Anglaise qui lui avait apporté cinq millions. D'ailleurs, on citait les Buongiovanni comme une des rares familles du patriciat de Rome riches encore, debout au milieu des ruines du passé croulant de toutes parts. Eux aussi avaient compté deux papes, ce qui n'empêchait pas le prince Matteo de s'être rallié au Quirinal, sans toutefois se fâcher avec le Vatican. Fils lui-même d'une Américaine, n'ayant plus dans les veines le pur sang romain, il était d'une politique plus souple, fort avare, disait-on, luttant pour garder un des derniers la richesse et la toute-puissance de jadis, qu'il sentait condamnée à l'inévitable mort. Et c'était dans cette famille, d'orgueil superbe, dont l'éclat continuait à emplir la ville, qu'une aventure venait d'éclater, soulevant des commérages sans fin: l'amour brusque de Celia pour un jeune lieutenant, à qui elle n'avait jamais parlé; l'entente passionnée des deux amants qui se voyaient chaque jour au Corso, n'ayant pour tout se dire que l'échange d'un regard; la volonté tenace de la jeune fille qui, après avoir déclaré à son père qu'elle n'aurait pas d'autre mari, attendait inébranlable, certaine qu'on lui donnerait l'homme de son choix. Le pis était que ce lieutenant, Attilio Sacco, se trouvait être le fils du député Sacco, un parvenu, que le monde noir méprisait, comme vendu au Quirinal, capable des plus laides besognes.

—C'est pour moi que Morano a parlé tout à l'heure, murmurait Celia à l'oreille de Benedetta. Oui, oui, quand il a maltraité le père d'Attilio, à propos de ce ministère dont on s'occupe... Il a voulu m'infliger une leçon.

Toutes deux s'étaient juré une éternelle tendresse, dès le Sacré-Cœur, et Benedetta, son aînée de cinq ans, se montrait maternelle.

—Alors, tu n'es pas plus raisonnable, tu penses toujours à ce jeune homme?

—Oh! chère, vas-tu me faire de la peine, toi aussi!... Attilio me plaît, et je le veux. Lui, entends-tu! et pas un autre. Je le veux, je l'aurai, parce qu'il m'aime et que je l'aime... C'est tout simple.

Pierre, saisi, la regarda. Elle était un lis candide et fermé, avec sa douce figure de vierge. Un front et un nez d'une pureté de fleur, une bouche d'innocence aux lèvres closes sur les dents blanches, des yeux d'eau de source, clairs et sans fond. Et pas un frisson sur les joues d'une fraîcheur de satin, pas une inquiétude ni une curiosité dans le regard ingénu. Pensait-elle? Savait-elle? Qui aurait pu le dire! Elle était la vierge dans tout son inconnu redoutable.

—Ah! chère, reprit Benedetta, ne recommence pas ma triste histoire. Ça ne réussit guère, de marier le pape et le roi.

—Mais, dit Celia avec tranquillité, tu n'aimais pas Prada, tandis que moi j'aime Attilio. La vie est là, il faut aimer.

Cette parole, prononcée si naturellement par cette enfant ignorante, troubla Pierre à un tel point, qu'il sentit des larmes lui monter aux yeux. L'amour, oui! c'était la solution à toutes les querelles, l'alliance entre les peuples, la paix et la joie dans le monde entier. Mais donna Serafina s'était levée, en se doutant du sujet de conversation qui animait les deux amies. Et elle jeta un coup d'œil à don Vigilio, que celui-ci comprit, car il vint dire tout bas à Pierre que l'heure était venue de se retirer. Onze heures sonnaient, Celia partait avec sa tante, sans doute l'avocat Morano voulait garder un instant le cardinal Sarno et Nani pour causer en famille de quelque difficulté qui se présentait, entravant l'affaire du divorce. Dans le premier salon, lorsque Benedetta eut baisé Celia sur les deux joues, elle prit congé de Pierre avec beaucoup de bonne grâce.

—Demain matin, en répondant au vicomte, je lui dirai combien nous sommes heureux de vous avoir, et pour plus longtemps que vous ne croyez... N'oubliez pas, à dix heures, de descendre saluer mon oncle le cardinal.

En haut, au troisième étage, comme Pierre et don Vigilio, tenant chacun un bougeoir que le domestique leur avait remis, allaient se séparer devant leurs portes, le premier ne put s'empêcher de poser au second une question qui le tracassait.

—C'est un personnage très influent que monsignor Nani?

Don Vigilio s'effara de nouveau, fit un simple geste en ouvrant les deux bras, comme pour embrasser le monde. Puis, ses yeux flambèrent, une curiosité parut le saisir à son tour.

—Vous le connaissiez déjà, n'est-ce-pas? demanda-t-il sans répondre.

—Moi! pas du tout!

—Vraiment!... Il vous connaît très bien, lui! Je l'ai entendu parler de vous, lundi dernier, en des termes si précis, qu'il m'a semblé au courant des plus petits détails de votre vie et de votre caractère.

—Jamais je n'avais même entendu prononcer son nom.

—Alors, c'est qu'il se sera renseigné.

Et don Vigilio salua, rentra dans sa chambre; tandis que Pierre, qui s'étonnait de trouver la porte de la sienne ouverte, en vit sortir Victorine, de son air tranquille et actif.

—Ah! monsieur l'abbé, j'ai voulu m'assurer par moi-même que vous ne manquiez de rien. Vous avez de la bougie, vous avez de l'eau, du sucre, des allumettes... Et, le matin, que prenez-vous? Du café? Non! du lait pur, avec un petit pain. Bon! pour huit heures, n'est-ce pas?... Et reposez-vous, dormez bien. Moi, les premières nuits, oh! j'ai eu une peur des revenants, dans ce vieux palais! Mais je n'en ai jamais vu la queue d'un. Quand on est mort, on est trop content de l'être, on se repose.

Pierre, enfin, se trouva seul, heureux de se détendre, d'échapper au malaise de l'inconnu, de ce salon, de ces gens, qui se mêlaient, s'effaçaient en lui comme des ombres, sous la lumière dormante des lampes. Les revenants, ce sont les vieux morts d'autrefois dont les âmes en peine reviennent aimer et souffrir, dans la poitrine des vivants d'aujourd'hui. Et, malgré son long repos de la journée, jamais il ne s'était senti si las, si désireux de sommeil, l'esprit confus et brouillé, craignant bien de n'avoir rien compris. Lorsqu'il se mit à se déshabiller, l'étonnement d'être là, de se coucher là, le reprit avec une intensité telle, qu'il crut un moment être un autre. Que pensait tout ce monde de son livre? Pourquoi l'avait-on fait venir en ce froid logis qu'il devinait hostile? Était-ce donc pour l'aider ou pour le vaincre? Et il ne revoyait, dans la lueur jaune, dans le morne coucher d'astre du salon, que donna Serafina et l'avocat Morano, aux deux coins de la cheminée, tandis que, derrière la tête passionnée et calme de Benedetta, apparaissait la face souriante de monsignor Nani, aux yeux de ruse, aux lèvres d'indomptable énergie.

Il se coucha, puis se releva, étouffant, ayant un tel besoin d'air frais et libre, qu'il alla ouvrir toute grande la fenêtre, pour s'y accouder. Mais la nuit était d'un noir d'encre, les ténèbres avaient submergé l'horizon. Au firmament, des brumes devaient cacher les étoiles, la voûte opaque pesait, d'une lourdeur de plomb; et, en face, les maisons du Transtévère dormaient depuis longtemps, pas une fenêtre ne luisait, un bec de gaz scintillait seul, au loin, comme une étincelle perdue. Vainement il chercha le Janicule. Tout sombrait au fond de cette mer du néant, les vingt-quatre siècles de Rome, le Palatin antique et le moderne Quirinal, le dôme géant de Saint-Pierre, effacé du ciel par le flot d'ombre. Et, au-dessous de lui, il ne voyait pas, n'entendait même pas le Tibre, le fleuve mort dans la ville morte.

Rome

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