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II
LE PRÊTEUR SUR MOMIES
ОглавлениеHISTOIRE RACONTÉE PAR M.D.
Cette histoire,–je suis véritablement tout honteux d’avoir à vous l’avouer, Mesdames,– se passe, ou plutôt s’est passée dans la Basse-Égypte, il y a quelques années,–trois mille environ.
J’avais pourtant résolu, pour suivre la mode régnante, et docile aux conseils éclairés d’une critique bienveillante que la poésie et l’ethnographie «embêtent» au suprême degré, de ne plus aller chercher mes sujets au Japon, ni dans aucun des autres pays qui ont l’impertinence d’être situés au delà des fortifications de Paris; J’aurais peut-être poussé jusqu’à Puteaux néanmoins. Concession innocente, en vérité! Dans cette intention, j’avais même écrit les cinq premières lignes d’un interminable roman sur les angoisses réellement trop peu observées jusqu’à présent de la vie d’un manicure pour dames; pauvre garçon qui porte sur son cœur un sachet de rognures d’ongles adorés, et j’avais déjà trouvé pour cette aimable étude psychologique un titre éminemment moderne et naturaliste: Monsieur Un Tel (de Puteaux), sa dame et leur demoiselle. Mais à la sixième ligne, j’ai bien senti que j’étais extraordinairement incapable d’être jamais autre chose qu’un vil écrivain tout à fait dépourvu d’un impitoyable scalpel, et je suis vite revenu, tout hérissé d’horreur, à mes chers petits moutons fantaisistes, nourris d’une herbe infiniment plus réelle qu’on ne croit, entre parenthèses, et décidé à continuer de cueillir çà et là des fleurs plus ou moins exotiques en évitant de décrire avec une exactitude sans bornes les brins et l’odeur du fumier où elles peuvent pousser.
Donc, la courte histoire suivante se passe, comme j’ai eu l’honneur de vous en avertir, dans l’Heptanomide, à Mannower «la Bonne-Place», que nous appelons aujourd’hui tout uniment: Memphis.
Bien que nourri des meilleurs auteurs, je vous épargne la description de cette antique cité consacrée à défunt dieu Ptah, et qui se nommait aussi, par suite, «–la Demeure de Ptah»–Hà-ka Ptah, d’où les Grecs ont tiré Égypte.
C’était une ville énorme. Au treizième siècle de l’ère des chrétiens, il fallait encore une demi-journée de marche pour traverser son emplacement marqué par ses ruines.
Mais assez d’une érudition facile, uniquement puisée aux excellentes sources que chacun peut consulter. Je renvoie les curieux aux traités spéciaux, ornés de planches, qui ont été écrits sur la matière. Ils sont égayés de cartes agréablement coloriées, où l’on voyage sans fatigue.
Il s’agit ici d’un jeune homme orné d’une paire d’yeux brillants, d’une longueur et d’une noirceur tout à fait osiriennes, et dont la calasiris, qui était le vêtement national d’alors, ne faisait aucun pli sur son torse puissant. Le flâneur le plus distrait a pu remarquer, en effet, sur les peintures et les bas-reliefs collectionnés au Louvre, combien la race égyptienne, race aux jambes un peu grêles, avait les épaules amples et les pectoraux prononcés.
Ce beau jeune homme, qui serait bien autrement intéressant, sans doute, s’il s’appelait Bertrand, et s’il demeurait rue du Four-Saint-Germain, au cinquième, habitait, à Memphis, le quartier sacerdotal du Mur-Blanc, et il se nommait Pahétar, je suis forcé de le dire.
Ce Pahétar était amoureux, devait beaucoup, et n’avait pas, ou plutôt n’avait plus, de quoi s’offrir même une coupe de hacq, cette boisson rafraîchissante, faite avec de l’orge, qu’on pourrait qualifier de petite bière, si elle eût été parfumée avec du houblon. Pahétar buvait de l’eau du Nil.
Comme la plupart des hommes, et même des dieux, ce Pahétar avait eu un père. Celui-ci, dûment embaumé et aromatisé, était depuis longtemps emprisonné, pour des séries de siècles, dans une gaîne de carton peinte et dorée, à l’époque où son fils menait une vie si peu agréable.
Il reposait, debout, le long du mur, suivant l’usage, dans la chambre sépulcrale que la famille avait fait bâtir dans l’immense nécropole située à une lieue (ouest) de Memphis, et les inscriptions dont son sarcophage était comme tatoué, rappelaient, entre autres choses, que «Autef, noble chef, avait été chargé, en son vivant, de l’approvisionnement de la table des grands dignitaires, de l’alimentation aux jours des panégyries, et de la distribution des étoffes.»
Pahétar, fils de Autef, avait galamment dévoré jusqu’au dernier petit lingot d’or de son héritage, en compagnie de joueuses de harpes aux hanches étroites, beautés aussi âpres sur le chapitre des transactions du commerce d’amour que le sont, avec d’autres hanches et sous un autre costume, les joueuses de chien-vert et de lansquenet de nos jours de progrès.
Abandonné des amis qu’il avait comblés de repas délicieux, avec cadeaux au dessert, pendant ses jours d’opulence, fui par les dames de plaisir, il était réduit pour vivre, et pour deux autres motifs que nous révèlerons bientôt, à utiliser les talents qu’il avait acquis en fréquentant l’atelier des meilleurs artistes de la ville.
S’étant fait graveur, scribe lapidaire, sigilliste, il passait des semaines et des mois à une hauteur considérable, le long d’un mur de temple ou de palais, suspendu à une corde de palmier, comme un badigeonneur moderne, occupé tout le jour à graver des inscriptions louangeuses à la mémoire d’un Pharaon quelconque, et appartenant à une dynastie dont je passerai prudemment sous silence le numéro d’ordre.
On lui doit, par exemple, des «bulletins de victoire» de ce genre:
–«J’en tuai un sur deux. Je construisis un mur devant les grandes portes de la ville; je fis écorcher les chefs de la révolte et je couvris ce mur avec leurs peaux. Quelques-uns furent murés vifs dans la maçonnerie. Je fis assembler les têtes en forme de couronnes et les cadavres transpercés en forme de guirlandes.»
Chaque fois que revenait sous son ciseau le nom du Pharaon qui s’était si abominablement conduit à la guerre, le pauvre Pahétar était bien obligé de lui ajouter les trois initiales dues à la majesté royale: V.S.F. (vie, santé, force), mais il le faisait en soupirant; car il était bon, quoique patriote, et il n’aimait pas cette façon de traiter des ennemis vaincus.
Un nom qu’il aurait volontiers fait suivre des initiales V.S.F., c’était celui de Taéï, ravissante jeune créature qui pensait gracieusement à lui, et souvent, dans le quartier du Mur-Blanc, et qu’il adorait; mais Taéï, gardée par des parents avares comme un joyau précieux qu’elle était, ne devait appartenir à Pahétar qu’en échange d’une somme considérable versée ès mains du père et de la mère de Taéï.
Taéï était l’un des deux motifs, le second, quoique cela puisse paraître étrange, pour lesquels Pahétar restait pendu comme une araignée au bout de son fil contre les murs des temples ou des palais, buvant de l’eau claire et ne mangeant que les graines grillées de ce fruit aquatique en forme de pomme d’arrosoir, si fréquemment peint ou sculpté par les Égyptiens, qui est le fruit du nymphœa nelumbo, le lotus à fleur rose.
Ce qu’il épargnait sur sa nourriture, il le gardait pour grossir un mystérieux pécule.
Pahétar inscrivait donc, soit dans le basalte, soit dans le granit, soit dans le gypse, au grand dommage de ses mains effilées, les louanges des vainqueurs les plus impitoyables ou des dieux les plus incompréhensibles.
Mais comme c’était un fantaisiste,–ce qui explique suffisamment la tendresse impardonnable que j’éprouve pour lui–et comme il ne gravait pas pour son plaisir les paragraphes de l’effroyable moniteur officiel des Pharaons, il s’amusait–pour se distraire–à inciser la pierre, en des endroits où le chef des travaux ne pouvait guère s’aventurer, de façon que les hiéroglyphes pussent être lus par des ignorants ou par des étrangers peu versés dans la connaissance des caractères égyptiens, d’une manière toute différente et surtout beaucoup plus gaie.
Il avait appris de son ex-ami Amenemha, «maître du langage sacré, scribe royal, grand officier de la maison du roi,» combien il est facile en interprétant des textes lapidaires anciens et rongés par le soleil en outre, et de prendre un caractère pour un autre et de faire de grotesques contre sens dans la traduction des cartouches sculptés.
C’est pourquoi,–histoire de rire un peu de la postérité–Pahétar se complaisait malicieusement à créer des difficultés inextricables pour l’esprit des savants de l’avenir, lorsqu’ils chercheraient à déchiffrer les inscriptions murales de Memphis, ou les stèles de sa nécropole.
C’est à ce facétieux jeune homme, évidemment, que sont dûs les labyrinthes philologiques et paléographiques où, à moitié fous, ont erré pendant près d’un siècle les égyptologues européens, depuis le père Kircher jusqu’aux émules laborieux et sagaces du courageux Champollion.
Quand le gai et beau Pahétar,–car il était beau et gai, quoique ruiné, le jeune fils du noble Autef,–ne burinait pas sur les murs des édifices publics des cartouches guerriers ou religieux, au milieu des allées et venues bruyantes des colombes et des cigognes, il gravait, dans son propre domicile, sur le ventre de scarabées de pierre dure ou de métaux précieux, les sceaux qui servaient de chatons aux bagues des riches habitants de Memphis.
Le soir, après le travail, il grignotait ses grains de lotus, croquait une galette de dourah et s’abreuvait de l’eau du Nil.
Il aurait pu se nourrir plus convenablement, s’il l’avait voulu, mais, pour mettre de côté l’argent destiné à l’achat de Taéï et à l’accomplissement d’un devoir plus impérieux encore, et que nous dirons dans un instant, il se privait même d’un humble plat de lentilles ou d’une figue fraîche.
Cet impérieux devoir, ce motif puissant d’une abstinence héroïque chez un ami du vin de palmier et de la bonne chère, c’était le paiement d’une dette sacrée.
Au crépuscule de sa joyeuse vie, Pahétar avait emprunté sur la momie de son père, Autef, le noble chef.
Un usurier du quartier Ankhataoui, le quartier des joailliers, des courtisanes et des marchands étrangers, le quartier dont on parlait le soir, avec enthousiasme, dans les haltes des caravanes, lui avait avancé une forte somme sur ce gage, qui laisserait très froids sans doute les marchands d’argent d’aujourd’hui.
Mais alors l’emprunt sur momie paternelle était parfaitement admis et légal.
Le taux de l’intérêt variait seul à la fantaisie ou selon la rapacité du prêteur. Celui qui obligea Pahétar en cette occasion, l’avait fait assez généreusement.
L’imprévoyant Pahétar avait dissipé le produit de cette importante affaire en peu de semaines, aidé par les joueuses de harpes à hanches étroites, aux cheveux tressés en franges de tapis, dont il a été fait mention déjà; or le moment de restituer le capital mangé, avec les intérêts, s’approchait avec la vitesse du vent du sud, et cette pensée brûlait l’âme du malheureux jeune homme comme le vent ci-dessus nommé brûle les papyrus dans les marais.
Pahétar savait que la loi du prêt sur momie, œuvre du pharaon Aseskaw, V.S.F. (ne l’oublions pas), ne plaisantait pas avec les débiteurs de son genre singulier, lorsqu’ils laissaient protester leur sceau apposé sur un papyrus de premier choix, solide à durer des milliers d’années.
Aussi travaillait il comme un esclave, se serrant le ventre comme un avare, pour arriver à s’acquitter au temps fixé, dut-il perdre à jamais l’espoir d’obtenir Taéï pour épouse, en l’achetant à beaux sekels comptants.
La loi du prêt sur momie,–(que les incrédules consultent à ce sujet Hérodote et Diodore, l’un d’Halicarnasse et l’autre de Sicile, mais tous deux très «amusants» à lire)–«autorisait tout particulier à mettre en gage la momie paternelle, mais elle permettait au prêteur de disposer du tombeau de l’emprunteur.»
«Au cas où la dette n’était pas payée, le débiteur ne pouvait obtenir sépulture pour lui ou pour aucun des siens dans la tombe paternelle ni dans aucune autre tombe.»
Son corps était abandonné en pâture aux gypaëtes et aux chacals.
Pour un Egyptien pieux,–et tous l’étaient –l’idée de ne pouvoir soustraire l’enveloppe de son âme, pendant ses migrations d’outre-tombe, à la corruption et aux bêtes sauvages, constituait un infernal supplice, une épouvantable damnation.
Aussi le prêt sur momie était-il toujours religieusement remboursé à l’échéance.
Jamais aucun des engagements de cette nature, qui vraisemblablement devaient se négocier et se passer à l’ordre d’autrui, comme les autres valeurs, ne fut protesté.
Il était toujours payé à présentation, à moins qu’il n’eût été renouvelé, bien entendu. Mais un effet de cette espèce funèbre était-il renouvelable? Mystère!
Aucun détail là-dessus n’a été fourni par les Livres des Morts, dont chaque momie avait un exemplaire sur la poitrine, et qui ont été retrouvés en si grand nombre dans les hypogées d’Égypte.
Hérodote lui-même, si bavard, bavard vénérable du reste, sur tous les autres détails de la législation égyptienne, reste muet sur le cas en question.
Entre parenthèses, ce brave Hérodote est véritablement un bavard extraordinaire. Il entass renseignements sur renseignements à propos de tout, mais, sur de certains sujets, les dieux étrangers par exemple, dont il semble avoir très peur, il a des pudeurs et des hésitations des plus comiques. A chaque instant, près de nommer une divinité, il s’arrête, semble baisser les yeux, et murmure:–«Tout le monde comprendra ma réserve»; ou bien: «Il me serait pénible de le dire»; ou bien: «On me saura gré de garder le silence»; ou: «Qu’on me permette de me taire»; ou encore: «Il serait peu convenable de le rapporter.»
Ah! ce n’est pas un naturaliste (côté des romanciers) qui imiterait la discrétion du vieil historien; il dirait tout, et même autre chose encore!
Mais revenons à Pahétar.
Le pauvre garçon se tuait à la tâche comme un condamné éthiopien pour se libérer envers son créancier funéraire et pour amasser la rançon nuptiale de Taéï.
Taéï, chère fille, pour lui donner du courage, chantait chaque soir, en se promenant dans son petit jardin, une vieille chanson d’amour que son amant entendait avec délices, car il rôdait pendant la nuit autour de la demeure de sa bien-aimée.
Voici cette chanson dont trois mille années n’ont pas altéré la grâce tendre:
–«Tous les oiseaux de Pount (l’Arabie heureuse)
« Ils s’abattent sur l’Egypte,
«Enduits de parfums.
«Celui qui vient en tête, il saisit mon ver (l’appât),
«Apportant de Pount l’odeur qu’il exhale,
«Et les pattes pleines de gommes (aromatiques).
«Je désire que tu nous les fasses prendre ensemble,
«Moi, seule avec toi!»
Oh! comme Pahétar, en revenant à son modeste logis, après avoir entendu la symbolique invitation de Taéï, était plein du désir de chasser, seul avec elle, les jolis oiseaux du pays de Pount!
Un jour qu’il venait de graver sur un pylone, suspendu entre le ciel et la terre, quelques-uns des différents noms qualificatifs du Nil:–Seigneur des poissons,–créateur du blé,–ami des pains,–irrigateur des vergers,–porteur de barques pleines de bonnes choses,–il consacra l’instant de repos qu’il s’accordait après son rude travail à l’examen des maisons, entourées de maigres jardins, de la portion du quartier du Mur-Blanc qui, tel un plan en relief, s’étalait au-dessous de lui.
Ici, on en conviendra, on pourrait placer une forte description du quartier du Mur-Blanc, vu du sommet d’un polygone. Elle ne demanderait certainement pas plus d’une trentaine de pages. Ce qui n’est guère. Cependant nous ne les écrirons pas. Nous ne feindrons donc pas de croire que Pahétar contemplait plus attentivement ce jour-là que tout autre le coin de ville où il était né, afin d’en glisser le tableau sous les yeux du lecteur.
Pahétar regardait en effet bien vaguement: 1o Le lacis des ruelles étroites, bordées de lignes continues de petites maisons basses en briques crues, recouvertes d’un toit plat herbeux, et cernées à leur pied d’un mince filet d’ombre; 2o les obélisques roses dressant dans l’azur vif leur pyramidion scintillant; 3o les cours intérieures trouées de citernes rondes qui semblent des paillons d’étain cerclés d’un ruban vert; 4o les grandes voies poudreuses, les places inondées de soleil, où se meuvent des centaines de points noirs; 5o les temples innombrables et les chapelles émergéant de la masse rousse des blocs de maisons; 6o les bouquets de palmiers immobiles et de sycomores poussiéreux; 7o les rangées d’ibis sur le rebord des terrasses blanches; 8o les vergers roussis; 9o au delà des murailles de la ville, les ondulations des collines lybiques et arabiques; 10o ..... mais en voilà assez déjà.
Ce que le jeune artiste distinguait surtout dans l’agglomération des masures groupées autour des temples, sur lesquelles il planait, ce qu’il couvait d’un œil attendri, c’était, imperceptible et perdue dans la masse générale, l’humble bâtisse cuite et recuite par le soleil où, dans l’ombre de sa chambre de jeune fille, la belle Taéï lissait sans doute ses admirables cheveux noirs, en agaçant de son peigne, avec gaieté, de temps à autre, un chat roide et pensif, juché sur un coffre et s’imprégnant de la chaleur ambiante avec gravité ainsi qu’il sied à un animal vénéré.
Parfois, Pahétar regardait immédiatement au dessous de lui, sa propre petite maison où dormait, dans un joli coffret finement décoré d’émaux bleus, oranges et verts, la somme lentement amassée à la suite de longs mois de travail et de privations, et dont le total suffisait presque déjà au rachat de sa créance et à l’achat de Taéï.
Tout à coup, il songea avec une inquiétude vive, qu’il était parti le matin sans avoir refermé le précieux coffret après en avoir compté et recompté le contenu.
Comme il faisait cette réflexion désagréable, il aperçut un grand singe cynocéphale qui escaladait les murs de séparation des jardins et des cours, s’arrêtant pour extraire de sa toison quelque indiscret parasite, puis reprenant le cours de ses exercices gymnastiques.
Pahétar respectait infiniment les faits et gestes des singes sacrés. Leurs excursions autour des temples où ils adoraient le soleil levant,–à ce qu’assuraient du moins les prêtres qui en pre– naient soin,–trouvaient en lui un censeur indulgent. Il éprouvait même une certaine sympathie à l’égard de ces fantaisistes velus, et quand il avait à sculpter leur profil d’un sérieux comique sur la paroi de quelque édifice, il le faisait avec infiniment de plaisir.
Cependant il trouvait parfois que les cynocéphales de son quartier se permettaient bien des choses, notamment de gâter les provisions de bouche du pauvre monde, et d’en voler les meilleurs morceaux, à commencer par les œufs des oies dont ils laissaient la coquille parfaitement vide dans les basses-cours.
Le cynocéphale dont les sauts et les gambades avaient attiré soudain l’attention de Pahétar, prenait des précautions quasi humaines pour s’assurer s’il n’était point observé, avant de se glisser furtivement dans l’intérieur des maisons. On l’ n voyait ensuite sortir avec précipitation et s’entuir à grands pas, les bajoues gonflées.
Ces allures de voleur faisaient sourire Pahétar.
Il pensait que les fruits de ses voisins devaient subir de terribles assauts.
Quand il vit l’animal entrer dans sa propre maison, il eut l’âme fort égayée.
–Ce larron à quatre mains va être volé à son tour, se dit-il. Mon buffet est vide!
Pourtant quand le singe reparut sur le seuil de la maison de Pahétar, celui-ci constata que les bajoues de l’animal étaient distendues d’une façon absolument insolite.
–Qu’a-t-il donc pu me dérober? se demanda-t-il, en regardant le cynocéphale qui escaladait de nouveaux murs et toits et galopait de terrasse en terrasse en toute hâte.
Comme il se faisait cette question, il perdit de vue le singe qui disparut derrière les murailles d’une chapelle consacrée au dieu Thot, protecteur des arts et des lettres, dont le fronton se dressait, au loin, au-dessus des plates-formes gazonnées d’un tas pressé de cabanes populaires.
Un soupçon cruel traversa l’esprit du jeune homme en ce moment.
Il se rappela son coffret laissé entr’ouvert, et frissonna d’angoisse tout d’abord.
Puis il rit largement, se moquant de sa peur, en murmurant:
–Les singes préfèrent les dattes aux sekels d’or. Que je suis sot!
Néanmoins il descendit rapidement de son échafaudage et retourna chez lui d’un pas pressé.
Il constata d’un coup d’œil, en arrivant dans le réduit où gisait son trésor, que le singe, à défaut de dattes, avait enlevé le contenu de la boîte précieuse.
Il vit alors clairement qu’il était la victime, ainsi que plusieurs de ses voisins sans doute, de l’habileté d’un singe dressé à voler les objets d’or et d’argent par quelque misérable prêtre des environs, probablement par l’unique pastoph ore de la chapelle de Thot, vers laquelle le singe, ses exploits accomplis, s’était dirigé avec tant de vitesse.
Pahétar entra dans une colère désespérée et attesta les dieux qu’il tirerait une vengeance éclatante du misérable prêtre.
Il se sentait perdu. Il lui devenait impossible de rembourser à temps le prêt fait sur la momie paternelle, et c’était de la folie de songer maintenant à acquérir la main de Taéï!
Il gémit douloureusement, affaissé sur son lit.
Il s’écriait, les larmes aux yeux:
–Mon corps sera dévoré par les animaux sauvages dans les sables, et mon âme ne fera point partie des âmes bienheureuses qui, tour à tour, rament sur la barque de Ra, au lever de l’aurore!
Il disait encore:
–Adieu, Taéï! Tu seras bientôt la femme de ce riche porte-ombrelle du roi, qui te poursuit de ses vœux en même temps que moi, et comme je ne puis plus à présent apaiser la soif d’or de tes parents, ils te vendront sans doute à ce vaniteux porte-ombrelle qui a déjà fait orgueilleusement graver sur le premier registre de sa future stèle funéraire «qu’il a été honoré de la faveur royale dès sa sortie du sein de sa mère!»
Ainsi s’exclamait le malheureux jeune homme, et il ajoutait mille autres paroles touchantes sur l’ignominie de sa sépulture et sur le renversement affreux de ses espérances d’amour.
Mais il songeait aussi qu’il lui serait bien difficile, à lui chétif, de traîner devant la Justice un prêtre de Thot, un homme vénérable, puissant, protégé par cent lois redoutables, et que, d’ailleurs, le seul témoin qu’il pût invoquer, en cette affaire, était un singe intelligent, mais privé de la parole.
Après avoir bien pesé le pour et le contre, il prit la résolution de chercher à punir le pieux malfaiteur d’une façon adroite, impunément, secrètement, mais en renonçant à lui faire restituer la somme volée, hélas!
Il s’y prit de la façon suivante pour arriver à ses agréables fins.
Le soir même, sans perdre le temps en lamentations vaines, il construisit dans une des chambres de sa maison une vaste cage ou plutôt un grand et solide trébuchet. Au lieu de grains, comme l’oiseau qu’il voulait y prendre était un singe, et un singe filou, il mit en guise d’appât les quelques petits lingots d’or oubliés dans le coffret par l’ami et pourvoyeur du détestable prêtre de Thot, protecteur des lettres et des arts.
Puis, son ouvrage achevé, il retourna à ses sculptures comme si le cours de sa vie avait continué d’être le même pour lui. Il avait son plan.
Un jour, deux jours, trois jours se passèrent sans que le cynocéphale donnât signe d’existence. Il explorait évidemment d’autres quartiers.
Pahétar devenait très mélancolique.
Et c’était d’un burin sans conviction, le quatrième jour, qu’il écrivait sur le granit de son pylone ces litanies du soleil levant, du resplendissant Ra, debout au seuil de sa cabine sur la barque mystique:
«Fort est Ra; faible, l’impie!
«Haut est Ra; foulé, l’impie!
«Vivant est Ra; mort l’impie!
«Rassasié est Ra; affamé, l’impie!
«Lumineux est Ra; terne, l’impie!
«Bon est Ra; mauvais, l’impie!
«Puissant est Ra; nul, l’impie!
«Ra existe; Apap est anéanti!
Pahétar souhaitait naturellement à l’infâme prêtre de Thot toutes les disgrâces qui atteignent l’Impie, et il demandait ardemment à tous les dieux (Thot excepté, car le protecteur des Arts et des Lettres s’était bien mal acquitté de sa tâche en cette occasion), d’anéantir son ennemi comme le fut Apap, le ténébreux Apap.
Le cinquième jour, une joie délicieuse coula, –tel un filet d’eau glacée dans le gosier d’un voyageur qui marche au soleil,–dans le cœur de Pahétar.
Le cynocéphale, plein de confiance, les bajoues flottantes au vent, l’air plus avisé que jamais, pénétra de nouveau dans la maison du sculpteur d’hiéroglyphes.
Il n’en ressortit pas.
Du haut de son pylone, Pahétar constata ce fait charmant, et il s’écria:
–Haut est Ra; foulé l’impie!
Sans attendre davantage, il quitta son atelier volant, et retourna chez lui.
Le singe s’était pris au trébuchet, et derrière les forts barreaux de sa prison, il grommelait avec une fureur concentrée en découvrant ses gencives roses, hérissées de crocs formidables.
Pahétar se coucha tranquillement, après avoir soupé de grand appétit en présence du voleur, auquel il n’offrit même pas une tasse d’eau.
Le lendemain matin, l’animal implora de son geôlier, en tendant la patte d’un air attristé, un morceau de n’importe quoi arrosé d’une goutte d’un liquide quelconque.
Pahétar, inflexible, mit devant la cage, mais à une distance que le bras du cynocéphale ne pouvait franchir, une gargoulette ruisselante et une galette de mil noir. Le singe fit de suprêmes efforts pour les atteindre.
Puis il passa dans une autre chambre et endossa un vêtement complet de prêtre de Thot, –robe de lin, sandales de papyrus, poitrinal à sept rangs de grains de pâte verte et jaune– qu’il avait confectionnés après avoir construit la cage.
A l’aide d’une vessie de porc dont il couvrit ses beaux cheveux, il se fit la tête rasée d’un serviteur des dieux. En outre, en quelques coups de pastels, il donna à ses traits l’air bénin, mystérieux et fatigué d’un pastophore.
Ainsi déguisé, il reparut devant le singe, tout à coup. Celui-ci grogna de satisfaction. Evidemment, il croyait reconnaître son maître. Ayant grogné, il tendit la main d’une façon très significative vers l’eau et le pain mis hors de sa portée.
Mais alors, gravement, le pseudo-prêtre de Thot, prit les objets ardemment convoités par le cynocéphale mourant de faim et de soif, les lui montra de loin, et les emporta impitoyablement dans la pièce voisine.
Le singe poussa des cris horribles.
Pahétar se débarrassa vivement de son costume, et retourna de nouveau vers son captif, auquel il accorda, en souriant, avec d’aimables paroles, un petit morceau de pain et un petit vase plein d’eau.
Le cynocéphale eut comme des larmes de reconnaissance dans ses yeux injectés de sang, en recevant ces maigres dons de la main de l’artiste. Il but avidement.
Le cœur de Pahétar souffrait. Il aimait les animaux. En outre, il était fort pieux. Il regrettait donc doublement d’être obligé de faire subir au cynocéphale sacré une épreuve aussi cruelle. Mais il avait à cœur de punir le prêtre de Thot, qui l’avait mis dans un embarras mortel. Aussi, pendant cinq jours, soir et matin, il renouvela la scène que nous avons esquissée.
Sous ses traits ordinaires, il se montrait d’une bonté providentielle, quoique très parcimonieuse, envers le pauvre singe; mais en costume de pastophore de Thot, il semblait un échappé des lieux infernaux aux yeux effrayants du cynocéphale exaspéré.
Aussitôt que le farouche animal apercevait le pan de la robe blanche et la tête rasée de celui qui lui arrachait sa nourriture et sa boisson, il entrait dans une rage inexprimable. Il s’élançait sur les barreaux de sa cage, les empoignait avec violence, les secouait avec furie, grinçant des dents, bavant une salive rougeâtre.
S’il avait tenu son tortionnaire entre ses doigts noirs, il l’aurait étranglé, en un instant.
Pahétar qui sculptait parfois gentiment en ronde bosse comme en bas-relief, confectionna une tête de prêtre rasé, au vilain teint jaune, qu’il plaça devant la cage du singe. Il arma en même temps celui-ci d’un bâton solide sur lequel il grava en relief fort saillant, une série de caractères sacrés, ignorés du vulgaire, et signifiant:–Voleur,–Infâme,–Débauché,– Maudit,–Misérable.
Le singe prit un plaisir féroce, avec son arme, à assommer autant que le lui permettait la distance à laquelle Pahétar l’avait solidement établie, la tête qui lui rappelait vaguement son bourreau quotidien.
C’était même sa seule consolation entre les maigres repas qu’il devait à la générosité de l’artiste.
Quand Pahétar jugea l’éducation affreuse de l’animal suffisamment complète, il redoubla,– sous son déguisement sacerdotal,–de mauvais traitements envers son prisonnier.
Puis, un matin, et c’était le jour de la grande Panégyrie du Mur-Blanc, fête solennelle des offrandes aux temples et des distributions royales au peuple, il ouvrit,–sous les traits du bon artiste,–la cage du prisonnier et lui confia le terrible gourdin sculpté par ses mains habiles.
Le cynocéphale, sans dire merci, sans jeter un regard en arrière, s’élança comme un fou hors de son cachot, franchit d’un bond la porte de la maison, et disparut en quelques secondes aux yeux de Pahétar qui, pensif, murmura:
–Et maintenant, il s’agit d’attendrir le vieil Akki, le prêteur sur momie du quartier Ankhataouï; j’irai demain lui demander un délai.
Cette décision arrêtée, Pahétar mit ses habits de fête et se rendit pieusement dans les Temples, en bon Égyptien qu’il était.
Seulement, il fit ses dévotions ce jour-là dans les Temples du quartier Ankhataouï où, d’ailleurs, le bruit des chants sacrés, le son des trompettes et des sistres des innombrables servants, des innombrables dieux locaux et de leurs hôtes, non moins innombrables, retentissaient, assourdissants, comme dans le quartier du Mur-Blanc.
Le lendemain, avant d’aller chez le vieil Akki, dont c’était le jour de réception d’intérêts et d’audiences pour affaires, Pahétar s’aventura du côté de la chapelle de Thot de son quartier.
Il fut frappé de l’aspect désolé des figures qu’il rencontra dans les rues. On eût dit ce coin de la ville en deuil. Un profond silence y régnait. Les passants avaient l’air de marcher sur la pointe des sandales, comme des parents autour du lit d’un malade.
Pahétar pensa avec chagrin, en présence de ces preuves d’une affliction générale, qu’elle était peut-être causée par la mort de quelques-uns des’ chats du quartier, frappés par une épidémie soudaine.
En effet, la mort de ces animaux chers à tous était, dans toutes les villes de l’Égypte, un motif suffisant de douleur publique.
La pauvre mère Michel, dont les lamentations ont diverti notre enfance sur un air connu, aurait été honorée, pour cela même, à Memphis à l’égal de Niobé, la Mater Dolorosa des Grecs.
Quant au père Lustucru, de sinistre mémoire, son forfait aurait été puni de mort par les bons Egyptiens.
La perte d’un chat comptait comme une calamité.
J’en trouve la preuve dans cette lettre, traduite récemment, qu’un chef de tribu égyptienne des frontières menacé d’être attaqué par un chef voisin, écrivait à un autre chef, son ami, pour lui demander du secours.
Dans cette lettre, le chef en péril implore l’aide de son allié de la façon la plus pressante, attendu, ajoute-t-il, que «mon ennemi veut m’enlever mes tentes, mes bestiaux, mes femmes et mes chats.»
Cependant, Pahétar, à mesure qu’il s’avançait dans le quartier silencieux et comme frappé d’un fléaux, faisait cette remarque que personne, parmi les passants, n’avait les sourcils fraîchement rasés.
Or, se raser les sourcils était la marque officielle de tristesse et de regrets accordée au trépas d’un chat.
Pour le décès d’un chien, on se rasait les cheveux et la barbe entièrement.
–Si personne n’a les sourcils fraîchement rasés, se dit Pahétar, c’est que nos chats bienaimés se portent à merveille. La désolation générale a donc une autre cause.
Cette cause, elle lui fut bientôt révélée par un bonhomme en larmes, auquel il adressa la parole à ce sujet.
Il apprit que la veille, pendant la fête, un vénérable serviteur des dieux, le très saint Patkesch, prêtre interné de quatrième classe, pastophore de la chapelle de Thot, le dieu à tête d’ibis, protecteur des Lettres et des Arts, avait été assailli par un des cynocéphales adorateurs du Soleil-Levant, et traité d’une façon épouvantable. Le singe, armé d’un bâton, était entré dans la chapelle au moment où le pastophore offrait solennellement des pains et des fruits au dieu caché derrière le rideau de pourpre, et il s’était précipité avec une fureur inconcevable sur le digne confident du ciel.
On avait eu toute les peines du monde à l’arracher vivant des mains de l’animal sacré qui semblait frappé de démence.
Pahétar ne se lassait pas de se faire répéter les détails de l’événement qui avait plongé le quartier dans une sorte de désespoir. Mais pendant que sa figure exprimait la plus violente surprise et le regret le plus indigné, son cœur nageait dans les flots de lait de la satisfaction la plus vive.
Le vénérable Patkecsh, roué de coups, avait été transporté dans son domicile.
Quant au singe, on avait dû respectueusement l’enchaîner.
Ces renseignements entendus, Pahétar se rendit d’un pas alègre, l’âme imbibée d’une joie exquise, dans le quartier où demeurait le vieil Akki, l’usurier.
Une nouvelle surprise l’attendait dans l’Ankhataouï. Le viel Akki n’était pas venu à ce que les modernes Français appelleraient: son cabinet d’affaires, et les modernes Américains: «son office.» On ne savait ce qu’il était devenu.
Le lendemain Pahétar se rendit dans l’Ankhataouï. Il trouva la porte du vieil Akki close comme la veille.
Pahétar n’eut pas une chance meilleure les jours suivants. Il vint avec probité frapper au seuil de l’usurier, mais l’usurier continua de ne pas donner signe de vie.
–Serait-il mort? Se demanda le jeune homme.
Et il aimait à supposer que le prêteur sur gages, momies comprises, avait peut être expiré, après avoir généreusement brûlé les créances dont il était possesseur.
Si cela était, soupirait Pahétar, le poids écrasant de l’anxiété serait enfin enlevé de dessus mon cœur; et je n’aurais plus, certain d’être inhumé convenablement, qu’à peiner de nouveau pour trouver la somme que demandent les parents de Taéï.
–Bon Akki, sois béni dans le noir passage, s’écriait-il.
Il se plaisait alors à se représenter l’Ame du vieil Akki, abandonnée par l’Intelligence et allégée de son corps, en train de comparaître devant le tribunal où siège Osiris-Khent-Ament, entouré des quarante-deux membres du jury infernal.
Il la voyait pâle et courbée, cette âme d’usurier, se traîner au pied du Justicier suprême, accablée sous les témoignages portés contre elle par sa Conscience et par sa Vie, pendant qu’on pèse toutes ses actions dans la Balance infaillible de l’équité divine.
Elle allait être condamnée aux châtiments les plus rudes. Quand, tout à coup, le poids de la dernière action de la vie du vieil Akki–l’incinération généreuse des créances en circulation –faisait pencher l’opinion des juges en faveur de l’accusée.
Onl’absolvait pour ce fait unique et si extraordinaire, et elle allait, après les épreuves obligatoires, se livrer dans les demeures célestes aux opérations du labourage mystique, en attendant la suprême félicité, la fusion dans la lumière de la vérité unique et l’adoration de l’Être parfait.
Hélas! tout cela n’était que le rêve d’un faiseur d’hiéroglyphes naïf et doux. Le vieil Akki, incapable d’anéantir aucune espèce de papyrus scellé pouvant lui rapporter une obole, n’était malheureusement pas mort.
Pahétar en eut la preuve la sixième fois qu’il vint heurter à l’huis du redoutable usurier.
Car ce fut ce personnage en personne qui vint lui ouvrir la porte.
Nous renonçons à peindre le désappointement amer du visiteur. Il avait fini par être fermement persuadé du trépas du vieil Akki, et il avait même fait part de cette agréable nouvelle à Taéï, qui en avait battu de plaisir ses mains élégantes.
Douleur et misère! Akki se portait comme un cèdre, bien qu’il fût d’une pâleur extrême sous ses longs cheveux roux, tressés en écaille de caïman, à la vieille mode.
Il apprit à son débiteur navré qu’il avait été récemment très malade, à la suite d’un accident de chasse, l’attaque d’un animal sauvage, mais que sa santé était fort bonne pour l’instant.
Pahétar raconta à son créancier qu’il avait été victime d’un vol, sans lui en expliquer les circonstances, et lui demanda de reculer de quelques mois la date du remboursement du prêt fait sur la momie paternelle.
Akki se déclara touché du fait, mais il refusa obstinément le délai demandé par le jeune homme avec une éloquence digne d’un meilleur accueil.
Pahétar se retira, le cœur brisé, en annonçant qu’il allait faire de nouvelles tentatives auprès des amis de ses jours de richesse, et qu’il viendrait le lendemain en annoncer le résultat au vieil usurier dont la créance, du reste, ne devait échoir que trois jours plus tard.
Le soir de ce jour si triste, Pahétar put échanger quelques mots avec Taéï et lui apprit dans quel abîme de désolation il allait tomber.
Ce soir-là, les deux amants ne pensèrent pas beaucoup à la chasse des jolis oiseaux du pays de Pount, et ils pleurèrent’ de compagnie. Ils se séparèrent enfin, très tristes tous deux, mais en se jurant de s’aimer toujours, malgré tout, jusqu’à la mort.
Taéï promit solennellement de ne jamais appartenir au porte-ombrelle du roi, quelle que fût la somme qu’il offrît à ses parents.
Pahétar la quitta un peu consolé par cette promesse, et passa le restant de la nuit, dans sa pauvre maison, à se rappeler les services dont il pourrait discrètement se prévaloir auprès de ses anciens amis pour leur demander de lui venir en aide dans cette occasion de la plus haute gravité.
Les courses qu’il fit dans ce but, tout le jour suivant, furent stériles. Ceux de ses anciens amis qu’il put découvrir et qui consentirent à le recevoir, l’écoutèrent avec une bienveillante impatience, et lui opposèrent des fins de non-recevoir très détaillées.
La nuit tombait, quand le malheureux Pahétar, les mains vides, arriva en vue de la maison de banque du vieil Akki. Au moment où il la contemplait de loin, une femme voilée, d’allure jeune, et qui pouvait être prise pour une musicienne de temple, en franchissait mystérieusement la porte sculptée.
Une femme chez le vieil Akki!
Pahétar ralentit le pas pour n’être point indiscret, et, en attendant que la cliente inconnue de l’usurier eût terminé avec lui l’affaire qui l’amenait dans cette maison maudite, il se mit à errer çà et là, en proie à une fièvre gesticulante qui devint bientôt l’objet’ des commentaires des troupes d’enfants aux yeux brillants qui jouaient avec des noyaux d’olive dans la poussière de la rue.
S’apercevant de la chose, et ne voulant pas donner plus longtemps à l’extrême jeunesse de Memphis le spectacle d’un homme mordu par les mille dents de l’inquiétude, il se rapprocha de la maison d’Akki, décidé à y pénétrer sans attendre la sortie de la visiteuse qui l’y avait précédé.
A l’instant où il frappait de son index recourbé les ais de la porte, des exclamations de colère où se mêlaient des cris d’effroi et d’indignation, sortis d’une bouche de femme, éclatèrent dans l’intérieur de la maison.
Le son de la voix féminine alla droit au cœur de Pahétar, il crut reconnaître la voix de Taéï, et, d’un coup d’épaule, sans réfléchir à la gravité de son action, il enfonça la porte du vieil Akki.
Il ne s’était pas trompé.
La femme qu’il vit, debout, frémissante de rage, le bras levé, en face du vieil Akki, c’était bien Taéï. Une lampe posée sur une table, au milieu de joyaux épars, éclairait la scène.
Cette lumière lui permit de remarquer qu’un changement considérable s’était opéré dans la personne de l’usurier. Il n’avait plus sa magnifique chevelure rousse tressée en écailles de caïman. Cette chevelure,–une simple perruque, comme l’avait toujours vaguement soupçonné Pahétar,–gisait au pied de son maître, inerte. Akki se manifestait maintenant avec une tête absolument chauve ou rasée de près, laquelle était illustrée d’ecchymoses nombreuses.
La croûte de quelques-unes de ces ecchymoses était tombée en même temps que la perruque, qui avait dû être arrachée violemment de son support naturel, et Pahétar, surpris à un point prodigieux, constata que les cicatrices roses laissées à nu par elles affectaient la forme des caractères du langage sacré. Il lut, entre autres, les mots:–Voleur et débauché.
Il fit cette lecture étrange, tandis que Taéï, tremblante et prête à verser des larmes, se blotissait comme un jeune chat dans ses bras vigoureux.
–Que venez-vous faire ici! cria le vieil Akki, sorti de la stupeur où l’avait plongé l’apparition de Pahétar suivant de trop près la chute de sa perruque.
–Omon cœur, murmura Taéï à l’oreille de Pahétar, j’étais venue ici, comme ont déjà dû te le faire deviner les bijoux que tu me donnas jadis, et que tu vois étalés sur cette table, dans le but d’obtenir de ce monstre la somme qui t’est nécessaire pour être inhumé sans ignominie.
–Et le monstre t’aura proposé un marché infâme, n’est-ce pas? demanda Pahétar.
Taéï baissa la tête en rougissant.
–Oui, je comprends tout maintenant, ô ma chère vie; aux paroles de ce misérable, tu as répondu par le mépris, alors il a osé porter la main sur toi, et c’est en luttant contre lui que ta main a arraché la chevelure d’emprunt sous laquelle il cache depuis si longtemps le crâne rasé et le front souillé d’un criminel pastophore.
–Que veux-tu dire, Pahétar?
–Je veux dire qu’à des signes certains je reconnais cet homme pour un prêtre voleur, usurier, prévaricateur et débauché, et que je puis le signaler aux juges, qui m’en remercieront, quand cela me fera plaisir! Cet homme est un prêtre de Thot du quartier du Mur-Blanc!
Taéï, étonnée, regardait son amant avec des yeux plus grands encore que de coutume.
Tandis que Pahétar parlait impétueusement de la sorte, le vieil Akki avait rajusté tant bien que mal sa perruque sur son crâne couturé. Aux derniers mots du jeune homme, sans réfléchir que cette seule action le dénonçait amplement, il tomba aux pieds des deux amoureux, joignant les poings, demandant grâce, offrant à celui qui tenait sa vie entre ses mains tout l’or dont il pourrait avoir besoin.
Pahétar réfléchit longuement.
Pendant qu’il réfléchissait, la jolie tête de Taéï reposait sur la solide épaule de son amant. Elle regardait d’un œil sévère le misérable Akki, ou plutôt Patkesch l’imposteur et le voleur, toujours prosterné devant eux.
Ayant réfléchi, Pahétar reprit la parole. Il dit:
–Patkesch, promets-moi d’abord de faire tous tes efforts pour sortir de la mauvaise voie, de réparer par des privations et des aumônes le scandale de ta vie secrète, et je consens à te livrer au seul tribunal de ta conscience.
L’usurier sacerdotal le promit en invoquant les dieux les plus redoutés.
–Ensuite, poursuivit Pahétar, après m’avoir rendu, acquittée, la cédule que j’ai signée et scellée, touchant le prêt sur la momie vénérée de mon illustre père Autef, le noble chef, tu remettras entre mes mains un papyrus que tu vas écrire sur l’heure, en le signant de ton nom d’Akki et de ton nom de Patkesch, par lequel tu déclareras reconnaître avoir détourné de la voie du bien un cynocéphale adorateur du soleil, et corrompu ses instincts au point d’en faire un voleur. Ce papyrus me répondra de la sincérité de ta conversion. Je ne l’exhiberai que situ retombes dans le mal.
–J’écrirai cette déclaration, murmura l’usurier, et je te bénirai, jeune homme, jusqu’à la fin de mes jours.
–Ensuite, continua le jeune homme, tu me prêteras sur l’heure, et pour cinq années, la somme dont j’ai besoin pour épouser Taéï, une myriade de sekels d’argent.
–Accordé, seigneur, accordé avec joie, soupira l’usurier, et puisse ta vénérable épouse garder à mon sujet le silence que tu me promets de ton côté.
–Elle le gardera. Relève-toi et écris.
Le sinistre drôle, heureux d’en être quitte à si bon marché, et jurant très sincèrement qu’il renonçait pour toujours à ses existences criminelles, se mit à rédiger la quittance du prêt sur momie et la déclaration exigée.
Le calame, mouillé de noir de fumée délayé dans une eau gommeuse, avec lequel il traçait, en caractères démotiques, les écrits réclamés par Pahétar, tremblait entre les doigts du vieillard. Il frissonnait en songeant à la mort cruelle à laquelle il venait d’échapper, grâce à la magnanimité des amants enlacés de l’autre côté de la table où il s’était assis.
Ceux-ci, que la solution subite et inespérée des cruels problèmes qui torturaient leur esprit depuis si longtemps, remplissait d’une joie profonde, grave et attendrie, suivaient d’un regard humide la main pâle du vieux pastophore courant sur l’écorce blanche du roseau du Delta.
Les écrits dressés, le prêtre de Thot les remit à Pahétar, auquel il donna ensuite un billet pour aller toucher la somme qu’il avait réclamée, chez un certain marchand étranger qu’il lui désigna dans l’Ankhataouï.
En échange de ce dernier don, Pahétar força le vieillard à accepter de lui une reconnaissance de l’argent qui lui était avancé pour cinq ans.
Ensuite, les deux amants sortirent de la maison de l’usurier, qui tomba de nouveau à genoux, cette fois derrière eux, et baisa le bas de leurs vêtements.
Sans daigner se retourner, ils s’éloignèrent rapidement de l’antre puant du misérable pastophore de Thot, aspirant avec délices l’air rafraîchi de la nuit naissante.
Et Pahétar, souriant à Taéï, songeait, plein de contrition, qu’il avait été bien coupable de soupçonner un instant, dans sa douleur, que le dieu Thot, à la tête d’ibis, pouvait cesser une seconde de protéger les Arts et les Lettres!
On raconte que, plus tard, dans la maison des deux époux, maison fleurie et joyeuse, un vieux cynocéphale, retiré (par ordre) des affaires reliieuses, par suite de l’étonnante antipathie que ne cessa de lui inspirer la vue des robes de lin blanc et des fronts rasés des prêtres en général, trouva un asile amical jusqu’à l’heure où il fut pleuré de tout le quartier assemblé devant sa momie luxueuse.
Impitoyable à l’égard de tout serviteur des dieux, et quoique sacré, l’animal supportait, avec une inépuisable indulgence, les taquineries, parfois un peu vives, des nombreux enfants de Taéï et de Pahétar.