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—Dans les quarante pistoles, hé?

—Pas tout à fait.

—Allons, attache tes bêtes à l'anneau, nous allons trinquer.

Quand il eut versé dans les trois verres au bout de la table, l'aubergiste dit:

—C'est ton neveu?

—Oui, répondit l'oncle en me regardant, c'est mon neveu, et depuis que mon pauvre frère est mort, il y a tantôt deux ans, c'est comme mon fils.

—C'était un brave homme, ton aîné, Sicaire, reprit l'autre. Cette gueuse de suette a tué bien des gens, mais je ne pense pas qu'elle en ait emporté un meilleur.

—C'est comme ça, mon pauvre, les bons s'en vont les premiers. Allons, à ta santé, nous allons partir.

Et l'oncle ayant bu, alluma sa pipe.

En sortant de Savignac, je questionnai mon oncle.

—Pourquoi donc que vous vous appeliez tous deux Sicaire, mon père et toi?

—Mon petit, c'est que le père de mon arrière-grand-père, qui vint comme garçon au Frau, il y a une centaine d'années, était de Brantôme, et s'appelait Sicaire, comme de juste; car il faut que tu saches qu'à Brantôme ils s'appellent tous Sicaire, en l'honneur de leur saint, comme à Jumilhac, ils s'appellent tous Aubin; en Limousin, tous Léonard ou Martial; et du côté de Marseille, tous Marius, principalement les perruquiers. Il y a comme ça des pays où tous les enfants sont nommés de même au baptême. J'ai ouï dire à mon grand-père, qui le tenait de Roux-Fazillac, que tous les députés du département de la Haute-Saône, à la Convention, s'appelaient Claude, de leur petit nom. Mais pour en revenir à nous autres, tu sais que c'est la coutume du pays, que les grands-pères soient parrains de leurs petits-enfants. Le père de mon arrière-grand-père donc, qui s'était marié avec la fille du meunier du Frau, nomma ses petits-enfants tous du nom de Sicaire. Lorsque son fils, qui s'appelait Hélie, en eut à son tour, il leur donna son nom. Et ça s'est toujours continué ainsi: une nichée de Sicaires, et une nichée d'Hélies. Ça n'est pas toujours aisé de s'y reconnaître avec cette mode, mais on appelle communément l'aîné du nom de la famille. Ainsi, on appelait notre aîné à tous, qui est mort il y a six ans: Nogaret; ton père, on l'appelait Sicaire, et moi, le plus jeune, on m'avait fait un petit nom avec notre nom: on m'appelait Rétou.

Nous laissâmes, sur ces propos, Chardeuil à notre gauche, et au bout d'un petit moment nous voici à Coulaures. De passer là, sans s'arrêter, il n'y fallait pas penser. D'ailleurs mon oncle avait besoin de tabac. Il descendit et entra dans le bureau, qui était chez un épicier, qui tuait des cochons l'hiver et faisait auberge. Les rouliers s'arrêtaient là, et les postillons, pour boire un coup, en sorte qu'il y avait toujours dans le coin du feu une soupière qui se tenait au chaud.

Le vieux Puyadou sortit vers moi avec son bonnet de coton un peu jaune et ses sabots:

—Donne-moi tes bêtes et entre, je vais les attacher.

Lorsque j'entrai, la vieille qui pesait le tabac, et faisait le poids pincée par pincée, s'écria:

—Ha! mon pauvre, comme il a grandi ton neveu!

—La mauvaise herbe croit vite, dit mon oncle en riant.

—Oh! Je suis sûre, dit la Puyadoune, que ce n'est pas un méchant garçon; d'ailleurs il ne tiendrait pas de son pauvre père.

Tous ces témoignages d'estime qui me revenaient sur mon défunt père, me faisaient bien content, et aujourd'hui encore, après bien des années, je n'y pense pas sans plaisir.

Avant pesé le tabac, la vieille mit la soupière sur la table et nous convia à nous servir. L'oncle prit une pleine cuiller de soupe, histoire de réchauffer l'assiette et m'en donna autant. Après que nous eûmes fini, le père Puyadou, avec une grande pinte, nous remplit notre assiette de vin. Là! là! disait mon oncle, mais l'autre versait toujours.

—Ah! par ma foi, dit la vieille, pour faire un bon chabrol il faut que la cuiller baigne: et puis vous n'êtes pas encore au Frau.

—Il nous faut une grosse heure, dit mon oncle. Et votre Jeantain n'est pas encore rentré?

—Oh! il viendra demain matin sur le coup de onze heures ou midi. C'est lui qui ferme toutes les foires.

—Je l'ai vu en passant dans la rue Limogeanne devant chez Guillaumin; mais il y avait beaucoup de monde; je ne lui ai pas parlé.

—Oui; il avait pas mal d'affaires à prendre: un quintal de sel, du sucre, de la chandelle; ça lui a pris du temps; et puis tu sais, Nogaret, il aime un peu à s'amuser, dit la vieille.

—Ah! par ma foi, interrompit le vieux Puyadou, les garçons ce n'est pas comme les filles; pourvu qu'ils reviennent avec leurs deux oreilles, c'est tout ce qu'il faut.

Nous nous mîmes à rire et nous repartîmes.

En sortant de Coulaures, il nous fallut quitter la route pour suivre un chemin qui remontait dans la même direction que l'Isle.

—Avec tout ça nous nous sommes amusés, fit mon oncle, nous n'arriverons guère avant la nuit.

—C'est le tabac qui en est cause, dis-je.

—J'aurais bien pu en prendre à Périgueux, mais vois-tu, il faut toujours donner du débit à ceux qui nous en donnent. Les Puyadou font moudre chez nous et presser l'huile, et nous, nous leur prenons le sel, le poivre, l'empois et tout ce qui nous fait besoin. Par ce moyen chacun fait ses affaires, et l'argent ne sort pas du pays. Il faut qu'il circule entre tous les gens de métier: cordonnier, tailleur, tisserand, faure, menuisier. Tous ces gens-là vont chez Puyadou, n'est-ce pas, boire un coup ou acheter quelque chose; il est juste qu'il leur en revienne une partie en travail.

Ils vont aussi chez les marchands, et chez le notaire, et chez le curé, pour se marier, faire baptiser ou enterrer; il faut donc que les aubergistes, les marchands, le notaire et le curé fassent travailler ces gens-là, leur fassent faire des souliers, des habits, de la toile, des meubles, et leur fassent ferrer leurs chevaux et leurs bœufs, sans quoi ils sont bonnement perdus.

Ce qui ruinait nos pays avant la Révolution, c'est que les seigneurs recevaient tous leurs revenus, percevaient leurs rentes, leurs redevances, tiraient tout ce qu'ils pouvaient de leurs gens, et s'en allaient fricasser tout ça à Paris ou à Versailles. Aussi les pauvres diables de leurs terres crevaient de faim.

—Tiens, dit mon oncle en étendant le bras sur la droite; tu vois ce village? C'est Fazillac; c'est de là que le conventionnel Roux-Fazillac tenait son nom. Il est un de ceux qui nous ont aidé à sortir de cette misère. Malheureusement depuis, les bourgeois que le peuple a aidés à faire la Révolution, une fois établis dans les châteaux, enrichis par les biens nationaux, se sont mis du côté des nobles et sont aussi durs pour le peuple que les anciens seigneurs: il y en a quelques-uns qui sont restés avec nous, mais guère.

Ils ont changé le système; ce n'est plus la noblesse qui est dominante, mais la richesse. Il faut payer tant pour faire les lois, tant pour nommer ceux qui les font.

Quant au peuple, il est toujours esclave. Comme on a fait accroire aux gens que tous sont égaux, il n'y a pas moyen de rétablir les privilèges pour la bourgeoisie: alors, qu'est-ce qu'ils font? Sous la couleur d'un impôt, ces bons messieurs empêchent de chasser tous ceux qui n'ont pas vingt-cinq francs à leur donner, et voilà comment il n'y a plus de privilèges.

Tout en parlant ainsi, nous arrivons à la Croze, puis à Chaumont. Les chemins étaient mauvais comme partout; je conviens que c'était ennuyeux, mais on en avait plus de plaisir d'arriver. A la Pouge, nous prenons un petit chemin qui va au Frau.

Au bout d'un moment nous arrivons. Le moulin est sur la gauche et la maison à quarante pas sur la droite, un peu élevée sur le terme. Mon oncle envoie à ce moment deux ou trois coups de fouet à toute volée, et voici la Finette, notre chienne courante, qui s'en galope vers nous, en jappant de sa voix forte et les tétines pendantes, car elle nourrissait. La vieille Mondine sort sous l'auvent de l'escalier, avec sa quenouille dans son fichu. Elle lève les bras en l'air:

—Sainte Vierge! voilà Hélie!

Et elle rentre aussitôt pour faire le souper, pensant que nous sommes affamés.

Enfin, en dernier lieu, Gustou sort du moulin; Gustou qui ne s'est jamais pressé, qui n'a jamais dit un mot plus vite que l'autre. Il sort lentement, en pantalon gris clair, le gilet déboutonné, tout déparpaillé et un bonnet de coton sur la tête. Toute son attention est prise par la mule; les deux mains dans les poches de son gilet, il la regarde, tourne tout autour, tandis que mon oncle, toujours sur la bête, le regarde faire en riant un petit.

—Eh bien, qu'en dis-tu, Gustou?

—Ça fera une bonne petite mule.

—Bonsoir, Hélie! Tu es donc venu nous voir; allons, c'est bien pensé.

Et là-dessus, après m'avoir serré la main, Gustou prend les brides et mène nos montures à l'écurie.

Notre maison était une bonne vieille maison périgordine à toit aigu, bâtie sur la pente du coteau. On y accédait par une rampe pavée de gros cailloux de rivière, tout comme notre rue Hiéras, et on arrivait dans une cour formée par des murs de soutènement. Du côté de la cour, la maison tournée au levant, avait de plain pied, le cellier et le cuvier. La grange et l'écurie étaient dans un bâtiment séparé, en équerre sur la cour, à droite. Le premier et seul étage étant du côté de la cour, se trouvait de niveau avec le jardin, du côté du coteau. On y montait par un escalier de pierre extérieur, abrité par un auvent soutenu par des piliers massifs. Là, sous l'auvent étaient les seilles, ou les seaux si l'on veut, et le chambalou pour les porter, et la grande oulle à faire cuire pour les cochons. De l'auvent on entrait dans la cuisine, et ensuite il y avait d'un côté deux chambres où couchaient mon oncle et la Mondine, et de l'autre une grande plaisante chambre regardant sur la rivière et le moulin, avec deux lits à l'ange, où couchaient ceux qui venaient à la maison. Lorsqu'elle me vit entrer, la Mondine entortilla vitement la ficelle autour de la queue de la poêle qu'elle avait sur le feu, et vint m'embrasser à plusieurs fois en s'extasiant sur ma taille, ma force et ma bonne figure:

—Tu vas voir, mon petit Hélie, le souper sera bientôt prêt; tourne-toi vers le feu.

—Ah ça, dit mon oncle en plaisantant, tu le prends donc pour un étranger, que tu fricasses là quelque chose?

—J'avais fait de la soupe et des haricots, mais ça n'aurait pas de bon sens, vois-tu, Sicaire, de faire souper comme ça ce drole, pour le premier soir que le voilà chez lui.

—Comment, comment, chez lui?

—Sans doute chez lui, le pauvret. A qui donc que tu laisseras ça tien, Sicaire?

—Ha! ha! à ce compte-là, tu as raison, Mondine, il est bien chez lui.

—Oui, oui, j'ai raison, et je lui fais un bon petit saupiquet avec un quartier de dinde; je sais qu'il l'aime, le pauvre drole.

Je m'étais assis dans le coin du feu pendant ce temps, quoi qu'il ne fît pas froid, au contraire; mais c'est toujours bon de se mettre près du feu quand on a voyagé. Les pieds sur les grands landiers de fonte, je revoyais avec plaisir toutes les choses qui m'étaient connues dès l'enfance. C'était la maie avec son couvercle, le vieux buffet et son vaissellier au-dessus, où on voyait bien rangée d'ancienne vaisselle d'étain, puis des plats et des assiettes de faïence, rondes ou découpées à pans, avec des fleurs comme on n'en a jamais vu, et des coqs superbes, pourtraiturés comme ceux que je faisais sur mes cahiers, mais avec de si belles couleurs: du rouge, du jaune, du vert, du bleu. Les couleurs n'étaient pas toujours bien placées, mais que faisait cela.

Puis, dans le coin, la vieille pendule dans sa grande boîte de noyer, percée d'un rond vitré qui laissait voir le balancier battre lentement les secondes. Au mur étaient accrochés les chaudrons et les bassines de cuivre. Au milieu, la table massive avec une barre d'appui pour les pieds et ses deux bancs de chaque côté.

Je me levai et je fis le tour de la cuisine, reconnaissant tout ce mobilier campagnard: la chaise où j'avais mis mon nom en chicotant avec la pointe d'un couteau, et le crochet à peser pendu derrière la porte d'entrée. Je passe devant la porte de l'escalier du grenier avec son trou du chat, fermé par une planchette pendue à l'intérieur, au moyen d'une ficelle, et que nos chattes écartaient avec la patte pour passer. Puis voici les marmites, les tourtières, l'oulle aux châtaignes. Sur des planches sont les toupines de confit; et le râtelier au pain, garni de tourtes, est au fond de la cuisine solidement attaché aux poutres. Aux poutres encore, pendent des quartiers de lard et aussi de la graisse pliée dans la toile du ventre, et posée sur des cercles en vimes suspendus comme des balances.

Je reviens vers la cheminée: au-dessus, au râtelier, le vieux fusil à pierre à un coup, avec lequel mon oncle ne manquait guère le lièvre, et puis une grande canardière dont le canon a bien cinq pieds de long.

Il y a quarante-cinq ans de ça; mais je pourrais refaire l'inventaire, je crois qu'il n'y manquerait guère de choses. Mon grand-père reviendrait au monde, qu'il trouverait encore la plus grande partie des affaires qu'il y avait de son temps. Nous aimons beaucoup, chez nous, garder comme ça les vieilleries qui nous viennent de nos anciens et leur ont servi.

La nuit était venue cependant. La Mondine alluma le chalel de cuivre et le pendit dans la cheminée à seule fin de voir au fricot. Puis elle mit la touaille, les assiettes, les cuillers d'étain, les fourchettes. Pour ce qui est des couteaux, dans nos pays, chacun a toujours le sien dans sa poche; le couteau est inséparable de l'homme, et c'est la première chose que les droles demandent à leur père quand ils commencent à marcher.

Tout étant prêt, mon oncle prit une pinte et s'en fut tirer à boire. La Mondine sortit sur l'escalier et cria à Gustou, qui arriva un moment après sans se presser; puis elle accrocha le chalel à une cannevelle encochée qui pendait du plancher du grenier, au-dessus de la table.

Mon oncle, comme le maître de la maison, était assis au bout de la table sur une chaise; moi à sa droite, Gustou à sa gauche, sur les bancs, et la Mondine allant et venant:

—Tu vois, Hélie, dit-elle, je t'ai donné ton assiette.

C'était un beau coq, avec une superbe queue de toutes couleurs, que je voulais toujours avoir quand j'étais petit. C'est miracle que je ne l'aie jamais cassée.

Gustou mangeait sa soupe à l'ancienne mode avec sa cuiller et sa fourchette. Mon oncle avait perdu cette coutume au régiment, et moi à la ville. La Mondine, elle, avait l'habitude de manger debout en se promenant avec son assiette, allant de la table au foyer. Une habitude bien conservée, par exemple, c'est celle du chabrol; chacun de nous avala sa pleine assiette de vin.

J'étais bien de goût de manger, ce voyage à cheval m'avait creusé, et puis en ce temps-là, je n'avais pas besoin de ça. Après avoir mangé la moitié de l'aile de dinde, je pris une pleine assiette de haricots bien arrosés avec de l'huile de noix. Tout le monde me regardait faire avec plaisir.

—Bien manger, dit Gustou, c'est signe de bonne conscience et de bon estomac.

Tandis que nous étions à table, la Finette tournait autour de nous, attrapant un morceau de l'un, un morceau de l'autre, et mon oncle lui fit donner le reste de la soupe, car il n'aimait pas à voir pâtir les bêtes autour de lui.

Après souper, Gustou prit la lanterne pour aller soigner nos montures, et mon oncle alluma sa pipe.

—Puisque nous faisons la noce, dit-il, donne-nous un peu de pineau, Mondine.

Et nous nous mîmes à boire, en parlant de choses et d'autres.

—La demoiselle m'a bien parlé de toi l'autre jour, tu sais, Hélie, me dit la vieille servante.

—Il te faudra aller la voir, cette pauvre demoiselle Ponsie, ajouta mon oncle.

—Bien sûr, répondis-je en demandant de ses nouvelles.

—Elle est toujours brave et bonne, dit la Mondine, et point méprisante pour le pauvre monde. On pourrait chercher à vingt lieues à la ronde, pour trouver une demoiselle qui la vaille.

—Et avec ça, dit mon oncle, elle reste à la pendille.

—Ça veut dire que les messieurs de par ici sont bien bêtes, repartit la vieille: une demoiselle comme ça!

—C'est que vois-tu, il leur faut de l'argent avec la fille, et il n'y en a guère à Puygolfier.

—Les hommes ne valent pas cher! que veux-tu que je te dise, Sicaire.

—Tu veux dire les messieurs, hé Mondine!

—Oh! je ne parle pas pour toi. Je t'ai assez porté sur mes bras pour te connaître. Je sais bien que tu ne regarderais pas à l'argent, tant qu'à la convenance. D'ailleurs, les Nogaret n'ont jamais été avares; de tout temps, ils ont été de braves gens. Ton grand-père, celui du temps de la grande Révolution, n'était pas des plus tendres, mais c'était un homme franc, juste et courageux comme on n'en voit guère. Ton père et tes oncles étaient bons comme du pain de fleur de farine. Le père d'Hélie, le pauvre, ressemblait au grand-père, mais il avait avec ça, la bonté de son père en plus.

Lorsque Gustou remonta, il posa sa lanterne sur la table, but une goutte de pineau et s'en fut se coucher dans sa chambre au moulin. Nous en fîmes autant bientôt; la Mondine avait mis des draps à un des lits de la grande chambre, et lorsque je fus couché, elle vint me border dans les couvertures, comme lorsque j'étais petit, puis s'en alla après avoir fermé les courtines.

Le moulin du Frau

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