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II

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PETIT PANTHÉISME SENTIMENTAL

La chambre vide, la chambre veuve s’emplit de silence jusqu’aux murs, d’un silence énorme, électrique, hostile, d’un lourd silence de reproche: la lumière de la lampe qui se jeta sur les épaules et sur les seins de celle qui n’est plus ici, qui se baigna à l’ambre pâle de ses hanches, la lumière de la lampe qui, en un tourbillon, s’épandit et s’abandonna, qui dansa, frénétique, qui jaillit et qui fusa comme une rosée, qui garrotta de clarté notre étreinte et qui l’enlaça d’un collier de perles et de flammes, la lumière de la lampe est devenue frêle et frileuse, malheureuse aussi; elle se plaint vers la lune invisible et semble ne plus vouloir briller et agoniser que pour la lune.

Les fauteuils s’accroupissent comme des Arabes en deuil et c’est comme un affaissement de tout en cette chambre, de toutes les choses sans âme: leur âme, l’âme de cette chambre s’est enfuie.

Oui, ç’a été une fuite et l’âme est partie trop vite.

Mais ce n’est pas ma faute.

Et vraiment, chambre infortunée, tu t’étais trop vite, toi-même, habituée à cette âme blonde.

Tu n’as pas toujours eu une âme: tu es une chambre médiocre et si la pauvreté l’habita, comme c’est trop vraisemblable, ce fut humblement.

Je t’ai louée parce qu’un marchand de vin n’avait pas voulu de toi.

Ton silence, chambre, devient plus agressif.

Je comprends. Le marchand de vins ne t’a pas louée parce que tu étais prédestinée à moi, à nous et parce que les aventures les plus fatales doivent, par le temps qui court, avoir un prétexte, un alibi naturel, un alibi de banalité.

Eh! chambre, tu es triste,—comme moi, tu es pauvre, comme moi, tu es vide—comme moi.

Et nous ne pouvons nous consoler puisque nous sommes faits pour être tristes ensemble et pour nous réjouir ensemble—moins souvent.

Tu as été sanctuaire: tu as connu la gloire, les fêtes absolues, l’intimité qui comporte, qui apporte avec soi l’immensité, tu as été l’univers et tu as été l’au-delà: c’est fini pour aujourd’hui, morne chambre.

Et tu ne resteras vêtue que de tes souvenirs et de ton silence.

Je ne puis te consoler puisque je ne puis être consolé et je trouve comme toi que cette créature hautaine, que cette créature de délice, que cette créature de douceur s’en fut trop tôt, trop rapidement, trop brutalement, que la rue et le monde la tirèrent d’ici, comme on tue.

Et je vais m’en aller, moi qui te parle. Je serai dans mon tort, parce que les chambres doivent être habitées, mais je te demande pardon, tout de suite. Et je ne vais pas m’en aller tout de suite: j’ai honte. En te délaissant, je délaisse le décor de mon bonheur et mon bonheur et tu vas être si vide, si froide!

Ah! que l’intensité de nos moments, que la tendre férocité de notre séjour, que l’impatience passionnée de nos rencontres se disperse, s’étende sur ton vide et sur ta médiocrité, petite chambre!

Tu as abrité des malheurs: tu leur as accordé le leurre du toit, le leurre de la sécurité, le droit de dormir et le droit d’avoir de la pudeur, tu leur as été indulgente en cachant leurs soucis et tu leur as été pénible en leur coûtant leur argent et, parfois, l’argent qu’ils n’avaient pas: tu n’es pas mon gîte à moi et tu n’es pas son gîte à elle: tu n’es même pas le gîte de notre amour, puisque notre amour emplit le monde et que, dans tous les palais et sur toutes les montagnes, il se déchire en petites prières et en jolis murmures, que les oiselles le passent au bec de leurs petits et que les chênes et les fantômes le chantent en leurs frissons, tu es le gîte de notre étreinte.

Nous ne nous embrassons que chez toi, qu’en toi: sois fière, petite chambre.

Tu boudes encore et la lumière de la lampe s’écarte de moi: je vais t’endormir avant de partir.

Je vais te bercer, chambre si pauvre, comme on berce une princesse de soie et d’or, je vais te bercer d’un conte tout neuf, caressant comme les plus vieux contes et vrai comme une caresse: c’est le conte de notre amour.

Mais tu es une vieille chambre pauvre: tu ne sortis jamais de chez toi: comment te dire les sites qui nous enchantèrent, qui nous attendrirent, qui nous fiancèrent?

Tu ne sais pas ce que c’est que la mer—et la mer est dans notre amour, tu ne sais pas ce que c’est que le soleil—et le soleil luit en notre amour, tu ne sais pas ce que c’est que la lune et la lune argente, attiédit, enfièvre notre amour et les routes s’y suivent et s’y croisent, les arbres se penchent vers lui: tu ne sais pas ce qu’est un arbre.

Suis-je bête! Tu as été un arbre et des arbres, tu as été des pierres, tu as été, chambre glacée, du soleil, de la lune, de la nature et de la mer: c’est par mer que, de très loin, les arbres raidis s’en viennent chercher des haches françaises: pardonne-moi: tu connais mieux la mer et le soleil que moi.

Donc j’allai un jour dans une ville où vont les gens riches. Les gens riches! Tu en as peut-être aperçu un ou deux qui venaient perdre sur ta cheminée, non sans le faire remarquer, une, deux ou trois pièces de monnaie—ou qui réclamaient d’autres pièces de monnaie, de très haut, du haut de leur chapeau haut de forme. Et des commissaires de police, des huissiers sont peut-être venus ici, qui sont des gens riches.

Des temps se relaient deux fois l’an où les gens riches veulent se mettre en contact avec le peuple et les choses. C’est le moment qu’ils choisissent pour s’avouer qu’ils ont besoin d’air, de vigueur, de fraîcheur et de chaleur et où ils partent en chercher où il y en a—sur le Baedecker.

Ils ont à traverser des villes de province qui se ressemblent—car rien ne se ressemble comme les villes de province, mais ils les traversent vite, les brûlent, passent à côté, parce qu’ils sont dans des chemins de fer très rapides, qui leur cachent les choses monotones, la souffrance et la misère, qui ont hâte de les jeter dans de la beauté, comme ils jettent les pauvres gens dans les faubourgs gris et noirs, dans les chambres aussi sombres que toi, petite chambre, et dans ces endroits de repos que sont les prisons et les cimetières.

Dès que les gens riches ont été jetés dans la beauté, sans brusquerie, avec leurs bagages et leurs domestiques, ils crient ou ne crient pas que c’est très cher, qu’on leur fait payer la chaleur et la fraîcheur et que l’existence est hors de prix.

Ils happent la beauté goulûment sans y prendre garde—et n’admirent que pour admirer leur richesse et pour s’admirer.

Mais vraiment, c’est beau.

Lorsque le chemin de fer mène à cette ville, il se promène entre la mer et les montagnes et, par gentillesse, semble aller lentement, lentement—et il va si vite!—pour qu’on puisse se laisser charmer par le paysage.

Et le paysage, la mer, les montagnes entrent dans les wagons, le ciel aussi—et quel ciel! les palmiers glissent le long des wagons et c’est un cortège naturel et extravagant: la mer qui est là, qui est partout, qui court après vous, qui vous cerne, qui vous lèche, s’obstine en sa complaisance, l’enchevêtrement harmonieux des palmiers, des oliviers, des arbres de joie et des fleurs touffues, des fleurs bleues, rouges, mauves, jaunes et vertes, les orangers qui se dressent et qui se penchent, les fleurs qui mangent les maisons, les pins-parasols qui se déploient, les fleurs encore, les fleurs toujours, roses et noires, jaunes et grises, les fleurs métalliques, les fleurs couleur de pierre et couleur d’enfer, les fleurs qui se tendent, qui s’offrent, qui repoussent sous le regard, les fleurs tyranniques, les arbres débonnaires, les maisons qui s’abritent des arbres et des fleurs et qui n’offensent ni les fleurs ni les arbres, les brèves montagnes qui se dentèlent devant d’autres montagnes plus hautes,—des montagnes de fond,—les golfes qui se dessinent et qui disparaissent pour reparaître, le ciel qui se tisse de même splendeur, toute cette orgie de grandeur, de nature, de facilité et de simplicité, vous poursuit, se presse autour de vous comme un chœur aimant, tout est sans bruyance, sans déclamation, tout chante en sourdine, tout est sans arrogance, tout semble vouloir faire plaisir, sans plus, et être comme le couloir sans limite, la route fleurie du paradis.

Et la ville s’enferme de montagnes, de murailles, la ville, en son caprice, monte, descend, se déchire, s’étage, s’enfonce en des précipices pour s’envoler en une flore de sommets: on l’appelle Monte-Carlo.

Les fleurs y jaillissent, énormes, s’y développent, s’y épanouissent, y éclatent de sève, de chaleur, de fraîcheur, les arbres s’y efforcent vers le ciel et c’est comme une musique intime, secrète des plantes et de la ville.

Les arbres et les fleurs qui vous ont suivi jusque-là en chemin de fer s’arrêtent avec vous, entrent les uns dans les autres, se gonflent d’une vie intense, profonde, massive et comme obscure, et la mer qui a coulé jusque-là s’arrête aussi et gonfle la mer, en fait une masse électrique, qui s’étouffe de sa beauté.

Les gens riches, petite chambre, ont de l’estime pour cette ville—parce qu’elle se coiffe d’une salle de jeu.

C’est en cette ville que la nature, la splendeur et la douceur de la nature, se sont réfugiées; c’est en cette ville que le soleil s’essaie, l’hiver, qu’il languit, qu’il se reprend à sourire, qu’il baigne sa mélancolie, c’est sur cette ville que toutes les fleurs se penchent, qu’elles s’amoncèlent en des bouquets tout faits, en des forêts d’azur, de ténèbre, de rose et d’or; le ciel y est uni comme une prière, la mer, ah! la mer, je ne pourrais te la décrire, tant elle est majestueuse, lourde de tendresse et de ferveur, lente, attirante, absorbante, à la fois câline et dédaigneuse, tant elle est la mer des contes de fées qu’on se rappelle la nuit et des Mille et une Nuits qu’on scande le soir, tant elle est la mer d’Orient, la mer des nostalgies; elle est belle à ne pas oser la couper d’une rame ou d’un éperon de vaisseau, eh bien! les gens riches ont de l’estime pour cette ville parce que, au-dessus de la mer, en bordure des fleurs, défiant le ciel de deux mâts de cocagne, une salle de jeu s’étend, se vautre,—qui leur coûte cher.

J’entrai dans cette salle de jeu.

Rien n’est plaisant comme de jeter—volontairement—quelque argent aux gens riches comme à des fauves.

Des tables sont là, creusées d’un trou où une bille roule, guettant un trou plus petit—et où l’on peut sans danger oublier des pièces de monnaie.

Des êtres sont assis, sont tapis le long de la table—et des êtres sont debout derrière, et, au milieu de la salle, des êtres s’attardent à défaillir et à rester hagards, n’ayant plus de quoi s’asseoir, n’ayant plus de quoi se tenir debout, n’ayant plus de quoi regarder.

Et malheur à l’argent qui tombe sur ces tables! Ce n’est pas en un plomb vil qu’il se transforme, c’est en de petits pains à cacheter blonds ou gris, en petits pains à cacheter qui ne cachètent rien et qui s’engluent et qui s’enfuient. Les êtres qui cernent cet argent ont des têtes où il se reflète, en son horreur soudaine, têtes plombées, têtes bossuées comme les pièces qui ont beaucoup roulé; têtes de cauchemars comme les écus qui ont longtemps dormi; têtes vieillies tout à coup de toute la vieillesse de ces pièces, de ces écus qui les quittent, qu’ils chassent; têtes creusées, sinistres, punies de tous les crimes, de toutes les douleurs des rois dont les effigies s’impriment, se figent et s’effacent parmi le disque gris ou blond.

Les femmes déposent leur beauté et leur élégance au vestiaire, avec leur ombrelle—et se couvrent d’un uniforme tacite de gêne et de cupidité; c’est une poussière d’or et d’argent qui les embue et ce sont des rides qui viennent.

Les hommes se ressemblent tous, vieillis, jaunes et verts.

Je perdis bien évidemment à ce jeu de perte et de perdition et je ne m’obstinai pas en cette prison de cendre et de plomb.

Je me précipitai dans le soleil, dans les fleurs, dans les arbres et dans la mer.

C’était le temps où le printemps tremble sur les côtes, où les arbres se trouent des murmures hésitants, des murmures impétueux de la vie, c’était le temps où le crépuscule s’alanguit et repousse le soir dans la mer, où le jour veut avoir le temps de mourir et de s’étendre paresseusement sur les flots.

Le soleil s’évanouissait dans de l’azur, c’était le moment de l’azur, où l’azur veut tout conquérir, veut tout avoir, veut être tout, où il couvre, où il masque tout, jusqu’à la médiocrité, jusqu’au néant, où il s’épand, en coulées larges et sûres, presque par blocs, sur les arbres, sur les fleurs et c’est un azur profond et massif, un azur plein, vivace, torrentiel et calme.

Je ne m’assis pas au bord de la mer: c’est une mer devant laquelle on ne doit pas s’asseoir, c’est une mer qui veut qu’on la respecte.

L’azur léger qui, en un balancement léger, s’en venait mourir au ras de la terre, à la pointe du roc, s’épaississait tout de suite d’un azur plus lourd, d’un azur de puissance, presque indigo; du mauve se gonflait des violets les plus sombres, les plus veloutés, lumineux d’une lumière intime et lointaine.

Pas un bruit, pas un souffle pour troubler l’atmosphère de prédestination, le silence de gestation, le crépuscule d’apothéose.

Et j’entendis un souffle, moins qu’un souffle, un rythme secret.

Je regardai.

Sur les larges et plats degrés qui descendent insensiblement à la mer, une forme glissait, sans couper le ciel, sans violer l’azur, une forme qui se mariait à l’azur du ciel, à l’azur de l’heure, une forme rythmique, en son rythme secret, mélodieuse comme le silence et lente comme le crépuscule. Et, devant cette mer où l’on ne voit jamais personne, devant cette mer jalouse de sa beauté, égoïste en sa splendeur, devant cette mer qui ne chante que pour soi, qui n’est coquette que pour soi, devant cette mer qui semble grosse d’un dieu inconnu, devant cette mer d’indifférence et de pudeur, devant cette mer de mystère, je crus voir s’avancer je ne sais quelle ondine, je ne sais quelle nymphe de pudeur et de mystère, je crus à une apparition, je crus que je troublais une cérémonie, que je troublais un rite.

L’ondine qui descendait était la grâce et la jeunesse et, en ce soleil couchant, en cet azur tyrannique, en ce midi autocratique, elle apportait comme un reflet, comme un rayon de lune—et de lune allemande, comme un reflet des lacs d’Écosse, comme un reflet des ciels de l’Écosse aux ciels gris-perle.

Il y a des nuances dans le silence: j’étais si ému que je voulus me taire davantage, d’un silence plus anxieux et plus respectueux.

Et des paroles glissèrent à moi, de l’ondine glissante. Oh! des paroles qui n’outragèrent pas le paysage, qui n’humilièrent rien en la nature, des paroles de paix en la paix universelle, des paroles profondes en la profondeur du mystère.

—C’est vous? demanda la nymphe. Quel beau soir!

Je la connaissais! J’eus devant la mer; le scrupule de ne pas trop me la rappeler, de ne pas l’interroger sur sa santé et sur des choses autour d’elle.

Elle me paraissait nouvelle, fille de cette ville et de cette mer: je ne l’avais pas remarquée jusque-là; je l’avais rencontrée et saluée sans la remarquer.

Et j’avais envie de pleurer à ses pieds.

Jamais je ne fus plus faible, jamais je ne me sentis plus près des choses, plus près de m’évanouir dans les choses.

La nature qui ne me frappe jamais parce que je la sens en moi, que je n’admire jamais, parce que je l’admire trop, que je ne puis exprimer de mots parce que je la sens de tout moi, de mon cœur, de mes yeux, de mon âme, de la volupté et de la souffrance de tout mon corps et de mon âme élargie, aiguë, immense, les arbres, les fleurs, les rochers, le ciel et la mer même, tout se cabrait, se convulsait en moi, tout se déchirait, tout se lamentait, tout s’exaltait en moi, d’un spasme.

—Oui, dis-je, c’est un beau soir.

De quel ton avais-je parlé? J’avais parlé la langue de l’amour, car elle me considéra étrangement.

—Je ne vous ai jamais entendu parler ainsi. Vous avez mal?

Je ne la regardai pas. Elle était là qui errait sur la mer, qui emplissait l’immensité et je la fixais tout près, là-bas, et ailleurs dans le vague et dans le vide.

—Oui, répondis-je, j’ai mal. Mais ce n’est rien!

Non, petite fille, ce n’est rien, c’est tout,—et c’est plus et c’est pis et c’est mieux. Ma vie,—mais qu’est-ce que ma vie?—vient de s’échouer au bord de cette mer, au bord de ce rocher. Mais non! ce n’est pas un naufrage:

C’est un appareillage sur cette mer sans barques, sur cette mer fraternelle, orgueilleuse comme nos deux âmes.

Et nos deux âmes et nos deux songes s’en vont sur cette mer, en une étreinte. Tu ne le sais pas: je ne te le dirai pas. Les fiançailles doivent être secrètes et rien n’est discret comme la mer, rien n’est discret comme la beauté.

Tu me dis, petite fille:

«La mer est magnifique de sévérité. Ne voyez-vous pas qu’elle se glace en pensant aux joueurs de là-haut. Pauvres gens!»

La mer ne se glace pas, petite: elle se fait plus lente pour mieux permettre à notre songe, à notre âme de s’enlacer sur elle.

Mais je ne voulus pas rompre le charme.

Je dis:

«La mer a autre chose à faire ou à ne pas faire. Elle ne sait pas ce que sont les joueurs. Le seul jeu qu’elle admette, c’est celui de la fatalité et de l’éternité. Elle ne pense pas, étant indolente et ne se prête pas à des pensées: elle est indulgente seulement aux rêves parce que les rêves voguent au-dessus d’elle, en ne la caressant qu’à peine, elle est indulgente aux désirs qui meurent sur elle et à l’amour qui a des ailes.»

Je parlais bas, en cette chapelle d’immensité.

La nymphe dit tout bas, elle aussi:

—Ah! l’amour!...

Ce mot-là vibra, frémit, résonna longtemps sur la mer. Il ne se dispersa, ne s’éteignit que peu à peu—et la mer en fut plus bleue et le silence s’en fit plus fervent.

L’ondine continua:

—Comme la mer est compacte et quel fluide elle épand! C’est une mer qui jette des sorts. Elle les jette sans fatigue: elle les laisse se lever d’elle et se poser comme des papillons, des papillons bleus, d’un bleu profond, tout près d’elle, tout de suite.

—Croyez-vous, râlai-je, croyez-vous qu’elle a jeté un sort sur nous?

Elle ne comprenait pas.

—Sur vous ou sur moi?

—Sur vous, sur moi, sur nous deux ensemble—ensemble.

Elle ne se révolta pas, demeura muette et interrogea la mer.

La mer la protégeait et l’empêchait de mentir, d’essayer de se tromper.

Des minutes, des minutes nous fûmes l’un auprès de l’autre, sans nous voir, les yeux s’enfonçant dans l’infini.

Le soir tomba sur nous comme une grotte amoureuse.

Un azur énorme enveloppait la ville et la mer, un étui d’azur descendait sur la montagne, derrière la mer, qui s’estompait comme un paysage du Vinci.

Et c’était vraiment un azur d’éternité.

Nous demandâmes de l’éternité à la mer, nous demandâmes de l’éternité au crépuscule et au silence et, toujours sans parler, nous revînmes vers la ville par les degrés larges et plats.

Et, parmi cet azur, tu me dis:

—Au revoir.

dans du vert, le vert d’une plante qui se dressait et se penchait.

Personne n’est plus maladroit que moi pour porter à ses lèvres une main de femme, et jamais je ne fus plus maladroit. J’eus la gaucherie du petit enfant, l’effroi du lâche, l’ardeur du fanatique, toutes les timidités, toutes les impatiences, toutes les gloutonneries.

Tu ne me fis pas de reproches, tu n’eus pas de sourire, tu ne me fis pas remarquer que j’avais la fièvre.

Tu n’osas même pas répéter ton «Au revoir» et tu t’en fus aussi vite que possible, fuyant ton avenir, fuyant ta vie, fuyant ta fatalité.

Et tu n’allais pas trop vite, tout de même, parce que tu étais dans la ville de lenteur, d’harmonie et de beauté.

Tu allais en Italie.

Je t’y suivis, de loin, d’ici.

Je variai ton voyage, de ma fantaisie, de mon respect, je l’enfonçai dans le passé: j’en fis un voyage romantique. Tu allas, de par moi, le long des routes qui n’existent plus et qui n’existèrent jamais et les eaux de Venise te rendirent des gondoles prisonnières, des gondoles en poussière et je te fus un guide archaïque parmi la pureté de Bergame et les forêts de Vicence. Et nous descendîmes plus avant cependant que, solitaire, j’inventais l’Italie en m’hallucinant de toi...

Mais voici que tu dors, petite chambre et que tu dors heureuse: j’ai bien su te bercer. Je vais te laisser, et je suis triste. Je te confie mon bonheur.

Je m’en vais. Dors bien, petite chambre.

Et toi, lampe si pâle que j’éteins d’un soupir, dors bien, toi aussi. Je ferme la porte tout doucement pour n’éveiller ni la chambre ni la lampe.

Et c’est la rue, c’est le siècle, ce sont les gens.

La rue est une rue étroite et déserte, douloureuse et résignée.

Mais elle conduit à des rues où passe du monde. Comme il y a du monde, aujourd’hui!

Tout Paris est dans la rue, tout l’univers est dans la rue! il n’y avait que nous chez nous; toutes les chambres étaient à nous, toutes les intimités, tous les refuges: c’est un jour de fête, c’est un soir de fête.

On se repose encore, on se promène encore. Et les gens ne sont pas méchants.

Ils ont aujourd’hui des âmes de fête et d’oisiveté: des baisers sans rancœurs, sans relent de labeur, sèchent sur leurs joues et ils vont, des enfants aux bras, des refrains aux lèvres, user leur plaisir au plein air.

Quelle fête célèbre-t-on aujourd’hui?

J’aurais tant voulu que notre fête à nous fût toute à nous, que nous fussions seuls à nous réjouir!

Et voici que c’est une fête publique, populaire, vulgaire!

Je me souviens! je me souviens! c’est la Toussaint!

Nous nous sommes aimés pour la première fois, le jour où les enfants, les mères et les pères s’en vont chercher leurs morts aux cimetières froids! Nous nous sommes aimés le jour où les prières réchauffent de ferveur les fantômes lassés; nous nous sommes aimés le jour des trépassés et la Mort, d’un sourire, aida notre délice.

Passants, vos mains sont vides, vos yeux sont secs: vous avez déposé sur des pierres blanches les lourdes couronnes et vous avez pleuré!

Chérie, chérie, avais-tu songé à ce jour?

Nous aurions pu nous posséder depuis si longtemps!

Voici des jours et des jours où un peu de bonne volonté nous aurait suffi pour être humainement amants comme nous étions amants pour les dieux et pour l’au-delà. Il ne nous manquait que l’occasion et l’occasion est si facile!

Nous avons attendu, nous nous sommes attendus et nous sommes trois maintenant, chérie: toi, moi et la Mort.

Que Dieu ait pitié de nous!

Mais je blasphème. On n’a jamais à avoir pitié de l’amour.

L’amour est le Dieu d’orgueil, l’amour est la chose d’orgueil.

Nous n’avons pas peur de la mort. En ce sacrifice païen, en ce festin, nous avions besoin de divinité et d’éternité: c’est toi qui nous l’apportes, Mort, bonne mort: merci d’être venue à nos fiançailles.

Et, n’est-ce pas? tu n’as pas dû nous quitter?

Qu’aurais-tu fait de ces femmes qui, au lieu d’aller au Bois et au cabaret, s’amusèrent à fouler aux pieds des fleurs de tombes? Qu’as-tu à faire dans les cimetières?

Tu passas ton après-midi en cette chambre sombre, en ce tombeau à peine frémissant, à peine chantant où nous nous sommes tus, tous les deux. Tu étendis sur notre couche, pour nous réchauffer, tes deux grandes ailes noires et tu berças nos spasmes des souvenirs de tous les amants que tu réunis chez toi, pour toujours, tu aiguisas nos spasmes des plaintes d’amour que tu calmas et tu magnifias notre spasme de ton immensité.

Et tu avais la Fatalité avec toi qui es ta sœur vieillie et la Beauté qui est ton ombre.

Accompagne-moi un peu à travers la foule, Mort: les rues sont trop larges pour moi. Je ne suis pas triste: je suis tout désir de larmes.

Je n’aurais pas le courage de cueillir une fleur et je respecte toute vie, la plus humble, la plus irréelle: je vois partout de la vie—et la Vie.

C’est que, Mort, tu es une bonne compagne. Viens, tu verras de pauvres gens qui vont à pied et d’autres qui prennent des omnibus. Ça t’ennuie? Tu n’aimes pas voir les pauvres gens parce que tu les enlèves et que tu les laisses vivre à tort et à travers, parce que tu te laisses appeler sans accourir, parce que tu te laisses chasser sans entendre!

Eh bien! ne regarde que moi: je ne te déteste pas. J’aurais envie de faire un calembour sans grossièreté, d’unir les mots amour et mort, mais tant d’autres l’ont fait avant moi!

Je te parlerais bien des morts mais ils sont trop, et ils sont si peu de chose sous toi! J’ai lu quelque part cette phrase: Optimi consultores mortui, qui se grava comme une épitaphe dans le marbre de mon âme. «Les meilleurs conseillers sont les morts.» J’ai choisi mes amis parmi les morts, je les ai interrogés et je me suis lamenté vers eux.

Et toi, Mort, tu es tous les morts, tu es mon amie et ma seule amie.

Vois comme les gens sont mornes dans les rues: tu les écrases, et tu n’es pas méchante; c’est que tu es plus grande qu’eux.

Je te voudrais, je te veux molle et souple, prenante et sans insolence, tu es ma confidente, tu es ma camarade, garde-moi mon rêve, protège-le contre la rue, contre les gens.

N’allons pas trop vite; j’ai beaucoup à descendre avant d’arriver où je voudrais ne pas aller. J’ai à croiser des voitures qui crient et des voitures qui sifflent, et je suis lourd de mon amour, et je suis faible de la force de mon amour. Et je suis retardé par mes souvenirs, par mon souvenir.

Il n’y a pas que toi, Mort, pour me disputer à la vie, à la vie stupide de chaque jour, il y a une main, une petite main qui se pose sur mon épaule, il y a des paroles qui s’étreignent et qui disent: «Ne va pas vers d’autres paroles, dors en la buée pâle que nous sommes», il y a les pavés aussi qui me sont pénibles et la route qui est si longue, si longue, qui se brise, qui tourne pour m’empêcher de marcher plus avant et il y a le reflet de mon bonheur, mon rêve qui se font plus lourds, plus caressants, plus tyranniques.

Mais il faut que je retourne à ma vie, il faut que je retrouve mon cadre de médiocrité, d’indifférence et d’hostilité, il faut que ce jour soit semblable, fasse semblant d’être semblable aux autres jours, il faut...

L'Holocauste: Roman Contemporain

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