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II

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Or, un vendredi soir du mois de novembre 1793, Lisbeth, après le souper, pétrissait la pâte pour cuire le pain du ménage, selon son habitude. Enfin elle me dit:

«Maintenant, Fritzel, allons nous coucher; demain, quand tu te lèveras, il y aura de la tarte.»

Nous montâmes donc dans nos chambres. Je me couchai, rêvant de bonnes choses, et ne tardai point à m'endormir comme un bienheureux.

Cela durait depuis assez longtemps, mais il faisait encore nuit, et la lune brillait en face de ma petite fenêtre, lorsque je fus éveillé par un tumulte étrange. On aurait dit que tout le village était en l'air: les portes s'ouvraient et se refermaient au loin, une foule de pas traversaient les mares boueuses de la rue. En même temps j'entendais aller et venir dans notre maison, et des reflets pourpres miroitaient sur mes vitres.

Qu'on se figure mon épouvante.

Après avoir écouté, je me levai doucement et j'ouvris une fenêtre. Toute la rue était pleine de monde, et non seulement la rue, mais encore les petits jardins et les ruelles aux environs: rien que 1 de grands gaillards, coiffés d'immenses chapeaux à cornes, 2 et revêtus de longs habits bleus, la grande queue pendant sur le dos, sans parler des sabres et des gibernes.

Je compris aussitôt que les Républicains avaient surpris le village, et, tout en m'habillant, j'invoquai le secours de l'empereur Joseph, dont M. Karolus Richter parlait si souvent.

Les Français étaient arrivés durant notre premier sommeil, et depuis deux heures au moins, car lorsque je me penchai pour descendre, j'en vis trois, qui retiraient le pain de notre four. Ces gens savaient tout faire, rien ne les embarrassait.

Lisbeth, assise dans un coin, les mains croisées sur les genoux, les regardait d'un air assez paisible; sa première frayeur était passée. Elle me vit au haut de la rampe, et s'écria:

«Fritzel, descends... ils ne te feront pas de mal!»

Alors je descendis. A droite, par la porte de la salle, je voyais l'oncle Jacob assis près de la table, tandis qu'un homme vigoureux, à gros favoris, était installé dans le fauteuil et déchiquetait un de nos jambons avec appétit. De temps en temps, il prenait le verre, levait le coude, buvait un bon coup et poursuivait.

Tout en déchiquetant, l'homme aux gros favoris parlait d'une voix brusque:

«Ainsi, tu es médecin? disait-il à l'oncle.

--Oui, monsieur le commandant.

--Appelle-moi «commandant» tout court, ou «citoyen 1 commandant,» je te l'ai déjà dit; les «monsieur» 2 et les «madame» 3 sont passés de mode. Mais tu dois connaître le pays; un médecin de campagne est toujours sur les quatre chemins. 4 A combien sommes-nous de Kaiserslautern?

--A sept lieues, commandant.

--Et de Pirmasens?

--A huit environ.

--Et de Landau?

--Je crois à cinq bonnes lieues.

--Je crois... à peu près... environ... est-ce ainsi qu'un homme du pays doit parler? Écoute, tu m'as l'air d'avoir peur; tu crains que, si les habits blancs 5 passent par ici, on ne te pende pour les renseignements que tu m'auras donnés. Ôte-toi cette idée de la tête: la République française te protège.»

Le jour grisâtre commençait à poindre dehors; on voyait l'ombre de la sentinelle se promener l'arme au bras devant nos fenêtres. Une sorte de silence s'était établi. La pendule allait lentement, le feu pétillait toujours dans la cuisine.

Cela durait depuis quelques instants, lorsqu'un grand bruit s'éleva dans la rue; des vitres sautèrent, une porte s'ouvrit avec fracas, et notre voisin, Joseph Spick, le cabaretier, se mit à crier:

«Au secours! au feu!»

Mais personne ne bougeait dans le village; chacun était bien content de se tenir tranquille chez soi. Le commandant écoutait.

«Sergent Laflèche!» dit-il.

Le sergent était allé voir, il ne parut qu'au bout d'un instant.

«Qu'est-ce qui se passe? lui demanda le commandant.

--C'est un aristocrate de cabaretier qui refuse d'obtempérer aux réquisitions de la citoyenne Thérèse, répondit le sergent d'un air grave.

--Eh bien! qu'on me l'amène.»

Le sergent sortit.

Deux minutes après, notre allée se remplissait de monde; la porte se rouvrit, et Joseph Spick parut sur le seuil, entre quatre soldats de la République.

Derrière, dans l'ombre, se voyait la tête d'une femme pâle et maigre, qui attira tout de suite mon attention; elle avait le front haut, le nez droit, le menton allongé et les cheveux d'un noir bleuâtre. Ses yeux étaient grands et noirs.

Le commandant attendait que tout le monde fût entré, regardant surtout Joseph Spick, qui semblait plus mort que vif. Puis, s'adressant à la femme, qui venait de relever son chapeau d'un mouvement de tête:

«Eh bien, Thérèse, fit-il, qu'est-ce qui se passe?

--Vous savez, commandant, qu'à la dernière étape je n'avais plus une goutte d'eau-de-vie, 1 dit-elle d'un ton ferme et net; mon premier soin, en arrivant, fut de courir par tout le village pour en trouver, en la payant, bien entendu. Mais les gens cachent tout, et depuis une demi-heure seulement j'ai découvert 2 la branche 3 de sapin à la porte de cet homme. Le caporal Merlot, le fusilier Cincinnatus et le tambour-maître Horatius Coclès me suivaient pour m'aider. Nous entrons, nous demandons du vin, de l'eau-de-vie, n'importe quoi; mais le kaiserlick1 n'avait rien, il ne comprenait pas, il faisait le sourd.2 On se met donc à chercher, à regarder dans tous les coins, et finalement nous trouvons l'entrée de la cave au fond d'un bûcher, dans la cour, derrière un tas de fagots qu'il avait mis devant.

«Nous aurions pu nous fâcher; au lieu de cela, nous descendons et nous trouvons du vin, du lard, de la choucroute, de l'eau-de-vie; nous remplissons nos tonneaux, nous prenons du lard, et puis nous remontons sans esclandre. Mais, en nous voyant revenir chargés, cet homme, qui se tenait tranquillement dans la chambre, se mit à crier comme un aveugle,3 et, au lieu d'accepter mes assignats,4 il les déchira et me prit par le bras en me secouant de toutes ses forces. Cincinnatus ayant déposé sa charge sur la table, prit ce grand flandrin au collet et le jeta contre la fenêtre de sa baraque. C'est alors que le sergent Laflèche est arrivé. Voilà tout, commandant.»

Quand cette femme eut parlé de la sorte, elle se retira derrière les autres.

Et le commandant s'adressant en allemand à Joseph Spick, lui dit en fronçant les sourcils:

«Dis donc, toi, est-ce que tu veux être fusillé? Cela ne coûtera que la peine de te conduire dans ton jardin! Ne sais-tu pas que le papier de la République vaut mieux que l'or des tyrans? Écoute, pour cette fois je veux bien te faire grâce, en considération de ton ignorance; mais s'il t'arrive encore de cacher tes vivres et de refuser les assignats en payement, je te fais1 fusiller sur la place du village, pour servir d'exemple aux autres. Allons, marche, grand imbécile!»

Puis se tournant vers la cantinière:

«C'est bien, Thérèse, dit-il.»

Tout le monde sortit, Thérèse en tête et Joseph le dernier.

Le commandant se leva, s'avança jusqu'à l'une des fenêtres et se mit à regarder le village. L'oncle et moi nous regardions à l'autre fenêtre. Il pouvait être alors cinq heures du matin.

Madame Thérèse

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