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IV

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Table des matières

Le bal qu'offraient M. et Mme Lemeunier de Saulvard (de l'institut) «en leur appartement» de l'avenue Kléber à l'occasion des fiançailles de Mlle Geneviève de Saulvard, leur nièce, avec M. Brisset de Saffry de Lamorneraie, lieutenant au 21e hussards, avait attiré une grande affluence.

Armée, beaux-arts, littérature, science, haute bourgeoisie, gens de savoir, gens de club, gens de banque et gens de salon, le contingent complet de leurs relations emplissait dès onze heures ledit appartement; et tout le monde, à défaut d'autre sujet d'entente, s'accordait pour déclarer la fête très réussie.

Les Saulvard, au reste, méritaient cet éloge, n'ayant pas ménagé les frais. Le buffet était somptueux, surchargé d'argenteries, de viandes, de sandwiches en pile, de glaces, de boissons odorantes, et les assiettes de fruits frappés y étalaient de loin en loin leurs larges rondelles roses ou vert pâle, comme des plaques de soie terne. Partout on avait prodigué les fleurs, en massifs, en corbeilles, en guirlandes. Des digues de chrysanthèmes blancs masquaient de leurs enchevêtrements crochus les croisées jusqu'à la moitié; et des chaînons de roses d'hiver frêles grimpaient le long des lustres, où, par les facettes du cristal, fulgurait avec calme l'intense lumière des lampes électriques.

L'orchestre était composé de Tziganes, en vestes rouges soutachées d'or. Ils formaient devant le piano une sorte de garde d'honneur barbare; et, dans l'intervalle des danses, on s'arrêtait pour les voir fourbir leurs instruments étranges, comme des sauvages au camp.

Puis ils commençaient à jouer leurs airs sensuels. Un couple, deux couples, trois couples se levaient; et aussitôt les lueurs du parquet vide qui reflétait les lustres, disparaissaient sous la foule emmêlée des danseurs. Des mères souriaient. De vieux savants, rêveusement, rythmaient du pied la mesure, et des têtes de jeunes femmes se penchaient en arrière avec des regards enamourés. Sous la béatitude de cette musique énervante, tous frémissaient un instant, malgré eux, d'une jouissance pareille qui les rapprochait; et on pouvait se croire alors à une de ces réunions où des gens du même monde fusionnent dans une intimité joyeuse, avec la sécurité de l'entre-soi.

Mais à l'accord final, l'illusion tombait. C'était comme ces liquides, réfractaires au mélange, qui, dès qu'on cesse de les agiter, se séparent et mécaniquement reprennent leur couleur et leur place. Le tourbillon des danseurs se désagrégeait, les enlacements se dégrafaient, les regards affiliés rompaient leurs attaches. Chacun, d'instinct, retournait à son rang, vers les siens. Et de nouveau, dans l'interstice des groupes hostiles ou au milieu de la salle, le parquet étendait sa steppe intimidante qui luisait sous les lustres.

Pour s'y aventurer, il ne se trouvait guère que quelques hardis jeunes gens des grands clubs: Gérald de Meuze, Tommy Barbier, Patrice de Vernaise, Saint-Pons, le petit prince de Tavarande, qui s'étaient commis là sur les suppliantes instances de Mme de Saulvard; et aussi des camarades du fiancé, en dolman bleu ciel et pantalon garance à bande claire, titrés pour la plupart ou portant de ces noms bourgeois qui, à défaut de la noblesse, sonnent la vieille fortune, la famille dûment établie.

Ils se promenaient autour des salons, seuls ou bien deux par deux, l'air méditatif, soutenant d'une main leur coude replié et frisant de l'autre leur moustache. Ils examinaient les femmes une à une, studieusement, comme des bêtes à la foire; et ils avaient tous la paupière si lourde, si dégoûtée, qu'on ne savait au juste s'ils rapetissaient exprès leurs yeux aux dimensions de ce petit monde, ou s'ils n'étaient point tourmentés peut-être par une permanente et rebelle envie d'éternuer.

Quant aux autres éléments de l'assemblée, Saulvard avait vainement tenté de les fondre ensemble, au début du bal, puis, devant les résistances, il avait renoncé.

La haute banque avec la grande industrie et leurs tenants à toutes deux formaient ainsi un clan compact dans l'angle de droite du premier salon. Rieur, papoteur, caquetant et se suffisant à soi-même, ce groupe s'assombrissait si un intrus osait y quémander une chaise, un peu de terrain, le moindre accès. Il ne se montrait accueillant que pour les représentants de l'aristocratie. Mais ceux-ci, massés à coté, en une petite élite, se serraient étroitement après les saluts de rigueur; et affectant, dès lors, d'ignorer leurs joviaux voisins, ils se réservaient entre eux les cordialités et les sourires. Sauf quelques gentilshommes que le goût de la chair fraîche ou le besoin de conseils financiers aguichait vers l'autre clan, le groupe de la noblesse demeurait donc fidèle à ses principes de séparatisme et à ses virtuosités de morgue.

Les Académies également conservaient leurs distances. Les cinq sections de l'institut siégeaient à la ronde sans fraterniser. A peine y échangeait-on de brèves aménités ou se passait-on des chaises pour éviter la promiscuité avec l'Académie de Médecine, cette intruse, que signalait à tous une odeur volatile d'iodoforme ou de phénol apportée dans l'étoffe des habits.

Les ménages de littérateurs s'étaient constitués en cercle fermé avec les ménages des peintres et des musiciens. Mais la gêne y régnait ou l'animosité réciproque.

Si bien que peu à peu, Saulvard, en faction à la porte, prenait l'aspect d'un surveillant de bal public, d'un contrôleur de casino qui marque l'entrée des abonnés, en cajolant de même ses clientèles diverses.

Petit, chauve, les yeux obliques, la face jaune bandée de courts favoris blancs—une tête de Japonais devenu maître d'hôtel—il souriait sans cesse, s'inclinant, se redressant, sautillant sur ses hauts talons pointus, comme dans l'attente ou le remerciement d'un pourboire. A chaque invité, dès le seuil, il murmurait, pendant quatre ou cinq pas, des flatteries appropriées. Ses regards roulaient alentour, discrets, confidentiels, et, de loin, on eût dit qu'il désignait aux arrivants le chemin du vestiaire ou de quelque autre endroit.

Lorsque les Raindal parurent, d'une alerte glissade il s'élança à leur rencontre.

—Ah! mon cher collègue!... Quelle joie!... Je commençais à désespérer...

Il avait happé entre ses deux mains la main de M. Raindal, et il continua:

—Je ne vous ai pas revu depuis votre succès!... Quel triomphe!... Quel beau livre!... Madame... Mademoiselle...

Il saluait, puis, se haussant jusqu'à l'oreille de M. Raindal, il chuchota:

—Vous savez, notre jeune homme est là... Un charmant garçon... Il plaira tout à fait à mademoiselle votre fille... C'est forcé.. Fata volunt!... Venez par ici, venez, mon cher collègue, et je vous amène le phénix...

D'une instinctive pression sur l'épaule, il aiguillait M. Raindal vers le coin du salon où la section des Inscriptions avait disposé ses retranchements. Quelques chaises y demeuraient libres au premier et au second rang. M. et Mme Raindal s'installèrent en arrière, Thérèse devant, entre les deux filles d'un collègue de son père. Elles étaient maigres, menues, comme un attelage étique de fiacre à galerie, et, en causant, à la dérobée, elles inspectaient sa toilette. A la voix de Saulvard qui reparaissait suivi d'un jeune homme de petite taille, Thérèse dressa la tête.

—Mon cher ami, mon cher maître, héla-t-il par-dessus les demoiselles, permettez-moi de vous présenter un de nos jeunes confrères que vous connaissez assurément de nom: M. Pierre Bœrzell...

Les deux savants balbutiaient des paroles de courtoisie que ni l'un ni l'autre n'entendit. Saulvard ajouta:

—M. Pierre Bœrzell... Mlle Raindal...

Le jeune homme esquissait un salut gauche, et, comme le prélude d'une valse déroulait ses lentes harmonies, il murmura:

—Mademoiselle, voulez-vous m'accorder cette valse?

Thérèse refusa d'un ton de sympathie:

—Non, monsieur, je vous remercie... Je ne danse pas... Mais, si vous le désirez, nous pouvons la causer, comme on dit, je crois...

Bœrzell bredouilla une acceptation reconnaissante. Justement les petits chevaux de fiacre venaient de partir en course pour la valse. Il s'empara d'une des chaises restées vides à côté de Thérèse; et, tout de suite, la conversation, habilement engagée par elle sur le terrain scientifique, devint cordiale, presque familière.

Il n'était pas beau, ayant la poitrine étroite, le nez un peu court, des joues boursouflées, qui débordaient comme des cloques hors d'une barbe enfantine, et les paupières rougies par le travail du soir. Mais ses yeux, derrière les verres épais du pince-nez, brillaient d'un éclat tendre et bon. Il avait dans la causerie ces inflexions caressantes, minutieuses, des gens d'intellect qui aiment à faire tinter leurs mots comme des pièces de solide aloi; et, tandis qu'il parlait, ses gestes se démenaient plus allègres, plus vivaces, ses bras se déglaçaient, rejetant graduellement leur carapace de malaise.

Bientôt, M. Raindal, par curiosité, avança sa chaise et se mêla au marivaudage des deux jeunes gens. Ils flirtaient sur le sens d'une inscription trilingue récemment découverte en Mésopotamie, et Thérèse défendait son interprétation, avec cette assurance de professionnelle, cette voix d'homme qu'elle prenait toujours dans les discussions de science.

—Ah! monsieur! s'écria Bœrzell, découragé... Mademoiselle est très forte, beaucoup plus forte que moi!... Elle m'a battu...

M. Raindal acquiesça d'un sourire:

—Et vous n'êtes pas le premier, monsieur!... Tenez, moi-même, souvent...

Mais la valse finissait, et les petites haridelles, rentrant à la station, délogeaient le jeune savant. Il proposa à Thérèse:

—Accepterez-vous, mademoiselle, que je vous conduise au buffet, ainsi que madame votre mère?...

—Avec plaisir, monsieur!... Viens-tu, maman?

Et, tous trois, Mme Raindal au bras de Bœrzell, Thérèse les suivant, ils se dirigèrent vers le buffet, parmi la presse des danseurs qui regagnaient leurs chaises.

M. Raindal les contemplait s'éloigner, figé dans sa posture favorite: les coudes serrés au buste, les avant-bras relevés, les mains pendant au bout du poignet, toutes molles, comme les pattes d'un chien qui fait le beau. De sa place, par la baie de la porte ouverte à deux battants, il pouvait apercevoir, sans se pencher, la salle du buffet. Il voyait le dos de sa femme courbée sur la table d'apparat, où elle picorait hâtivement. Puis, contre la haute cheminée, bourrée jusqu'au marbre de floraisons blanches, Thérèse avec Bœrzell, dégustant à petits coups de cuiller des glaces roses qui semblaient des fruits, ou s'arrêtant par moments pour rire en se regardant, se parlant de près comme des amis de vieille date.

Oh! si elle se décidait, si elle agréait le jeune homme! Non, ce serait trop beau!... Et qui sait, pourtant!... Tour à tour, aux remous des réflexions contraires, les lèvres de M. Raindal s'étiraient en sourires attendris ou se plissaient d'une grimace d'amertume.

Mais des collègues s'approchaient, le félicitaient de son livre. D'autres accoururent. Un petit rassemblement d'ovation s'amassa autour de M. Raindal, lui cachant sa fille. Les derniers survenants inclinaient la tête de profil, tendaient l'oreille pour saisir les réponses du maître. On percevait des «Vous êtes infiniment bon...», des «Je suis confus, en vérité...», des «Croyez bien que, de mon côté...»; et les complimenteurs s'excitant l'un l'autre à renchérir, protestaient de leur sincérité par un redoublement d'éloges.

Pourtant l'enthousiasme s'épuisa. On se taisait afin d'écouter M. Raindal qui retraçait ses souvenirs de jeunesse, la misère des débuts.

Et, au milieu, la voix câline de Saulvard fit s'entr'ouvrir les rangs de l'auditoire.

—Pardon, messieurs!... Pardon..

La main en proue de navire, il frayait le chemin devant une jeune femme brune qu'il avait à son bras, et, stoppant près de M. Raindal:

—Mon cher ami... Voulez-vous m'aider à exaucer les vœux d'une de vos admiratrices qui brûle de vous connaître?... M. Eusèbe Raindal... Mme Georges Chambannes...

M. Raindal s'était levé et saluait, la main au dossier d'une chaise.

—Madame, trop heureux...

Mme Chambannes se récria:

—Mais c'est moi, monsieur...

Puis ils restèrent un instant en détresse, comme ne sachant plus que se dire, malgré leur bon vouloir mutuel.

M. Raindal examina timidement la jeune femme. Sa petite figure d'aiglonne était adoucie par des yeux marrons à reflets langoureux; et les ondulations de sa chevelure noire, tirée sur la nuque à l'antique, avaient en leurs riches replis quelque chose de sauvage et de volontaire. Enfin, elle poursuivit par phrases hésitantes où les mots déviaient souvent de la précision qu'elle leur eût souhaitée:

—Oui, monsieur, j'admire beaucoup votre livre... C'est un livre charmant, une très grande œuvre... Je ne peux pas vous dire combien elle m'a charmée, combien elle m'a amusée... Ah! ce doit être si intéressant d'écrire des ouvrages comme cela... Et le style est si joli, si agréable à lire!

—Je vous abandonne! interrompit Saulvard en clignant ses yeux obliques... Mes invités... Vous m'excusez!...

Il disparaissait, les laissant seuls, car peu à peu, par discrétion, les gens de l'attroupement s'étaient écartés.

D'un coup d'œil d'entente, M. Raindal et la jeune femme convinrent de s'asseoir pour continuer la causerie. Mais il vit si près du drap noir de son pantalon la jupe en satin bleu pâle de Mme Chambannes que, machinalement, il se retira un peu. Elle accumulait en souriant les éloges, les offrant un à un, la poitrine tendue vers M. Raindal, comme si elle les eût détachés de son corsage. Alors l'embarras qu'éprouvait d'habitude le maître à causer avec les personnes de culture inférieure—telles que les ignorants, les femmes ou les mondains—s'accrut encore d'un trouble pudique devant le décolletage de son admiratrice. Malgré lui, ses regards s'y appesantissaient, en suivaient les courbes pleines et tranquilles. Il lui semblait qu'une invisible force les attirât vers cette peau mate et diaphane comme une porcelaine fine, vers ces seins parfumés qui, dans la quiétude de leur jeune fermeté, haletaient contre le ruché de l'échancrure sans daigner même y prendre appui. Il répondait incomplètement, de travers, avec des fuites soudaines de pensée, aux exclamations, aux questions multiples de Mme Chambannes. Et tout en essayant de l'écouter, intérieurement il la comparait à une suivante de Cléopâtre, oui, à une de ces gentilles esclaves grecques dont les beautés espiègles sertissaient la Reine des Égyptes, comme des nymphes autour d'une déesse.

Cependant la verve louangeuse de la jeune femme se ralentissait. Maintenant son petit front uni se fronçait d'un pli de recherche dans l'encadrement des deux boucles plates qui le limitaient. Elle ne trouvait plus de chapitres, de passages, où piquer ses «si joli» et ses «si charmant», comme des bons points égaux de couleur alternante. Mais tout à coup sa gracieuse figure se rasséréna, ses narines retroussées palpitèrent de malice; et elle donna en mille à M. Raindal une autre raison, une dernière raison, pour laquelle elle aimait tant son livre.

Le maître feignait de s'ingénier. Enfin, il déclara avec modestie:

—Je ne sais pas!

—Eh! cherchez donc! ordonna familièrement Mme Chambannes en roulant les «r».

M. Raindal, sans chercher, songeait:

«Elle est fort plaisante, mais un peu sotte!»

Et il répéta du même ton:

—Non, décidément, je ne sais pas!

Elle se résigna à lâcher son mystère, sa surprise finale et, en réalité, son prétexte à relations, son amorce suprême... Eh bien! précisément l'hiver suivant, elle projetait d'accomplir avec son mari un voyage au Caire, à Alexandrie, au Nil. Le livre de M. Raindal était donc venu à propos, au moment où elle commençait à étudier les antiquités égyptiennes en vue de ce voyage; et naturellement...

—Chère madame, interrompit une voix à l'accent guttural. Pardonnez-moi... Voudriez-vous me faire le plaisir de me présenter à monsieur...

—Mais certainement!

Et elle présenta:

—M. le marquis de Meuze... un de nos meilleurs amis... et qui adore votre livre.

C'était un puissant vieillard à l'abdomen majestueux et à la prestance aristocratique. Avec ses favoris blancs et sa blanche moustache en croc il avait un type de général autrichien, une de ces têtes que volontiers on s'imagine coiffées d'un bicorne doré, à flottant panache de plumes vertes. Dans une attaque de paralysie faciale, causée par le krach de 1882, il avait perdu l'usage de sa paupière gauche qui retombait inerte, grisâtre, voilant l'œil aux trois quarts—et cette infirmité complétait, comme une glorieuse blessure, son air de vieux combattant de Custozza.

Il s'empressa en protestations admiratives. Puis, selon l'immuable règle qui veut que la plupart des gens achèvent leurs compliments par une apologie d'eux-mêmes, il aborda le vrai sujet qui l'amenait vers le maître. Autrefois, il avait possédé une collection de camées, une collection tout à fait remarquable, exceptionnelle. (Et sur la qualité des objets qui la composaient, M. Raindal pouvait consulter plusieurs de ses collègues: le comte de Lastreins, de l'Académie des Inscriptions; le baron Grollet, membre libre de l'Académie des Beaux-Arts; le vicomte de Sernhac, de l'Académie française, tous bons amis ou vieux camarades du marquis.) Or, un des joyaux de cette collection était un camée de Cléopâtre. Hélas! M. de Meuze avait dû s'en défaire, à la suite de revers financiers. Mais il en connaissait l'acquéreur, un boursier juif, un M. Strahlhaus, et, si M. Raindal désirait, le marquis se targuait d'obtenir communication de la pierre.

Le maître, sans accepter, ne refusa point. L'entretien se circonscrivit à l'art des camées, plus quelques commentaires adjacents sur la numismatique, dont le marquis avait des notions. Mme Chambannes, déroutée, pépiait de temps à autre, en sourdine, ses «si joli» et ses «charmant». M. Chambannes, un long garçon blond, au teint fripé, à l'œil veule, au cheveu fin et rare, l'avait rejointe. Sa grosse moustache cylindrique semblait un couvercle à charnière, tant elle recouvrait hermétiquement ses lèvres; et l'ensemble de sa personne lasse paraissait aussi bien celui d'une fripouille avachie que celui d'un brave jeune homme épuisé par la fête.

Tous trois, ils cernaient M. Raindal qui répondait à leurs babillages par des sourires approbatifs et fatigués. Il se fût reproché la plus légère rebuffade envers des étrangers si courtois malgré leur niaiserie. Seulement, tout de même, à la longue, cela l'impatientait, ces civilités forcées dont il n'apercevait pas le terme; et il ne l'ennuyait pas moins, ce vieux marquis, avec ses verbeux propos de brocanteur, ses histoires de camées, de ventes d'occasions, ou ses nomenclatures de catalogue.

Enfin, du renfort lui arriva, du sauvetage. Mme Raindal revenait, accompagnée de Thérèse et de Bœrzell. Ce furent de nouvelles présentations. Mme Chambannes, aussitôt, réitéra en bref ses louanges. Mme Raindal bégayait, toute rougissante, comme des paroles d'excuse. Thérèse observait en silence, d'un regard viril qui jugeait. Puis, Mme Chambannes demanda le jour de ces dames, l'autorisation de leur rendre visite. Il y eut une accalmie. On parlait pour parler, du bal, des tziganes, des danseurs. Et, soudain, Mme Chambannes interpella le marquis:

—Monsieur de Meuze... Un petit secret à vous dire... Vous permettez, mesdames?...

—Je vous écoute! fit M. de Meuze, le buste infléchi, les sourcils arqués d'attention.

Mme Chambannes déploya son éventail, et à mi-voix:

—Si vous disiez à Gérald d'inviter Mlle Raindal... Ce serait poli!

—Croyez-vous qu'il voudra?... Baste! je vais courir la chance!

Il s'acheminait à pas indécis vers la salle voisine, portant haut sa fière tête de feld-maréchal, et fouillant l'assistance de son unique petit œil vert, quand, à la porte du buffet, il bifurqua promptement, la main brandie comme un crochet pour happer quelqu'un qui fuyait.

Du grand jeune homme que le marquis avait empoigné, Thérèse ne distinguait que les épaules carrées et la nuque brune au-dessus d'un reluisant col blanc. Sans doute, M. de Meuze devait exiger des choses absurdes, impraticables, car la nuque brune se secouait en dénis indignés, semblant affirmer que l'on était fou, qu'on se moquait du monde... Et brusquement, la nuque obéit, le grand monsieur fit volte-face en haussant les épaules. Thérèse sentit son cœur se tordre comme un serpent blessé.

C'était presque Albârt. Un Albârt plus marqué par l'âge, plus affiné, plus à la mode, d'une classe supérieure. Mais c'était lui: les mêmes yeux aux larges prunelles couleur d'agate foncée, la même moustache noire aux pointes impertinentes, le même dandinement sur des jarrets pliants. Et il marchait vers elle, précédé par le marquis, le regard en éveil comme pour reconnaître à distance contre quel ennemi on le menait.

Thérèse baissa la tête, le dos arcbouté à sa chaise, dans un ramassement d'effroi. Elle ne voyait plus ni ses parents, ni les Chambannes, ni Bœrzell, ni les couples qui commençaient à valser, ni les gens auprès ou au delà. Elle ne voyait que les longues bottines vernies, les pieds étroits et souples du jeune homme, qui se rapprochaient, se rapprochaient toujours.

Quand ils furent tout près, le marquis s'effaça, et, saluant:

—Mademoiselle, je vous présente mon fils, M. Gérald de Meuze.

Le jeune comte se balançait un peu sur ses jarrets:

—Mademoiselle, voulez-vous m'accorder la fin de cette valse?...

Thérèse proféra inconsciemment, d'un ton de petite fille:

—Mais, monsieur, je ne sais pas danser...

—Qu'importe? Tout dépend du danseur...

Il décochait à Mme Chambannes une preste œillade d'amitié ou d'ironie, et, comme tenant une gageure:

—Pas de danger, mademoiselle, je vous garantis la valse...

Thérèse le fixa vivement dans un besoin de bien le voir, de s'abreuver à fond de ses traits. Elle ne put résister. Une raie de sueur lui mouillait le dos. Le désir d'être dans ces bras, comme jadis dans d'autres si pareils, la dominait. Elle se leva, puis d'une voix brève, presque bourrue malgré le sourire dont elle tentait de la corriger:

—Soit, monsieur... Essayons!...

Gérald l'enlaça et ils partirent en tournant. Aux premiers pas elle trébuchait, par ignorance, crainte de manquer de rythme. Alors, la soulevant comme une enfant, il l'emporta délicatement parmi les danseurs. Ses pieds ne touchaient plus le sol. Les couples la frôlaient sans heurts. Elle avait l'impression de glisser avec un amant robuste sur des nuages, en cadence. Elle ferma les yeux. Des sanglots lui barraient la gorge. Il la crut essoufflée, et, s'arrêtant:

—Eh bien! mademoiselle... Qu'est-ce que je vous disais?... Cela va à merveille...

Thérèse approuva d'une inclination de tête, ses minces lèvres pâlies de plaisir.

—La danse, c'est comme la nage! poursuivait le comte d'un ton paternel... Il faut s'y jeter à l'aveuglette... La musique vous pousse comme les vagues... Ensuite on n'a plus qu'à se laisser aller...

Et il continua sa théorie, ses comparaisons, pour éviter un silence impoli. Thérèse répondait à demi, par monosyllabes indistincts. Elle se reprenait maintenant, comme au réveil de ces songes coupables où Albârt, la nuit, parfois la pressait si doucement. Quoi! elle, Thérèse Raindal, faiblir ainsi qu'une pensionnaire, une gamine perverse, sous l'étreinte de ce bellâtre, parce qu'il ressemblait à l'autre! Un dégoût d'elle-même l'envahit. Pour dissimuler sa tristesse, elle s'appliquait à regarder le chef des tziganes, un gros homme olivâtre qui jouait avec gravité. Ses lents coups d'archet arrachaient du violon les mélodies pantelantes comme de longues lanières d'épiderme, et il faisait tanguer, dans l'effort, son buste dodu à veste cramoisie, l'œil écouteur, les paupières battantes. Elle enviait sa bestialité, la joie irréfléchie dont frissonnait son sombre visage. Ah! que n'était-elle comme lui, une brute sans pensée, sans subtilité et ne vivant que par les sens qui le soutenaient jusqu'en son art!... Un mouvement de Gérald la tira de sa rêverie. Il se tenait devant elle, le bras prêt à l'enlacer.

—Nous repartons, mademoiselle?...

Elle espérait encore refuser et, se contraignant, elle murmura:

—Mais, monsieur, la valse va finir!

—Profitons-en... Un dernier tour!

Il avait dit cela sans entrain, et, déjà ses yeux viraient vers la place où il allait la reconduire. Elle eut peur. Elle se vit remerciée, rassise, sevrée pour la soirée de ces délices retrouvées; et, dans un élan de concupiscence plus forte, résolument elle prononça:

—Eh bien! oui, un dernier tour.

Il rentra avec elle dans la cohue des couples. D'un imperceptible palpitement son bras étendu scandait la mesure, et, à chacune de leurs moelleuses passes, il semblait à Thérèse que le parquet ployait sous eux. Involontairement elle se colla à Gérald, s'incrusta à son enlacement. Tout le passé rejaillissait en elle au prestige de ce contact, par saccades brutales qui l'affolaient.

Elle voulut dompter l'illusion, faire un dernier appel à sa puissance d'esprit, à sa dignité, à cette Mlle Raindal qu'elle était.

—Arrêtons-nous! supplia-t-elle, les paupières de nouveau closes.

—Plaît-il, mademoiselle? fit distraitement le jeune comte.

Elle se taisait, faute de voix. Il n'insista pas. Sans rien deviner de son angoisse, il souriait aux camarades, et d'un coup d'œil goguenard, il les prenait tous à témoin de la tapisserie, du paquet, du coffre à bois qu'il lui fallait manœuvrer. Encore une heureuse idée qu'ils avaient eue là, son père et Zozé!... Sans compter qu'elle lui dépiautait l'épaule, la jeune enfant, avec ses doigts osseux, dont elle se cramponnait afin de ne pas tomber. Ah! par exemple, cela, c'était trop violent! Un pinçon fiévreux lui tenaillait l'épaule, et, comme il inclinait la tête pour voir si la petite, par hasard, ne perdait pas la boule, il dut retenir Thérèse des deux bras, car elle pâmait, toute blême et raide comme une morte.

—Allons bon! Il ne manquait plus que cela!... Voilà bien ma guigne!...

Rapidement, il l'entraînait vers l'antichambre, bousculant un peu les gens qui encombraient le chemin, et, l'ayant accotée sur une banquette, contre le mur, il courut prévenir la famille.

En un moment, les Raindal, les Chambannes, Bœrzell, le marquis, furent debout, se précipitèrent avec Gérald auprès de Thérèse.

Mme Chambannes avait tiré de sa poche un flacon de sels en or où luisait un rubis cabochon, et, s'agenouillant presque, elle le fit respirer à la jeune fille. Thérèse ne remuait pas. Un faible gémissement de chagrin fusait seulement de ses lèvres disjointes qui découvraient ses dents inégales. On lui bassina les tempes d'eau fraîche, sans plus de résultat. Saulvard, comme on va réquisitionner les pompiers à leur poste, avait pointé droit vers le campement de l'Académie de médecine afin d'y chercher un docteur. Le praticien appuya son oreille à la poitrine moite de Thérèse et diagnostiqua:

—Elle étouffe... Il faut la délacer, cette petite!

Enfin, dans la chambre de Mme Saulvard, où sa mère et Mme Chambannes l'avaient conduite, elle rouvrit les yeux.

Tout de suite, ses regards étaient allés avec stupeur à son corsage défait. Puis elle reconnut Mme Chambannes penchée sur elle, dans une pose d'ange gardien, et sa mère qui priait à côté, comme au chevet d'une agonisante.

Elle détourna la tête. Elle revoyait tous les détails de l'accident, l'ivresse inavouable qui l'avait étourdie et cette chute ridicule en plein bal. Quel double affront pour son orgueil! Elle aurait voulu replonger au néant, détruire avec son corps le souvenir. Elle suffoquait de révolte, et subitement elle fondit en sanglots.

—C'est cela, pleurez, calmez-vous les nerfs! exhortait Mme Chambannes.

Mais cette sollicitude vulgaire exaspéra Thérèse. D'un coup, se maîtrisant, elle s'était redressée, et, devant l'armoire à glace, elle commença rageusement à refaire sa toilette.

Elle esquivait dans le miroir les yeux de sa mère, de Mme Chambannes, et une colère croissante lui activait les doigts. Oh! oui, on pouvait la regarder! Elle avait bien l'allure, la mine d'une femme qui vient de défaillir! Un homme l'eût ainsi dévêtue, froissée, qu'elle ne se fût pas relevée plus en désordre et plus égarée. Ses prunelles étaient agrandies d'éclat, ses paupières meurtries d'une ombre brune comme après une nuit d'insomnie. La sueur avait posé des teintes huileuses sur les ailes de son nez et tracé des raies grasses à travers la poudre de ses joues. La touffe d'œillets était tombée, formant dans ses cheveux, au-dessus du front, une alvéole profonde, une sorte de blessure aux bords noirs. Et les agrafes du corsage mal ajustées, dans sa hâte, faisaient bâiller la gaze autour de ses seins comme une corde transparente et lâche.

—Pauvre mademoiselle! se risqua à murmurer Mme Chambannes... Vous sentez-vous mieux?

Thérèse riposta froidement.

—Beaucoup mieux, madame, je vous remercie.

Puis s'adressant à sa mère, elle interrogea d'une voix qui commandait:

—Nous partons, maman?

—Comme tu voudras, ma fille! répliqua Mme Raindal.

Elles gagnèrent l'antichambre où ces messieurs les attendaient.

A leur vue, Gérald s'élança pour les questionner et Bœrzell l'imitait. Mais, comme par mégarde, Thérèse s'échappa dans la direction du vestiaire. Ils n'étaient plus là quand elle revint au bras de son père. M. Raindal ahuri, son claque de satin à demi replié, la soutenait, en traînant la jambe. Mme Raindal fermait la marche, le dos voûté dans sa pèlerine comme une vieille bonne. Saulvard leur fit escorte jusqu'au palier.

—C'est la chaleur, cette damnée chaleur! répétait-il d'un ton compétent.

Et, courbant en deux son petit corps sur l'ébène de la rampe, il cria:

—J'enverrai chercher des nouvelles demain... Ce ne sera rien, j'espère, mon cher collègue!

Dans le fiacre qui les ramenait, M. Raindal, sur le strapontin, avait laissé le fond aux dames. Tous trois restèrent longtemps silencieux. Ils contemplaient songeusement, à travers les carreaux dépolis par la buée, les rues noires et les becs de gaz dont les flammes jaunes dans la brume s'aplatissaient en éventail. Le maître, assis de côté, à chaque cahot perdait l'équilibre. Il devait se rattraper à la courroie de la vitre dont le cuir dur lui tranchait les mains, et le bois de la portière macérait sans répit ses rotules. A un choc plus rude qui l'avait projeté sur elle, Thérèse agacée s'écria:

—Voyons, père, tu es très mal, viens donc ici entre nous deux.

—Mais non! fit M. Raindal. Pas du tout... Ne bougez pas... Et toi, fillette, cela va-t-il?

—Très bien, père, merci...

La causerie tomba court. Thérèse s'était immobilisée derechef. Dans la pénombre, M. Raindal contemplait son profil maussade en arrêt vers des pensées sûrement douloureuses. Il ramassa toute son énergie et, avec bonhomie:

—Eh bien, fillette? demanda-t-il.

—Eh bien, quoi, père? répéta Thérèse.

Il y eut un temps, puis M. Raindal articula:

—Eh bien, ce jeune homme du bal!...

Thérèse tressauta et, dardant des regards farouches, elle repartit d'un ton de bravade:

—Quel jeune homme?

—Ce M. Bœrzell!

Elle exhala un soupir de soulagement. Ah! il ne s'agissait que de celui-là!... Elle l'avait tellement oublié, le pauvre garçon! Et, en souriant, d'une voix ferme, elle prononça:

—Non, jamais, père!

M. Raindal insista:

—Pourquoi? Il avait l'air de te plaire...

—Oui, pour causer, peut-être... Mais c'est tout...

—Alors tu n'en veux pas?... Tu as bien réfléchi?... Que je sache, au moins...

—Tu sais... je t'ai dit... je n'en veux pas.

Elle avait saisi la main de son père et lui offrait tendrement sa joue à baiser. M. Raindal l'embrassa en grommelant:

—Bon, à ton aise!... Je n'ai pas le droit de te forcer...

Et par matoiserie, besoin de se rendre compte, il ajouta, sans quitter la main de la jeune fille:

—Évidemment, il n'est pas aussi beau gars que l'autre.

Il prit une pause, en sentant la main de Thérèse qui se rétractait.

—Oui, l'autre... ton danseur... comment l'appelles-tu?... ce M. de Meuze...

Thérèse, d'un coup, retirait sa main, et avec dépit:

—Oh! pas de parallèle, père, je t'en prie... M. Bœrzell ne me plaît pas... je le refuse... cela suffit... Je crois que j'ai l'âge, n'est-ce pas?

Le maître ne répliqua point. Plus de doute, maintenant. C'était ce grand monsieur, cette espèce de Dastarac mondain, qui avait gâté tout, écrasé le petit Bœrzell par son avantageuse stature. Une partie perdue, quoi!

Et M. Raindal s'absorba dans des récriminations intérieures.

On n'entendait plus que le ferraillement des roues contre le pavé ou les stridentes vibrations des vitres dans leur cadre.

Thérèse, la tête renversée, semblait assoupie, et Mme Raindal, en son coin, paraissait aussi sommeiller. Mais elle ne dormait pas. Une torture de remords, plus atroce qu'un cauchemar, tenait sous les paupières ses regards éveillés. Elle supputait avec angoisse combien d'heures s'étendaient jusqu'au lendemain matin, jusqu'à l'instant béni où elle pourrait, dans la sérénité de l'église, confesser ses récents péchés. Car, poussée par la soif ou cédant à la tentation, elle avait repris par trois fois du café glacé et, par deux fois, de la marquise au champagne, sans compter nombre de petits fours et autres menues friandises.

Les Deux Rives

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