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LA LETTRE DE PRÊTRE-JEAN
PSEUDO-ROI D’ABYSSINIE
ОглавлениеLe Prêtre-Jean figure dans Joinville et dans le Dit de l’Herberie, de Rutebeuf. C’est peut-être avec ce dernier sa première manifestation littéraire. Le satirique fait parler un marchand d’orviétan qui arrive des dézers d’Ynde, de la Terre de Linaride, ancien douaire de la fille de Jonas, ce fier admiral de Persie,
Qui tint toute la terre jusqu’à la mer Rougie,
lit-on dans un roman du cycle carlovingien. Le marchand vante les herbes médicinales qu’il a recueillies aux pays des épices, qui de granz vertus sont emprises, et aussi les pierres précieuses, dyamants, crespérites, Jagonces, marguarites, grenaz, stopazes, tellagons et galofaces, qu’il a troquées dans les ports, car il n’a osé entrer dans les terres de Prestre-Jehan, alors en guerre, et l’on ne se doute pas des périls qui menacent celui qui porte des trésors!...
Quant à Joinville, il raconte qu’au temps que le roi séjournait à Chypre, des messagers Tartarins, ou Tartares, lui firent entendre qu’ils allaient conquérir le royaume de Jérusalem sur les Sarrazins. A son tour, le roi Louis envoya des ambassadeurs aux Tartarins, et il les chargea d’une chapelle d’écarlate pour les attirer à notre croyance, avec des images taillées de l’Annonciation, du Baptême du Christ, de la Passion, de l’Ascension et de l’Avènement du Saint Esprit, plus des calices, des livres sacrés, tout ce qu’il fallait pour célébrer la messe, et deux frères prêcheurs pour la chanter. Ils se nommaient Guillaume de Ruysbrock, en français latinisé Rubruquis, Barthelémi de Crémone et le clerc Gosset. Les ambassadeurs royaux, partis d’Antioche, mirent bien un an de marche en chevauchant dix lieues par jour pour atteindre une plaine stérile, sujette aux Tartares, une immense «berrie de sablons», qui commençait par de très hautes et merveilleuses roches, au bout du monde, vers l’Orient, et que nul homme n’avait encore passées. Il y avait là plusieurs cités anéanties et de grands monceaux d’ossements. Ils apprirent qu’en cette terre était enclos le peuple de Gog et de Magog, qui doit ravager le monde, quand l’Antéchrist viendra pour tout détruire.
Mais que signifiaient ces villes ruinées, ces grands monceaux d’ossements? On dit aux messagers que le peuple des Tartarins, tenu à mépris par les sujets de Prêtre-Jean et de l’Empereur de Perse, s’était révolté sous la conduite d’un homme sage, et qu’il avait tué tous ceux qui leur faisaient obstacle, sauf les prêtres et les religieux. Enfin, un prénommé Georges avait été élu roi par l’un des princes de la tribu, lequel avait fait un songe où Dieu lui était apparu pour lui ordonner de choisir un chef, aux fins d’aller combattre l’Empereur de Perse et le chasser de son royaume. Celui-ci s’enfuit jusqu’à Jérusalem. Tout le peuple tartarin avait reçu le baptême et les messagers du roi contèrent qu’il y avait dans le camp huit cents chapelles sur des chars.
Or, le roi des Tartarins agréa les messagers et leurs présents et il les renvoya au roi de France avec ses ambassadeurs. Ceux-ci remirent les lettres de leur maître, et ces lettres disaient d’une façon tout orientale, c’est-à-dire fort ambiguë:
C’est une bonne chose que la paix, car, en terre de paix, ceux qui vont à quatre pieds mangent l’herbe paisiblement, et ceux qui vont à deux labourent la terre, dont les biens viennent paisiblement. Et nous te mandons cette chose pour t’avertir, car tu ne peux avoir la paix si tu ne l’as avec nous. Car Prêtre-Jehan se leva contre tel roi et tel autre, et tous nous les avons passés au fil de l’épée. Ainsi nous te mandons que chaque année tu nous envoies tant de ton or et de ton argent, que tu nous retiennes pour amis; et si tu ne le fais, nous te détruirons, toi et tes gens, ainsi que nous avons fait de ceux que nous avons ci-dessus nommés.
«Sachez, ajoute Joinville, que le roi se repentit d’y avoir envoyé.»
Je passe et passerai beaucoup de circonstances et de chassés-croisés antérieurs ou postérieurs à ces faits, mais il y a quelque chose qui échappe à Joinville et au lecteur: une défaite, une de ces catastrophes cachées qui se produisent après un trop long bourrage de crâne, pour employer une expression qui a fait fortune dans la guerre et la diplomatie, et qui abordera aux temps futurs. En effet, ce roi que Joinville appelle du gentil nom de Georges, comme nous dirions Georgy, et que Jacques de Vitry, évêque de Saint-Jean d’Acre, nomme David; ce conquérant chrétien, qui s’était emparé de la Perse et allait peut-être barrer la route de Damiette aux Infidèles, n’était autre que Gengiskan!... Vainqueur du fameux Prêtre-Jean, l’on avait toutefois continué de lui faire incarner ce personnage. Ainsi s’effondrait la plus ferme, la plus fascinante espérance, le mythe dont le bon roi et le Saint-Père avaient entretenu la chrétienté afin de ranimer son zèle pour la croisade.
Mais ce nom même de Gengiskan est une erreur de chronologie, dont la plupart des historiens n’ont pas encore démordu. Mort aux environs de1226, il laissa plusieurs descendants, et le David de Jacques de Vitry pourrait bien être celui qui ruina l’espoir du roi, du pape et des chevaliers. De plus, il était le petit-fils du vaincu, Gengis ayant épousé la fille de Prêtre-Jean, tout comme Alexandre avait épousé la fille de Darius!... Est-ce un fait réel, ou bien y eut-il «contamination» de la légende alexandrine?
Ce n’est que mystère, brumes et contradictions que la vie de ces hordes nomades qui voyageaient sans archives dans leurs maisons roulantes, aux sons indolents des guitares. Du moins, leurs traditions orales agglomérèrent plusieurs personnages en un seul, les voyageurs primitifs les transmirent en les déformant encore par ignorance des langues et de la carte; puis arrivèrent les historiens et les philologues. Excès de science! Tout est à recommencer sur la base naïve des premiers fondateurs. Le principal objectif de ce trop court essai n’est que d’étudier les origines de la célébrité universelle de Prêtre-Jean, origines littéraires s’il en fut, mais établies, fondées pour des desseins très positifs de politiques et de trafiqueurs.
Quelque temps après la défaite des Musulmans de Perse, c’est-à-dire la chute d’Edesse en1141, aux mains du Mongol Yélioustasché, fondateur du Karakitaï, le chroni queur Otto von Freisingen écrivait que le Prêtre-Jean, prince oriental descendant des Rois Mages et porteur d’un sceptre d’émeraude, voulant secourir Jérusalem dut renoncer à passer le Tigre, à cause des rigueurs du climat. Otto von Freisingen tenait le renseignement de l’évêque arménien de Gébal, ou Gabula, ville de la côte de Syrie, au sud de Laodicée. Un autre chroniqueur, Albéric des Trois-Fontaines, le tenait aussi du même patriarche, du moins par la voie du pape Eugène III. Ces deux récits furent uniformément transcrits l’an1145. Ce Jean avait encore porté la guerre dans la Médie et la Perse, et s’était emparé d’Ecbatane.
Or, on a établi une relation entre le chef mongol et le Prêtre-Jean, parce que le premier, d’après les Annales d’Admont, dans la Germanie Monumentale, portait le nom de Johannes presbyter, rex Armeniæ et Indiæ. Mais il faut savoir que les territoires classés sous le nom d’Indes se divisaient en trois parties distinctes et mentionnées différemment, selon les voyageurs et les cartographes. D’après Nicolo di Conti, l’en-deçà de l’Indus était l’Inde primitive; de l’Indus au Gange, l’Inde deuxième, et, au delà du Gange, l’Inde troisième, dénomination que l’on retrouve sur les planisphères de Fra Mauro. Pour Jourdain de Séverac, ce sont l’Inde mineure, l’Inde majeure et l’Inde troisième. Le planisphère de marine de Sanudo les reproduit ainsi: India parva quæ est Ethiopia; India Magna; India interior, Johannes presbyteri. Pour Jean du Plan Carpin, l’Inde Mineure est aussi celle du Prêtre-Jean, cependant que Séverac et Sanudo lui attribuent l’Inde Troisième, d’où il faut conclure, écrit d’Avezac, que le nom d’Inde Majeure embrasse toute la contrée au delà de l’Indus jusqu’à la Chine méridionale, ou Mangia.
Peu après la communication du patriarche de Gébal, et par une sorte d’enchaînement secret qui relie les expéditions européennes en Terre-Sainte avec l’appui possible d’un prince chrétien déjà vainqueur de l’Islam, divers souverains d’Occident et le pape Alexandre III reçurent une lettre du roi-pontife leur signalant et l’étendue de ses richesses et l’accroissement de son empire. Rien n’y man quait, ni le Paradis-Terrestre, ni les femmes, ni les prodiges, ni la beauté des sites, ni les rivières de pierres précieuses, ni les animaux sauvages et singuliers qui sont l’attrait des chasseurs. On n’en use guère autrement aujourd’hui pour solliciter, par l’affiche et la photographie, les engagements dans l’armée coloniale. J’ai pu contempler une carte italienne d’Éthiopie, destinée à la propagande intérieure; il s’y voyait des gisements précieux de pierres et de pétrole, des ours, des singes, des girafes, et un lion couché en joue par un nemrod qui ressemblait à Tartarin, celui de Tarascon…
En résumé, c’était tenter le siècle par son goût du merveilleux, de la «romancerie», excellente expression qui refleurit au XVIIe siècle sous la plume d’un poète-cosmographe trop méconnu, Pierre Bergeron.
On dit aussi que cette lettre aurait été d’abord adressée à Manuel1Comnène, empereur de Byzance, qui l’aurait transmise à Frédéric Barberousse. Cela ne laisse pas d’être plaisant, comme on le saura par la suite, non plus que de voir Marsden, l’éditeur anglais des Travels de Marco Polo, admettre l’authenticité de cette épître, dont il existe une centaine de manuscrits, selon Zarncke, dans son Priester Johannes.
Mais la voici, traduite du latin, après l’avoir été prétendument du grec. J’en transcris un texte renouvelé, de la fin du XVe, trouvant celui de Jubinal, publié à la suite de son Rutebeuf, d’une orthographe trop hérissée et d’une langue trop contaminée de picard pour les lecteurs ordinaires.
LETTRE DE PRÊTRE-JEAN
Prestre Jehan, par la grace de Dieu, roy tout puissant sur tous les roys chrestiens, mandons salut à l’Empereur de Romme et au Roy de France, nos amys. Nous vous faisons sçavoir de nous, de nostre estat, et du gouvernement de nostre terre: c’est assavoir de noz gens et des manieres de noz bestes. Et pour ce que vous dittes que noz Grecz ou gens gregeois ne s’acordent à adorer Dieu comme vous faittes en vostre terre, nous vous faisons sçavoir que nous adorons et croyons le Pere le Filz et Sainct-Esperit, qui sont trois personnes en une deité, et ung vray Dieu tant seulement. Et vous certifions et mandons, par noz lettres scellées de nostre scel, de l’estat et ma niere de nostre terre et de noz gens, et se riens voulez que faire puissions, mandez le nous, car nous le ferons de tres bon cueur; et si vous voulez venir par deça en nostreterre, pour le bien que nous avons ouy dire de vous, nous vous ferons Seigneurs après nous, et vous donnerons grands terres, seigneuries et habitacions pour le present.
Item sachez que nous avons la plus haulte et digne couronne qui soit en tout le monde; aussi comme d’or, d’argent et pierres précieuses, et de bonne fermetez (enceintes) de villes, citez, chasteaulx et bourgs.
Item sachez que nous avons en nostre puissance quarante et deux roys tout puissans et bons crestiens,
Item sachez que nous soustenons et faisons soustenir de nos aulmones tous les povres qui sont en nostre terre, soient privez ou estrangiers, pour l’amour de Jhesucrist.
Item sachez que nous avons promis et juré en nostre bonne foy de conquerre le sepulcre de Nostre Seigneur Jhesucrist, et aussy toute la terre de promission. Et se vous voulez venir par deça nous vous mettrons, se Dieu plaist, à chemin, mais que vous ayez grande et bonne hardiesse en vous, ainsi comme il nous a esté rapporté, et bon courage vray et loyal. Mais entre vous autres Françoys, avez de vostre lignage et de vos gens qui sont avec les Sarrazins, esquels vous avez fiance et cuydez qu’ils vous aident et doivent aider, et ilz sont faulx et traistres hospitaliers. Et sachez que nous les avons tous bruslez, ars et destruitz, ceulx qui estoient en nostre terre: car ainsi le doit on faire de ceulx qui vont contre la foy.
Item sachez que nostre terre est divisée en quatre parties, car y sont les Yndes. Et en la majeur Ynde gist le corps sainct Thomas l’apostre, pour lequel Nostre-Seigneur Jhesucrist fait plus de miracles que pour sainctz qui soyent en paradis. Et icelle Ynde est es parties d’Orient, car elle est pres de Babilone la Deserte, et aussi elle est pres d’une tour qu’on appelle Babel. En l’autre partie, devers Septentrion, est grant abondance de pain, de vin, de chair, et de toutes choses qui sont bonnes à soustenir et nourrir corps humain.
Item en nostre terre sont les olifans et une autre manière de bestes que on appelle dromadaires; et chevaulx blans, et beufz sauvaiges qui ont sept cornes, et ours blancs et lyons moult estranges de quatre manieres, c’est assavoir rouges, vers, noirs et blans; et asnes sauvaiges qui ont deux petites cornes et lièvres sauvalges qui sont grans comme ung mouton, et chevaulx vers qui courent plus que nulle autre beste et ont deux petites cornes.
Item sachez que nous avons oyseaulx qui s’appellent griffons, et portent bieng ung beuf ou ung cheual en leur nid pour donner à menger à leurs petits oyseaulx.
Item sachez que nous avons une autre maniere de oyseaulx lesquels ont seigneurie sur les autres oyseaulx du monde, et ont couleur de feu, et leurs esles sont trenchentes comme rasoirs, et sont appellez Yllerions, et en tout le monde n’en a fors que deux, et vivent l’espace de soixante ans, et puis s’en vont noier en la mer. Toutesfoy, ils pondent premier, et couvent deux ou trois eufz, lesquelz ilz couvent l’espace de quarante jours, et puis esclosent et deviennent petits oyseaulx. Et adonc les grans, c’estassavoir pere et mere, s’en partent et s’en vont noier en la mer, comme dit est; et tous oyseaulx qui adoncques les encontrent leur font compaignie jusques à la mer, et ne se partent point de eux jusques à tant qu’ilz soient noiez; et, quand ilz sont noiez, ils retournent et viennent aux petits oyseaulx, et les nourrissent jusques à tant qu’ilz soient grans et qu’ilz puissent voler et leur vie pourchasser.
Item sachez que par deça sont aultres oyseaulx qui sont appellés tigres, et sont de si grand force et vertu qu’ilz emportent bien ung homme tout armé et son cheual et le tuent.
Item sachez que en une aultre partie de nostre terre, deça le desert, y a une manière d’hommes qui sont cornus, lesquelz n’ont que ung œil devant et trois ou quatre derrière, et y a des femmes qui sont pareilles aux hommes.
Item en nostre terre y a une autre manière de gens qui ne vivent fors que de chair crue d’ommes et de femmes et de bestes, et ne doubtent point à mourir. Et quand l’ung d’eulx est mort, et fust leur pere ou leur mere, ilz les mangent tous crudz, et dient que bonne chose naturelle est de menger chair humaine, et font ce en rémission de leurs péchés, et celles gens sont mauldis de Dieu, et sont appelez Gotz et Magotz, et est plus de nacions de celles gens que de toutes aultres gens lesquelz se espandront par tout le monde en la venue de l’Ante-erist. Car ilz sont de son alliance et de sa compagnie. Et celles gens ont ceux qui encloyrent le roy Alexandre dedans Macedoine et le mirent en prison, et leur eschappa. Toutes foys Dieu leur envoyera du ciel foudre et feu ardent, qui tous les ardra et confondra, et l’Antechrist aussi, et par telle maniere seront destruitz et gastez; toutesfoys nous en menons bien de ces gens avec nous en la guerre, quant nous y voulons aller, et leur donnons congé et licence de menger noz ennemis, quand ilz les peuvent gagnier, si que de mille n’en demeure ung qui ne soit dévoré et gasté. Et puis les faisons retourner en leur terre, car s’ilz demeuroient longuement avec nous, ils nous mangeroient tous.
Item nous avons une aultre manière de gens en nostre terre qui ont les piez rons comme ung cheual, et aux talons derriere ont quatre costes fortes et trenchans, de quoy ilz se combatent tellement que nulle armeures ne leur peuvent durer; si sont bons crestiens, et labourent voulentiers leur terre et la nostre et nous donnent grans truaiges (tributs) chascun an.
Item nous avons en une aultre partie du desert une terre qui dure soixante-dix journées de long et quarante de large: on l’appelle Féminée la grant. Et ne cuydez pas que ce soit en terre sarrazine; car celle que nous disons est en nostre terre; et en icelle terre sont trois roynes sans les aultres dames qui tiennent leurs terres d’elles.
Et quant icelles troys roynes veullent aller en bataille, chascune d’elles maine avecques soy cent mille femmes en armes, sans les aultres qui mainent les chariots, les chevaulx, les olifans qui portent les armes et les viandes, et sachez qu’elles se combattent fort comme si elles fussent hommes. Et sachez que nulz hommes masles ne demeurent avec elles fors que dix jours, lesquels durant ils se peuvent deporter et solacier avecques elles et engendrer, et non plus, car si plus y demeuroient ilz seroient morts. Mais ilz s’en peuvent bien aller et estre dix " jours dehors leur pays, et puis au bout des dix jours, ils peuvent retourner et y estre aultres dix jours comme d’avant.
Item celle terre est environnée d’ung fleuve qui vient de paradis terrestre, et est appellé Cyson, et est si grant que nul ne le peut passer si non en grands nefz ou grans barques.
Item sachez que auprès de ce fleuve a une autre rivière qu’on appelle Piconie, qui est assez petite et ne dure que dix journées de long et six de large, et les gens sont aussi petits comme icy ung enfant de sept ans, et leurs chevaulx petits comme ung mouton, et sont bons chrestiens et labourent voulentiers, et nulle personne ne leur fait guerre fors que les oyseaulx qui viennent chascun an, quant ils doivent cueillir leurs bledz et semer et vendenger. Et adoncques le roy d’icelles terre s’arme de tout son pouoir contre lesdits oyseaulx, et font grant tuerie les ungs contre les aultres Et puis les oyseaulx s’en retournent.
Item sachez que en nostre terre sont les sagittaires, qui sont depuis la saincture en amont en fourme d’homme et en aval de fourme de cheval, et portent en leurs mains arcs et fleiches, et traient plus fort que nulle autre manière de gens, et mangent chair crue.
Item sachez aussi que certaines manieres d’aultres gens y a en nostre terre, lesquelles gisent hault sur les arbres de peur des dragons et des aultres bestes, et les prennent aucuns de nostre court et les tiennent enchaînez, et les gens y viennent les veoir par grant merveille.
Item sachez que en nostre terre sont les licornes qui ont en leur front une corne tant seulement, et si en y a de trois ma nieres: de vers, de noirs, et aussi de blans; et occissent le lyon aucunes fois. Mais le lyon les occist moult subtilement; car quand la licorne est lassée, elle se met de costé ung arbre, et le lyon va entour, et la licorne le cuyde frapper de sa corne, et elle frappe l’arbre de si grand vertu qu’elle ne la peut oster; adoncq le lyon la tue.
Item sachez que en l’autre partie du désert sont les Joyans qui souloient avoir XL coudées de hault, et maintenant n’en ont que vint, et ne pevent yssir du desert; car à Dieu ne plaist mie. Car se ilz estoient dehors ilz pourroient bien com battre à tout le monde.
Item sachez que en nostre terre y a ung oyseau qui est appelé Fenix, et est le plus bel oyseau de tout le monde, mais en tout le monde n’en y a que ung, lequel vit cent ans, et puis se monte vers le ciel, si près du soleil, tant que le feu se prend à ses helles, et puis descend en son nid et se ard. Et des cendres de luy se concrist ung ver qui se tourne et devient oyseau, en a fin de cent jours, aussi beau comme par devant estoit son père.
Item en nostre terre y a habondence de pain, de vin, de chair, et de toutes choses qui sont bonnes à soustenir corps humain.
Item sachez que en une partie de nostre terre ne peut entrer nulle beste qui de sa nature porte venin.
Item sachez que entre nous et les Sarrazins court une rivière que l’on appelle Ydonis, laquelle vient de paradis terrestre, et est toute plaine de pierres précieuses, et court par nostre terre en maintes parties de petites rivieres et grandes, et là se trouve on moult de pierres; c’estassavoir esmeraudes, safirs, jaspes, cassydoines, rubis, charboucles, scobasses, et plusieurs aultres pierres précieuses que n’ay pas nommées, et de chascunes sçavons le nom et la vertu.
Item sachez que en nostre terre a une herbe appellée permanable; et qui la porte sur soy, il peut enchanter le dyable, et luy demander qui il est, et où il va, qu’il fait par terre, et le peut-on faire parler: et pour ce le dyable n’ose estre en notre terre.
Item sachez que en nostre terre croist le poivre, lequel n’est jamais semé, et croist entre les arbres et les serpens; et quand il est meur, nous mandons noz homme pour le cueillir et ils mettent le feu dedens le bois, et tout se ard: et quant le feu est passé, ilz font grans monceaux de poyvre et de serpens et le vente l’en au vent, et puis on le porte à l’ostel, et le lave on en deux ou trois eaues, et puys on le fait sécher au soleil; et en icelle maniere devient il noir, bon et fort.
Item sachez que en nostre terre a une montaigne appellée Olimphas, et au pié d’icelle montaigne a une fontaine que qui en peut boire de l’eau troys foys à jeun, il n’aura maladie de trente ans, et quant il en aura beu il luy sera ad vis que aura mengé des meilleurs viandes et espices du monde, pource qu’elle est toute plaine de grace de Dieu et du Saint-Esperit. Et qui se peut baigner en icelle fontaine, s’il est en l’aage de deux cents ans ou de mille, il retournera en l’aage de trente ans par semblance. Et sachez que nous fusmes nez et sanctifiez au ventre de nostre mere, et si nous avons passez cinq cens soixante et deux ans, et nous sommes baignez dedens la fontaine six foys.
Item sachez que en nostre terre est la Mer d’Araine, et court moult fort, et fait ondes terribles, et nul homme ne la peut passer fors que nous, pour rien qu’il face, et nous faisons porter à nos griffons, ainsy comme fist Alexandre quant il alla conquerre certaines places en celuy pays.
Item de cousté celle mer, passe ung fleuve et en celuy treuve l’en moult de pierres precieuses, et maintes bonnes herbes, qui sont bonnes en toutes medecines.
Item sachez que entre nous et les Juifs passe une rivière qui est plaine de pierres precieuses, et court tant fort que nulle personne ne la peut passer, excepté le samedi qu’elle repose, et tout ce qu’elle treuve elle emporte en la Mer d’Arayne. Item en celle partie a ung pas qu’il nous fault garder, car nous avons en icelle frontiere quarante et deulx chasteaulx, plus beaux et plus fors qui soient au monde, et avons gens qui les gardent, c’estassavoir dix mille chevaliers, et six mille arbalestriers, et quinze mille archiers, et quarante mille sergents à cheval et en armes, qui gardent les passages devant ditz, pour tant que si le grand Roy d’Israel venoit avec sa compagnie ne puisse passer avec ses Juifz, lesquelz sont plus bien deux foys que de Crestiens ni de Sarrazins, car ils tiennent les deux parties du monde, et sachez que le grand Roy d’Israel a avec soy troys cens roys et quatre mille princes que ducs que comtes, tous Juifz et qui a luy obeissent.
Item sachez que si les Juifs povoient passer iceluy pas, tous seroient morts, Crestiens et Sarrazins.
Item sachez que nous laissons passer chascun samedi huit cens ou mille Juifs pour marchander avec nos gens. Mais ilz n’entrent point dedens nos fermetez, mais marchandent dehors, de la doubte que nous avons d’eulx, et ne marchandent fors que en placques d’or et d’argent, car ilz n’ont point d’autre monnoye et quand ilz ont fait leur marchandise, ilz en retournent en leur pays.
Item sachez que nous avons quarante et deux chasteaulx qui sont près l’ung de l’aultre d’un trait d’arbaleste et non plus.
Item sachez que nous avons à une lieue près de là une cité qui s’appelle Oriende la grant, la plus belle et la plus forte qui soit au monde. Et ung de nos roys la garde, lequel reçoit du grand Roy d’Israel le tribut, car il nous doibt chascun an deux cens chevaulx chargez d’or et d’argent et de pierres précieuses, et oultre, la despense qui se fait en icelle cité et es dessus-ditz chasteaulx.
Item sachez, quant nous leur faisons guerre, nous occisons trestous ceulx qui sont en nostre terre. Et pour ce ne s’osent mouvoir ne faire guerre. Et sachez que les Juifves sont les plus belles femmes du monde et les plus chaudes; et sachez que pres d’iceluy fleuve, qui est d’Arayne, vient la mer Areneuse, et nul homme ne la peut passer, fors quant le vent fiert dessus; adonc s’espend par la terre et le peut on bien passer, mais que on se haste de retourner. Car se on ne le faisoit, on demeureroit dedans la mer, et toute l’arenne qui ne s’en peut retourner se convertist en pierres précieuses, et nul ne les peut vendre jusques à tant que nous les ayons veues, et se nous vous les pouvons prendre à l’estime de nos marchans, et se nous ne les voulons, ilz les portent où ilz veulent.
Item en une partie de nostre terre, a une montagne que nul ne peut habiter, pour la très grant chaleur qui y est, et illec se nourrissent aucuns vers qui ne peuvent vivre sans feu et sont appelez Salemandres. Et au pié de cette montaigne nous tenons tousjours quarante mille personnes qui font illec grant feu. Et quant iceulx vers sentent la chaleur du feu, ils yssent de la terre et entrent au feu, et illec font ung poils itel comme les vers qui font la soye; et d’Iceluy poil faisons noz robbes et celles à noz femmes, pour vestir aux festes annuelles. Et quand nous voulons laver icelles robes, nous les mettons au feu, et lors se retournent belles et fresches comme devant.
Item sachez que nul roy crestien n’a tant de richesses comme nous avons, pour ce que nul homme ne peut estre povre en nostre terre, mais qu’il vueille gaigner.
Item, sachez que monseigneur sainct Thomas fait plus de miracles vers nous que sainct qui soit en paradis, car il presche une foys l’an corporellement en son église, à toutes gens et presche en ung de nos palays que vous orrez.
Item sachez que en une aultre partie de nostre terre, y a des gens d’estrange façon, c’estassavoir qui ont un corps d’homme et la teste de chien, et on peut entendre leur langaige; et sont bons pescheurs, car ilz entrent de nuyt et de jour au plus parfond de la mer, et sont ung jour sans yssir dehors, et prennent de telz poissons qu’ilz veulent, et viennent tout chargez en leurs maisons qui sont soubs terre. Et nous espions où ils les mettent, et en prenons tant que nous voulons. Et sachez que icelles gens font assez de maulx à nos bestes saulvaiges, car ilz les mengent et se combatent contre gens d’armes et archiers. Et font souvent de telles batailles.
Item en nostre terre a une maniere d’oyseaulx qui trop malement sont de plus chaulde nature que les aultres. Car quant ilz veulent pondre, ilz pondent au fons de la mer et font xxx eufz, et quand ils veulent retourner ilz montent sur le hault de l’air, au droit de leurs eufz, et à la chaleur d’eulx et de l’air, ils couvent leurs eufz et deviennent oyseaulx, et au chef de xx jours, yssent de la mer, puis s’en vollent, et nous en prenons plusieurs. Car ils sont bons à menger tant comme ilz sont jeunes et se nature estoit faillye à homme ou à femme, mais qu’ilz menguassent de ces oyseaulx, tantost leur nature retourneroit, et seroient plus fors que par devant.
Item en nostre terre est l’arbre de vie, duquel sault le cresme, et icelluy arbre est tout sec et ung serpent le garde et veille tout l’an, le jour et la nuyt, fors que la nuyt de la saint Jehan qu’il se dont jour et nuyt. Et adonc nous allons à l’arbre pour avoir du cresme, et en tout l’an n’en yssent que trois livres qui viennent goutte après goutte, et quant nous sommes auprès d’iceluy cresme, nous le prenons, et puis nous en retournons tout bellement, de peur que le serpent ne s’esveille: et cellui arbre est près de paradis terrestre d’une journée. Et quant ledit serpent est éveillé, il se courouce et crye tant fort que on l’entent d’une journée de loing; et si est deulx foys plus grant que ung cheval, et à neuf testes et deux esles, et court après ça et là. Et quant nous avons passé la mer, il s’en retourne, et nous portons la cresme au patriarche de Saint-Thomas, et ycelluy le sacre de quoi nous sommes tous baptisez, nous crestiens: et le demourant, nous l’envoions au patriarche de Jherusalem, et icelluy l’envoye au Pape de Rome; lequel le sacre et multiplie par huille d’olive, et puis l’envoye par toute crestienté de dela la mer.
Item en nostre terre n’a nulz larrons privez ne estrangiers; car Dieu et Sainct Thomas les confondroient et nous les ferions mourir de mauvaise mort, si nous les y savions.
Sachez que nous avons chevaulx vers qui portent un chevalier tout armé iii ou iiii jours sans manger.
Item quant nous allons en bataille, nous faisons porter devant nous, par quatorze roys, aournez d’or et d’argent, quatorze confanons aournez de diverses pierres précieuses; et aultres roys qui viennent après portent banieres de cendal moult richement aournées.
Item sachez que devant nous vont armez quarante mille clercs et autant de chevaliers et deux cens mille homes à pié, sans les charrettes qui portent les viandes, et sans les olifans et les chameaulx qui portent les armures
Item quant nous allons en bataille, nous recommandons nostre terre au patriarche de Sainct-Thomas.
Item sachez que quant nous chevauchons simplement, nous faisons porter devant nous une croix de bois, tant seulement pource que nous ayons remembrance de Nostre-Seigneur Jhesucrist, qui souffrit mort et passion pour touz pescheurs delivrer de la mort d’enfer.
Item à l’entrée de chascune de noz citez sont troys croix de bois, qui signifient les deux croix où les deux larrons pendirent et celle où nostre seigneur Jhesucrist fut crucifié, affin que les gens adorent la saincte croix.
Item quant nous chevauchons simplement, nous faisons aussi porter devant nous un bassin d’or plain de terre, en signe que nous sommes tous venus de terre, et qu’il nous fault en terre retourner, et faisons porter ung aultre bassin tout plain d’or, pour monstrer que nous sommes le plus puissant roy et le plus digne de tout le monde. Item sachez que nulle personne n’ose faire le péché de luxure en nostre terre, car incontinent il seroit ars ou bruslé; et pour ce establit Dieu le sacrement de mariage.
Item sachez que nulle personne n’ose mentir en nostre terre, car il seroit mort ou pendu.
Item sachez que nous visitons tous les ans le benoist corps de sainct Daniel le prophete, qui est en notre desert, et menons avec nous dix mille clercs, autant de chevaliers, et deux cens chasteaulx, que nous faisons mener sur olifans, qu’on dresse de nuyt, pour nous garder des dragons qui ont sept testes sur chascun d’eulx. Et sachez que en celuy desert y a des meilleures dattes, qui pendant es arbres et sont bonnes vertes et meures, yver et esté, et dure le desert quattre vintz et soixante journées, et illecques entour est l’entrée de nostre terre, et qui va par le desert ne treuve ville ne chasteau, de xi journées et on n’a mestier de porter viandes, car on trouve du fruict devant dit assez, qui saoule un homme, ainsi comme il est rempli de la grace de Dieu.
Item que ung messagier ne pourroit aller par toute nostre terre en xv moys, tant elle est grande.
Item que nostre palais est en la manière que je vous diray, car l’entrée est de telle maniere que ne peut ardoir pour nul feu qui soit, et sur le palais a deux polmeaux d’or, et sur chacun polmeau a deux charboucles, pour quoy il resplandit de nuyt et de jour, et les grans portes de nostre dit palais sont de cassidoine meslées avec pierres précieuses, et le portail de libane, et fenestres de cristal, et noz tables de marbre et devant nostre palais a une place en la quelle nos jouvenceaux se deportent chascun jour.
Item sachez que la chambre où nous gisons est toute couverte d’or et de pierres précieuses.
Item que le lit où nous gisons est tout semé de saphirs, pour ce que nous avons chasteté en nous, et nous avons belles femmes, et nous ne gisons avec elles, que trois moys l’an; c’estassavoir en may, en octobre et en janvier, et est tant seulement pour engendrer.
Item que devant la porte de nostre palais y a ung mirouer au milieu de la place, lequel Virgille par son engin y mist, et le voit on de xv journées de loing, et convient pour aller audit mirouer monter par trois cents lxx pas de degrez, tous faictz de pierres précieuses.
Item sachez que en nostre court viennent chascun an xv roys, et xl ducz et xl comtes, pour nous faire aucun service que ilz nous doibvent faire chascun an, sans les Françoys qui nous font service chascun jour.
Item, que nous faisons tous les Françoys qui viennent en nostre terre chevaliers, et leur donnons bonnes villes fermées et grans terres, car ils gardent nostre terre et nostre table, et nostre chambre, et pource que nous fyons en eulx plus que en nulles autres gens.
Item sachez que en nostre table mangent chascun jour xx archevecques et xl evecques, et le patriarche de Saint-Thomas qui se siet à table au dessubz de nous, pour ce qu’il a le pouvoir du pape de Rome, et avons autant d’abbés comme il y a de jours en l’an, et chascun vient chanter une foys l’an en l’autel sainct Thomas et nous y chantons toutes les festes annuelles: et pour ce sommes nous appellé prestre Jehan car nous sommes prestre selon le sacrifice de l’autel, et roy selon justice et droicture. Et sachez que je suis sanctifié avant que de fusse né. Car Dieu envoya à mon père ung ange, lequel luy dist: qu’il fist ung palays qui seroit, par la grace de Dieu, chambre de paradis pour ton enfant qui est à venir: car il sera le plus grant roy terrien de tout le monde, et vivra longtemps; et qui sera au palais n’aura fain ne soif et ne pourra mourir. Et quant mon pere se esveilla de son dormir, il eut grant joye, et commença le palays, tel comme vous orrez.
Premierement, les paroys sont de cristal et la couverture de dessus est de pierres precieuses, et par dedens est aournée de estoilles, en semblance de celles des cieulx, et le pavement est de cristal, et audict palays ne trouverez fenestre ne porte; et dedens le palays a quatre mille et deux cents pilliers faictz d’or et d’argent, et de pierres precieuses de toutes manieres. Et illecques tenons nostre court es festes annuelles, et sainct Thomas presche aux gens. Item y a au milieu du dict palays ung pillier que Dieu y posa et audit pillier Dieu y a fait une grace: car dudit pillier sault vin, et eaue, et qui en boit n’a desirs des biens temporelz; ne scet on où elle va, ne dont elle vient.
Item une aultre grant merveille y en a nostre palays, c’estassavoir que nul menger ni boyre n’y est appareillé, fors que en une escuelle ung gril et un tailloir, qui sont pendus à ung pillier. Et quant nous sommes à table, et nous désirons avoir viandes, elles nous sont appareillées par la grace du Sainct Esperit. Et sachez que tous clercs qui au monde sont ne sauroyent dire ne retraire les biens qui sont en nostre palays et en nostre chapelle . Et sachez que tout ce que nous avons escript est vray comme Dieu et ne menterions pour riens, car Dieu et sainct Thomas nous confondroient, et perdrions nos dignitez.
Se vous voulez de nous quelque chose que nous puissions mandez le nous; car nous le ferons de tresbon cueur. Et vous prions qu’il vous soit en remembrance du sainct passaige et que ce soit prochainement; et ayez bon cueur, grand har diesse en vous, et soiez remembrans de mettre à mort ces faux templiers et payens; et vous prions que vous nous envoyez responce par le porteur de ces présentes; et prions au roy de France qu’il nous saulve tous ces chrestiens de delà la mer et qu’il nous envoye aulcun vaillant chevalier, qui soit de la bonne generation de France, en priant Nostre-Seigneur qu’il vous doint perseverance en la grace du Sainct Esperit. Amen.
Donné en nostre sainct palays, l’an de nostre nativité cinq cens et vii.
C’y finissent les diversités des hommes, des bestes et des oyseaulx qui sont en la terre de prestre Jehan.
Malgré les investigations de Zarncke, écrit M. Constantin Marinescu, de l’Académie Roumaine, dans sa thèse sur le Prêtre-Jean, qui semble définitive, on n’a pas trouvé au moins une trace de traduction grecque de cette missive si propre à être connue et avidement lue dans l’empire byzantin comme en Occident.
Quant à Oppert–Der Presbyter-Johannes–il pense que les souvenirs bibliques contenus dans cette lettre font penser à un ecclésiastique, et que les quatre rois qui auraient rempli auprès de Prêtre-Jean les offices de sénéchal, de bouteiller, de chambrier et de maréchal nous ramènent aux quatre dignités de l’empire allemand. Cet heureux rapprochement a peut-être mis M. Constantin Marinescu sur la bonne voie. Pour lui, l’auteur de la Lettre, fabriquée peu avant1177selon Zarncke, n’est autre que Christian, archevêque de Mayence, dont le rôle diplomatique auprès de Frédéric Barberousse, dit-il, est assez connu. «En effet, il est désigné, ajoute Zarncke, dans une série de manuscrits, de son vivant même, comme étant le traducteur de la lettre grecque en latin. Mais, écrit encore Zarncke, l’absence d’une trace quelconque de cette lettre dans la littérature byzantine fait croire que son auteur se confond avec le soi-disant traducteur. Nous sommes loin, maintenant, de l’opinion de Paul Meyer, qui voulait qu’elle fût l’œuvre d’un Latin résidant en Orient; et de celle d’Oppert, qui proposait un chrétien nestorien.
Le supposé Christian avait lu de très près la Lettre d’Alexandre à Olympias et Aristote, œuvre d’un faussaire comme lui, que l’on nomme communément le pseudo-Callisthènes, et que Paul Meyer, dans son Histoire de la Légende d’Alexandre, ne situe pas au delà du IIIe ou du IVe siècle. La version latine, suivie de transcriptions successives de plus en plus altérées, est d’un certain Julius Valerius, que l’on place environ le VIIIe siècle, mais dont on a contesté l’existence réelle.
«C’est par l’intermédiaire du latin que les pays romans et germaniques, dit Paul Meyer, sont entrés en possession de la légende d’Alexandre...» Cet ouvrage est pour nous le résumé de tout ce que les créations inconscientes de l’imagination populaire et les imaginations réfléchies de quelques lettrés alexandrins ont entassé des récits mythiques et héroïques sur la mémoire d’Alexandre. Celui donc, ajoute-t-il, qui se proposera d’étudier cette légende n’aura pas de document plus important que le pseudo-Callisthènes.
Pourtant, une lettre originale à Olympias et Aristote dut exister, puisque Plutarque, Tertullien, Pollux et saint Augustin en ont parlé, et que Pline et Strabon paraissent en tirer témoignage en faveur du goût d’Alexandre pour l’histoire naturelle. Elle eût même été assez longue pour que Minucius Félix l’eût appelée insigne volumen.
Altérée dès l’époque alexandrine, écrit Berger de Xivrey, dans les Prolégomènes de ses Traditions Tératologiques, elle aura eu le sort de toute la composition romanesque dont elle faisait partie, c’est-à-dire qu’on l’adapta aux idées populaires et qu’elle nous arriva, par une série de transformations successives, au point où nous la voyons aujourd’hui.
La version latine de Valerius se serait sans doute perdue, aussi bien que ses altérations, si Vincent de Beauvais n’en avait fait un épitome au Livre IV de son Miroir Historial, terminé en1253. Ce résumé a servi de base à la plupart des fantaisies du moyen âge sur Alexandre. Dans son amour pour ce genre scolaire de composition, il ajouta une correspondance entre le Macédonien et Dindimus, le roi des brahmanes.
C’est donc à de petits ouvrages apocryphes que se réfère le Cycle d’Alexandre, dont la première histoire fabuleuse apparaît au XIe siècle, et que l’on désigne sous le titre d’Historia Alexandri magni, regis Macedonia, de prœliis ou simplement Historia de prœliis. La Compilation de Saint-Alban, surtout répandue en Angleterre, date du milieu du XIIe: ce sont des morceaux empruntés à la vie d’Alexandre, et dont la partie merveilleuse et tératologique s’inspire d’Orose, de Josèphe, de Solin, de saint Augustin, de Bède et d’Isidore de Séville. Quant au plus ancien roman d’Alexandre en France, c’est celui d’Albéric de Besançon, écrit au début du XIIe, et duquel nous ne possédons que les105premiers vers. Mais le curé Lamprecht le mit en allemand, et sans doute fut-il connu de Christian, archevêque de Mayence, qui passe, comme on l’a vu, pour avoir écrit la lettre de Prestre-Jean, avant 1177.
Que ces énumérations d’Alexandre ne débordent pas notre cadre et la chronologie. Arrêtons-les au roman de Lambert-le-Tors et Alexandre de Bernay, qui fut, sans aucun doute, connu du faussaire, lequel s’est surtout inspiré de la partie des merveilles de l’Inde, en même temps que du fonds commun de Callisthènes et de la traduction de Valérius,
Le roman de Lambert-le-Tors fut un des livres de prédilection du moyen âge, et sa vogue dura longtemps, jusqu’au milieu du XVe, quand Jean Wauquelin en tira une histoire en prose, au commandement de Jean de Bourgogne, petit-fils de Philippe-le-Hardi.
De même que Wauquelin, qui lui est postérieur, le présumé Christian a puisé à des sources multiples d’histoire naturelle et de tératologie: Isidore de Séville, les Récits Surprenants d’Aristote, Pline, Aulu-Gelle, saint Jérôme, saint Augustin déjà cité, Avicenne et Hérodote. Mais il ne paraît guère possible qu’il ait eu connaissance d’Hésiode, Ctésias, Hegin, Oppien, voire Tzetzès. Il ignorait plus certainement encore le Prométhée d’Eschyle, où le héros conseille à Io d’éviter les guerriers qui n’ont qu’un œil, les Arismaques toujours à cheval, habitants des rives du Pluton, qui roule l’or dans ses flots, avant que de passer dans une terre éloignée, chez un peuple noir voisin des sources du Jour, d’où sort le fleuve d’Éthiopie... Il ignorait enfin l’Histoire de Chaldée, du chaldéen Bérose, où se voient des hommes ailés, à un ou deux visages, des hermaphrodites, des coclès, des hippocentaures, des chiens à queue de poisson et des chevaux à tête de chien, dont les représentations sont sculptées dans le temple de Bel. Que dis-je? il ignorait Homère avec Scylla, les Géants, les Sirènes, les Cyclopes et les hôtes de Circé. Il ignorait la plupart de ces auteurs inconnus en1177pour n’avoir pas été traduits, ou n’avoir été cités qu’au passage. Cependant, leur tradition était demeurée étrangement vivace dans «l’Orient désert»: c’est pourquoi citer leurs noms ma giques évoque ce que le moyen âge pouvait leur devoir par transmission inconsciente.
Lorsque Prêtre-Jean parle des lions de quatre manières, rouges, verts, noirs et blancs, il a pris ces derniers dans Lambert-le-Tors, comme le fit plus tard Jean Wauquelin. Je citerai celui-ci pour ne pas fatiguer le lecteur par une langue trop ancienne:
Quand l’ost se cuidoit reposer pour boire... vinrent une manière de blans lyons, grans et oribles comme toriaux, lesquelz, par très grant crudélité coururent sus à ceux de l’ost.
Les ânes sauvages, qui ont deux petites cornes, il les confond avec l’onagre fabuleux, dont il est parlé dans le traité De Belluis publié par Berger de Xivrey. Mais Prêtre Jean les a pris dans le livre de Melpomène, d’Hérodote, le seul Ancien qui parle d’ânes à cornes, Ctésias n’en donnant qu’une à l’âne indien, qui est certainement la li corne.
Les griffons qui portent un âne, un bœuf ou un cheval dans leur nid, ou qui passent sur leur dos les voyageurs comme ils portèrent Alexandre, sont pris à Lambert-le Tors, chez qui le Macédonien en fait attacher sept ou huit en une «chambre de bois» et de cuir frais. Un morceau de viande à la pointe d’une lance, et les griffons s’en lèvent en entraînant le roi; mais l’excessive chaleur du soleil le contraint de descendre. La haine des griffons pour les chevaux était une idée de l’Antiquité. Virgile, au début de la VIIIe Bucolique, range¬ au nombre des choses impossibles l’attelage au même joug des chevaux et des griffons.
Les Yllérions, ou plutôt Alérions, qui leur succèdent, sont des aigles héraldiques confondus avec les griffons dans Isidore de Séville: «alis et facie aquilis similes», et comme l’était parfois l’aigle ordinaire dans l’Antiquité. Leurs ailes tranchantes rappellent les coudes semblables à des scies, que, dans Callisthènes, portent les géants de la forêt d’Anaphantus.
Le tigre mis au nombre des oiseaux peut faire sourire de l’ignorance de l’évêque septentrional. Mais il s’est fondé sur l’étymologie donnée par Isidore de Séville, qui prétend que tigris, dans les langues mède et persane, signifie flèche. Varron le fait venir de l’Arménien avec la même signification. Le vol de la flèche et son empennage ont donc incité l’auteur à imaginer le tigre comme volatile.
Les hommes et les femmes cornus, «deçà le désert», qui n’ont qu’un œil devant et trois ou quatre derrière, rappellent ceux qui ont six pieds et trois yeux dans la Lettre d’Alexandre, et que le roi rencontre avant de trouver les colonnes d’Hercule et les palais de Sémiramis. Cela est aussi dans le Roman des femmes qui ont des cornes sur le chef et des barbes jusqu’aux mamelles. L’influence de la Lettre de Prêtre-Jean se fait sentir dans Mandeville, qui a vu des femmes naines portant une corne sur la tète au pays des pygmées.
Les anthropophages, qui mangent aussi leurs parents morts pour aider à la rémission de leurs péchés, sont dans le Roman. J’en citerai la version en prose:
Alexandre entra en la terre par devers Orient, où il trouva une manière de gens d’horribles regards, remplis de toutes mau vaises œuvres, lesquels mangeoient toutes manières de chairs, et de la chair des hommes quand ilz la trouvoient.
Ils sont aussi dans Aulu-Gelle et Isidore de Séville.
Les mêmes sont nommés Gotz et Magotz dans le Roman. Porus les y appelle à son aide, et ils arrivent de la terre des «Turs», au nombre de quatre cent mille, jurant, par Neptune et Cerbère, qu’ils réduiront à néant la puissance d’Alexandre, et qu’ils l’enfermeront jusqu’au temps de l’Antechrist, destructeur de toutes choses. Ils figurent enfin dans Callisthènes, Josèphe et saint Jérôme. C’est avant tout un souvenir biblique d’Ezéchiel. Plan du Car pin, influencé, de même que Joinville, par la lettre de Prestre-Jean, prétend qu’un des noms de Can, ou Cham, c’est-à-dire Prestre-Jean, est Gog, et que celui de Magog désigne son frère.
Ceux qui ont les pieds ronds comme un cheval rappellent les femmes du Roman nommées Janitres, dont les che veux d’or tombent jusqu’aux pieds, qui sont des pieds de, cheval. Mais saint Augustin, dans la Cité de Dieu parle d’un homme qui a les pieds de forme circulaire: quasi lunafas habens plantas.
Féminée la grand est la province des Amazones, que l’Antiquité plaçait aussi en Afrique. Quinte-Curce, dans son livre VI de la Vie d’Alexandre, retrace la rencontre de leur Reine Thalestris avec le héros, et situe son royaume dans les campagnes de Temiscyre, entre le Phase et le Caucase. Les Amazones sont aussi dans le Roman de Lambert-le-Tors, et voici comment s’exprime l’amplificateur Wauquelin: ?
Femmes qui merveilleusement, laidement et ordement estoient parées et vestues; et, toutefois... estoient très belles femmes; ne avec elles il ne vit aucun homme. Ces femmes... avoient en leurs mains espées et haches qui estoient d’or et d’argent, et non de fer...
Elles se rencontrent enfin dans un Valerius amplifié, où les a recueillies Vincent de Beauvais.
Le fleuve Cyson, qui vient du Paradis Terrestre, est derechef un souvenir biblique, comme Gog et Magog; mais il faut lire le Géhon.
On a reconnu les Pygmées dans les riverains du fleuve Piconie. Leur origine classique est trop connue. Mais dans les oiseaux qui viennent chaque année leur faire la guerre au moment de la moisson, l’on doit voir les sauterelles, que l’Antiquité figurait par les Harpies chasséss par les vents Zéthès et Calaïs. C’est pourquoi ces oiseaux s’en retournent à la première mousson. Il y a là, évidemment, une interprétation de la fable.
Les Sagittaires à figure humaine en amont, et en aval en forme de cheval se trouvent dans Callisthènes:
Après quelques jours de marche, nous eûmes à combattre les hippocentaures, qui furent mis en fuite; et, au bout de cinquante jours, nous atteignîmes la terre habitable, à travers toutes sortes de dangers.
La Licorne, que tous les voyageurs ont vue en Ethiopie, et dont le P. Lobo lui-même, si peu crédule, a laissé une description presque enchanteresse, figure dans le Roman d’Alexandre. Wauquelin parle «d’une manière de bestes sauvaiges, qui avoient chacune une corne au front comme espée, et si tranchante qu’elle estoit comme une scie à pierre...»
Elles chargèrent l’armée avant que les chevaliers pussent leur faire front. Enfin déconfites, elles laissèrent 8.450des leurs par terre. Il y avait plusieurs espèces de licornes: la plus douce aimait poser la tête sur les genoux des jeunes filles. C’est à celle-là qu’il faut croire...
Les Joyans, ou Géants qui ont quarante coudées de haut rappellent ceux de la Lettre d’Alexandre, qui, eux, ont vingt-quatre coudées. Ils avaient grandi depuis. D’autres, dans le même Callisthènes, se nomment les Ochlotes, et n’ont que quatre coudées. Dans le Roman, on peut dire qu’ils foisonnent, parfois rassemblés au nombre de plusieurs milliers.
Le Phénix n’est pas dans la Lettre d’Alexandre, où il est représenté par deux oiseaux à tête humaine qui lui défendent d’aller plus loin et paraissent sortir de l’angélologie juive. Dans la vieille version en prose du poème français, Alexandre demande à celui qui le mène quel est le nom de l’oiseau qu’il voit perché sur un arbre, et ensuite vient la fable que l’on connaît. Mandeville, sous l’empire de la Lettre de Prestre-Jean, dit que le Phénix se brûle de soi-même dans un temple de la cité d’Etiope, et que de ses cendres naît un œuf, puis un oiseau parfait qui s’envole, plus grand qu’un aigle, mais à tête de paon, avec le col jaune. Il est, dit-il, très beau à voir au soleil. Ici, la fable n’est pas empruntée à Hérodote, mais, semble-t-il, à Suidas, qui prétendait, avant Prêtre-Jean, qu’un ver naissait des cendres de l’oiseau.
Au pied de la montagne nommée Olimphas, déforma tion d’Olympias, mère d’Alexandre, est située la Fontaine de Jouvence. C’est un souvenir du Roman, où Lambert le-Tors et Bernay ont introduit trois fontaines miracu leuses. L’une ramène à trente ans un vieillard qui s’y baigne. Dans la Lettre du pseudo-Callisthènes, c’est une source limpide qui jette des éclairs. Dans le tableau d’une autre source féerique, si quelqu’un en mange un oiseau, on voit du feu jaillir de son corps. Le cuisinier d’Alexandre y plonge une salaison de poisson. «Aussitôt qu’il l’eut mouillé, le morceau s’anima et échappa des mains du cuisinier.» Ce fut en souvenir de Prestre-Jean que Pons de Léon cherchait la Fontaine de Jouvence en Floride.
La Mer Aréneuse, n’est autre que la Mer Rouge, ainsi nommée à cause de la couleur de son sable, ou de la teinture que donnaient ses plantes riveraines. C’est encore un souvenir biblique, surtout quand il est dit qu’on la peut bien passer, mais que l’on se hâte de retourner si l’on ne veut être englouti.
Les Salamandres, qui vivent sur la Montagne en feu, ou volcan, sont empruntées à Aristote et à Pline. L’auteur emploie le mot vers pour le latin vermis ou serpens, parce que les Anciens rangeaient le chelydros ou salamandre parmi les serpents.
Les gens qui ont un corps d’homme et une tête de chien ont été rencontrés par Alexandre, dans la Lettre de Callisthènes.
Ces monstres, dans Prestre-Jean, sont ichthyophages: des hommes sans tête et velus, dans Callisthènes, se couvrent de peaux et se nourrissent de poissons pêchés dans la mer. Ces ichthyophages se trouvent dans Pline, Solin et Isidore de Séville: ils relatent qu’Alexandre leur interdit de se nourrir ainsi. Ils sont également dans Strabon; la plupart des auteurs les placent sur les rives de la mer Erythrée et sur les côtes septentrionales de l’Arabie. Hérodote les montre parlant au roi d’Éthiopie. Diodore prétend qu’ils s’étendent depuis la Carmanie jusqu’au fond de la Mer Rouge. Bref, le supposé Christian s’appuyait sur des autorités d’humaniste, même pour avancer des choses vraies et vraisemblables.
L’«Arbre de vie, duquel sort le chrême» et gardé par un serpent, se trouve, dans le pseudo-Callisthènes, sur le bord d’un fleuve où il y a un grand nombre de serpents de rivière. C’est le morceau le plus poétique de la Lettre d’Alexandre:
Il y avait dans ce fleuve des arbres qui s’élevaient avec le soleil et croissaient jusqu’à la sixième heure. A partir de la septième heure, ils allaient en décroissant jusqu’au point de disparaître. Ils avaient des larmes comme une figue qui pleure, et l’odeur la plus douce et la plus exquise. Je donnai l’ordre qu’on coupât les arbres et qu’on recueillît les larmes avec des éponges. Ceux qui se mirent à cet ouvrage furent à l’instant fouettés par des génies invisibles. Nous entendions le bruit des fouets, et nous voyions les marques des coups se former sur le dos, mais nous n’apercevions pas ceux qui frappaient. Alors, une voix se mit à dire: Ne coupez et ne recueillez rien. Si vous ne cessez toute l’armée va devenir muette... Plein d’effroi, je défendis aussitôt de rien couper ni recueillir.
Le «serpent qui crie si fort qu’on l’entend d’une journée au loin», qui est deux fois plus grand qu’un cheval et porte neuf têtes et deux ailes, mériterait toute une dissertation pour nous conduire au serpent-de-mer. Les fleuves de l’Inde et d’Asie étaient si pleins d’animaux extraordinaires que Strabon laisse entendre qu’Alexandre garda le silence sur tant de merveilles pour ne pas paraître rapporter des choses incroyables. Là encore brille l’érudition classique de l’évêque Christian: il a en vue l’odontotyrannus amphibie, le ver montrueux de l’Inde dont parlent Ctésias et Elien, de sept coudées de long, et si gros qu’un enfant de dix ans ne pouvait l’embrasser. Il n’a que deux dents superposées. Le jour il se tient dans la vase, la nuit il chasse sur terre les bœufs et les chameaux qu’il entraîne dans le fleuve et dévore. Le sommaire seulement du XVIIIe Livre de Tite-Live, puis Florus, Aulu-Gelle et Valère-Maxime l’ont mentionné avec plus ou moins d’étendue. Cependant, ce monstre à neuf têtes paraît être le mollusque dont parle Aristote, et, dans la nature contrôlable, le cousin-germain du Sepia Octopus de Linné.
Quant aux somptueux défilés, aux cortèges, aux descriptions de palais qui terminent la Lettre de Prestre-Jean, on en trouve à chaque pas, si l’on peut dire, des modèles dans Hérodote.
Telles sont, grosso modo, les sources savantes d’un petit ouvrage qui veut paraître naïf, et qui parvient à l’être plutôt par la langue que par un art consommé. Et telle est la Lettre de Prestre-Jean, dont l’Occident, déçu dans son attente, va faire un négus d’Abyssinie, afin de le distinguer de Gengiskan, païen sacrilège. Mais, pour s’accorder avec les récits des voyageurs, il comptera plusieurs Prêtres-Jean, et tiendra le bon en réserve, le plus petit, le mignon, le nestorien, ami des chevaliers Français et Portugais. Quelle autre illusion!... Il n’y avait pas de Prêtre-Jean; quelques esprits critiques et clairvoyants l’avaient déjà dit avant les orientalistes et les philologues modernes, qui en ont profité pour rendre le sujet quasiment inaccessible. Le mot Zan, Gan, Wang, Kan ou Cham, avaient écrit les premiers, formait la désinence des noms princiers, comme dans Gengiskan, et s’appliquait aussi bien à ceux des chefs et des officiers. Les Espagnols entendirent Huan, que j’orthographie phonétiquement pour Juan; les Portugais Joân; les Italiens Gian, abréviatif de Giovani, ou Zan, en vénitien; les Français Jean, et les Anglais John! A la vérité, aucun de ces Zan ou Wang n’était Prêtre, mais prince ou chef-pontife, absolument comme les tzars étaient papes, et il faut lire le tableau que Rubruquis, l’envoyé de Saint Louis, a tracé des fameux prêtres nestoriens pour être fixé sur leur religion, leur débauche, leur simonie, voire leur idolâtrie!
Prêtre-Jean d’Asie, Prêtre-Jean des Indes, ou Prêtre-Jean du Cathay n’étaient à tout prendre que des Tartares cruels et primitifs, qui mortifiaient encore la viande sous la selle de leurs chevaux et s’enivraient de lait fermenté. Mais la Poésie occidentale refait au pastel ce qui ne fut tracé qu’au charbon, en des temps très anciens; et là même où s’épatait le nez d’un Mongol, elle ne veut voir que le profil fastueux d’un César asiatique...