Читать книгу Les Deux Rives - Fernand Vandérem - Страница 6

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—Je suis à toi, je finis un travail urgent... Si tu veux m'attendre au salon, ces dames y sont...

Puis, l'oncle Cyprien sorti, il se loua de son énergie. De tout temps, au demeurant, sur quelque sujet que ce fût, il avait horreur de discuter avec son frère. Comme dans le tournoi d'antan interdit aux vilains, il lui fallait comme antagonistes des pairs, des preux de sa caste, du même rang intellectuel et pratiquant sans défaillance la noble escrime des idées. Autrement, il fuyait pour décliner la lutte, se défilait par des acquiescements courtois, ou feignait, au besoin, une surdité subite.

Mais à table, son contentement redoubla. Jamais l'oncle Cyprien ne s'était montré aussi gai, aussi affable et peu enclin aux querelles. Il plaisantait Thérèse sur son mariage prochain, l'appelait à tout propos «Madame mon neveu», ou annonçait à Brigitte, la servante, une jeune Bretonne rougeaude, que, sapristi! bientôt ç'allait être son tour.

Thérèse acceptait de bonne grâce ces facéties un peu vulgaires. Elle permettait beaucoup à son oncle, ayant deviné tout ce qui se dissimulait de tendresse réelle dans ce cœur intolérant et sous ces imprécations furibondes.

Quant à Mme Raindal, secrètement elle admirait son beau-frère. Elle lui était reconnaissante de détester les juifs, en qui elle exécrait les bourreaux du Sauveur, et elle excusait ses blasphèmes concernant les ecclésiastiques, en faveur de son aversion contre la race déicide.

Sa petite figure ronde, aux joues molles et blêmes, s'empourpra d'un afflux de vanité, quand il la complimenta sur l'excellence du vol-au-vent; et jusqu'à la fin du dîner elle ne cessa de s'esclaffer à toutes ses saillies, bien que le comique véritable souvent lui en échappât.

M. Raindal, par politesse, l'imitait d'un sourire; et le café pris, il regagna, avec son frère, le cabinet de travail, tandis que ces dames se rendaient à leur toilette. Ils restèrent quelque temps à méditer isolément, sans rien dire. Le maître somnolait, les yeux mi-clos, les pieds vers la grille rutilante de la cheminée, dans cette parfaite quiétude qu'on éprouve près d'un ami sûr. L'oncle Cyprien, lui, avait allumé sa lourde pipe de merisier des Vosges et marchait par la pièce en poussant de puissantes bouffées. Il se préparait à lancer sa mitraille exterminatrice, toutes ces révélations meurtrières, que depuis deux heures il retenait par raffinement de plaisir intime.

Et, brutalement, il lâcha la première bordée:

—Ah! au fait, il est frais, ton bonhomme de ce soir!

Ce fut comme le canon d'alarme réveillant le soldat endormi au bivouac. M. Raindal tressaillit d'émoi, et, avec humeur:

—Quoi? fit-il. Quel bonhomme?

—Ton Saulvard, pardi!... Oh! j'ai sur lui de gentils renseignements... Il peut s'en féliciter, le monsieur!

Et, coup sur coup, toutes les munitions amoncelées par Schleifmann y passèrent.

—Tu m'étonnes infiniment! balbutiait M. Raindal... Je connais peu Saulvard, j'en conviens... Je n'ai guère eu avec lui que des relations professionnelles.. Cependant jamais je n'avais entendu dire... Ton ami Schleifmann doit exagérer...

A ces défaites, l'oncle Cyprien souriait en dessous, sans répondre, tout au soin de vider dans un cendrier le culot éteint de sa pipe.

—Mais, dis-moi, reprit-il après un moment de silence... Où habite-t-il, ce Saulvard?...

M. Raindal s'agita sur sa chaise. Il prévoyait la gravité de la réponse à faire, et, essayant d'équivoquer:

—Je ne sais, mon Dieu plus... C'est la première fois que nous y allons... Thérèse a la carte d'invitation et te le dira...

—Tu ne sais pas? fit d'un ton sceptique et agressif l'oncle Cyprien... Allons donc!... J'admets que tu ne saches pas le numéro... Mais la rue, le quartier, tu le sais bien?

—Il me semble, répliqua M. Raindal en cachant son malaise et simulant des recherches lointaines... Il me semble qu'il habite avenue Kléber... oui, c'est cela, avenue Kléber...

—Evidemment! s'écria d'un ton vainqueur l'oncle Cyprien... Je l'aurais parié...

Et alors, dans un tumulte de vociférations et de phrases comminatoires éclata sur le maître la tempête redoutée.

L'oncle Cyprien venait en effet de trouver une occasion pour replacer sa théorie des Deux Rives, et il la retonitruait avec fracas.

A vrai dire, il n'en était pas l'unique auteur. Schleifmann et lui devaient s'en partager la gloire. Le Galicien avait fourni l'idée, l'oncle Cyprien les développements d'éloquence et la vigueur de son organe. Mais, à force de se la réciter réciproquement, de la ciseler ensemble et de l'accroître en commun, ils avaient fini par n'y plus discerner leur lot personnel de collaboration, et par s'en attribuer chacun la paternité, quand l'autre était absent.

Selon eux, Paris se composait de deux villes absolument distinctes par la population, les mœurs, les coutumes. La Seine séparait ces deux cités ennemies; et, sur ses rives, Sion la vénérable s'étendait en face de Gomorrhe.

Sion, la rive gauche, figurait la contrée de vertu, de science et de foi. Son peuple, chaste, modeste et laborieux, avait conservé, dans la pauvreté et le labeur, les traditions nationales, honnêtes et décentes. Les hommes y étaient purs, les femmes irréprochables. Tout l'héritage des ancêtres, loyauté, dévouement, grandeur d'âme, s'y transmettait de père en fils, à l'abri des corruptions de l'argent et des honteux exemples de l'étranger. C'était en réalité la ville sainte.

Gomorrhe, la rive droite, représentait la région du vice, de la licence et de l'improbité. Elle servait de repaire à toute cette racaille cosmopolite, à toutes ces hordes sournoises d'exotiques, qui, peu à peu, après la guerre, s'étaient silencieusement glissées, agglomérées en France. Multitude nomade, scélérate et pillarde sans principes, sans patrie, sans morale, et que seule unifiait la soif de l'or ou des plaisirs grossiers. L'agio avait rempli ses coffres et les manœuvres criminelles payé ses fastueuses demeures. Les femmes y valaient les hommes, faisant fleurir l'adultère auprès de l'escroquerie. Des quartiers entiers, et des plus beaux, étaient devenus son domaine. Chaillot, Monceau, Malesherbes, le Roule courbaient devant ses ordres et devant son argent. On voyait là de longues rangées d'hôtels tous peuplés de rastaquouères, et des maisons que du haut en bas, à chaque étage, les juifs avaient conquises. Le Sémite de Francfort y fraternisait avec l'aventurier du Nouveau-Monde, l'Américain suspect avec l'Oriental douteux. Et tout le pays s'épuisait à servir cette tourbe impudente, qui commandait en baragouin. La rive droite, c'était la ville maudite.

De ces descriptions et de ces parallèles, l'oncle Cyprien tirait toujours de gros effets, d'interminables discours et comme une marque locale pour apprécier les gens. Qu'on habitât sur la rive gauche, tout de suite on acquérait ses sympathies. Qu'on logeât sur la rive droite, en un quartier riche, du coup il vous décernait sa méfiance, quitte à vous rendre justice, après, si vous méritiez son estime.

Et quoique M. Raindal se fût souvent évertué à combattre tout ce que cette théorie pouvait avoir d'incertain psychologiquement ou topographiquement d'inexact, l'oncle Cyprien y persistait parce qu'elle était simple, violente et corroborait ses passions.

Mais ce soir surtout, reposé par le silence des deux journées d'avant et fouetté par la visite de Schleifmann, il chevauchait sa doctrine autour de M. Raindal avec une recrudescence d'audace provocatrice et caracoleuse.

—Oui! criait-il à son frère, en piétinant dans la pièce... Tu ne sais rien... Tu ne connais rien... Tu vis dans ton coin, enfoui au milieu de tes momies, dans ton carphanaüm de livres... Tu n'as jamais été plus loin que le pont des Saints-Pères... Tu es une dupe, un exploité, un enfant... un goy, comme dit Schleifmann. Mais va donc te promener un jour où je t'indique... Cause, informe-toi, questionne... Et tu verras... Il se passe, dans ce monde-là, dans ces maisons-là, des saletés de premier choix, des choses abominables!...

M. Raindal, à bout de patience muette, risqua une des parades usitées par lui dans cette polémique où les ripostes à la longue étaient devenues régulières, machinales, comme dans un duel de théâtre.

—Pourtant tu ne prétendras pas que toute la vertu de Paris s'est réfugiée dans notre quartier!... Et je te le répéterai sans me lasser: il y a de l'autre côté de l'eau beaucoup de personnes de la bonne société, de l'aristocratie même, qui ont quitté le Faubourg pour s'installer dans les quartiers neufs, aux Champs-Elysées, par exemple... Eh bien! ceux-là, tu ne me diras pas que ceux-là...

L'oncle Cyprien releva le défi, d'un ricanement apitoyé:

—Ha! ha!... je ne te dirai pas?... Mais si, mon ami, je te dirai!...

Et il se mit à dire, bondissant de digressions en digressions, sabrant à gauche, à droite, en avant, en arrière, faisant le moulinet des idées et abattant partout des têtes, dans une furie de charge universelle. Tour à tour l'aristocratie dégénérée, la juiverie, la chéquardise et la prêtraille subissaient le choc de ses coups, et il les renforçait par des citations de ses maîtres favoris, qui l'excitaient comme des cris de guerre.

M. Raindal se tut, un moment. Mais, sentant que le silence exaspérait peut-être plus l'adversaire que des répliques anodines, il rouvrit le robinet aux généralités conciliantes. Cela suintait de ses lèvres par phrases amorphes, inachevées, par petits jets intermittents, comme la bave incolore et limpide qu'on voit couler au menton des poupards, ou cela séchait soudain au vent des invectives:

«... La plaie des démocraties... mal nécessaire... Ce M. Rochefort a bien de l'esprit... L'expérience nous enseigne... Ce M. Drumont ne manque pas de verve... Une des fautes du régime ploutocratique... Ça n'est pas d'aujourd'hui que les traitants ou les financiers... Je ne nie pas que M. Schleifmann soit un cerveau fort distingué... Nous atteignons à un tournant de l'histoire...»

Il fallut l'entrée de Thérèse pour le délivrer. En la voyant, l'oncle Cyprien avait instinctivement baissé la voix. Car, autant les détours timides de M. Raindal lui inspiraient d'assurance, autant il craignait les gouailleries ou les nettes reparties de mademoiselle son neveu.

—Eh bien! qu'arrive-t-il donc? questionna doucereusement Thérèse... Je gagerais, mon oncle, que tu es encore à taquiner ce pauvre père?

—Hum!... Non, non! fit d'un ton contraint l'oncle Cyprien... Pas du tout, nous causions... Et tu comprends, on se monte, on s'échauffe...

Thérèse le considéra, avec une moue railleuse:

—Oui, oui, mon oncle, tu te montes, tu t'échauffes... Je l'ai bien entendu de ma chambre...

Et, se tournant vers M. Raindal:

—Allons, père, il est onze heures... Maman est prête... Va passer ton habit...

Demeurée seule avec l'oncle, elle se rapprocha de la cheminée, pour rétablir, devant la glace, sa coiffure que les fleurs avaient écrasée par endroits. C'étaient des œillets blancs, qu'elle portait en mémoire d'Albârt. Leur blancheur touffue égayait sa physionomie; et dans l'encadrement de mousseline rose que lui faisait le corsage, sa poitrine, par reflet, semblait d'un grain moins jaune, plus délicat.

Elle se sourit ingénument. Elle était surprise de se trouver ainsi, gracieuse, séduisante, presque jolie. Et de fait, elle avait cet immatériel chatoiement de beauté que projette d'abord sur les femmes la splendeur insolite des toilettes de gala. Charme éphémère, léger comme une teinte de pastel, qui s'efface, s'évapore dans la chaleur et les rivalités du bal. Mais, au logis, il rassure les plus laides. Un instant, dans la solitude du chez soi, devant son miroir, on se trouve belle, assez belle, trop belle—et l'on ose partir, on part.

—Alors, mon neveu? interrogea l'oncle Cyprien qui observait d'un regard amical ces petits manèges de coquetterie... Alors, comme cela, nous allons nous amuser dans le monde où l'on s'amuse?...

—Prodigieusement, mon oncle! fit Thérèse avec un soupir. Et il faut s'amuser ici-bas... Il y aura toujours des gens qui s'amuseront. Il y aura toujours une société dépravée, frivole... S'ils ne s'amusaient pas de l'autre côté de l'eau, ils s'amuseraient par ici, voilà tout... C'est la loi. Tu n'y peux rien...

L'oncle Cyprien rebroussa de la main les crins de sa tête rase, qui crépitaient un à un sous ses doigts.

—Philosophie! Philosophie! murmurait-il dédaigneusement... Et puis, tu sais, mon neveu, nous ne discutons pas, nous deux... Tu es trop forte, trop sûre de toi. Là! je l'avoue, tu me gênes!...

M. Raindal rentrait suivi de Mme Raindal, emmitouflée dans sa longue pèlerine, les cheveux piqués d'une vieille aigrette mauve, aux poils épars et fléchissants comme un pinceau usé.

—Eh bien! nous descendons tous? demanda le maître à son frère.

—Mais oui, en route, mauvaise troupe!

Devant la porte un fiacre attendait, dont Brigitte remit le numéro à M. Raindal.

La famille s'entassa dans le fond. L'oncle Cyprien referma la portière; et, comme la voiture s'ébranlait:

—Bonne chance! cria-t-il. Bonne soirée, mon neveu!

Après quoi, il pinça cordialement le menton de Brigitte, qui souriait d'un air nigaud.

—Dormez bien, ma fille... Rêvez d'un promis!

Puis, le collet relevé, il tourna dans la rue Vavin: et, tout enfiévré de son triomphe, il faisait tournoyer à chaque pas, comme une sanguinaire masse d'armes, sa grosse canne en bois de cornouiller.

Les Deux Rives

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