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ОглавлениеQuelques doutes, cependant, se produisaient encore[49]. L'apôtre Thomas, qui ne s'était pas trouvé à la réunion du dimanche soir, avoua qu'il portait quelque envie à ceux qui avaient vu la trace de la lance et des clous. On dit que, huit jours après, il fut satisfait[50]. Mais il en resta sur lui une tache légère et comme un doux reproche. Par une vue instinctive d'une exquise justesse, on comprit que l'idéal ne veut pas être touché avec les mains, qu'il n'a nul besoin de subir le contrôle de l'expérience. Noli me tangere est le mot de toutes les grandes amours. Le toucher ne laisse rien à la foi; l'œil, organe plus pur et plus noble que la main, l'œil, que rien ne souille, et par qui rien n'est souillé, devint même bientôt un témoin superflu. Un sentiment singulier commença à se faire jour; toute hésitation parut un manque de loyauté et d'amour; on eut honte de rester en arrière; on s'interdit de désirer voir. Le dicton «Heureux ceux qui n'ont pas vu et qui ont cru[51]!» devint le mot de la situation. On trouva quelque chose de plus généreux à croire sans preuve. Les vrais amis de cœur ne voulurent pas avoir eu de vision[52], de même que, plus tard, saint Louis refusait d'être témoin d'un miracle eucharistique pour ne pas s'enlever le mérite de la foi. Ce fut, dès lors, en fait de crédulité, une émulation effrayante et comme une sorte de surenchère. Le mérite consistant à croire sans avoir vu, la foi à tout prix, la foi gratuite, la foi allant jusqu'à la folie fut exaltée comme le premier des dons de l'âme. Le credo quia absurdum est fondé; la loi des dogmes chrétiens sera une étrange progression qui ne s'arrêtera devant aucune impossibilité. Une sorte de sentiment chevaleresque empêchera de regarder jamais en arrière. Les dogmes les plus chers à la piété, ceux auxquels elle s'attachera avec le plus de frénésie, seront les plus répugnants à la raison, par suite de cette idée touchante que la valeur morale de la foi augmente en proportion de la difficulté de croire, et qu'on ne fait preuve d'aucun amour en admettant ce qui est clair.
Ces premiers jours furent ainsi comme une période de fièvre intense, où les fidèles, s'enivrant les uns les autres et s'imposant les uns aux autres leurs rêves, s'entraînaient mutuellement et se portaient aux idées les plus exaltées. Les visions se multipliaient sans cesse. Les réunions du soir étaient le moment le plus ordinaire où elles se produisaient[53]. Quand les portes étaient fermées, et que tous étaient obsédés de leur idée fixe, le premier qui croyait entendre le doux mot schalom «salut» ou «paix», donnait le signal. Tous écoutaient et entendaient bientôt la même chose. C'était alors une grande joie pour ces âmes simples de savoir le maître au milieu d'elles. Chacun savourait la douceur de cette pensée, et se croyait favorisé de quelque colloque intérieur. D'autres visions étaient calquées sur un autre modèle, et rappelaient celle des voyageurs d'Emmaüs. Au moment du repas, on voyait Jésus apparaître, prendre le pain, le bénir, le rompre et l'offrir à celui qu'il favorisait de sa vision[54]. En quelques jours, un cycle entier de récits, fort divergents dans les détails, mais inspirés par un même esprit d'amour et de foi absolue, se forma et se répandit. C'est la plus grave erreur de croire que la légende a besoin de beaucoup de temps pour se faire. La légende naît parfois en un jour. Le dimanche soir (16 de nisan, 5 avril), la résurrection de Jésus était tenue pour une réalité. Huit jours après, le caractère de la vie d'outre-tombe qu'on fut amené à concevoir pour lui était arrêté quant aux traits essentiels.
[1] Marc, xvi, 11; Luc, xviii, 34; xxiv, 11; Jean, xx, 9, 24 et suiv. L'opinion contraire exprimée dans Matth., xii, 40; xvi, 4, 21; xvii, 9, 23; xx, 19; xxvi, 32; Marc, viii, 31; ix, 9–10, 31; x, 34; Luc, ix, 22; xi, 29–30; xviii, 31 et suiv.; xxiv, 6–8; Justin, Dial. cum Tryph., 106, vient de ce que, à partir d'une certaine époque, on tint beaucoup à ce que Jésus eût annoncé sa résurrection. Les synoptiques reconnaissent, du reste, que, si Jésus en parla, les apôtres n'y comprirent rien (Marc, ix, 10, 32; Luc, xviii, 34; comparez Luc, xxiv, 8, et Jean, ii, 21–22).
[2] Marc, xvi, 10; Luc, xxiv, 17, 21.
[3] Passages précités, surtout Luc, xvii, 24–25; xviii, 31–34.
[4] Talmud de Babylone, Baba Bathra, 58 a, et l'extrait arabe donné par L'abbé Bargès, dans le Bulletin de l'Œuvre des pèlerinages en terre sainte, février 1863.
[5] Ibn-Hischam, Sirat errasoul, édit. Wüstenfeld, pages 1012 et suiv.
[6] Luc, xxiv, 23; Act., xxv, 19; Jos, Ant., XVIII, iii, 3.
[7] Ps. xvi, 10. Le sens de l'original est un peu différent. Mais c'est ainsi que les versions reçues traduisaient le passage.
[8] I Thess., iv, 12 et suiv.; I Cor., xv entier; Apoc., xx-xxii.
[9]. Matth., xvi, 21 et suiv.; Marc, viii, 31 et suiv.
[10] Josèphe, Ant., XVIII, iii, 3.
[11] Relire avec soin les quatre récits des Évangiles et le passage I Cor., xv, 4–8.
[12] Matth., xxviii, 1; Marc, xvi, 1; Luc, xxiv, 1; Jean, xx, 1.
[13] Jean, xx, 2, semble même supposer que Marie ne fut pas toujours seule.
[14] Jean, xx, 1 et suiv., et Marc, xvi, 9 et suiv. Il faut observer que l'Évangile de Marc a, dans nos textes imprimés du Nouveau Testament, deux finales: Marc, xvi, 1–8: Marc, xvi, 9–20, sans parler de deux autres finales, dont l'une nous a été conservée par le manuscrit L de Paris et la marge de la version philoxénienne (Nov. Test. édit. Griesbach-Schultz, I, page 291, note), l'autre par saint Jérôme, Adv. Pelag., l. II (t. IV, 2e part., col. 520, édit. Martianay). La finale xvi, 9 et suiv. manque dans le manuscrit B du Vatican, dans le Codex Sinaïticus et dans les plus importants manuscrits grecs. Mais elle est en tout cas d'une grande antiquité, et son accord avec le quatrième Évangile est une chose frappante.
[15] Matth., xxvii, 60; Marc, xv, 46; Luc, xxiii, 53.
[16] Jean, xix, 41–42.
[17] Voir Vie de Jésus, p. xxxviii.
[18] L'Évangile des hébreux renfermait peut-être quelque circonstance analogue (dans saint Jérôme, De viris illustribus, 2).
[19] M. de Vogüé, les Églises de la terre sainte, p. 125–126. Le verbe ἀποκυλίω (Matth., xxviii, 2; Marc, xvi, 3, 4; Luc, xxiv, 2) prouve bien que telle était la disposition du tombeau de Jésus.
[20] En tout ceci, le récit du quatrième Évangile a une grande supériorité. Il nous sert de guide principal. Dans Luc, xxiv, 12, Pierre seul va au tombeau. Dans la finale de Marc donnée par le manuscrit L et par la marge de la version philoxénienne (Griesbach, loc. cit.), il y a τοῖς περὶ τὸν Πέτρον. Saint Paul (I Cor., xv, 5) également ne fait figurer que Pierre en cette première vision. Plus loin, Luc (xxiv, 24) supposa que plusieurs disciples sont allés au tombeau, ce qui s'applique probablement à des visites successives. Il est possible que Jean ait cédé ici à l'arrière-pensée, qui se trahit plus d'une fois en son Évangile, de montrer qu'il a eu dans l'histoire de Jésus un rôle de premier ordre, égal même à celui de Pierre. Peut-être aussi les déclarations répétées de Jean, qu'il a été témoin oculaire des faits fondamentaux de la foi chrétienne (Évang., i, 14; xxi, 24; I Joan., i, 1–3; iv, 14), doivent-elles s'appliquer à cette visite.
[21] Jean, xx, 1–10. Comparez. Luc, xxiv, 12, 34; I Cor., xv, 5 et la finale de Marc dans le manuscrit L.
[22] Matth., xxviii, 9, en observant que Matthieu, xxviii, 9–10, répond à Jean, xx, 16–17.
[23] Jean, xx, 11–17, en accord avec Marc, xvi, 9–10. Comparez le récit parallèle, mais bien moins satisfaisant de Matth., xxviii, 1–10; Luc, xxiv, 1–10.
[24] Jean, xx, 18.
[25] Comparez Marc, xvi, 9; Luc, viii, 2.
[26] Luc, xxiv, 11.
[27] Ibid., xxiv, 24.
[28] Ibid., xxiv, 34; I Cor., xv, 5; la finale de Marc dans le manuscrit L. Le fragment de l'Évangile des hébreux, dans saint Ignace, Epist. ad Smyrn., 3, et dans saint Jérôme, De viris ill., 16, semble placer «la vision de Pierre» le soir, et la fondre avec celle des apôtres assemblés. Mais saint Paul distingue expressément les deux visions.
[29] Luc, xxiv, 22–24, 34. Il résulte de ces passages que les nouvelles se répandirent séparément.
[30] Marc, xvi, 1–8.—Matthieu, xxviii, 9–10, dit le contraire. Mais cela détonne dans le système synoptique, où les femmes ne voient qu'un ange. Il semble que le premier Évangile a voulu concilier le système synoptique et celui du quatrième, où une seule femme voit Jésus.
[31] Matth., xxviii, 2 et suiv.; Marc, xvi, 5 et suiv.; Luc, xxiv, 4, et suiv., 23. Cette apparition d'anges s'est introduite même dans le récit du quatrième Évangile (xx, 12–13), qu'elle dérange tout à fait, étant appliquée à Marie de Magdala. L'auteur n'a pas voulu abandonner ce trait donné par la tradition.
[32] Marc, xvi, 8.
[33] Luc, xxiv, 4–7; Jean, xx, 12–13.
[34] Matth., xxviii, 1 et suiv. Le récit de Matthieu est celui où les circonstances ont été ainsi le plus exagérées. Le tremblement de terre et le rôle des gardiens sont probablement des additions tardives.
[35] Les six ou sept récits que nous avons de cette scène du matin (Marc en ayant deux ou trois, et Paul ayant aussi le sien, sans parler de l'Évangile des hébreux) sont en complet désaccord les uns avec les autres.
[36] Matth., xxvi, 31; Marc, xiv, 27; Jean, xvi, 32; Justin, Apol. I, 50; Dial. cum Tryph., 53, 106. Le système de Justin est qu'au moment de la mort de Jésus, il y eut de la part des disciples une complète apostasie.
[37] Matth., xxviii, 17; Marc, xvi, 11; Luc, xxiv, 11.
[38] Marc, xvi, 9; Luc, viii, 2.
[39] Voir, par exemple, Calmeil, De la folie au point de vue pathologique, philosophique, historique et judiciaire. Paris, 1845, 2 vol. in-8o.
[40] Voir les Lettres pastorales de Jurieu, 1e année, 7e lettre; 3e année, 4e lettre; Misson, le Théâtre sacré des Cévennes (Londres, 1707), p. 28, 34, 38, 102, 103, 104, 107; Mémoires de Court, dans Sayous, Hist. de la littér. française à l'étranger, xviie siècle, I, p. 303; Bulletin de la Société de l'hist. du protest, franc., 1862, p. 174.
[41] Matth., xiv, 26; Marc, vi, 49; Luc, xxiv, 37; Jean, iv, 19.
[42] Marc, xvi, 12–13; Luc, xxiv, 13–33.
[43] Comparez Josèphe, B. J., VII, vi, 6. Luc met ce village à soixante stades et Josèphe à trente stades de Jérusalem. Ἐξήκοντα, que portent certains manuscrits et certaines éditions de Josèphe, est une correction chrétienne. Voir l'édition de G. Dindorf. La situation la plus probable d'Emmaüs est Kulonié, joli endroit au fond d'un vallon, sur la route de Jérusalem à Jaffa. Voir Sepp, Jerusalem und das Heilige Land (1863), I, p. 56; Bourquenoud, dans les Études rel. hist. et litt. des PP. de la Soc. de Jésus, 1863, no 9, et, pour les distances exactes, H. Zschokke, Das neutestamentliche Emmaüs (Schaffouse, 1865).
[44] Marc, xvi, 14; Luc, xxiv, 33 et suiv.; Jean, xx, 19 et suiv.; Évang. des hébr., dans saint Ignace, Epist. ad Smyrn., 3, et dans saint Jérôme, De viris ill., 16; I Cor., xv, 5.; Justin, Dial. cum Tryph., 106.
[45] Luc, xxiv, 34.
[46] Dans une île vis-à-vis de Rotterdam, dont la population est restée attachée au calvinisme le plus austère, les paysans sont persuadés que Jésus vient, à leur lit de mort, assurer ses élus de leur justification; beaucoup le voient en effet.
[47] Pour concevoir la possibilité de pareilles illusions, il suffit de se rappeler les scènes de nos jours où des personnes réunies reconnaissent unanimement entendre des bruits sans réalité, et cela, avec une parfaite bonne foi. L'attente, l'effort de l'imagination, la disposition à croire, parfois des complaisances innocentes, expliquent ceux de ces phénomènes qui ne sont pas le produit direct de la fraude. Ces complaisances viennent, en général, de personnes convaincues, animées d'un sentiment bienveillant, ne voulant pas que la séance finisse mal, et désireuses de tirer d'embarras les maîtres de la maison. Quand on croit au miracle, on y aide toujours sans s'en apercevoir. Le doute et la négation sont impossibles dans ces sortes de réunions. On ferait de la peine à ceux qui croient et à ceux qui vous ont invité. Voilà pourquoi ces expériences, qui réussissent devant de petits comités, échouent d'ordinaire devant un public payant, et manquent toujours devant les commissions scientifiques.
[48] Jean, xx, 22–23, qui a un écho dans Luc, xxiv, 49.
[49] Matth., xxviii, 17; Marc, xvi, 14; Luc, xxiv, 39–40.
[50] Jean, xx, 24–29; comparez Marc, xvi, 14: Luc, xxiv, 39–40, et la finale de Marc, conservée par saint Jérôme, Adv. Pelag., II (v. ci-dessus, p. 7).
[51] Jean, xx, 29.
[52] Il est bien remarquable, en effet, que Jean, sous le nom duquel nous a été transmis le dicton précité, n'a pas de vision particulière pour lui seul. Cf. I Cor., xv, 5–8.
[53] Jean, xx, 26. Le passage xxi, 14, suppose, il est vrai, qu'il n'y eut à Jérusalem que deux apparitions devant les disciples réunis. Mais les passages xx, 30, et xxi, 25, laissent beaucoup plus de latitude. Comparez Act., i, 3.
[54] Luc, xxiv, 41–43; Évangile des hébreux, dans saint Jérôme, De viris illustribus, 2; finale de Marc, dans saint Jérôme, Adv. Pelag., II.