Читать книгу Serpent-de-mer et Cie - Fernand Fleuret - Страница 5

Оглавление

LE PETIT JEHAN DE SAINTRÉ

Table des matières

Voici une nouvelle édition du Petit Jehan de Saintré d’Antoine de la Sale, ou La Salle, d’après le manuscrit de l’auteur, avec des Variantes et une Introduction par Pierre Champion, suivies de savantes Notices Critiques et d’un Glossaire, par Fernand Desonay.

Un texte nouveau de ce célèbre roman de mœurs du XVe siècle était attendu des savants et des amateurs, car on ne pouvait le lire que dans l’édition de Gustave Hellény, publiée par Sauvaitre en1890. Cette dernière n’était elle-même qu’une reprise du texte de Guichard, publié en1843sur trois manuscrits de Paris. Fernand Desonay, lui, en a étudié et comparé dix. Sans entrer dans plus de détails paléographiques et bibliographiques, la présente édition repose sur le Ms. 10057des Nouvelles acquisitions françaises de la Bibliothèque Nationale, lequel provient de la Maison de Luxembourg et fut acheté en1902. Il était de tradition que ce manuscrit, ignoré de Guichard et d’Hellény, fût de la main de son auteur. Pourtant, Pierre Champion, dans une courte étude publiée chez son frère en1926, avait établi que ce n’était, à vrai dire, qu’une copie de scribe exécutée sous les yeux d’Antoine de la Sale, mais corrigée de sa main, du moins en partie.

L’impression de Pierre Champion est qu’Antoine a relu son chef-d’œuvre à différentes époques de sa vie, entre 1456et1469. «Faut-il ajouter que les manuscrits littéraires du moyen âge revus par leurs auteurs sont d’une insigne rareté? En ce qui concerne le XVe siècle, je n’en puis citer qu’un exemple, celui du manuscrit des poésies de Charles d’Orléans, que j’ai eu la bonne fortune de reconnaître. Puisse cette note, ajoutait en1926Pierre Champion, inviter quelque éditeur à donner, d’après ce texte, le joli roman de la Dame aux Belles Cousines

Mais quel est le sujet del’Histoyre et Plaisante Cronicque du Petit Jehan de Saintré et de la Dame aux Belles cousines? Antoine de la Sale a tracé le portrait de la coquette, ou plutôt de la femme mondaine de son temps. Il lui a opposé le jeune chevalier qu’elle «protège». Ce freluquet de petit page, écrit Pierre Champion, nous lui donnerions un autre nom dans la littérature d’aujourd’hui. Mais Pierre Champion, d’un léger coup de pouce, fait dévier le personnage. Il sait pourtant que la coutume était alors pour les Dames d’équiper les pages et d’éduquer leur courtoisie. Les romans de Chevalerie en témoignent; et lui-même fait allusion à Marguerite d’Ecosse donnant de l’argent et des bijoux à ces jeunes héros que les joutes préparaient à la guerre. L’amour s’en mêlait, naturellement, mais le plus souvent platonique. Cette jeune veuve de haute naissance, surnommée la Dame des Belles Cousines, est déjà la marraine de Chérubin; et le sens détourné de «marraine» s’est perpétué jusqu’à nous. Inutile d’épiloguer là-dessus...

Or donc, Belle Cousine–on voit que le mot équivaut à «marraine»–distingue dans l’entourage du roi Jean de France, un petit page de Touraine, Jehan de Saintré, le quel n’est pas tout à fait imaginaire, car Froissart nous apprend qu’un Jehan de Saintré, dès l’année1350, était tenu pour le meilleur et le plus vaillant chevalier de France • Il est mentionné dans les Chroniques de Saint-Denis, au nombre de six chevaliers envoyés par Jean le Bon pour soumettre au duc de Normandie les propositions de paix qui aboutirent au traité de Brétigny.

Belle Cousine attire Saintré dans sa chambre, et, en présence de ses femmes, lui demande qui est sa «Dame par amours». Comme Saintré n’en a pas encore, elle se propose pour faire son éducation de chevalier et lui suggère de la choisir pour Dame. Catéchisé, il fait son chemin à la cour. Bientôt chevalier, il s’illustre dans les tournois; puis il tue le Grand Turc dans une expédition contre les Infidèles. Il rentre en triomphe à Paris, mais, tout à sa gloire, il s’en absente pour jouter à la cour d’Allemagne. Dépitée, Belle Cousine se retire dans ses terres. Là, elle fait la connaissance de Damp Abbé, et ce moine la console. C’est en revenant à la cour que Saintré apprend son infortune. Plus encore, dans un pugilat au cours d’un souper, il est vaincu par le moine! Mais il en tire vengeance en le contraignant à un combat régulier. A la fin, il lui perce la langue et les joues. Un jury féminin, auquel il en réfère–La Sale écrit au temps des Arrêts d’Amour– condamne la Dame qui a préféré un moine paillard à un loyal chevalier. Le jugement est rendu en présence de Belle Cousine, mais sans que Saintré ait nommé personne. Interrogée à son tour, Belle Cousine cherche à rejeter ses torts sur son vaillant ami. Celui-ci la confond en lui rendant la ceinture qu’il lui avait arrachée le jour de son duel.

Y a-t-il, dans cette œuvre parfaitement suivie, se demande Pierre Champion, de la sensualité et du libertinage? Nous l’y mettons, je crois, répond-il, et Antoine de La Sale, pédagogue-né doublé d’un bon psychologue, n’y a mis que de l’esprit et sa science qui n’était pas très longue, sauf en ce qui concerne les usages courtois et le Blason. Pourtant, lorsqu’au XVIIIe siècle, le comte de Tressan remania l’histoire encore fameuse en la dépouillant de ce qui appartenait par trop au pittoresque et à l’art didactique du vieux temps, le soupçon de libertinage fut mis en valeur. Il me semble qu’il n’est pas absolument niable dans le texte ancien. Ce n’est pas, du moins, ce qui fait le plus clair de son intérêt, et ce libertinage a tant de grâce qu’on est tenté de chercher un autre mot. Car, malheureusement, «libertinage» comprend aussi bien les œuvres épicées d’Andréa de Nerciat que le discret Point de Lendemain, attribué à Vivant Denon mais qui est peut-être de Dorat.

Gustave Hellény, et surtout Charles Louandre, dans ses Conteurs français de la Bibliothèque Charpentier, prenaient Jehan de Saintré pour une œuvre satirique, antiféodale et antimonacale. Antimonacale, jusqu’à un certain point; mais elle est, bien au contraire, féodale par l’importance qu’y donne l’auteur à la Chevalerie déjà déclinante, et au faste seigneurial qu’il décrit avec amour. Antimona cale et féodale, dis-je, parce que le soldat y triomphe du moine qui le remplaçait lors des expéditions où ce dernier l’envoyait dépenser sa peine et sa fortune. Pierre Cham pion, plus éclairé et le moins du monde sectaire, paraît être de cet avis. Somme toute, ce roman de mœurs expose les trois personnages moteurs de la société au moyen âge: la Dame, le Moine et le Chevalier.

Mais comment le vieux romancier aurait-il pu écrire une satire antiféodale?

«Antoine de la Sale, dit Pierre Champion, est un enfant de l’amour et de la Provence.» Son père Bernard, surnommé un «second Annibal», fut un condottiere fameux qui guerroya en Italie vers la fin du XIVe siècle, soit au service de Clément VII, soit à celui de la reine de Naples et de son héritier Louis Ier d’Anjou. Antoine naquit en1388, aux environs d’Arles, croit-on. Destiné au métier des armes, à dix-huit ans il est à Messine avec les gens de Louis II qui va prendre possession de son royaume. Il se partage ensuite entre la Flandre et l’Italie. En1415, on le retrouve à l’expédition de Ceuta, au nombre des chevaliers de Jean Ier de Portugal. Puis il reprend du service auprès de Louis II, et passe à son fils Louis III comme écuyer d’écurie. En récompense de ses bons offices, Yolande d’Aragon, veuve de Louis II, lui donne une maison en Arles et sous la redevance annuelle d’un chapeau de roses. Temps heureux, printemps de la France1... En1420, il suit son maître qui va défendre sa prétention au trône de Naples contre Alphonse d’Aragon. «Sans doute, dit Pierre Champion, Antoine visite le Paradis de la reine Sybille, dans la marche d’Ancône, près de la cité de Norcia. C’est l’antre de Vénus qui retient dans ses lacs les mauvais chrétiens.» Antoine, en effet, a décrit cet antre dans la Salade, le premier de ses livres, qu’il composa au service de René d’Anjou, roi sans couronne et troubadour. La Salade fut ainsi nommée «parce qu’en la Salade se met plusieurs bonnes herbes». C’est un ouvrage d’éducation à l’usage de Jean d’Anjou, fils de René. On y trouve un traité de morale d’après Cicéron, une chronique des rois de Sicile, du Blason et de la Chevalerie. Le merveilleux y est représenté par ce Paradis de la Reine Sybille que l’on peut considérer comme une déformation méridionale du Vénusberg. La Salade contient ce qu’un précepteur du XVe siècle, un chevalier-pédagogue pouvait enseigner à son élève. De temps à autre, remarque l’historien, un trait gai et moqueur annonce l’auteur de Saintré.

Mais n’anticipons pas. De Naples, Antoine passe à Rome. Là, dit heureusement Pierre Champion, la culture italienne le pénètre seulement comme le ciel latin l’enveloppe. Il s’intéresse davantage aux chevaux et aux coups d’épée. Rentré en France dès1429, il est viguier d’Arles, ou représentant du souverain. Son mandat expire en1430. Il s’intéresse particulièrement aux écoles de la ville. Il a l’usufruit du château de Séderon, reversible sur sa femme, Demoiselle au beau nom de Lyon de la Sellana de Brusa, dite aussi Léone de la Brossa. Le roi René l’avait dotée de mille florins. C’est avec lui qu’Antoine s’embarque à la conquête de son royaume. Mais une fois celui-ci perdu, René reprit le chemin d’Anjou en1402. Depuis deux ans, Antoine avait regagné la France, où il avait suivi Isabelle de Lorraine.

Ce fut à cette époque qu’Antoine rédigea la Salade pour son pupille et fit son début littéraire à52ans. Voyageur et soldat, il n’avait jamais eu le temps d’écrire...

Devenu à son tour un jeune homme parfaitement éduqué, Jean d’Anjou fut lieutenant-général de son père en Lorraine. Alors, Louis de Luxembourg, comte de Saint-Pol, confie au précepteur l’éducation de ses trois fils. Dans sa résidence de Châtelet-sur-Oise, Antoine achève, le 20octobre1451, la rédaction d’un ouvrage pédagogique auquel il donne son propre nom: La Sale. Cet ouvrage est du même goût que la Salade. Il contient un conte du «mari à mauvaise haleine» mis là pour une éducation de prince, La50e des Cent Nouvelles nouvelles, imitée de la XIVe de Sacchetti et signée d’Antoine de La Sale, un homonyme, a plus de verdeur, mais elle ne s’adresse pas aux enfants...

La première rédaction du Petit Jehan de Saintré fut terminée le6mars1456. De Châtelet-sur-Oise est encore daté le Traité des Anciens Tournois et faits d’armes. La Chevalerie n’était déjà plus qu’une pompe mondaine dont Louis de Luxembourg se montrait fort épris.

La dernière mention que l’on rencontre du nom d’An toine de La Sale est lors de son séjour à Bruxelles, le 1er juillet1461, sur une dédicace à Philippe le Bon d’un exemplaire de La Sale. L’auteur avait alors73ans.

Voilà donc le feudataire, le soldat et le pédagogue qui serait censé avoir écrit une satire de la féodalité! On lui attribue encore un autre chef-d’œuvre: les Quinze Joyes de Mariage. Non seulement ces preuves ne sont pas convaincantes, mais encore on ne retrouve dans la satire bourgeoise que sont les Quinze Joyes ni la langue, ni le style savants du Petit Jehan de Saintré.

Cette supposition, aujourd’hui abandonnée, a laissé place à plusieurs autres, que l’on trouvera au chapitre suivant.

Serpent-de-mer et Cie

Подняться наверх