Читать книгу Madame Thérèse - Erckmann-Chatrian - Страница 10

III

Оглавление

Table des matières

Toute ma vie je me rappellerai cette rue silencieuse encombrée de gens endormis, les uns étendus, les autres repliés, la tête sur le sac.

A droite de notre grange, devant l'auberge de Spick, stationnait la charrette de la cantinière, couverte d'une grande toile.

La cantinière, à la fenêtre en face, raccommodait une petite culotte, et se penchait de temps en temps pour jeter un coup d'oeil sous le hangar, où dormait un petit tambour d'une douzaine d'années, tout blond comme moi, et qui m'intéressait particulièrement. C'est lui que surveillait la cantinière, et dont elle raccommodait sans doute une culotte. Il avait son petit nez rouge en l'air, la bouche entr'ouverte, le dos contre les deux tonnes et un bras sur sa caisse; ses baguettes étaient passées dans la buffleterie, et sur ses pieds, était étendu un grand caniche2 tout crotté, qui le réchauffait. A chaque instant cet animal levait la tête et le regardait comme pour dire. «Je voudrais bien faire un tour dans les cuisines du village!» Mais le petit ne bougeait pas; il dormait si bien! Et comme, dans le lointain, quelques chiens aboyaient, le caniche bâillait; il aurait voulu se mettre de la partie.

Bientôt deux officiers sortirent de la maison voisine; deux hommes élancés, jeunes, la taille serrée dans leur habit. Comme ils passaient devant la maison, le commandant leur cria:

«Duchêne! Richer!

--Bonjour, commandant, dirent-ils en se retournant.

--Les postes sont relevés?

--Oui, commandant.

--Rien de nouveau?

--Rien, commandant.

«Allons! s'écria le commandant d'un ton joyeux, en route!»

Il prit son manteau, le jeta sur son épaule, et sortit sans nous dire ni bonjour, ni bonsoir.

Nous pensions être débarrassés de ces gens pour toujours.

On entendait dehors les officiers commander: «En avant, marche!» Les tambours résonnaient; et le bataillon se mettait en route, quand une sorte de pétillement terrible retentit au bout du village. C'étaient des coups de fusil, qui se suivaient quelquefois plusieurs ensemble, quelquefois un à un.

Les Républicains allaient entrer dans la rue.

«Halte!» cria le commandant, qui regardait debout sur ses étriers, prêtant l'oreille.1

Je m'étais mis à la fenêtre, et je voyais tous ces hommes attentifs, et les officiers hors des rangs autour de leur chef, qui parlait avec vivacité.

Tout à coup un soldat parut au détour de la rue; il courait, son fusil sur l'épaule.

«Commandant, dit-il de loin, tout essoufflé, les Croates!1 L'avant-poste est enlevé... ils arrivent!...»

A peine le commandant eut-il entendu cela qu'il se retourna, courant sur la ligne ventre à terre2 et criant:

«Formez le carré!»

Les officiers, les tambours, la cantinière se repliaient3 en même temps autour de la fontaine, en moins d'une minute, ils formèrent le carré sur trois rangs,4 les autres au milieu, et presque aussitôt il se fit dans la rue un bruit épouvantable; les Croates arrivaient; la terre en tremblait. Je les vois encore, leurs grands manteaux rouges flottant derrière eux, et courbés si bas sur leur selle, la latte en avant, qu'on apercevait à peine leurs faces brunes aux longues moustaches jaunes.

Il faut que les enfants soient possédés du diable, car, au lieu de me sauver, je restai là, les yeux écarquillés, pour voir la bataille. J'avais bien peur, c'est vrai, mais la curiosité l'emportait encore.5

Le temps de regarder6 et de frémir, les Croates étaient sur la place. J'entendis à la même seconde le commandant crier: «Feu!» Puis un coup de tonnerre, puis rien que le bourdonnement de mes oreilles. Tout le côté du carré tourné vers la rue venait de faire feu à la fois; les vitres de nos fenêtres tombaient en grelottant; la fumée entrait dans la chambre avec des débris de cartouches, et l'odeur de la poudre remplissait l'air.

Moi, les cheveux hérissés, je regardais, et je voyais les Croates sur leurs grands chevaux, debout dans la fumée grise, bondir, retomber et rebondir, comme pour grimper sur le carré; et ceux de derrière arriver, arriver sans cesse, hurlant d'une voix sauvage: «Forvertz!1 forvertz!»

«Feu du second rang!» cria le commandant, au milieu des hennissements et des cris sans fin.

Il avait l'air de parler dans notre chambre, tant sa voix était calme.

Après les feux de peloton2 commencèrent les feux de file.2 Les Croates tourbillonnaient autour du carré, frappant au loin de leurs grandes lattes; de temps en temps un chapeau tombait, quelquefois l'homme. Un de ces Croates, repliant son cheval sur les jarrets, bondit si loin qu'il franchit les trois rangs et tomba dans le carré; mais alors le commandant républicain se précipita sur lui, et d'un furieux coup de pointe3 le cloua pour ainsi dire4 sur la croupe de son cheval; je vis le Républicain retirer son sabre rouge jusqu'à la garde; cette vue me donna froid; j'allais fuir, mais j'étais à peine levé que les Croates firent volte-face et partirent, laissant un grand nombre d'hommes et de chevaux sur la place.

Les chevaux essayaient de se relever, puis retombaient. Cinq ou six cavaliers, pris sous leur monture, faisaient des efforts pour dégager leurs jambes; quelques-uns, ne pouvant endurer ce qu'ils souffraient, demandaient en grâce qu'on les achevât. Le plus grand nombre restaient immobiles.

Pour la première fois je compris bien la mort.

Dans les rangs des Républicains il y avait aussi des places vides, des corps étendus sur la face, et quelques blessés, les joues et le front pleins de sang.

Le commandant, à cheval près de la fontaine, faisait serrer les rangs.1 On entendait les trompettes des Croates sonner la retraite. Au tournant de la rue, ils avaient fait halte; une de leurs sentinelles2 attendait là, derrière l'angle de la maison commune;3 on ne voyait que la tête de son cheval. Quelques coups de fusil partaient encore.

«Cessez le feu!» cria le commandant.

Et tout se tut; on n'entendit plus que la trompette au loin.

La cantinière fit alors le tour des rangs à l'intérieur, pour verser de l'eau-de-vie aux hommes, tandis que sept ou huit grands gaillards allaient puiser de l'eau à la fontaine, dans leurs gamelles, pour les blessés, qui tous demandaient à boire d'une voix pitoyable.

Moi, penché hors de la fenêtre, je regardais au fond de la rue déserte, me demandant si les manteaux rouges4 oseraient revenir. Le commandant regardait aussi dans cette direction, et causait avec un capitaine appuyé5 sur la selle de son cheval. Tout à coup le capitaine traversa le carré, écarta les rangs et se précipita chez nous en criant:

«Le maître de la maison?

--Il est sorti.

--Eh bien... toi... conduis-moi dans votre grenier...vite!»

Je laissai là mes sabots,6 et me mis à grimper l'escalier au fond de l'allée comme un écureuil.

Le capitaine me suivait. En haut, il vit du premier coup d'oeil l'échelle du colombier et monta devant moi. Dans le colombier il se posa les deux coudes au bord de la lucarne un peu basse, se penchant pour voir. Je regardais par-dessus son épaule. Toute la route, à perte de vue, était couverte de monde: de la cavalerie, de l'infanterie, des canons, des caissons, des manteaux rouges, des pelisses vertes,1 des habits blancs, et tout cela s'avançait vers le village.

«C'est une armée!» murmurait le capitaine à voix basse.

Il se retourna brusquement pour redescendre, mais s'arrêtant sur une idée, il me montra le long du village, à deux portées de fusil, une file de manteaux rouges qui s'enfonçaient dans un repli de terrain derrière les vergers.

«Tu vois ces manteaux rouges? dit-il.

--Oui.

--Est-ce qu'un chemin de voiture passe là?

--Non, c'est un sentier.

--Et ce grand ravin qui le coupe au milieu, droit devant nous, est-ce qu'il est profond?

--Oh! oui.

--On n'y passe jamais avec les voitures et les charrues?

--Non, on ne peut pas.»

Alors, sans m'en demander davantage, il redescendit l'échelle et se jeta dans l'escalier. Je le suivais; nous fûmes bientôt en bas, mais nous n'étions pas encore au bout de l'allée, que l'approche d'une masse de cavalerie faisait frémir les maisons. Malgré cela, le capitaine sortit, traversa la place, écarta deux hommes dans les rangs et disparut.

Des milliers de cris brefs, étranges, semblables à ceux d'une nuée de corbeaux: «Hourrah! hourrah!» remplissaient alors la rue d'un bout à l'autre, et couvraient presque le roulement sourd du galop.

Moi, tout fier d'avoir conduit le capitaine dans le colombier, j'eus l'imprudence de m'avancer sur la porte. Les houlans1 arrivaient comme le vent. Ce fut comme une vision, et ce n'est qu'au moment où la fusillade recommença que je me réveillai comme d'un rêve, au fond de notre chambre, en face des fenêtres brisées.

L'air était obscurci, le carré tout blanc de fumée. Le commandant se voyait seul derrière, immobile sur son cheval, près de la fontaine; on l'aurait pris pour une statue de bronze, à travers ce flot bleuâtre, d'où jaillissaient des centaines de flammes rouges. Les houlans, comme d'immenses sauterelles, bondissaient tout autour, dardaient leurs lances et les retiraient; d'autres lâchaient leurs grands pistolets dans les rangs, à quatre pas.2

Il me semblait que le carré pliait; c'était vrai.

«Serrez les rangs! tenez ferme! criait le commandant de sa voix calme.

--Serrez les rangs! serrez!» répétaient les officiers de distance en distance.

Mais le carré pliait, il formait un demi-cercle au milieu; le centre touchait presque à la fontaine. A chaque coup de lance, arrivait la parade de la baïonnette comme l'éclair, mais quelquefois l'homme s'affaissait. Les Républicains n'avaient plus le temps de recharger; ils ne tiraient plus,3 et les houlans arrivaient toujours, et poussant déjà des cris de triomphe, car ils se croyaient vainqueurs.

Moi-même, je croyais les Républicains perdus lorsque, au plus fort de l'action, le commandant, levant son chapeau au bout de son sabre, se mit à chanter une chanson qui vous4 donnait la chair de poule,5 et tout le bataillon, comme un seul homme, se mit à chanter avec lui.

En un clin d'oeil tout le devant du carré se redressa, refoulant dans la rue toute cette masse de cavaliers, pressés les uns contre les autres, avec leurs grandes lances, comme les épis dans les champs.

On aurait dit que cette chanson rendait les Républicains furieux; c'est tout ce que j'ai vu de plus terrible!1

Mais ce qu'il y avait encore de plus affreux, c'est que les derniers rangs de la colonne autrichienne, tout au bout de la rue, ne voyant pas ce qui se passait à l'entrée de la place, avançaient toujours criant: «Hourrah! hourrah!» de sorte que ceux des premiers rangs, poussés par les baïonnettes des Républicains, et ne pouvant plus reculer, s'agitaient dans une confusion inexprimable et jetaient des cris de détresse; leurs grands chevaux, piqués aux naseaux, se dressaient la crinière droite, les yeux hors de la tête, avec des hennissements grêles et des ruades épouvantables. Je voyais de loin ces malheureux houlans, fous de terreur, se retourner, en frappant leurs camarades du manche de leurs lances pour se faire place, et détaler comme des lièvres le long des petites cassines.

Deux minutes après, la rue était vide.

On ne voyait plus que des tas de chevaux et d'hommes morts; le sang coulait au-dessous et suivait notre rigole.

«Cessez le feu! cria le commandant pour la seconde fois; chargez!»

Les Républicains, diminués de moitié, leurs grands chapeaux penchés sur le dos, l'air dur et terrible, attendaient l'arme au bras. Derrière, à quelques pas de notre maison, le commandant délibérait avec ses officiers. Je l'entendais très bien:

«Nous avons une armée autrichienne devant nous, disait-il brusquement; il s'agit de tirer notre peau1 d'ici. Dans une heure, nous aurons vingt ou trente mille hommes sur les bras;2 ils tourneront le village avec leur infanterie, et nous serons tous perdus. Je vais faire battre la retraite.3 Quelqu'un a-t-il quelque chose à dire?

--Non, c'est bien vu,»4 répondirent les autres.

Alors ils s'éloignèrent, et deux minutes après je vis un grand nombre de soldats entrer dans les maisons, jeter les chaises, les tables, les armoires dehors sur un même tas; quelques-uns, du haut des greniers, jetaient de la paille et du foin; d'autres amenaient des charrettes et les voitures du fond des hangars. Il ne leur fallut pas dix minutes pour avoir à l'entrée de la rue5 une barrière haute comme les maisons; le foin et la paille étaient au-dessus et au-dessous. Le roulement du tambour rappela ceux qui faisaient cet ouvrage; aussitôt le feu se mit à grimper de brindille en brindille jusqu'au haut de la barricade, balayant les toits à côté, de sa flamme rouge, et répandant sa fumée noire comme une voûte immense sur le village. De grands cris s'entendirent alors au loin; des coups de fusil partirent de l'autre côté; mais on ne voyait rien,6 et le commandant donna l'ordre de la retraite.

Je vis ces Républicains défiler devant chez nous d'un pas lent et ferme, les yeux étincelants, les baïonnettes rouges, les mains noires, les joues creuses. Deux tambours marchaient derrière sans battre; le petit que j'avais vu dormir sous notre hangar s'y trouvait; il avait sa caisse sur l'épaule et le dos plié pour marcher; de grosses larmes coulaient sur ses joues rondes, noircies par la fumée de la poudre; son camarade lui disait: «Allons, petit Jean, du courage!» Mais il n'avait pas l'air d'entendre. Horatius Coclès avait disparu et la cantinière aussi. Je suivis cette troupe des yeux jusqu'au détour de la rue.

Madame Thérèse

Подняться наверх