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I.

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Table des matières

C’est d’un épisode de ma jeunesse que je veux vous faire le récit. Quand l’homme est vieux et qu’avec les cheveux blancs l’expérience lui est venue, payée des douleurs et des désenchantements attachés à sa conquête, il goûte une douceur infinie à remonter le courant de , ses souvenirs et à revivre dans le passé, afin d’y rechercher des émotions salutaires. Comme les aventures qu’il se plaît à évoquer sont celles qui ont exercé sur sa destinée une influence heureuse, elles se parent à ses yeux d’un charme exquis, par lequel est allégée son âme qu’a lassée le poids des jours. Elles forment avec les tristesses du présent un consolant contraste et les lui font oublier. C’est pour cela que les vieillards aiment tant à raconter leurs jeunes années.

Je suis né à Paris au commencement du siècle. En1830, j’avais vingt-cinq ans. Orphelin dès l’enfance, riche du modeste héritage que m’avaient légué mes parents, épris des choses d’art, j’étais venu à Rome en touriste, dans l’unique but de satisfaire une noble curiosité. Mais, peu à peu, j’avais subi la séduction puissante qui se dégage de ce théâtre de tant de grandeurs disparues, où une civilisation plus durable qu’elles s’est élevée sur leurs ruines. Puis, je m’y étais installé, parce que j’avais découvert un lieu propice pour y dresser ma tente, je veux dire une petite maison située à l’extrémité d’un faubourg, au sein d’un paysage de collines, de villas et de jardins, et au pied de laquelle plusieurs terrasses encadrées dans les pampres des vignes et les guirlandes des roses s’étageaient en gradins rustiques, descendant jusqu’au Tibre.

Charmé par la beauté de ces lieux, j’avais loué la maison pour plusieurs années. J’y vivais dans l’étude, heureux, oublié, sans songer au lendemain. De longues stations dans les églises et les musées, tantôt seul, tantôt en compagnie de quelque compatriote de passage à Rome, des promenades à travers les vieux quartiers, des excursions dans la campagne romaine, des visites-reçues ou rendues remplissaient mes journées. Le soir, je mettais en ordre mes impressions et mes souvenirs.

Ma vie s’écoulait ainsi depuis plusieurs mois, paisible, jamais troublée, enveloppant mon âme d’un bien-être immatériel, fait de calme et de sérénité, quand, vers le milieu de l’automne, sur le chemin qui conduisait à ma demeure, je fis un soir la rencontre d’une jeune fille et d’un vieillard.

, Ils passèrent devant moi. Je les saluai. La jeune fille s’inclina, tandis que le vieillard soulevait son chapeau, en murmurant une parole de remercîment. La nuit voilait leurs traits, mais leurs vêtements, leur démarche, l’accent que j’avais entendu ne permettaient pas de les confondre avec les paysans ou les ouvriers qui circulaient ordinairement sur cette route. Je les suivis du regard, un peu intrigué, car, dans mon existence, cette rencontre se transformait en un événement.

Je les vis s’arrêter devant la grille d’une villa voisine de celle que j’habitais, la franchir et disparaître, non sans avoir tourné la tête de mon côté, comme s’ils eussent éprouvé une curiosité égale à la mienne.

La maison dans laquelle ils venaient d’entrer appartenait au sculpteur Giacomo Realti.. Au moment de mon arrivée à Rome, elle était inhabitée, et depuis je ne l’avais jamais vue s’ouvrir; mais j’avais appris que son propriétaire voyageait en Europe avec sa fille, cherchant à distraire la cruelle douleur causée à l’un et à l’autre par la mort subite de sa femme, survenue trois ans auparavant.

Il me fut facile de deviner que je venais de rencontrer le père et l’enfant. Je me réjouis en pensant que la maison, en deuil depuis longtemps, se rouvrait à la vie et au soleil, que ma solitude se peuplait, et qu’auprès de moi allait vivre une jeune fille que mon imagination revêtit sur-le-champ de mille attraits.

Je regagnai mon logis sous l’empire de ces pensées; rapidement, elles avaient pris possession de moi. Elles me troublaient au delà de la raison, comme si quelque ivresse soudaine s’était emparée de mon cerveau, et si la longue paix dans laquelle je venais de vivre m’avait rendu plus faible et plus accessible aux sensations qui préparent le cœur à l’amour.

Au lieu de monter dans ma chambre, je fis quelques pas dans mon jardin. La soirée était calme, la nuit claire. Sur le ciel étoilé qu’estompaient des vapeurs floconneuses encore empourprées des derniers reflets du jour, les arbres, les clochers, les dômes, les terrasses se détachaient en lourdes masses, confuses à leur base, finement découpées à leur sommet où l’œil pouvait en suivre les contours.

Ici, la lune caressait de ses rayons des balu stres de marbre, au travers desquels sa lumière blanche passait en jets argentés. Là, les étoiles piquaient une nappe d’eau d’innombrables gerbes d’or. Plus loin, au milieu d’une pelouse, entrevue au-dessus d’un vieux mur, s’allongeait l’ombre tremblotante d’une statue de satyre, vêtue de mousse et inondée de clarté. Plus près, un clocher rayait longitudinalement l’espace d’une bande large et noire. Puis, c’étaient des bruissements d’insectes, des chants d’oiseaux, des murmures de fontaines jaillissantes, des sons de cloches arrivant à mon oreille graves et sonores, des horloges de la ville ou annonçant, d’un timbre plus clair, . l’heure de la prière au couvent voisin. Au milieu des innombrables rumeurs d’un monde qui s’endort, une lumière mystérieuse descendait du ciel, fouillait le paysage, arrachait à la terre et poussait vers les airs des parfums enivrants, des tiédeurs exquises.

Tout à coup, dans cette imposante sérénité de la nature au repos, une voix s’éleva, une voix de femme, harmonieuse et puissante, qui modulait avec une expression indicible je ne sais quel air charmant, mélancolique et doux. Les accords d’un piano en accompagnaient les accents.

Ce concert remplissait l’espace et couvrait tous les autres bruits. Rien de vulgaire dans ce chant attristé, chef-d’œuvre de la musique italienne. C’était la plainte d’une âme malade, poussée par un compositeur de génie et répétée par une femme pour qui l’art musical n’avait plus de secrets.

Elle venait du côté de la maison de Giacomo Realti. J’eus aussitôt la certitude que c’était la fille du sculpteur qui chantait ainsi. Longtemps je l’écoutai; puis, la nuit se fit plus obscure, les étoiles devinrent plus brillantes. La voix s’arrêta; j’allai dormir, en proie à des sensations qui troublèrent mon repos et que je ne saurais plus décrire aujourd’hui.

Le lendemain, mon domestique entra dans ma chambre, ainsi qu’il avait coutume de le faire chaque matin. C’était un Italien de soixante ans, que j’avais trouvé préposé à la garde de la maison dont j’étais devenu le locataire et que j’avais gardé près de moi. Son honnêteté, sa connaissance des quartiers et des usages de Rome en faisaient un serviteur précieux. Son âge le rendait respectable. Je tolérais qu’il causât familièrement avec moi. Il connaissait le monde, ayant été autrefois au service d’un cardinal, nonce à plusieurs reprises à Paris et à Vienne, et je prenais plaisir à l’entendre, car il avait toujours quelque intéressante histoire à me raconter.

–Monsieur sait-il la nouvelle? me demanda-t-il ce matin-là.

–Il y a une nouvelle! Dites vite, Tibalde.

–Giacomo Realti est revenu à Rome et s’est réinstallé dans sa maison. Nous ne serons plus seuls ici; nous avons des voisins.

–Les connaissez-vous?

–Assurément, monsieur; autrefois le signor Realti a voulu faire mon buste. J’allais souvent dans son atelier, et c’est seulement quand, après la mort de sa femme, il a entrepris un long voyage que j’ai cessé de le voir.

–Est-il jeune? est-il vieux?

–Oh! voici longtemps déjà qu’il a des rides au front et des cheveux blancs sur la tête; mais l’âge n’a pas affaibli sa main, et si les longues pérégrinations ne l’ont pas changé, ce que j’ignore, puisque je n’ai fait que l’entrevoir, il est jeune d’esprit et de cœur, et possède la vigueur et la santé qui font ordinairement défaut à la vieillesse. Ainsi, depuis quatre ans, il a couru le monde, comme un touriste. Il a passé six mois à Florence, un hiver à Londres, une année à Paris. Il est allé aussi à New-York; on l’a vu au Caire et à Saint-Pétersbourg, et partout il n’est demeuré que pendant le temps nécessaire à l’exécution des travaux qu’on lui demandait, et que, grâce à sa réputation, on payait chèrement. Ce qu’il laisse derrière lui de bustes, de statues, de monuments, est considérable. Il a gagné une fortune.

–Il est riche, alors?

–On ne sait jamais à quoi s’en tenir sur ce point avec les artistes. Ils ont les mains percées et dépensent autant qu’ils encaissent. Giacomo Realti voyageait avec un luxe royal, et je ne pense pas qu’il ait réalisé des économies abondantes. Heureusement que, pour se marier, la signora Severine, sa fille, n’attend pas une dot: elle a sa jeunesse et sa beauté.

–Elle est belle? demandai-je vivement.

–Comme un ange, monsieur, et comme une fille de dix-neuf ans à qui le ciel n’a rien refusé, ni la grâce du regard, ni la pureté des traits, ni l’intelligence, ni la fierté, ni rien enfin de ce qui fait la séduction et le charme des femmes.

–Vous l’avez donc vue depuis son retour, Tibalde, pour la décrire ainsi?

–Ce matin, monsieur, je l’ai rencontrée dans l’atelier de son père qui m’avait fait appeler pour me demander votre nom.

–Mon nom!

–Vous voilà voisins, monsieur, et il voulait savoir qui vous êtes, d’où vous venez, en un mot, si l’on peut entrer en relations avec vous.

–Et vous avez répondu?.

–Ce qu’il fallait pour lui inspirer le désir de connaître monsieur.

Tibalde prononça ces paroles avec une évidente satisfaction, comme s’il avait pressenti qu’en me les adressant il irait au devant des préoccupations dont ma pensée était obsédée depuis la veille. Puis il ajouta:

–C’est un grand artiste que ce Giacomo Realti. Rome a le droit d’en être fière, et monsieur sera très-heureux de devenir de ses amis.

–Vous a-t-il dit qu’il viendrait me voir?

–Il ne me l’a pas dit, mais il est homme à venir sans attendre qu’on l’invite, et puis une occasion vous aura mis en présence avant peu. Au besoin, il la fera surgir lui-même.

Je n’exposerais pas en toute sincérité l’état de mon âme, si je n’avouais que Tibalde m’apparut en ce moment comme un très-habile homme, et qu’il m’inspira toute la reconnaissance que mérite un service rendu ou le désir de le rendre. Je lui savais gré d’avoir compris que, vivant dans le voisinage d’une personne aussi accomplie que Severine Realli, je ne pourrais être heureux avant de l’avoir connue, et j’attendis avec impatience qu’une circonstance me rapprochât d’elle.

Ce fut l’affaire d’une semaine.

Huit jours s’étaient écoulés depuis que j’avais fait la rencontre de Giacomo et de sa fille, lorsqu’à la même heure et à la même place, je les trouvai sur mon chemin. N’osant leur adresser le premier la parole, j’allais m’éloigner après les avoir salués, quand je vis le sculpteur, dont l’ombre du soir me cachait à moitié le visage, s’avancer vers moi, et je l’entendis prononcer mon nom.

Je m’arrêtai en m’inclinant.

–Pardonnez-moi de vous retenir ainsi, me dit-il alors, mais j’ai un trop vif désir de vous connaître pour laisser échapper l’occasion qui me met en votre présence. Je serais allé déjà vous présenter mes devoirs si je n’avais eu à m’occuper des mille détails de ma réinstallation dans une maison abandonnée depuis longtemps. Mais j’avais bien le dessein, maintenant que me voici libre, de frapper à votre porte.

Je voulus l’interrompre, afin d’exprimer mes remercîments ts; mais il ne m’en laissa pas le loisir et reprit avec vivacité:

–Je voulais vous connaître, d’abord, parce que vous êtes jeune et que j’aime les jeunes gens; ensuite, parce que vous êtes mon plus proche voisin; enfin, parce que vous êtes Français. J’aime passionnément vos compatriotes, monsieur. Une année de séjour à Paris m’a appris à apprécier leurs qualités de cœur et d’esprit.

Il continua assez longtemps sur ce ton, s’exprimant en français avec assez de pureté. Sa fille, debout auprès de lui, demeurait immobile et silencieuse; mais, quand il cessa de parler, elle lui dit dans sa langue qui m’était familière, et d’un accent grave et doux qui m’alla jusqu’au fond de l’âme:

–Je crains pour vous l’air du soir qui fraîchit, mon père; priez monsieur d’accepter notre souper et rentrons.

Je n’eus pas la pensée de répondre par un refus à cette invitation indirecte, et Giacomo Realti me l’ayant répétée, j’y répondis en l’acceptant.

Nous voilà donc tous les trois, nous dirigeant à pas lents vers la maison du sculpteur. Séverine s’était placée naturellement entre son père et moi, et, comme presque aussitôt l’entretien s’était porté sur Paris, ses musées, ses monuments, ses salons, ses spectacles, elle prit part à notre entretien avec une vivacité et une netteté d’opinion qui attestaient un esprit ferme et résolu.

Quelques minutes nous suffirent pour arriver à la grille du logis où nous nous rendions. Nous traversâmes une large terrasse qui s’étendait devant une maison vaste et simple d’aspect, sombre à sa base, enfouie dans les arbres, les vignes et les fleurs, toute blanche à son sommet couronné par un toit plat, autour duquel courait une balustrade élégante et légère

Puis, ayant gravi un perron de quelques degrés et au delà d’une porte monumentale, nous nous trouvâmes dans une immense pièce qu’une double portière, ouverte par le milieu et tendue dans sa largeur, partageait en deux parties.

Dans la plus grande, on voyait deux blocs de marbre à peine dégrossis, posés sur le piédestal qu’ils ne devaient plus quitter que fouillés, ciselés, transformés, et, pour tout dire, à l’état de chefs-d’ œuvre; une statue ébauchée dans la terre glaise et dont les formes, indiquées déjà par la main de l’artiste, s’accusaient avec une grâce mystérieuse sous le linge humide et transparent qui les recouvrait. Six bougies dans un lustre de cuivre roux éclairaient assez cette partie de l’atelier pour permettre de s’y guider, mais non d’embrasser dans tous leurs détails diverses œuvres terminées et rangées comme dans une galerie du Louvre.

Nous ne fîmes que passer.

–Demain, au jour, me dit Giacomo, vous reviendrez, je l’espère, et je vous montrerai mes travaux. Ici se tiennent mes élèves et mes praticiens. Quant à moi, voici ma place.

En disant ces mots, il souleva le rideau qui divisait l’atelier, et nous pûmes pénétrer de l’autre côté. Là, une lumière discrète, mais claire, baignait les murs sur lesquels des vieilles tapisseries offraient au regard des aventures mythologiques, dont les personnages semblaient vivre et peupler la salle de leurs chairs roses et de leurs costumes éclatants. Des meubles anciens, réunis à grand’peine ou achetés à grand prix, garnissaient cette pièce dans laquelle un buste, émergeant de l’argile récemment pétrie et mouillée, indiquait seul que Realti s’y retirait pour travailler à quelque œuvre de prédilection.

–Le buste de ma fille que j’ai commencé, me dit-il l; on ne peut encore le juger. D’ailleurs, le modèle n’est plus là.

En entrant dans la maison, Severine nous avait en effet quittés, sans doute pour donner des ordres. Comme je la cherchais du regard, il reprit:

–Oh! elle va nous rejoindre. Elle s’occupe du souper.

Tout en parlant, il avait machinalement repris son ébauchoir. Ses doigts habiles modelaient la terre à laquelle son génie semblait vouloir donner la vie. Je le regardais avec attention, ce que je n’avais pu faire encore. C’était un petit vieillard maigre et sec, au visage parcheminé, aux yeux sombres, brillants, toujours en mouvement comme deux feux follets. Les cheveux coupés ras et la barbe qu’il portait longue et taillée en éventail étaient entièrement blancs, ce qui parait l’ensemble de cette physionomie d’un caractère vénérable, bien qu’elle révélàt la vigueur de la pensée et du corps.

Il était vêtu d’une sorte de pourpoint en velours noir, à manches étroites, ample et flottant autour de la taille. Dans ce costume, et l’étrangeté de son visage aidant, il semblait appartenir à quelque siècle lointain et avoir été oublié par la mort dans la société moderne, aux usages et aux mœurs de laquelle on l’eût cru tenté d’opposer les mœurs et les usages d’un temps où l’art tenait dans les préoccupations des hommes une place qu’il ne possède plus aujourd’hui.

Tout à coup, et tandis que je l’observais avec curiosité, une porte s’ouvrit en face de moi. J’eus le temps d’entrevoir une vaste salle à manger, autour de laquelle d’antiques dressoirs en bois sculpté, que le temps avait embellis en assombrissant leurs teintes naturelles, supportaient quelques pièces d’argenterie, des aiguières en cuivre aux formes élégantes et des cristaux de diverses couleurs, taillés comme le diamant, dont les feux d’un lustre, suspendu au-dessus de la table déjà servie, leur communiquait l’éclat.

Dans ce cadre resplendissant m’apparut, toute baignée de lumière irisée, s’avançant vers nous le sourire aux lèvres, un peu pâle dans sa robe blanche, et le front comme écrasé sous le poids de ses noirs cheveux, Severine Realli.

Depuis le jour où, pour la première fois, je la vis ainsi parée de son incomparable grâce, les années ont succédé aux années, et sur leurs ailes le temps s’est enfui; mais je n’ai pu oublier l’apparition charmante: ce souvenir s’est emparé de ma vie et ne s’en est plus détaché.

Severine était mince, sa taille flexible comme la tige d’une fleur, brune avec des traits d’une exquise pureté recouverts d’une pâleur mate qui prenait aux lumières une transparence éblouissante. Élégante était sa démarche, harmonieux chacun de ses mouvements. Mais son plus grand charme venait du regard. Elle avait des yeux très-grands, de couleur fauve, qui jetaient parfois autour d’eux, à travers les cils bruns et longs, des reflets de paillettes d’or, mais dont l’éclat se tempérait d’une expression infinie de douceur et de sérénité. Ils étaient le miroir d’une âme ardente et tendre, mais fière et fortement pénétrée du sentiment de l’honneur et du devoir. Telle je la devinai au début de cette entrevue, telle l’avenir me la révéla, en me prouvant que mon impression première ne m’avait pas trompé.

Charmé, ainsi que moi, par sa présence, Giacomo Realti la regardait venir, et toute son attitude trahissait les satisfactions de l’orgueil paternel.

–Allons-nous bientôt souper, petite? demanda-t-il, avec un bon sourire. Je me sens un formidable appétit, et notre voisin est sans doute comme moi.

–Vous êtes servis, messieurs; je venais vous l’annoncer, répondit-elle.

Nous prîmes place tous les trois autour de la table, et je ressentis une émotion singulière en me voyant admis dans l’intimité de l’adorable jeune fille, dont l’image, à peine entrevue avant ce moment, m’avait obsédé pendant les jours qui s’étaient écoulés depuis notre première rencontre.

Le repas était simple, mais se ressentait, par son ordonnance et son confort, du long séjour que mes hôtes avaient fait à Paris et à Londres. Un jeune domestique circulait autour de nous, versant dans nos verres les meilleurs vins d’Italie. Le corps à l’aise, le cœur doucement troublé, le regard satisfait, je n’ai jamais peut-être goûté la douceur de vivre plus complétement que ce soir-là.

–Ainsi, mon voisin, vous vous plaisez à Rome et vous n’avez pas le projet de partir? me dit vers le milieu du repas Giacomo Realti, en donnant un nouveau tour à l’entretien dont les choses de voyage et d’art avaient jusqu’à ce moment fait tous les frais.

–Je n’ai pas ce projet, répondis-je. Nulle part, je ne pourrais me trouver plus heureux qu’ici.

–Si ce n’est auprès de votre famille, cependant, objecta Severine.

–Je n’ai plus de famille, mademoiselle; j’avais deux ans quand mon père est mort, j’en avais dix-neuf quand j’ai perdu ma mère. Je suis seul au monde.

Elle porta sur moi avec plus d’attention ses yeux, où se manifesta l’attendrissement qu’elle venait de ressentir. Je continuai:

–Je me suis fixé à Rome pour longtemps, je l’espère. Je ne souhaite pas d’être obligé de changer.

–Vous vous marierez? reprit Giacomo Realti.

–Il faut trouver une femme telle qu’on l’a rêvée.

–C’est difficile, peut-être, me dit Severine en souriant, sans attendre que j’eusse exprimé ma pensée tout entière.

Mon regard s’arrêta sur elle avec une persistance dont je ne fus pas maître, et je lui répondis d’une voix grave:

–Ce qui est difficile, ce n’est pas de la trouver, mais de se faire aimer d’elle.

Ses paupières subitement abaissées me dérobèrent la flamme de ses yeux, et le silence régna un instant entre nous. Puis Giacomo, reprenant la parole, se mit à raconter son voyage, afin de répondre à une question que je lui avais précédemment adressée.

Quatre ans avant, la mort de sa femme, survenue subitement, l’avait laissé dans un deuil qui semblait devoir être éternel. Mais sa douleur, plus âpre peut-être que si elle eût éclaté, était tout intérieure, contenue, ne se trahissant que par la tristesse empreinte sur ses traits. Celle de Severine, au contraire, se révélait par d’amères larmes et par une invincible répulsion pour les lieux où elle avait vécu jusqu’à ce jour dans l’enivrement et dans la paix des tendresses maternelles.

Giacomo Realli voyait sa fille dépérir et demeurait impuissant à la consoler. Cédant alors aux conseils d’un médecin, il avait résolu de voyager et de demander à des distractions puissantes pour Severine et pour lui l’apaisement de leur chagrin. Le père et l’enfant étaient partis, accompagnés de la nourrice de Severine. Ils avaient successivement parcouru les grandes villes de l’Europe, et dans plusieurs d’entre elles, notamment à Londres et à Paris, Giacomo avait accepté des travaux que plusieurs de ses compatriotes s’étaient empressés de lui procurer. C’est ainsi que sa réputation avait franchi les frontières de l’Italie, et qu’après ce long voyage il rentrait à Rome couvert de succès et d’honneurs, heureux de voir sa fille devenue belle et forte, rattachée à la vie et à l’espoir qui est l’apanage de la jeunesse.

–Je ne regrette pas ce voyage, me dit-il en terminant son récit; je lui dois des satisfactions sans nombre; je lui dois d’avoir vu ma Severine recouvrer la santé et compléter son éducation mieux qu’elle n’eût pu le faire ici, malgré le mérite des maîtres que j’aurais réunis autour d’elle. Non, je ne le regrette pas; mais nous sommes rentrés avec bonheur dans notre maison et résolus à ne la plus quitter. Par conséquent, mon voisin, si vous êtes aussi sédentaire que nous nous proposons de l’être, il ne tiendra qu’à vous de vous donner des amis qui ne vous abandonneront pas.

Je ne cite ces paroles que pour faire comprendre comment, dès le début de mes relations avec la famille Realti, se créa entre nous une intimité qui ne devait plus être détruite et qui m’associa pour jamais à la destinée de Severine.

A dater de cette soirée, la maison du sculpteur devint ma maison. Chaque jour je passais de longues heures dans son atelier, où sa fille venait nous rejoindre. Tandis qu’il travaillait, il la priait de se mettre au piano. Elle obéissait simplement, sans se faire prier, et de son adorable voix nous disait des mélodies italiennes et allemandes qu’elle accompagnait elle-même avec un merveilleux talent.

A la musique succédaient d’interminables causeries où, s’abandonnant tout entière, elle nous révélait son esprit et son cœur, me laissant ensuite sous le charme de sa parole et de sa grâce. Qu’elle rappelât les épisodes de son voyage, qu’elle fît allusion à quelque poétique souvenir de son enfance, ou qu’au contraire elle entretînt son père des simples détails de leur vie commune, elle avait le don de m’émouvoir et lui causait à lui-même, quelque habitude qu’il eût de la voir et de l’entendre, une émotion qu’il n’avouait que lorsqu’elle n’était plus à ses côtés pour en recueillir l’expression.

Pendant tout l’ hiver, je la vis ainsi chaque jour. Sous les soleils pâles de janvier, par les temps clairs, nous allions souvent faire une rapide excursion dans les jardins qui entourent Rome. Ces promenades étaient charmantes. Séverine s’appuyait familièrement à mon bras . et si grande était sa confiance en moi, qu’il semblait que nous nous fussions toujours connus. Son père encourageait de sa présence et de son paternel sourire notre amitié naissante. Je me figurais qu’ayant lu dans mon âme les sentiments qui s’y pressaient, il souhaitait la réalisation des rêves qui obsédaient ma pensée.

D’autres fois, nous allions visiter ensemble les églises et les musées, et là encore se resserraient les liens que chaque jour créait entre nous. Puis, ce fut dans les salons les plus illustres de la noblesse romaine que j’accompagnai Severine et son père. Perdu dans la foule, j’assistais à son entrée. Tremblant et surexcité, j’écoutais les éloges accordés à sa beauté, et je me plaisais à en jouir, comme s’ils eussent été adressés à quelque chose qui aurait été mien. Partout, Giacomo Realti était accueilli comme un grand artiste, et sa fille fêtée comme la plus parfaite de ses œuvres.

C’est ainsi que, peu à peu, l’amour pénétra dans mon cœur, l’envahit, en prit possession, et que je m’accoutumai à considérer Severine comme ma femme.

Entre elle et moi, je ne voyais aucun obstacle. Elle s’abandonnait si complétement à mon enthousiasme, elle mettait une si constante attention à me convaincre que j’étais son seul ami, qu’il me semblait que, le jour où je parlerais, elle serait à moi, acceptant sans hésiter ma fortune, mon nom, et la promesse qui montait sans cesse à mes lèvres, et que j’hésitais toujours à prononcer, de passer ma vie à ses pieds.

Cependant, en dépit d’une tendresse si profonde et d’une espérance tous les jours encouragée, je goûtais à me taire un indicible plaisir. Dans la force même de mon sentiment, je puisais la conviction que j’étais aimé autant que j’aimais. Dès lors, pourquoi me serais-je pressé de parler? Garder le silence, quand les yeux et le cœur sont pleins de l’être adoré, attendre un bonheur dont on est certain, n’est-ce point la félicité infinie?

Lorsque, après une journée dont un invincible espoir avait charmé toutes les heures, je me trouvais seul, je m’abandonnais à la joie de vivre. Je formais pour l’avenir des projets dont Severine était l’âme. Je m’endormais en disant:

–Demain, je parlerai.

Le lendemain venait et je ne parlais pas. Mais si quelqu’un m’eût dit que Severine ne m’avait pas encore compris et que son cœur ne battait pas à l’unisson du mien, je l’aurais accusé d’aveuglement et de folie.

Les persécutées

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