Читать книгу L'Holocauste: Roman Contemporain - Ernest La Jeunesse - Страница 5
III
ОглавлениеLUI!
Je suis tombé sur lui comme en un précipice.
Il m’a piqué au milieu du cœur de son «Bonjour!» comme d’un harpon, il m’a tiré à lui et à son horreur, de sa cordialité bruyante, il m’assied en face de lui, il me fait servir à boire. Il m’a arraché à mon rêve, à mon tendre halo de délice: il s’est rappelé, il s’est révélé à moi au coin d’une rue, il a jailli sur moi de toute son apathie assis à cette terrasse de café, calme, souriant, il m’a entouré furieusement, a tourbillonné autour de moi et me voici plein de lui, je ne pense plus qu’à lui—pour n’y avoir pas pensé.
Il était sorti de ma vie, comme un remords inutile: ce n’était qu’une absence momentanée, l’absence du maître qui doit revenir, ce n’était qu’un faux départ.
Il m’a repris, il s’est réinstallé en moi, bien à son aise, m’étouffant, m’écrasant, m’humiliant.
Pourquoi ne fait-il pas plus froid? Je me plaignais du froid tout à l’heure, de l’autre côté du précipice! Imbécile! Pourquoi ne fait-il pas très froid! Je ne l’aurais pas rencontré.
Il aurait bu à l’intérieur, n’aurait pas encombré de soi les terrasses de café, les rues, la ville, l’univers et l’au-delà. Il n’aurait pas...
Qu’en sais-je? Ah! je sais bien, qu’il aurait été là, tout de même, guettant les passants, comme le sphinx, effroyable et sanglant.
Mort, bonne Mort qui m’as accompagné, arrache cet homme de cette terrasse, bonne Mort, remporte-le, détruis-le, ensevelis-le dans le pire néant, efface: non! tu ne peux pas! Il est trop grand, trop gros, immense, indéracinable! Il est plus puissant que toi!
Et tu es partie, Mort, tu m’as abandonné: tu as eu peur de lui.
Je suis seul, hideusement seul—avec lui! Sous lui! J’appartiens à cet homme. Je suis sa chose, sa pauvre chose misérable. En me touchant la main tout à l’heure—il m’a touché la main!—il a pris possession, il a pris livraison de moi comme d’un forçat, il m’a enchaîné, englué, pétrifié.
Il est hideux.
Sa moustache noire, ses cheveux noirs taillés en brosse, ses yeux bleus—des yeux pâles en cette face noire;—sa maigreur—car il est maigre, cet être d’immensité,—son nez camus et la trompeuse énergie de sa face, l’illusoire nervosité de sa personne, tout m’irrite, tout m’enfièvre, tout m’affole. Et cependant!...
J’ai bu un peu de l’absinthe que tu m’as offerte, que tu m’as imposée.
Je ne te hais plus, je ne te hais pas et je n’ai même pas le droit de t’aimer.
Je t’ai demandé, comme un somnambule: «Est-ce que votre femme va bien?»
Car je ne tutoie qu’en mon âme.
Je n’ai pas entendu ta réponse et je ne pouvais l’entendre: je sais que ta femme va bien, qu’elle déborde de santé, de vie et de joie, qu’elle est le délice même, la vie même et le ciel puisque je la quitte, puisqu’elle est ma femme, puisqu’elle m’a pris tout entier,—ta femme!
Je l’ai pressée entre mes bras, elle a été mienne, j’ai cru qu’elle avait toujours été mienne, de toute éternité, par un destin, par la volonté de Dieu, qu’elle était née pour moi et te voici, toi, toi, qui sors d’un coin de rue, qui ne dis rien, qui, de ton sourire, de ta tranquillité, de ton silence, me crie: «La farce est bonne!»
Tu n’es même plus en face de moi à cette terrasse de café: tu entraînes ta femme lointaine vers ton passé, vers ton présent, vers ton avenir, tu l’embrasses, tu l’étreins, tu me nargues de ta tendresse, tu me crucifies de ta douceur.
Non! Pas même. Tu t’es habitué à ta femme: c’est devenu un morceau de décor, un pan de monotonie: tu te résignes à sa magnificence. Mais elle, créature magnifique, mais elle toute splendeur et toute sainteté, elle t’aime et elle s’obstine à t’aimer, à aimer en toi sa première extase et son premier amour.
Elle t’a cherché, elle t’a cherché partout: quand elle a été obligée de ne plus te chercher en toi, de ne plus te chercher en l’être indifférent et las que tu étais devenu, quand tu t’es enfui vers des terrasses de café, vers des camarades, vers des loisirs et des veuleries, elle t’a cherché dans des livres et dans des fontaines, dans des paysages et dans des dieux, puis quand ses leurres se sont fatigués, eux aussi, quand les couchers de soleil se sont tus et quand la lune pâle et vide n’a pu te rendre à son ardeur, avant de te réclamer au démon, par hasard,—ah! que je suis humble!—elle t’a cherché en moi, reflet, en moi, moins noir, en moi dont les yeux étaient plus pâles et dont la bouche sèche avait parlé, un soir de printemps. Sur la mer que nous avions interrogée tous deux, elle t’avait vu revenir, fervent fantôme et tu t’étais réfugié en moi et, en moi, elle s’en vint puiser ta jeunesse et ta beauté, l’être ancien, l’être trop proche qui l’avait prise, elle s’en vint cueillir à mes lèvres le baiser qu’elle avait connu—de toi.
Eh bien! tu n’as pas eu de chance mon ami. J’ai été ton reflet, comme la foudre est le reflet de la lune dont je parlais.
Et elle m’a appartenu par prédestination et par fatalité.
Elle a tout trouvé en moi, les mondes, les ciels, un homme, un dieu.
Elle te cherchait en moi; elle m’a trouvé, moi.
Elle a trouvé un corps vierge, et elle ne l’a même pas trouvé: il l’a enlacée, enserrée, il s’est jeté sur elle, de partout. Immense et câlin de l’énorme tendresse de l’univers, il a usé sur elle la sensibilité de tous les siècles, l’âme de l’univers.
Ah! toute à la volupté, elle n’a pu sur l’heure, jouir de sa jouissance: elle a été aimée, elle a été heureuse, sans plus, simplement—mais il y a eu, il y a l’après.
Elle pèse ma caresse en ce moment et mon cœur, elle pèse mon âme, et c’est pour elle un écrasement, une défaillance.
Tu as presque, chérie, un recul d’épouvante et tu es muette d’admiration, de stupeur: tu découvres l’univers en moi—et ce n’est que moi et ce n’est pas tout moi.
Et tu as trop de chance: tu n’en voulais pas tant.
Tu as envie de pleurer comme une enfant qui ne sait pas et à qui on a infligé la fortune, la gloire et les cieux avant de lui apprendre ce que c’est.
Tu es émue, d’ignorance, et tu tâches à te faire à moi, qui me suis donné à toi. Tu m’interroges et tu me remercies et tu m’humilies devant moi, à travers l’espace, tu désires me voir, savoir ce que je fais: je bois en face de ton mari, chérie, et je suis la chose de ton mari, et je suis tout petit, toute honte: je l’avais oublié.
Et je ne puis le haïr.
La colère qui me soulève, l’humiliation qui me courbe, la mémoire qui m’est soudain revenue, avec mille sujets de m’irriter et de me tuer, tout se brise devant ta pure image qui m’apparaît—oh! sans les frissons de tout à l’heure,—devant ton image hiératique et pure, devant ta statue et ton souvenir.
Et je me penche vers mon verre, le verre qu’il m’a offert.
C’est beau, c’est vraiment beau.
Les mers s’y condensent qui me firent songer à toi et ce sont les reflets des ciels qui glissèrent sur mes extases, ce sont les opales et les émeraudes, les pierres de lune et les turquoises aussi qui roulèrent en mes espoirs et ce sont toutes les couleurs des sourires que je prêtai au destin à son propos, ce sont les aurores et crépuscules qui m’apportèrent de la patience, les brouillards et les halos dont j’enveloppai ton fantôme et ce sont toutes les mélancolies et toute la folie que tu me permis: c’est immobile et stagnant comme un marais de fatalité par un soir bleu, c’est lent et nuancé comme une nuit d’amour et c’est de la sérénité, de l’attendrissement, de l’indulgence et l’amertume ouatée, sucrée et pâle des larges cimetières.
J’ai bu un peu: je suis plus triste.
J’ai versé un peu d’eau en mon verre pour apâlir cette pâleur, pour ajouter un peu de fatalité à cette fatalité.
Homme qui, en face de moi, bois quelque chose de brun et de rouge, tu ne me crains pas et tu n’as pas à me craindre. Ce n’est pas le temps de prononcer des discours et de te louer: je voudrais te dire que tu es mon frère, mon frère douloureux, que je t’aime et que je sens tous les dévouements, toutes les complicités me monter aux lèvres, me monter aux yeux—en larmes. Je suis uni à toi par des liens étroits et secrets, par des liens de simplicité et de candeur.
Et il n’y a rien de bas, rien de plaisant en mon affection.
Ce n’est pas moi qui ai surgi sur ta route, c’est toi qui m’as rencontré sur ma route à moi, et qui m’as fait dévier de mon chemin. Et ne fallait-il pas te rencontrer? N’est-ce pas ma route? C’est par toi que j’ai connu la femme de ma vie et de mon éternité: je ne l’ai pas prise, je ne te l’ai pas enlevée: c’est toi qui devais la mener à moi—et tu l’as menée.
Ah! oui! cela serait misérable, à le juger comme jugent les hommes, comme juge ce néant grelottant et gouailleur que la lâcheté des siècles a fait de l’humanité: mais, n’est-ce pas? nous ne jugeons les choses qu’en fonction de notre dédain et de notre haute tristesse?
Cela est, cela devait être: je ne me repens pas.
Et je ne te hais pas—pour les raisons humaines que tu aurais de me haïr.
Je ne te hais pas, je ne m’humilie pas. Je devrais t’envier, je devrais être jaloux de toi, qui as été le premier amant de cette femme, je devrais être jaloux de tes baisers anciens, de tes baisers de tout à l’heure—et de demain.
Mais je suis un être d’orgueil: est-ce que ça compte?
Toi, tes amis, tes ennemis, que sais-je? des hommes et des hommes pourraient avoir possédé mon adorée: elle serait vierge cependant jusqu’à mon baiser, jusqu’à ma caresse, vierge de ma virginité, de ma jalousie, de ma superbe. Est-ce que tu as pu l’aimer aussi profondément, aussi sauvagement, aussi suavement que moi?
Est-ce qu’on a pu avoir l’intégrité, la naïveté, la subtilité de mon amour? Est-ce qu’on a pu être aussi enfant, pareillement homme, également Dieu, en son culte, en sa protection?
Et puis avais-tu toutes les larmes—que j’ai, tous les mondes—que j’ai, toutes les ambitions et toutes les rancœurs—que j’ai, pour les jeter à ses pieds, pour lui en faire un tapis, un lit, un tombeau de vie?
Je meurs, j’étouffe de l’immensité de mon amour, j’en ai assez pour tuer les vivants et pour ressusciter les morts, pour déborder la mer, l’univers, l’enfer et le firmament.
Et c’est si fougueux et c’est si doux!
Ah! mon cher, quel pauvre initiateur, quel pauvre guide tu as fait! Et comme tu vas être mon ombre—misérablement!
Je voudrais en ce moment, par pitié, te prêter un peu de force, un peu de divinité, un peu d’humanité.
Je voudrais que tu fusses digne de moi.
Et je ne voudrais rien.
Pensons à autre chose.
A quoi?
A toi.
Ah! certes! sauter de mon amour en toi, c’est une rude étape! me jeter de l’histoire de mon amour en ton histoire—c’est une chute; et ton histoire, c’est tout de même l’histoire de mon amour: mais est-ce que tout n’est pas mon amour, est-ce que tout n’est pas l’histoire de mon amour?—et je te cueille là-dedans parce que je veux bien me baisser, parce que je veux bien regarder à terre—pour alanguir peut-être ma promenade et mon essor et pour être plus nonchalamment sublime.
Tu es ingénieur civil et tu n’es pas maladroit en ta partie: tu t’es signalé par des inventions, tu as su les mettre en valeur, tu t’es accommodé d’une notoriété flatteuse et tu es chevalier de la Légion d’honneur.
C’est même au banquet qu’on t’offrit pour fêter ta gloire nouvelle... oui, c’est à ce banquet que tu m’as présenté à ta femme—ah! ta, TA, TA femme—mais je n’y fis pas attention, c’était ta femme: tu étais mon ami.
Je saluai—sans plus.
Et je la revis depuis—avec toi, sans la regarder. Tu avais été cordial et bon envers moi, tu m’avais loué, encouragé, réconforté. Et tu m’amusais, en outre, de ta jovialité inlassable. On te rencontrait—comme je t’ai rencontré sur le boulevard, tout à l’heure,—tu vaguais sans escorte et tu étais le compagnon rêvé—dont on ne rêve pas la nuit,—l’ami, le camarade.
Il me fallut Monte-Carlo, il me fallut la mer et le crépuscule, il me fallut tout le silence et toute la pureté de ce soir bleu pour entendre chanter mon cœur, pour entendre chanter la destinée, pour me connaître, pour la connaître, pour savoir.
Et depuis, je butai contre toi en ma route: tu fus là des jours, des jours, tous les jours pour troubler mon inquiétude, pour exaspérer mon espoir, pour tacher la candeur de mon extase; tu fus là—pour être là.
Et tu es là, aujourd’hui encore, aujourd’hui. Et c’est toujours ta monotonie, c’est ton humilité, c’est ta facilité envers les hommes et les choses.
Sois plus fier, sois fier,—mais je ne puis t’ordonner d’être fier, je ne puis t’ordonner d’être beau—et je ne puis t’ordonner de ne pas être. Et je suis contraint malgré toi et malgré ta présence, de revenir à mon délice.
Je m’y ensevelis.
Ah! tu peux parler—et tu parles—tu peux critiquer les passants, le gouvernement et l’industrie métallurgique, tu peux même comparer les diverses séductions des femmes qui passent: je ne t’écoute pas: je suis très loin, très loin—chez toi—je cause avec cette pauvre femme que tu oublies et nous causons tendrement—de toi.
Elle me dit:
—Il n’est pas méchant. On ne peut pas juger quand on le voit comme ça, dehors. Il ne faut pas le juger sur ce qu’il paraît, sur ce qu’il veut paraître. Il poitrine, plastronne, papillonne, brille. Il s’use à des paradoxes, à des à peu près—et si tu savais comme il est simple. Il est gentil, s’étonne de tout, se prête à tout et se donne. Je l’aime.
Et je gémis.
—Et moi? et moi?
—Il avait autour de moi des délicatesses de petit enfant. Il ne disait rien et je sentais qu’il regrettait d’avoir trop vécu déjà et de ne pas pouvoir m’offrir ses premiers mots, ses premiers soupirs, de ne pas avoir appris à lire dans le livre que je tenais, de ne pas avoir appris à lire dans ma main et à regarder dans mes yeux, de ne pas avoir, inventeur malheureux, inventé les jouets de mes premiers jeux. Il me craignait de tous ses nerfs, de sa maigreur, de sa violence passagère. Et il avait de longues rêveries. Il ne songeait pas à moi. Il ne songeait à rien. Il se taisait auprès de moi, comme l’unique agneau d’une bergère pensive, comme le vieux loup qui s’est laissé prendre, qui s’est laissé domestiquer et qui ne veux plus rien savoir de son passé, de son âge et de sa force. Il se faisait lentement, auprès de moi, une âme neuve. Il me la demanda sans me la demander, et, de ses sourires sans paroles, de mes sourires de patience et d’indulgence, de ma pitié et de mon émotion, il se refit une jeunesse absolue, une jeunesse sans bruit et sans tumulte, une jeunesse profonde et blonde. Il était attentif, soucieux, délicat. A moi, jeune fille, à moi, enfant un peu cloîtrée, à moi qui avais piétiné un peu devant la porte de la vie et la poterne du bonheur, il apportait la vie, le bonheur et la liberté—et il me les apportait en homme de peine, comme un homme de peine qui pose ça là, à la porte, qui s’assied gauchement et qui tourne ses mains nostalgiques, qui veulent porter quelque chose, parce qu’elles ont porté quelque chose, qui cherchent un autre fardeau, un autre cadeau. Ses yeux, ses mains, son cœur aussi, bougeaient, furetaient, fuyaient, fouillaient la chambre, trouaient les murs, défonçaient les palais et les cieux, réclamaient le colis d’idéal, le ballot de richesse, la tonne de baisers qui étaient quelque part, bien sûr. Il aurait voulu me conter des contes de fées,—mais il n’en savait pas. Et il ne savait pas les paroles qu’il faut dire aux jeunes filles, les paroles pour fiancées. Il avait la pudeur de ne pas parler comme au bureau, comme au café, de délaisser l’argot de science, l’argot de l’École centrale, l’argot des salons officiels. Et une autre pudeur l’envahissait: les discours d’amours, le baragouin de passion, les chatteries éloquentes et empressées auraient tremblé à ses lèvres parce qu’il les avait dédiées à des maîtresses anciennes: il me les épargnait, il m’en frustrait et, comme il manque un peu d’imagination, il me cajolait de petits rires inédits et de silences qui n’avaient pas servi encore. Souvent il avait les yeux vagues et c’est que sa pensée me promenait en des villes qui l’avaient charmé et en des villes aussi qui lui avaient déplu, mais où il situait du plaisir, avec moi. Il regardait très loin, en dedans, en arrière, et c’était pour rappeler ses vieilles années, ses années gâchées, et pour me les offrir et pour reprendre au passé de vieux madrigaux, de vieux projets ingénieux, de vieilles belles idées, du sublime et du génie pour me les offrir, bien modestes, bien cachés, sous des fleurs. Et jamais en ses yeux ne passa un noir éclair de volupté et de convoitise...
—C’est tout?
—Ce n’est pas tout. Des nuances et des nuances sont là qui, de leur ténuité et de leur chaleur, me harcèlent et me piquent, qui me torturent de leur délicatesse. Il m’aimait, vraiment, même quand je le taquinais et m’était paternel et fraternel. Il m’était filial aussi, me demandait de l’humilité, de la distinction et la manière de sourire joliment. Et il s’obstina longtemps en son amour...
—Et maintenant, maintenant?
—Je l’aime davantage parce que je t’aime. La férocité et l’esprit que j’ai découverts en toi, la splendeur dans la tendresse, la puérilité triomphante dans l’étreinte, l’innocence câline et cette majesté inconnue, cette toute-puissance secrète, la terreur dont tu m’as enveloppée, la lueur changeante de tes yeux, l’éclat de ta fièvre, tout me force à l’aimer pour son infériorité, pour sa faiblesse, pour sa lassitude, pour son indifférence, pour sa pauvreté. A savoir que tu m’aimes tant, je l’aime, lui qui ne m’aime plus, qui m’aime moins! Tu m’as dit que tu avais une telle joie, de telles joies à m’aimer, que je le plains, lui qui n’a plus ces joies et qui, s’il les a eues, ne les a pas eues comme toi. Je t’ai aimé d’abord comme un enfant et c’est lui qui est, dès aujourd’hui, mon enfant, mon enfant vieilli, un peu ridé. Il manque de magnificence; ah! qu’il m’est cher!
—Et moi aussi, chérie, je manque de magnificence et je suis triste, triste...
—Il n’est pas triste: il n’a pas la profondeur de la tristesse et ses richesses et ses grottes d’intimité. Il est gai comme tout le monde, misérablement. Je l’aime.
—C’est du remords, c’est un remords, chérie. Tu te repens.
—Je ne me repens pas.
—Ah! repens-toi, si tu veux, chérie. C’est une amertume qui, du fond de notre volupté et de notre amour, apportera à notre amour, à notre volupté une odeur intense et aiguë, une saveur hachée et tout ce charme, toutes ces langueurs, toute cette hâte qu’on nomme l’inquiétude. Notre amour est semblable à la mer qui l’a vu naître, qui l’a fait naître: est-ce que la mer est pure? Les algues pointues et méchantes, les algues pointues comme le soupçon, s’étendent bas, très bas et coupent les remous de leur hypocrisie penchée. Et toutes choses y roulent, s’y amassent, s’éternisent entre des limons et des courants. Et cependant combien la nappe de la mer est large, harmonieuse, combien sa courbe est parfaite et comme les vagues sont belles, simplement, comme son écume même est blanche, plus blanche que la candeur et que les âmes blanches. C’est sur un fond de trouble qu’on bâtit les passions les plus éternelles, les sentiments qui survivent à l’éternité. Trouble-toi, trouble-toi, chérie, épuise-toi en des repentirs, en des souvenirs: notre amour en sera plus frais, plus tranquille, malgré tout, et plus enfantin.
—Je me souviens sans arrière-pensée, je me souviens, pour me souvenir, sans plus. Et je l’aime et le plains.
—Aime-moi, moi aussi et plains-moi. Tu m’as vu amoureux, tu m’as vu malheureux.
—Je t’ai moins vu que lui. Je ne t’ai pas vu souvent, je ne t’ai pas vu longtemps. Il y a une fatalité, une prédestination qui nous ont poussés l’un vers l’autre: il n’y eut pas de fatalité entre lui et moi, tout fut humain, presque petit, tout se tissa de pitié: ce fut un étroit et gris couloir d’émoi.
—Ah! chérie, comme tu es cruelle. Je veux échapper à cet homme qui est en face de moi et tu me le renvoies et tu le jettes sur moi—en beauté, il me cerne de toutes ses vertus et de toutes les larmes que tu vas verser sur lui—car comme tu vas pleurer, chérie!
—Je pleure, mon ami, je pleure mais ce sont des pleurs sans méchanceté et je pleure sur toi, sur lui, sans savoir pourquoi.
—Ah! pleure sur moi, chérie, pleure beaucoup. Tu m’admires: tu as tort. Je suis un pauvre petit garçon et j’ai vieilli sans le vouloir et j’ai conservé tous mes défauts, toutes mes impatiences, toutes mes débilités et toutes mes susceptibilités et toutes mes timidités. Pleure: j’ai de très vieux parents quelque part, qui pensent à moi et qui pensent à la mort et qui sont seuls dans de pauvres murs, dans de pauvres meubles, qui ont reçu les années, à bout portant et à l’ancienneté, sur leurs têtes, sur leurs jambes, sur leurs bras—et à qui il n’a pas été fait grâce d’une infortune, d’une maladie et qui les ont eues l’une après l’autre, en cadence, à la suite... Pleure: j’ai un passé terne qui se double de cauchemars et quand je me le rappelle, je ne me le rappelle pas bien et je ne sais pas si je passe des calamités, des monotonies—ou si j’en ajoute. Pleure: j’ai des doutes. Pleure: j’ai un avenir qui hésite, qui se sauve, qui se fait tirer à moi, qui résiste—et je n’ai pas le courage de le tirer.
—N’insiste pas: ne me demande pas de trop pleurer sur toi, je ne puis pas. Tu m’as, moi, tu m’as toute.
—Toute?
—Oui, toute.
—Et ton mari, tes regrets, tes remembrances?
—Ah! ne me demande pas d’explications. Ce sont des sensations, des nuances.
—Tu m’as parlé de nuances, tout à l’heure—pour lui.
—Ça ne fait rien. Je t’aime, je l’aime. Je l’aime—et je n’aime que toi: voilà. Tu ne crois pas?
—Ah! chérie, chérie, si je crois! je ne suis pas sûr parce que la certitude est encore du raisonnement, de la ratiocination, de la machinerie, de la marchandise à logique, mais je suis plein de toi, plein de foi et je suis irradié de ta divinité. Et je dis des bêtises.
—Dis toujours.
—Non! j’ai besoin de silence, d’un silence pour enfant, pour enfant qui a peur la nuit et qui implore, jusqu’à ce qu’il les entende, de souples ailes de fée sur son sommeil. Et l’enfant est inquiet tout de même, parce qu’il n’est pas seul, parce qu’il a peur du cortège de la fée, de l’omnipotence de la fée, de la bonté de la fée, parce qu’il s’avoue que tout cela est trop grand, trop surnaturel pour lui—et j’ai besoin du silence d’une chambre de petite fille où un grand frère de dix ans veille sur sa petite sœur et j’ai besoin du silence des évocations, du silence des magies, du silence de création et du silence de néant. Parle, toi, car tu parles bien, car tu dis des mots nécessaires, que je ne puis prévoir en leur simplicité et qui me surprennent comme le génie.
—Je ne te parlerais que de lui.
—Eh bien! veux-tu que je lui dise ce que tu dis de lui? que je lui rapporte tes louanges et tes glorifications?
—Tu ne le pourrais pas. Tu ne te rappellerais pas. Ce sont des mots qui s’évaporent comme la rosée, qui s’évanouissent comme des nymphes élégiaques, qui ne bruissent que dans le mystère et qui se perdent comme les petits vagabonds, dans les forêts de légende. Et si tu veux essayer...
—Je ne sais par où commencer et c’est un discours difficile, d’homme à homme.
—Ah! ah!
—Et puis je n’ai pas le temps: il se lève, il déclare: «Je dois rentrer: ma femme m’attend»; il me serre la main et il s’en va. Il te rejoint, toi, toi! Ah! parle-moi, parle-moi de n’importe quoi, de lui, pour que j’entende—en moi—ta voix, pour que je ne sois pas seul, assis sur mon bonheur comme sur la pierre d’un tombeau.
Ah! ton mari! il a eu plus de compassion que toi, il est parti, par modestie, pour ne plus m’infliger son éloge.
Mais non.
Il a coupé, traîtreusement, notre conversation de sa fuite et il a fui vers toi, vers ta caresse, vers les litanies d’adoration que tu viens d’improviser et que tu perpétues.
Ah! n’est-ce pas? tu t’arrêtes? tu arrêtes net ton affection qui se précipite et qui se cabre, tu achèves en un murmure ton oraison ardente, claire et haute.
Je ne t’entends plus. Je n’entends plus rien. Il t’entendra encore, lui: il t’entendra discuter, conter, babiller, imiter, te moquer, que sais-je?
Il aura la fanfare diverse et journalière de tes opinions, de tes manies et il aura, en des paroles, en des gestes menus, ta nature et ton humanité.
Des heures... des heures... Et les mêmes heures se dresseront pour moi, vides, rèches, sèches, obscures, qui me tortureront de ton fantôme épars, qui me jetteront ton absence dans les jambes et dans le cœur.
Dormir... dormir...
Quand j’étais petit et quand j’avais mal c’était le mot qui matait ma douleur, dont j’essayais de me couvrir, de m’enlinceuler. Dormir... dormir... Le sommeil est si vaste, si libre et si vague que je pourrai te héler et t’appeler en barque, que tu pourras me tendre les bras du haut d’une montagne, que tu pourras surgir pour moi d’une étoile ou d’un ciel.
Mais il faut mériter le sommeil et achever d’abord sa journée: on ne s’endort pas, comme ça, parce qu’on a envie de rêver, il faut qu’il soit l’heure, car il est l’heure de dormir—comme l’heure de mourir.
Et je reste l’otage des amis de ton époux qui commentent les événements, gravement, et qui en ont négligé, en route.
Ah! messieurs, il s’est accompli aujourd’hui un prodige plus remarquable: une ère s’est ouverte, aujourd’hui, qui est la seule ère.
Et la volupté est née aujourd’hui.
Ce n’est pas une chose à dire mais mes lèvres ont frémi, apparemment, car ces hommes se sont tournés vers moi et m’interrogent. Je leur dois une réponse, je leur dois ma quote-part de propos car j’ai été bien sage jusqu’ici et bien discret.
Et je suis si prisonnier de ton souvenir, si esclave de cet homme qui vient de s’en aller, si esclave de tout ce que tu as chanté, de loin, sur lui, que je me décide.
—Tortoze, avant de partir, ne vous a pas tuyautés sur son invention?
Et je l’invente, cette invention, au hasard, je la bourre d’invraisemblance, je la complique de perfection, je l’élargis de sublime et je vais, je vais: l’invention prend corps, éclate, se consolide, s’attable en face de moi et les amis écoutent, s’étonnent, admirent, se courbent devant l’ombre de celui qui te rejoint, là-bas, et constatent: «Ça c’est tout à fait, tout à fait épatant!»