Читать книгу Rome - Emile Zola - Страница 9

IV

Оглавление

Table des matières

L'après-midi de ce même jour, Pierre songea, puisqu'il avait des loisirs, à commencer tout de suite ses courses dans Rome par une visite qui lui tenait au cœur. Dès l'apparition de son livre, une lettre venue de cette ville l'avait profondément ému et intéressé, une lettre du vieux comte Orlando Prada, le héros de l'indépendance et de l'unité italienne, qui, sans le connaître, lui écrivait spontanément sous le coup d'une première lecture; et c'était, en quatre pages, une protestation enflammée, un cri de foi patriotique, juvénile encore chez le vieillard, l'accusant d'avoir oublié l'Italie dans son œuvre, réclamant Rome, la Rome nouvelle, pour l'Italie unifiée et libre enfin. Une correspondance avait suivi, et le prêtre, tout en ne cédant pas sur le rêve qu'il faisait du néo-catholicisme sauveur du monde, s'était mis à aimer de loin l'homme qui lui écrivait ces lettres où brûlait un si grand amour de la patrie et de la liberté. Il l'avait prévenu de son voyage, en lui promettant d'aller le voir. Mais, maintenant, l'hospitalité acceptée par lui au palais Boccanera le gênait beaucoup, car il lui semblait difficile, après l'accueil de Benedetta, si affectueux, de se rendre ainsi dès le premier jour, sans la prévenir, chez le père de l'homme qu'elle avait fui et contre lequel elle plaidait en divorce; d'autant plus que le vieil Orlando habitait, avec son fils, le petit palais que celui-ci avait fait bâtir, dans le haut de la rue du Vingt-Septembre.

Pierre voulut donc, avant tout, confier son scrupule à la contessina elle-même. Il avait appris d'ailleurs, par le vicomte Philibert de la Choue, qu'elle gardait pour le héros une filiale tendresse, mêlée d'admiration. En effet, après le déjeuner, au premier mot qu'il lui dit de l'embarras où il était, elle se récria.

—Mais, monsieur l'abbé, allez, allez vite! Vous savez que le vieil Orlando est une de nos gloires nationales; et ne vous étonnez pas de me l'entendre nommer ainsi, toute l'Italie lui donne ce petit nom tendre, par affection et gratitude. Moi, j'ai grandi dans un monde qui l'exécrait, qui le traitait de Satan. Plus tard, seulement, je l'ai connu, je l'ai aimé, et c'est bien l'homme le plus doux et le plus juste qui soit sur la terre.

Elle s'était mise à sourire, tandis que des larmes discrètes mouillaient ses yeux, sans doute au souvenir de l'année passée là-bas, dans cette maison de violence, où elle n'avait eu d'heures paisibles que près du vieillard. Et elle ajouta, plus bas, la voix un peu tremblante:

—Puisque vous allez le voir, dites-lui bien de ma part que je l'aime toujours et que jamais je n'oublierai sa bonté, quoi qu'il arrive.

Pendant que Pierre se rendait en voiture rue du Vingt-Septembre, il évoqua toute cette histoire héroïque du vieil Orlando, qu'il s'était fait conter. On y entrait en pleine épopée, dans la foi, la bravoure et le désintéressement d'un autre âge.

Le comte Orlando Prada, d'une noble famille milanaise, fut tout jeune brûlé d'une telle haine contre l'étranger, qu'à peine âgé de quinze ans il faisait partie d'une société secrète, une des ramifications de l'antique carbonarisme. Cette haine de la domination autrichienne venait de loin, des vieilles révoltes contre la servitude, lorsque les conspirateurs se réunissaient dans des cabanes abandonnées, au fond des bois; et elle était exaspérée encore par le rêve séculaire de l'Italie délivrée, rendue à elle-même, redevenant enfin la grande nation souveraine, digne fille des anciens conquérants et maîtres du monde. Ah! cette glorieuse terre d'autrefois, cette Italie démembrée, morcelée, en proie à une foule de petits tyrans, continuellement envahie et possédée par les nations voisines, quel rêve ardent et superbe que de la tirer de ce long opprobre! Battre l'étranger, chasser les despotes, réveiller le peuple de la basse misère de son esclavage, proclamer l'Italie libre, l'Italie une, c'était alors la passion qui soulevait toute la jeunesse d'une flamme inextinguible, qui faisait éclater d'enthousiasme le cœur du jeune Orlando. Il vécut son adolescence dans une indignation sainte, dans la fière impatience de donner son sang à la patrie, et de mourir pour elle, s'il ne la délivrait pas.

Au fond de son vieux logis familial de Milan, Orlando vivait retiré, frémissant sous le joug, perdant les jours en conspirations vaines; et il venait de se marier, il avait vingt-cinq ans, lorsque la nouvelle arriva de la fuite de Pie IX et de la révolution à Rome. Brusquement, il lâcha tout, logis, femme, pour courir à Rome, comme appelé par la voix de sa destinée. C'était la première fois qu'il s'en allait ainsi battre les chemins, à la conquête de l'indépendance; et que de fois il devait se remettre en campagne, sans se lasser jamais! Il connut alors Mazzini, il se passionna un instant pour cette figure mystique de républicain unitaire. Rêvant lui-même de république universelle, il adopta la devise mazinienne «Dio e popolo», il suivit la procession qui parcourut en grande pompe la Rome de l'émeute. On était à une époque de vastes espoirs, travaillée déjà par le besoin d'une rénovation du catholicisme, dans l'attente d'un Christ humanitaire, chargé de sauver le monde une seconde fois. Mais bientôt un homme, un capitaine des anciens âges, Garibaldi, à l'aurore de sa gloire épique, le prit tout entier, ne fit plus de lui qu'un soldat de la liberté et de l'unité. Orlando l'aima comme un dieu, se battit en héros à son côté, fut de la victoire de Rieti sur les Napolitains, le suivit dans sa retraite d'obstiné patriote, lorsqu'il se porta au secours de Venise, forcé d'abandonner Rome à l'armée française du général Oudinot, qui venait y rétablir Pie IX. Et quelle aventure extraordinaire et follement brave! cette Venise que Manin, un autre grand patriote, un martyr, avait refaite républicaine, et qui depuis de longs mois résistait aux Autrichiens! et ce Garibaldi, avec une poignée d'hommes, qui part pour la délivrer, frète treize barques de pêche, en laisse huit entre les mains de l'ennemi, est obligé de revenir aux rivages romains, y perd misérablement sa femme Anita, dont il ferme les yeux, avant de retourner en Amérique, où il avait habité déjà en attendant l'heure de l'insurrection! Ah! cette terre d'Italie, toute grondante alors du feu intérieur de son patriotisme, d'où poussaient en chaque ville des hommes de foi et de courage, d'où les émeutes éclataient de partout comme des éruptions, et qui, au milieu des échecs, allait quand même au triomphe, invinciblement!

Orlando revint à Milan, près de sa jeune femme, et il y vécut deux ans, caché, rongé par l'impatience du glorieux lendemain, si long à naître. Un bonheur l'attendrit, dans sa fièvre: il eut un fils, Luigi; mais l'enfant coûta la vie à sa mère, ce fut un deuil. Et, ne pouvant rester davantage à Milan, où la police le surveillait, le traquait, finissant par trop souffrir de l'occupation étrangère, Orlando se décida à réaliser les débris de sa fortune, puis se retira à Turin, près d'une tante de sa femme, qui prit soin de l'enfant. Le comte de Cavour, en grand politique, travaillait dès lors à l'indépendance, préparait le Piémont au rôle décisif qu'il devait jouer. C'était l'époque où le roi Victor-Emmanuel accueillait avec une bonhomie flatteuse les réfugiés qui lui arrivaient de toute l'Italie, même ceux qu'il savait républicains, compromis et en fuite, à la suite d'insurrections populaires. Dans cette rude et rusée maison de Savoie, le rêve de réaliser l'unité italienne, au profit de la monarchie piémontaise, venait de loin, mûrissait depuis des années. Et Orlando n'ignorait point sous quel maître il s'enrôlait; mais déjà, en lui, le républicain passait après le patriote, il ne croyait plus à une Italie faite au nom de la république, mise sous la protection d'un pape libéral, comme Mazzini l'avait imaginé un moment. N'était-ce pas là une chimère, qui dévorerait des générations, si l'on s'entêtait à la poursuivre? Lui, refusait de mourir sans avoir couché à Rome, en conquérant. Quitte à y laisser la liberté, il voulait la patrie reconstruite et debout, vivante enfin sous le soleil. Aussi avec quelle fièvre heureuse s'engagea-t-il, lors de la guerre de 1859, et comme son cœur battait à lui briser la poitrine, après Magenta, quand il entra dans Milan avec l'armée française, dans ce Milan que huit années plus tôt il avait quitté en proscrit, l'âme désespérée! A la suite de Solferino, le traité de Villafranca fut une déception amère: la Vénétie échappait, Venise restait captive. Mais c'était pourtant le Milanais reconquis, et c'étaient aussi la Toscane, les duchés de Parme et de Modène, qui votaient leur annexion. Enfin, le noyau de l'astre se formait, la patrie se reconstituait, autour du Piémont victorieux.

Puis, l'année suivante, Orlando rentra dans l'épopée. Garibaldi était revenu de ses deux séjours en Amérique, entouré de toute une légende, des exploits de paladin dans les pampas de l'Uruguay, une traversée extraordinaire de Canton à Lima; et il avait reparu pour se battre en 1859, devançant l'armée française, culbutant un maréchal autrichien, entrant dans des villes, Côme, Bergame, Brescia. Tout d'un coup, on apprit qu'il était débarqué avec mille hommes seulement, à Marsala, les mille de Marsala, la poignée illustre de braves. Au premier rang, Orlando se battit. Palerme résista trois jours, fut emportée. Devenu le lieutenant favori du dictateur, il l'aida à organiser le gouvernement, passa ensuite avec lui le détroit, fut à sa droite de l'entrée triomphale dans Naples, d'où le roi s'était enfui. C'était une folie d'audace et de vaillance, l'explosion de l'inévitable, toutes sortes d'histoires surhumaines qui circulaient, Garibaldi invulnérable, mieux protégé par sa chemise rouge que par la plus épaisse des armures, Garibaldi mettant en déroute les armées adverses, comme un archange, rien qu'en brandissant sa flamboyante épée. Les Piémontais, de leur côté, qui venaient de battre le général Lamoricière à Castelfidardo, avaient envahi les États romains. Et Orlando était là, lorsque le dictateur, se démettant du pouvoir, signa le décret d'annexion des Deux-Siciles à la Couronne d'Italie; de même qu'il fit également partie, au cri violent de «Rome ou la mort!», de la tentative désespérée qui finit tragiquement à Aspromonte: la petite armée dispersée par les troupes italiennes, Garibaldi blessé, fait prisonnier, renvoyé dans la solitude de son île de Caprera, où il ne fut plus qu'un laboureur.

Les six années d'attente qui suivirent, Orlando les vécut à Turin, même lorsque Florence fut choisie comme nouvelle capitale. Le sénat avait acclamé Victor-Emmanuel roi d'Italie; et, en effet, l'Italie était faite, il n'y manquait que Rome et Venise. Désormais les grands combats semblaient finis, l'ère de l'épopée se trouvait close. Venise allait être donnée par la défaite. Orlando était à la bataille malheureuse de Custozza, où il reçut deux blessures, le cœur plus mortellement frappé par la douleur qu'il éprouva à croire un instant l'Autriche triomphante. Mais, au même moment, celle-ci, battue à Sadowa, perdait la Vénétie, et cinq mois plus tard il voulut être à Venise, dans la joie du triomphe, lorsque Victor-Emmanuel y fit son entrée, aux acclamations frénétiques du peuple. Rome seule restait à prendre, une fièvre d'impatience poussait vers elle l'Italie entière, qu'arrêtait le serment fait par la France amie de maintenir le pape. Une troisième fois, Garibaldi rêva de renouveler les prouesses légendaires, se jeta sur Rome, indépendant de tous liens, en capitaine d'aventures que le patriotisme illumine. Et, une troisième fois, Orlando fut de cette folie d'héroïsme, qui devait se briser à Mentana, contre les zouaves pontificaux, aidés d'un petit corps français. Blessé de nouveau, il rentra à Turin presque mourant. L'âme frémissante, il fallait se résigner, la situation restait insoluble. Tout d'un coup, éclata le coup de tonnerre de Sedan, l'écrasement de la France; et le chemin de Rome devenait libre, et Orlando, rentré dans l'armée régulière, faisait partie des troupes qui prirent position, dans la Campagne romaine, pour assurer la sécurité du Saint-Siège, selon les termes de la lettre que Victor-Emmanuel écrivit à Pie IX. Il n'y eut, d'ailleurs, qu'un simulacre de combat: les zouaves pontificaux du général Kanzler durent se replier, Orlando fut un des premiers qui pénétra dans la ville par la brèche de la porte Pia. Ah! ce vingt septembre, ce jour où il éprouva le plus grand bonheur de sa vie, un jour de délire, un jour de complet triomphe, où se réalisait le rêve de tant d'années de luttes terribles, pour lequel il avait donné son repos, sa fortune, son intelligence et sa chair!

Ensuite, ce furent encore plus de dix années heureuses, dans Rome conquise, dans Rome adorée, ménagée et flattée, comme une femme en laquelle on a mis tout son espoir. Il attendait d'elle une si grande vigueur nationale, une si merveilleuse résurrection de force et de gloire, pour la jeune nation! L'ancien républicain, l'ancien soldat insurrectionnel qu'il était, avait dû se rallier et accepter un siège de sénateur: Garibaldi lui-même, son Dieu, n'allait-il pas rendre visite au roi et siéger au parlement? Mazzini seul, dans son intransigeance, n'avait point voulu d'une Italie indépendante et une, qui ne fût pas républicaine. Puis, une autre raison avait décidé Orlando, l'avenir de son fils Luigi, qui venait d'avoir dix-huit ans, au lendemain de l'entrée dans Rome. Si lui s'accommodait des miettes de sa fortune d'autrefois, mangée au service de la patrie, il rêvait de vastes destins pour l'enfant qu'il adorait. Il sentait bien que l'âge héroïque était achevé, il voulait faire de lui un grand politique, un grand administrateur, un homme utile à la nation souveraine de demain; et c'était pourquoi il n'avait pas repoussé la faveur royale, la récompense de son long dévouement, voulant être là, aider Luigi, le surveiller, le diriger. Lui-même était-il donc si vieux, si fini, qu'il ne pût se rendre utile dans l'organisation, comme il croyait l'avoir été dans la conquête? Il avait placé le jeune homme au ministère des Finances, frappé de la vive intelligence qu'il montrait pour les questions d'affaires, devinant peut-être aussi par un sourd instinct que la bataille allait continuer maintenant sur le terrain financier et économique. Et, de nouveau, il vécut dans le rêve, croyant toujours avec enthousiasme à l'avenir splendide, débordant d'une espérance illimitée, regardant Rome doubler de population, s'agrandir d'une folle végétation de quartiers neufs, redevenir à ses yeux d'amant ravi la reine du monde.

Brusquement, ce fut la foudre. Un matin, en descendant l'escalier, Orlando fut frappé de paralysie, les deux jambes tout à coup mortes, d'une pesanteur de plomb. On avait dû le remonter, jamais plus il ne remit les pieds sur le pavé de la rue. Il venait d'avoir cinquante-six ans, et depuis quatorze ans il n'avait pas quitté son fauteuil, cloué là dans une immobilité de pierre, lui qui autrefois avait si rudement couru les champs de bataille de l'Italie. C'était une grande pitié, l'écroulement d'un héros. Et le pis, alors, fut que le vieux soldat, de cette chambre où il se trouvait prisonnier, assista au lent ébranlement de tous ses espoirs, envahi d'une mélancolie affreuse, dans la peur inavouée de l'avenir. Il voyait clair enfin, depuis que la griserie de l'action ne l'aveuglait plus et qu'il passait ses longues journées vides à réfléchir. Cette Italie qu'il avait voulue si puissante, si triomphante en son unité, agissait follement, courait à la ruine, à la banqueroute peut-être. Cette Rome qui avait toujours été pour lui la capitale nécessaire, la ville de gloire sans pareille qu'il fallait au peuple roi de demain, semblait se refuser à ce rôle d'une grande capitale moderne, lourde comme une morte, pesant du poids des siècles sur la poitrine de la jeune nation. Et il y avait encore son fils, son Luigi, qui le désolait, rebelle à toute direction, devenu un des enfants dévorateurs de la conquête, se ruant à la curée chaude de cette Italie, de cette Rome, que son père semblait avoir uniquement voulues pour que lui-même les pillât et s'en engraissât. Vainement, il s'était opposé à ce qu'il quittât le ministère, à ce qu'il se jetât dans l'agio effréné sur les terrains et les immeubles, que déterminait le coup de démence des quartiers neufs. Il l'adorait quand même, il était réduit au silence, surtout maintenant que les opérations financières les plus hasardeuses lui avaient réussi, comme cette transformation de la villa Montefiori en une véritable ville, affaire colossale où les plus riches s'étaient ruinés, dont lui s'était retiré avec des millions. Et Orlando, désespéré et muet, dans le petit palais que Luigi Prada avait fait bâtir, rue du Vingt-Septembre, s'était entêté à n'y occuper qu'une chambre étroite, où il achevait ses jours cloîtré, avec un seul serviteur, n'acceptant rien autre de son fils que cette hospitalité, vivant pauvrement de son humble rente.

Comme il arrivait à cette rue neuve du Vingt-Septembre, ouverte sur le flanc et sur le sommet du Viminal, Pierre fut frappé de la somptuosité lourde des nouveaux palais, où s'accusait le goût héréditaire de l'énorme. Dans la chaude après-midi de vieil or pourpré, cette rue large et triomphale, ces deux files de façades interminables et blanches disaient le fier espoir d'avenir de la nouvelle Rome, le désir de souveraineté qui avait fait pousser du sol ces bâtisses colossales. Mais surtout il demeura béant devant le Ministère des Finances, un amas gigantesque, un cube cyclopéen où les colonnes, les balcons, les frontons, les sculptures s'entassent, tout un monde démesuré, enfanté en un jour d'orgueil par la folie de la pierre. Et c'était là, en face, un peu plus haut, avant d'arriver à la villa Bonaparte, que se trouvait le petit palais du comte Prada.

Lorsqu'il eut payé son cocher, Pierre resta embarrassé un instant. La porte étant ouverte, il avait pénétré dans le vestibule; mais il n'y apercevait personne, ni concierge, ni serviteur. Il dut se décider à monter au premier étage. L'escalier, monumental, à la rampe de marbre, reproduisait en petit les dimensions exagérées de l'escalier d'honneur du palais Boccanera; et c'était la même nudité froide, tempérée par un tapis et des portières rouges, qui tranchaient violemment sur le stuc blanc des murs. Au premier étage, se trouvait l'appartement de réception, haut de cinq mètres, dont il aperçut deux salons en enfilade, par une porte entre-bâillée, des salons d'une richesse toute moderne, avec une profusion de tentures, de velours et de soie, de meubles dorés, de hautes glaces reflétant l'encombrement fastueux des consoles et des tables. Et toujours personne, pas une âme, dans ce logis comme abandonné, où la femme ne se sentait pas. Il allait redescendre, pour sonner, quand un valet se présenta enfin.

—Monsieur le comte Prada, je vous prie.

Le valet considéra en silence ce petit prêtre et daigna demander:

—Le père ou le fils?

—Le père, monsieur le comte Orlando Prada.

—Bon! montez au troisième étage.

Puis, il voulut bien ajouter une explication.

—La petite porte, à droite sur le palier. Frappez fort pour qu'on vous ouvre.

En effet, Pierre dut frapper deux fois. Ce fut un petit vieux très sec, d'allure militaire, un ancien soldat du comte resté à son service, qui vint lui ouvrir, en disant, pour s'excuser de ne pas avoir ouvert plus vite, qu'il était en train d'arranger les jambes de son maître. Tout de suite il annonça le visiteur. Et celui-ci, après une obscure antichambre, très étroite, resta saisi de la pièce dans laquelle il entrait, une pièce relativement petite, toute nue, toute blanche, tapissée simplement d'un papier tendre à fleurettes bleues. Derrière un paravent, il n'y avait qu'un lit de fer, la couche du soldat; et aucun autre meuble, rien que le fauteuil où l'infirme passait ses jours, une table de bois noir près de lui, couverte de journaux et de livres, deux antiques chaises de paille qui servaient à faire asseoir les rares visiteurs. Contre un des murs, quelques planches tenaient lieu de bibliothèque. Mais la fenêtre, sans rideaux, large et claire, ouvrait sur le plus admirable panorama de Rome qu'on pût voir.

Puis, la chambre disparut, Pierre ne vit plus que le vieil Orlando, dans une soudaine et profonde émotion. C'était un vieux lion blanchi, superbe encore, très fort, très grand. Une forêt de cheveux blancs, sur une tête puissante, à la bouche épaisse, au nez gros et écrasé, aux larges yeux noirs étincelants. Une longue barbe blanche, d'une vigueur de jeunesse, frisée comme celle d'un dieu. Dans ce mufle léonin, on devinait les terribles passions qui avaient dû gronder; mais toutes, les charnelles, les intellectuelles, avaient fait éruption en patriotisme, en bravoure folle et en désordonné amour de l'indépendance. Et le vieil héros foudroyé, le buste toujours droit et haut, était cloué là, sur son fauteuil de paille, les jambes mortes, ensevelies, disparues dans une couverture noire. Seuls, les bras, les mains vivaient; et, seule, la face éclatait de force et d'intelligence.

Orlando s'était tourné vers son serviteur, pour lui dire doucement:

—Batista, tu peux t'en aller. Reviens dans deux heures.

Puis, regardant Pierre bien en face, il s'écria de sa voix restée sonore, malgré ses soixante-dix ans:

—Enfin, c'est donc vous, mon cher monsieur Froment, et nous allons pouvoir causer tout à notre aise... Tenez! prenez cette chaise, asseyez-vous devant moi.

Mais il avait remarqué le regard surpris que le prêtre jetait sur la nudité de la chambre. Il ajouta gaiement:

—Vous me pardonnerez de vous recevoir dans ma cellule. Oui, je vis ici en moine, en vieux soldat retraité, désormais à l'écart de la vie... Mon fils me tourmente encore pour que je prenne une des belles chambres d'en bas. A quoi bon? je n'ai aucun besoin, je n'aime guère les lits de plume, car mes vieux os sont accoutumés à la terre dure... Et puis, j'ai là une si belle vue, toute Rome qui se donne à moi, maintenant que je ne peux plus aller à elle!

D'un geste vers la fenêtre, il avait caché l'embarras, la légère rougeur dont il était pris, chaque fois qu'il excusait son fils de la sorte, sans vouloir dire la vraie raison, le scrupule de probité, qui le faisait s'entêter dans son installation de pauvre.

—Mais c'est très bien! mais c'est superbe! déclara Pierre, pour lui faire plaisir. Je suis si heureux de vous voir enfin, moi aussi! si heureux de serrer vos mains vaillantes qui ont accompli tant de grandes choses!

D'un nouveau geste, Orlando sembla vouloir écarter le passé.

—Bah! bah! tout cela, c'est fini, enterré... Parlons de vous, mon cher monsieur Froment, de vous si jeune qui êtes le présent, et parlons vite de votre livre qui est l'avenir... Ah! votre livre, votre «Rome nouvelle», si vous saviez dans quel état de colère il m'a jeté d'abord!

Il riait maintenant, il prit le volume qui se trouvait justement sur la table, près de lui; et, tapant sur la couverture, de sa large main de colosse:

—Non, vous ne vous imaginez pas avec quels sursauts de protestation je l'ai lu!... Le pape, encore le pape, et toujours le pape! La Rome nouvelle pour le pape et par le pape! La Rome triomphante de demain grâce au pape, donnée au pape, confondant sa gloire dans la gloire du pape!... Eh bien! et nous? et l'Italie? et tous les millions que nous avons dépensés pour faire de Rome une grande capitale?... Ah! qu'il faut être un Français, et un Français de Paris, pour écrire le livre que voilà! Mais, cher monsieur, Rome, si vous l'ignorez, est devenue la capitale du royaume d'Italie, et il y a ici le roi Humbert, et il y a les Italiens, tout un peuple qui compte, je vous assure, et qui entend garder pour lui Rome, la glorieuse, la ressuscitée!

Cette fougue juvénile fit rire Pierre à son tour.

—Oui, oui, vous m'avez écrit cela. Seulement, qu'importe, à mon point de vue! L'Italie n'est qu'une nation, une partie de l'humanité, et je veux l'accord, la fraternité de toutes les nations, l'humanité réconciliée, croyante et heureuse. Qu'importe la forme du gouvernement, une monarchie, une république! qu'importe l'idée de la patrie une et indépendante, s'il n'y a plus qu'un peuple libre, vivant de justice et de vérité!

De ce cri enthousiaste, Orlando n'avait retenu qu'un mot. Il reprit plus bas, d'un air songeur:

—La république! je l'ai voulue ardemment, dans ma jeunesse. Je me suis battu pour elle, j'ai conspiré avec Mazzini, un saint, un croyant, qui s'est brisé contre l'absolu. Et puis, quoi? il a bien fallu accepter les nécessités pratiques, les plus intransigeants se sont ralliés... Aujourd'hui, la république nous sauverait-elle? En tout cas, elle ne différerait guère de notre monarchie parlementaire: voyez ce qui se passe en France. Alors, pourquoi risquer une révolution qui mettrait le pouvoir aux mains des révolutionnaires extrêmes, des anarchistes? Nous craignons tous cela, c'est ce qui explique notre résignation... Je sais bien que quelques-uns voient le salut dans une fédération républicaine, tous les anciens petits États reconstitués en autant de républiques, que Rome présiderait. Le Vatican aurait peut-être gros à gagner dans l'aventure. On ne peut pas dire qu'il y travaille, il en envisage simplement l'éventualité sans déplaisir. Mais c'est un rêve, un rêve!

Il retrouva sa gaieté, même une pointe tendre d'ironie.

—Vous doutez-vous de ce qui m'a séduit dans votre livre? car, malgré mes protestations, je vous ai lu deux fois... C'est que Mazzini aurait pu presque l'écrire. Oui! j'y ai retrouvé toute ma jeunesse, tout l'espoir fou de mes vingt-cinq ans, la religion du Christ, la pacification du monde par l'Évangile... Saviez-vous que Mazzini a voulu, longtemps avant vous, la rénovation du catholicisme? Il écartait le dogme et la discipline, il ne retenait que la morale. Et c'était la Rome nouvelle, la Rome du peuple qu'il donnait pour siège à l'Église universelle, où toutes les Églises du passé allaient se fondre: Rome, l'éternelle Cité, la prédestinée, la mère et la reine dont la domination renaissait pour le bonheur définitif des hommes!... N'est-ce pas curieux que le néo-catholicisme actuel, le vague réveil spiritualiste, le mouvement de communauté, de charité chrétienne dont on mène tant de bruit, ne soit qu'un retour des idées mystiques et humanitaires de 1848? Hélas! j'ai vu tout cela, j'ai cru et j'ai combattu, et je sais à quel beau gâchis nous ont conduits ces envolées dans le bleu du mystère. Que voulez-vous! je n'ai plus confiance.

Et, comme Pierre allait se passionner, lui aussi, et répondre, il l'arrêta.

—Non, laissez-moi finir... Je veux seulement que vous soyez bien convaincu de la nécessité absolue où nous étions de prendre Rome, d'en faire la capitale de l'Italie. Sans elle, l'Italie nouvelle ne pouvait pas être. Elle était la gloire antique, elle détenait dans sa poussière la souveraine puissance que nous voulions rétablir, elle donnait à qui la possédait la force, la beauté, l'éternité. Au centre du pays, elle en était le cœur, elle devait en devenir la vie, dès qu'on l'aurait réveillée du long sommeil de ses ruines... Ah! que nous l'avons désirée, au milieu des victoires et des défaites, pendant des années d'affreuse impatience! Moi, je l'ai aimée et voulue plus qu'aucune femme, le sang brûlé, désespéré de vieillir. Et, quand nous l'avons possédée, notre folie a été de la vouloir fastueuse, immense, dominatrice, à l'égal des autres grandes capitales de l'Europe, Berlin, Paris, Londres... Regardez-la, elle est encore mon seul amour, ma seule consolation, aujourd'hui que je suis mort, n'ayant plus de vivants que les yeux.

Du même geste, il avait de nouveau indiqué la fenêtre. Rome, sous le ciel intense, s'étendait à l'infini, tout empourprée et dorée par le soleil oblique. Très lointains, les arbres du Janicule fermaient l'horizon de leur ceinture verte, d'un vert limpide d'émeraude; tandis que le dôme de Saint-Pierre, plus à gauche, avait la pâleur bleue d'un saphir, éteint dans la trop vive lumière. Puis, c'était la ville basse, la vieille cité rousse, comme cuite par des siècles d'étés brûlants, si douce à l'œil, si belle de la vie profonde du passé, un chaos sans bornes de toitures, de pignons, de tours, de campaniles, de coupoles. Mais, au premier plan, sous la fenêtre, il y avait la jeune ville, celle qu'on bâtissait depuis vingt-cinq années, des cubes de maçonnerie entassés, crayeux encore, que ni le soleil ni l'histoire n'avaient drapés de leur pourpre. Surtout, les toitures du colossal Ministère des Finances étalaient des steppes désastreuses, infinies et blafardes, d'une cruelle laideur. Et c'était sur cette désolation des constructions nouvelles que les regards du vieux soldat de la conquête avaient fini par se fixer.

Il y eut un silence. Pierre venait de sentir passer le petit froid de la tristesse cachée, inavouée, et il attendait courtoisement.

—Je vous demande pardon de vous avoir coupé la parole, reprit Orlando. Mais il me semble que nous ne pouvons causer utilement de votre livre, tant que vous n'aurez pas vu et étudié Rome de près. Vous n'êtes ici que depuis hier, n'est-ce pas? Courez la ville, regardez, questionnez, et je crois que beaucoup de vos idées changeront. J'attends surtout votre impression sur le Vatican, puisque vous êtes venu uniquement pour voir le pape et défendre votre œuvre contre l'Index. Pourquoi discuterions-nous aujourd'hui, si les faits eux-mêmes doivent vous amener à d'autres idées, mieux que je n'y réussirais par les plus beaux discours du monde?... C'est entendu, vous reviendrez, et nous saurons de quoi nous parlerons, nous nous entendrons peut-être.

—Mais certainement, dit Pierre. Je n'étais venu aujourd'hui que pour vous témoigner ma gratitude d'avoir bien voulu lire mon livre avec intérêt et que pour saluer en vous une des gloires de l'Italie.

Orlando n'écoutait pas, absorbé, les yeux toujours fixés sur Rome. Il ne voulait plus qu'on en parlât, et malgré lui, tout à son inquiétude secrète, il continua d'une voix basse, comme dans une involontaire confession.

—Sans doute, nous sommes allés beaucoup trop vite. Il y a eu des dépenses d'une utilité indispensable, les routes, les ports, les chemins de fer. Et il a bien fallu armer le pays aussi, je n'ai pas désapprouvé d'abord les grosses charges militaires... Mais, ensuite, cet écrasant budget de la guerre, d'une guerre qui n'est pas venue, dont l'attente nous a ruinés! Ah! j'ai toujours été l'ami de la France, je ne lui reproche que de n'avoir pas compris la situation qui nous était faite, l'excuse vitale que nous avions en nous alliant avec l'Allemagne... Et le milliard englouti à Rome! C'est ici que la folie a soufflé, nous avons péché par enthousiasme et par orgueil. Dans mes songeries de vieux bonhomme solitaire, un des premiers, j'ai senti le gouffre, l'effroyable crise financière, le déficit où allait sombrer la nation. Je l'ai crié à mon fils, à tous ceux qui m'approchaient; mais à quoi bon? ils ne m'écoutaient pas, ils étaient fous, achetant, revendant, bâtissant, dans l'agio et dans la chimère. Vous verrez, vous verrez... Le pis est que nous n'avons pas, comme chez vous, dans la population dense des campagnes, une réserve d'argent et d'hommes, une épargne toujours prête à combler les trous creusés par les catastrophes. Chez nous, l'ascension du peuple, nulle encore, ne régénère pas le sang social, par un apport continu d'hommes nouveaux; et il est pauvre, il n'a pas de bas de laine à vider. La misère est effroyable, il faut bien le dire. Ceux qui ont de l'argent, préfèrent le manger petitement dans les villes, que de le risquer dans des entreprises agricoles ou industrielles. Les usines sont lentes à se bâtir, la terre en est encore presque partout à la culture barbare d'il y a deux mille ans... Et voilà Rome, Rome qui n'a pas fait l'Italie, que l'Italie a faite sa capitale par son ardent et unique désir, Rome qui n'est toujours que le splendide décor de la gloire des siècles, Rome qui ne nous a donné encore que l'éclat de ce décor, avec sa population papale abâtardie, toute de fierté et de fainéantise! Je l'ai trop aimée, je l'aime trop, pour regretter d'y être. Mais, grand Dieu! quelle démence elle a mise en nous, que de millions elle nous a coûté, de quel poids triomphal elle nous écrase!... Voyez, voyez!

Et c'étaient les toitures blafardes du Ministère des Finances, l'immense steppe désolée, qu'il montrait, comme s'il y eût vu la moisson de gloire coupée en herbe, l'affreuse nudité de la banqueroute menaçante. Ses yeux se voilaient de larmes contenues, il était superbe d'espoir ébranlé, d'inquiétude douloureuse, avec sa tête énorme de vieux lion blanchi, désormais impuissant, cloué dans cette chambre si nue et si claire, d'une pauvreté si hautaine, qui semblait être une protestation contre la richesse monumentale de tout le quartier. C'était donc là ce qu'on avait fait de la conquête! et il était foudroyé maintenant, incapable de donner de nouveau son sang et son âme!

—Oui, oui! lança-t-il dans un dernier cri, on donnait tout, son cœur et sa tête, son existence entière, tant qu'il s'est agi de faire la patrie une et indépendante. Mais, aujourd'hui que la patrie est faite, allez donc vous enthousiasmer pour réorganiser ses finances! Ce n'est pas un idéal, cela! Et c'est pourquoi, pendant que les vieux meurent, pas un homme nouveau ne se lève parmi les jeunes.

Brusquement, il s'arrêta, un peu gêné, souriant de sa fièvre.

—Excusez-moi, me voilà reparti, je suis incorrigible... C'est entendu, laissons ce sujet, et vous reviendrez, nous causerons, quand vous aurez tout vu.

Dès lors, il se montra charmant, et Pierre comprit son regret d'avoir trop parlé, à la bonhomie séductrice, à l'affection envahissante dont il l'enveloppa. Il le suppliait de rester longtemps à Rome, de ne pas la juger trop vite, d'être convaincu que l'Italie, au fond, aimait toujours la France; et il voulait aussi qu'on aimât l'Italie, il éprouvait une anxiété véritable, à l'idée qu'on ne l'aimait peut-être plus. Ainsi que la veille, au palais Boccanera, le prêtre eut conscience là d'une sorte de pression exercée sur lui pour le forcer à l'admiration et à la tendresse. L'Italie, comme une femme qui ne se sentait pas en beauté, doutant d'elle et susceptible, s'inquiétait de l'opinion des visiteurs, s'efforçait de garder malgré tout leur amour.

Mais, lorsque Orlando sut que Pierre était descendu au palais Boccanera, il se passionna de nouveau, et il eut un geste de contrariété vive, en entendant frapper à la porte, juste à ce moment même. Tout en criant d'entrer, il le retint.

—Non, ne partez pas, je veux savoir...

Une dame entra, qui avait dépassé la quarantaine, petite et ronde, jolie encore, avec ses traits menus, ses gentils sourires, noyés dans la graisse. Elle était blonde, avait les yeux verts, d'une limpidité d'eau de source. Assez bien habillée, en toilette réséda, élégante et sobre, elle paraissait d'air agréable, modeste et avisé.

—Ah! c'est toi, Stefana, dit le vieillard, qui se laissa embrasser.

—Oui, mon oncle, je passais, et j'ai voulu monter, pour prendre de vos nouvelles.

C'était madame Sacco, une nièce d'Orlando, née à Naples d'une mère venue de Milan et mariée au banquier napolitain Pagani, tombé plus tard en déconfiture. Après la ruine, Stefana avait épousé Sacco, lorsqu'il n'était encore que petit employé des Postes. Sacco, dès lors, voulant relever la maison de son beau-père, s'était lancé dans des affaires terribles, compliquées et louches, au bout desquelles il avait eu la chance imprévue de se faire nommer député. Depuis qu'il était venu à Rome, pour la conquérir à son tour, sa femme avait dû l'aider dans son ambition dévorante, s'habiller, ouvrir un salon; et, si elle s'y montrait encore un peu gauche, elle lui rendait pourtant des services qui n'étaient pas à dédaigner, très économe, très prudente, menant la maison en bonne ménagère, toutes les excellentes et solides qualités de l'Italie du Nord, héritées de sa mère, et qui faisaient merveille à côté de la turbulence et des abandons de son mari, chez lequel l'Italie du Midi flambait avec sa rage d'appétits continuelle.

Le vieil Orlando, dans son mépris pour Sacco, avait gardé quelque affection à sa nièce, chez qui il retrouvait son sang. Il la remercia; et, tout de suite, il parla de la nouvelle donnée par les journaux du matin, soupçonnant bien que le député avait envoyé sa femme pour avoir son opinion.

—Eh bien! et ce ministère?

Elle s'était assise, elle ne se pressa pas, regarda les journaux qui traînaient sur la table.

—Oh! rien n'est fait encore, la presse a parlé trop vite. Sacco a été appelé par le président du conseil, et ils ont causé. Seulement, il hésite beaucoup, il craint de n'avoir aucune aptitude pour l'Agriculture. Ah! si c'étaient les Finances!... Et puis, il n'aurait pris aucune résolution sans vous consulter. Qu'en pensez-vous, mon oncle?

D'un geste violent, il l'interrompit.

—Non, non, je ne me mêle pas de ça!

C'était, pour lui, une abomination, le commencement de la fin, ce rapide succès de Sacco, un aventurier, un brasseur d'affaires qui avait toujours pêché en eau trouble. Son fils Luigi, certes, le désolait. Mais, quand on pensait que Luigi, avec son intelligence vaste, ses qualités si belles encore, n'était rien, tandis que ce Sacco, ce brouillon, ce jouisseur sans cesse affamé, après s'être glissé à la Chambre, se trouvait en passe de décrocher un portefeuille! Un petit homme brun et sec, avec de gros yeux ronds, les pommettes saillantes, le menton proéminent, toujours dansant et criant, d'une éloquence intarissable, dont toute la force était dans la voix, une voix admirable de puissance et de caresse! Et insinuant, et profitant de tout, séducteur et dominateur!

—Tu entends, Stefana, dis à ton mari que le seul conseil que j'aie à lui donner est de rentrer petit employé aux Postes, où il rendra peut-être des services.

Ce qui outrait et désespérait le vieux soldat, c'était un tel homme, un Sacco, tombé en bandit à Rome, dans cette Rome dont la conquête avait coûté tant de nobles efforts. Et, à son tour, Sacco la conquérait, l'enlevait à ceux qui l'avaient si durement gagnée, la possédait, mais pour s'y délecter, pour y assouvir son amour effréné du pouvoir. Sous des dehors très câlins, il était résolu à dévorer tout. Après la victoire, lorsque le butin se trouvait là, chaud encore, les loups étaient venus. Le Nord avait fait l'Italie, le Midi montait à la curée, se jetait sur elle, vivait d'elle comme d'une proie. Et il y avait surtout cela, au fond de la colère du héros foudroyé: l'antagonisme de plus en plus marqué entre le Nord et le Midi; le Nord travailleur et économe, politique avisé, savant, tout aux grandes idées modernes; le Midi ignorant et paresseux, tout à la joie immédiate de vivre, dans un désordre enfantin des actes, dans un éclat vide des belles paroles sonores.

Stefana souriait placidement, en regardant Pierre, qui s'était retiré près de la fenêtre.

—Oh! mon oncle, vous dites cela, mais vous nous aimez bien tout de même, et vous m'avez donné, à moi, plus d'un bon conseil, ce dont je vous remercie... C'est comme pour l'histoire d'Attilio...

Elle parlait de son fils, le lieutenant, et de son aventure amoureuse avec Celia, la petite princesse Buongiovanni, dont tous les salons noirs et blancs s'entretenaient.

—Attilio, c'est autre chose, s'écria Orlando. Ainsi que toi, il est de mon sang, et c'est merveilleux comme je me retrouve dans ce gaillard-là. Oui, il est tout moi, quand j'avais son âge, et beau, et brave, et enthousiaste!... Tu vois que je me fais des compliments. Mais, en vérité, Attilio me tient chaud au cœur, car il est l'avenir, il me rend l'espérance... Eh bien! son histoire?

—Ah! mon oncle, son histoire nous donne des ennuis. Je vous en ai déjà parlé, et vous avez haussé les épaules, en disant que, dans ces questions-là, les parents n'avaient qu'à laisser les amoureux régler leurs affaires eux-mêmes... Nous ne voulons pourtant pas qu'on dise partout que nous poussons notre fils à enlever la petite princesse, pour qu'il épouse ensuite son argent et son titre.

Orlando s'égaya franchement.

—Voilà un fier scrupule! C'est ton mari qui t'a dit de me l'exprimer? Oui, je sais qu'il affecte de montrer de la délicatesse en cette occasion... Moi, je te le répète, je me crois aussi honnête que lui, et j'aurais un fils tel que le tien, si droit, si bon, si naïvement amoureux, que je le laisserais épouser qui il voudrait et comme il voudrait... Les Buongiovanni, mon Dieu! les Buongiovanni, avec toute leur noblesse et l'argent qu'ils ont encore, seront très honorés d'avoir pour gendre un beau garçon, au grand cœur!

De nouveau, Stefana eut son air de satisfaction placide. Elle ne venait sûrement que pour être approuvée.

—C'est bien, mon oncle, je redirai cela à mon mari; et il en tiendra grand compte; car, si vous êtes sévère pour lui, il a pour vous une véritable vénération... Quant à ce ministère, rien ne se fera peut-être, Sacco se décidera selon les circonstances.

Elle s'était levée, elle prit congé en embrassant le vieillard, comme à son arrivée, très tendrement. Et elle le complimenta sur sa belle mine, le trouva très beau, le fit sourire en lui nommant une dame qui était encore folle de lui. Puis, après avoir répondu d'une légère révérence au salut muet du jeune prêtre, elle s'en alla, de son allure modeste et sage.

Un instant, Orlando resta silencieux, les yeux vers la porte, repris d'une tristesse, songeant sans doute à ce présent louche et pénible, si différent du glorieux passé. Et, brusquement, il revint à Pierre, qui attendait toujours.

—Alors, mon ami, vous êtes donc descendu au palais Boccanera. Ah! quel désastre aussi de ce côté!

Mais, lorsque le prêtre lui eut répété sa conversation avec Benedetta, la phrase où elle avait dit qu'elle l'aimait toujours et que jamais elle n'oublierait sa bonté, quoi qu'il arrivât, il s'attendrit, sa voix eut un tremblement.

—Oui, c'est une bonne âme, elle n'est pas méchante. Seulement, que voulez-vous? elle n'aimait pas Luigi, et lui-même a été un peu violent peut-être... Ces choses ne sont plus un mystère, je vous en parle librement, puisque, à mon grand chagrin, tout le monde les connaît.

Orlando, s'abandonnant à ses souvenirs, dit sa joie vive, la veille du mariage, à la pensée de cette admirable créature qui serait sa fille, qui remettrait de la jeunesse et du charme autour de son fauteuil d'infirme. Il avait toujours eu le culte de la beauté, un culte passionné d'amant, dont l'unique amour serait resté celui de la femme, si la patrie n'avait pas pris le meilleur de lui-même. Et Benedetta, en effet, l'adora, le vénéra, montant sans cesse passer des heures avec lui, habitant sa petite chambre pauvre, qui resplendissait alors de l'éclat de divine grâce qu'elle y apportait. Il revivait dans son haleine fraîche, dans l'odeur pure et la caressante tendresse de femme dont elle l'entourait, sans cesse aux petits soins. Mais, tout de suite, quel affreux drame, et que son cœur avait saigné, de ne savoir comment réconcilier les époux! Il ne pouvait donner tort à son fils de vouloir être le mari accepté, aimé. D'abord, après la première nuit désastreuse, ce heurt de deux êtres, entêtés chacun dans son absolu, il avait espéré ramener Benedetta, la jeter aux bras de Luigi. Puis, lorsque, en larmes, elle lui eut fait ses confidences, avouant son amour ancien pour Dario, disant toute sa révolte imprévue devant l'acte, le don de sa virginité à un autre homme, il comprit que jamais elle ne céderait. Et toute une année s'était écoulée, il avait vécu une année, cloué sur son fauteuil, avec ce drame poignant qui se passait sous lui, dans ces appartements luxueux dont les bruits n'arrivaient même pas à ses oreilles. Que de fois il avait essayé d'entendre, craignant des querelles, désolé de ne pouvoir se rendre utile encore en faisant du bonheur! Il ne savait rien par son fils, qui se taisait; il n'avait parfois des détails que par Benedetta, lorsqu'un attendrissement la laissait sans défense; et ce mariage, où il avait vu un instant l'alliance tant désirée de l'ancienne Rome avec la nouvelle, ce mariage non consommé le désespérait, comme l'échec de tous ses espoirs, l'avortement final du rêve qui avait empli sa vie. Lui-même finit par souhaiter le divorce, tellement la souffrance d'une pareille situation devenait insupportable.

—Ah! mon ami, je n'ai jamais si bien compris la fatalité de certains antagonismes, et comment, avec le cœur le plus tendre, la raison la plus droite, on peut faire son malheur et celui des autres!

Mais la porte s'ouvrit de nouveau, et cette fois, sans avoir frappé, le comte Prada entra. Tout de suite, après un salut rapide au visiteur qui s'était levé, il prit doucement les mains de son père, les tâta, en craignant de les trouver trop chaudes ou trop froides.

—J'arrive à l'instant de Frascati, où j'ai dû coucher, tellement ces constructions interrompues me tracassent. Et l'on me dit que vous avez passé une nuit mauvaise.

—Eh! non, je t'assure.

—Oh! vous ne me le diriez pas... Pourquoi vous obstinez-vous à vivre ici, sans aucune douceur? Cela n'est plus de votre âge. Vous me feriez tant plaisir en acceptant une chambre plus confortable, où vous dormiriez mieux!

—Eh! non, eh! non... Je sais que tu m'aimes bien, mon bon Luigi. Mais, je t'en prie, laisse-moi faire au gré de ma vieille tête. C'est la seule façon de me rendre heureux.

Pierre fut très frappé de l'ardente affection qui enflammait les regards des deux hommes, pendant qu'ils se contemplaient, les yeux dans les yeux. Cela lui parut infiniment touchant, d'une grande beauté de tendresse, au milieu de tant d'idées et d'actes contraires, de tant de ruptures morales, qui les séparaient.

Et il s'intéressa à les comparer. Le comte Prada, plus court, plus trapu, avait bien la même tête énergique et forte, plantée de rudes cheveux noirs, les mêmes yeux francs, un peu durs, dans une face d'un teint clair, barrée d'épaisses moustaches. Mais la bouche différait, une bouche à la dentition de loup, sensuelle et vorace, une bouche de proie, faite pour les soirs de bataille, quand il ne s'agit plus que de mordre à la conquête des autres. C'était ce qui faisait dire, lorsqu'on vantait ses yeux de franchise: «Oui, mais je n'aime pas sa bouche.» Les pieds étaient forts, les mains grasses et trop larges, très belles.

Et Pierre s'émerveillait de le trouver tel qu'il l'avait attendu. Il connaissait assez intimement son histoire, pour reconstituer en lui le fils du héros que la conquête a gâté, qui mange à dents pleines la moisson coupée par l'épée glorieuse du père. Il étudiait surtout comment les vertus du père avaient dévié, s'étaient, chez l'enfant, transformées en vices, les qualités les plus nobles se pervertissant, l'énergie héroïque et désintéressée devenant le féroce appétit des jouissances, l'homme des batailles aboutissant à l'homme du butin, depuis que les grands sentiments d'enthousiasme ne soufflaient plus, qu'on ne se battait plus, qu'on était là au repos, parmi les dépouilles entassées, pillant et dévorant. Et le héros, le père paralytique, immobilisé, qui assistait à cela, à cette dégénérescence du fils, du brasseur d'affaires gorgé de millions!

Mais Orlando présenta Pierre.

—Monsieur l'abbé Pierre Froment, dont je t'ai parlé, l'auteur du livre que je t'ai fait lire.

Prada se montra fort aimable, parla tout de suite de Rome, avec une passion intelligente, en homme qui voulait en faire une grande capitale moderne. Il avait vu Paris transformé par le second empire, il avait vu Berlin agrandi et embelli, après les victoires de l'Allemagne; et, selon lui, si Rome ne suivait pas le mouvement, si elle ne devenait pas la ville habitable d'un grand peuple, elle était menacée d'une mort prompte. Ou un musée croulant, ou une cité refaite, ressuscitée.

Pierre, intéressé, presque gagné déjà, écoutait cet habile homme dont l'esprit ferme et clair le charmait. Il savait avec quelle adresse il avait manœuvré dans l'affaire de la villa Montefiori, s'y enrichissant lorsque tant d'autres s'y ruinaient, ayant prévu sans doute la catastrophe fatale, au moment où la rage de l'agio affolait encore la nation entière. Pourtant, il surprenait déjà des signes de fatigue, des rides précoces, les lèvres affaissées, sur cette face de volonté et d'énergie, comme si l'homme se lassait de la continuelle lutte, parmi les écroulements voisins, qui minaient le sol, menaçant d'emporter par contre-coup les fortunes les mieux assises. On racontait que Prada, dans les derniers temps, avait eu des inquiétudes sérieuses; et plus rien n'était solide, tout pouvait être englouti, à la suite de la crise financière qui s'aggravait de jour en jour. Chez ce rude fils de l'Italie du Nord, c'était une sorte de déchéance, un lent pourrissement, sous l'influence amollissante, pervertissante de Rome. Tous ses appétits s'y étaient rués à leur satisfaction, il s'épuisait à les y contenter, appétits d'argent, appétits de femmes. Et de là venait la grande tristesse muette d'Orlando, quand il voyait cette déchéance rapide de sa race de conquérant, tandis que Sacco, l'Italien du Midi, servi par le climat, fait à cet air de volupté, à ces villes d'antique poussière, brûlées de soleil, s'y épanouissait comme la végétation naturelle du sol saturé des crimes de l'histoire, s'y emparait peu à peu de tout, de la richesse et de la puissance.

Rome

Подняться наверх