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PREMIÈRE PARTIE II
ОглавлениеLouis de Camors, en quittant le collège, s'élançait dans la vie, on s'en souvient, le cœur gonflé de toutes les saintes vertus de la jeunesse, — confiance, sympathie, enthousiasme, dévouement. Les horribles négligences de son éducation première n'avaient pu corrompre dans ses veines ces braves instincts, ou, si l'on veut, ces germes de faiblesse, comme le pensait son père, que le lait maternel y avait apparemment déposés. Ce père, en le confinant dans un collège pour se débarrasser de lui pendant une dizaine d'années, lui avait rendu, d'ailleurs, le seul service qu'il lui rendît jamais. Ces vieilles prisons classiques ont du bon: la saine discipline du cloître, le contact habituel de cœurs chauds et entiers, la longue familiarité des belles œuvres, des intelligences viriles et des grandes âmes antiques, tout cela ne donne pas sans doute une règle morale très précise; mais tout cela inspire un certain sentiment idéal de la vie et du devoir qui a sa valeur.
Ce vague héroïsme dont Camors emportait la conception, il ne demandait pas mieux, on s'en souvient encore, que d'en découvrir la formule pratique, applicable au temps et au pays où il était destiné à vivre. Il trouva, on s'en doute, que cette tâche était un peu plus compliquée qu'il ne se l'était figuré, et que la vérité à laquelle il prétendait se dévouer, mais qui devait au préalable sortir de son puits, n'y mettait pas de complaisance. Il ne laissa pas toutefois de se préparer vaillamment à la servir en homme, dès qu'elle aurait répondu à son appel. Il eut le mérite, pendant plusieurs années, de mener à travers les passions de son âge et les excitations de la vie opulente, l'existence austère, recueillie et active d'un étudiant pauvre. Il fit son droit, s'ensevelit dans les bibliothèques, suivit les cours publics, et se forma, durant cette période ardente et laborieuse de sa jeunesse, un fonds solide de connaissances qu'on devait retrouver plus tard avec étonnement sous l'élégante frivolité du sportsman.
Mais, pendant que ce jeune homme s'armait pour le combat, il perdait peu à peu ce qui vaut mieux que les meilleures armes, et ce qu'aucune ne remplace, le courage. À mesure qu'il cherchait la vérité, elle fuyait devant lui, plus indécise de jour en jour, et prenait, comme dans un rêve pénible, les formes mouvantes et les mille têtes des Chimères.
Paris, vers le milieu de ce siècle, était en quelque sorte encombré de démolitions sociales, religieuses et politiques, au milieu desquelles l'œil le plus clairvoyant avait peine à distinguer nettement les formes des constructions nouvelles et les contours des édifices de l'avenir. On voyait bien que tout était abattu, mais on ne voyait pas que rien se relevât. Dans cette confusion, au-dessus des débris et des épaves du passé, la puissante vie intellectuelle du siècle, le mouvement et le choc des idées, la flamme de l'esprit français, la critique, la science jetaient une lumière éblouissante, mais qui semblait, comme le soleil des premiers âges, éclairer le chaos sans le féconder. Les phénomènes de la mort et ceux de la vie se confondaient dans une immense fermentation où tout se décomposait et où rien ne paraissait germer encore. À aucune époque de l'histoire peut-être, la vérité n'avait été moins simple, plus enveloppée, plus complexe, car il semblait que toutes les notions essentielles de l'humanité fussent à la fois remises à la fournaise, et qu'aucune n'en dût sortir entière.
Ce spectacle est grand, mais il trouble profondément les âmes, celles du moins que l'intérêt et la curiosité ne suffisent pas à remplir, c'est-à-dire presque toutes. Dégager de ce bouillant chaos une ferme religion morale, une idée sociale positive, une foi politique assurée, c'est une entreprise difficile pour les plus sincères. Il faut espérer cependant qu'elle n'est pas au-dessus des forces d'un homme de bonne volonté, et peut-être Louis de Camors l'eût-il accomplie à son honneur, s'il eût rencontré, pour l'y aider, de meilleurs guides et de meilleurs enseignements qu'il n'en eut. — C'est un malheur commun à tous ceux qui entrent dans le monde que d'y trouver les hommes moins purs que les idées; mais Camors était né à cet égard sous une étoile particulièrement triste, puisqu'il ne devait rencontrer dans son entourage immédiat, dans sa famille même, que les mauvais côtés et en quelque sorte l'envers de toutes les opinions auxquelles il pouvait être tenté de s'attacher.
Quelques mots sur cette famille sont nécessaires.
Les Camors sont originaires de la Bretagne, où ils possédaient au siècle dernier d'immenses propriétés, et en particulier les bois considérables qui portent encore leur nom. Le grand-père de Louis, le comte Hervé de Camors, avait racheté, au retour de l'émigration, une faible partie de ses domaines héréditaires. Il s'y était installé à la vieille mode, et il y avait nourri jusqu'à la fin de sa vie d'incurables préventions contre la Révolution française et contre le roi Louis XVIII. Il avait eu quatre enfants, deux fils et deux filles, et il avait cru devoir protester contre le niveau égalitaire du Code civil en instituant de son vivant, par un subterfuge légal, une sorte de majorat en faveur de l'aîné de ses fils, Charles-Henri, au préjudice de Robert-Sosthène, d'Éléonore-Jeanne et de Louise-Élisabeth, ses autres hoirs. Éléonore-Jeanne et Louise-Élisabeth acceptèrent avec une soumission apparente la mesure qui avantageait leur frère à leurs dépens, bien qu'elles ne dussent jamais la lui pardonner; mais Robert-Sosthène, qui, en sa qualité de branche cadette, affectait de vagues tendances libérales, et qui était en outre couvert de dettes, s'insurgea franchement contre le procédé paternel. Il jeta au feu ses cartes de visite ornées d'un casque au-dessous duquel on lisait: Chevalier Lange d'Ardennes de Camors; en fit graver de nouvelles avec cette simple inscription: Dardennes jeune (du Morbihan), et en envoya un échantillon à son père. À dater de ce jour, il se donna pour républicain.
Il y a des gens qui s'attachent à un parti par leurs vertus, d'autres par leurs vices. Il n'est pas un parti politique accrédité qui ne contienne un principe vrai et qui ne réponde à quelque aspiration légitime des sociétés humaines. Il n'en est pas un non plus qui ne puisse servir de prétexte, de refuge et d'espérance à quelques-unes des passions basses de notre espèce. La fraction la plus avancée du parti libéral en France se compose d'esprits généreux, ardents et absolus que tourmente un idéal assurément très élevé: celui d'une société virile, constituée avec une sorte de perfection philosophique, maîtresse d'elle-même chaque jour et à chaque heure, déléguant à peine quelques-uns de ses droits, n'en aliénant aucun, vivant, non sans lois, mais sans maîtres, et développant enfin son activité, son bien-être, son génie avec toute la plénitude de justice, d'indépendance et de dignité que l'état républicain donne seul à tous et à chacun. Tout autre cadre social leur paraît garder quelque chose des servitudes et des iniquités de l'ancien monde, et leur semble suspect tout au moins de créer entre les gouvernants et les gouvernés des intérêts différents, quelquefois hostiles. Ils revendiquent enfin pour les peuples la forme politique qui sans contredit fait le plus d'estime de l'humanité. On peut contester l'opportunité pratique de leurs vœux; on ne peut méconnaître la grandeur de leur principe. C'est en réalité une fière race d'esprits et de cœurs. Ils ont eu de tout temps leurs puritains sincères, leurs héros et leurs martyrs; mais de tout temps aussi ils ont eu, comme tous les partis, leurs faux dévots, leurs aventuriers et leurs ultras, qui sont leurs plus dangereux ennemis. Dardennes jeune, pour se faire pardonner sans doute l'origine équivoque de ses convictions, devait prendre rang parmi ceux-là.
Louis de Camors, jusqu'au jour où il sortit du collège, ne connaissait pas son oncle Dardennes, qui était resté brouillé avec son père; mais il professait pour lui un culte secret et enthousiaste, lui attribuant toutes les vertus du principe qu'il représentait à ses yeux. La république de 1848 expirait alors, et son oncle était un vaincu. Ce fut un attrait de plus pour le jeune homme. Il alla le voir à l'insu de son père, comme en pèlerinage, et il fut bien accueilli. Il le trouva exaspéré non pas tant contre ses adversaires politiques que contre son propre parti, qu'il accusait du désastre de sa cause.
— On ne fait point, disait-il d'un ton solennel et dogmatique, on ne fait point les révolutions avec des gants. Les hommes de 93 n'en avaient pas... on ne fait point d'omelette sans casser des œufs. Les pionniers de l'avenir doivent marcher la hache à la main. La chrysalide des peuples ne se développe pas sur des roses. La liberté est une déesse qui veut de grands holocaustes. Si on eût terrorisé la France en 48, on en fût resté le maître!
Ces maximes grandioses étonnèrent Louis de Camors. Dans sa naïveté juvénile, il savait un gré infini aux hommes honnêtes qui avaient gouverné leur pays dans ces jours difficiles, non seulement d'être sortis du pouvoir aussi pauvres qu'ils y étaient entrés, mais d'en être sortis les mains pures de sang. À cet hommage qui leur sera rendu par l'histoire et qui les vengera de beaucoup d'injustices contemporaines, il ajoutait un reproche qui ne se conciliait guère avec les étranges griefs de son oncle: il leur reprochait de n'avoir pas dégagé plus franchement, ne fût-ce que dans les détails de mise en scène, la république nouvelle des mauvais souvenirs de l'ancienne. Loin de croire, comme son oncle en effet, que des procédés renouvelés de 93 eussent assuré le triomphe de cette république, il pensait qu'elle avait succombé uniquement sous l'ombre sanglante du passé, et que, grâce à cette terreur tant vantée, la France était le seul pays du monde où les dangers de la liberté parussent, pour des siècles peut-être, disproportionnés à ses bienfaits.
Il est inutile d'insister plus longtemps sur les relations de Louis de Camors avec son oncle Dardennes. On comprend assez qu'elles jetèrent dans son esprit la défiance et le découragement, qu'il eut le tort ordinaire de faire rejaillir sur la cause tout entière les violences trop peu désavouées d'un de ses médiocres apôtres, et qu'il prit enfin dès ce moment l'habitude fatale, et trop commune en France, de confondre le mot progrès avec le mot désordre, la liberté avec la licence et la Révolution avec la Terreur.
L'effet naturel de l'irritation et du désenchantement sur cette âme ardente fut de la rejeter brusquement vers le pôle des opinions contraires. Camors se dit qu'après tout sa naissance, son nom, ses conditions de famille lui indiquaient son devoir véritable, qui était de combattre les doctrines despotiques et cruelles qu'il croyait voir désormais au bout de toutes les théories démocratiques. Une chose, d'ailleurs, l'avait encore choqué et rebuté dans le langage habituel de son oncle, c'était la profession d'un athéisme absolu. Il avait lui-même, à défaut de foi très formelle, un fonds de croyance générale, de respect et comme de sensibilité religieuse que l'impiété cynique offensait. De plus, il ne comprenait point et il ne comprit jamais dans tout le cours de sa vie que des principes pussent se soutenir par leur propre poids dans la conscience humaine, s'ils n'avaient des racines et une sanction plus haut. — Ou un Dieu ou pas de principes! — ce fut un dilemme dont aucun philosophe allemand ne put le faire sortir.
La réaction de ses idées le rapprocha des autres branches de sa famille, qu'il avait un peu négligées jusque-là. Ses deux tantes demeuraient à Paris. Toutes deux, en raison de la réduction de leur dot, avaient dû autrefois faire quelques concessions pour passer à l'état de mariage. L'aînée, Éléonore-Jeanne, avait épousé du vivant de son père le comte de la Roche-Jugan, qui avait dépassé la cinquantaine, mais qui était, d'ailleurs, un fort galant homme. Il était digne d'être aimé. Néanmoins sa femme ne l'aima pas, leur manière de voir différant extrêmement sur quelques points essentiels. M. de la Roche-Jugan était de ceux qui avaient servi le gouvernement de la Restauration avec un dévouement inviolable, mais attristé. Il avait été attaché dans sa jeunesse au ministère et à la personne du duc de Richelieu, et il avait conservé, des leçons et de l'exemple de cet illustre personnage, l'élévation et la modération des sentiments, la chaleur du patriotisme et la fidélité sans illusions. Il vit de loin les abîmes, déplut au prince en les lui montrant, et l'y suivit. Rentré dans la vie privée avec peu de fortune, il y gardait sa foi politique plutôt comme une religion que comme une espérance. Ses espérances, son activité, son amour du bien, il tourna tout vers Dieu. Sa piété, aussi éclairée qu'elle était profonde, lui fit prendre rang parmi cette élite d'esprits qui s'efforçait alors de réconcilier l'antique foi nationale avec les libertés irrévocables de la pensée moderne. Il éprouva dans cette tâche, comme la plupart de ses nobles amis, de mortelles tristesses, et tellement mortelles, qu'il y succomba. Sa femme, il est vrai, ne contribua pas peu à hâter ce dénoûment d'une vie excellente par l'intempérance de son zèle et l'acrimonie de son étroite dévotion. C'était une personne d'un petit cœur et d'un grand orgueil, qui mettait Dieu au service de ses passions, comme Dardennes jeune mettait la liberté au service de ses rancunes. Dès qu'elle fut veuve, elle purifia son salon: on n'y vit plus figurer désormais que des paroissiens plus orthodoxes que leur évêque, des prêtres français qui reniaient Bossuet, et, en conséquence, la religion fut sauvée en France. Louis de Camors, admis dans ce lieu choisi à titre de parent et de néophyte, y trouva la dévotion de Louis XI et la charité de Catherine de Médicis, et y perdit bientôt le peu de foi qu'il avait.
Il se demanda douloureusement s'il n'y avait pas de milieu entre la Terreur et l'Inquisition, et s'il fallait être en ce monde un fanatique ou rien. Il chercha quelque opinion intermédiaire constituée avec la force et la cohésion d'un parti, et il ne la put découvrir.
Il semblait alors que toute la vie se fût réfugiée dans les opinions extrêmes, et que tout ce qui n'était pas violent et excessif en fait de politique ou de religion fût indifférent et inerte, vivant au jour le jour, sans principe et sans foi. Tel lui parut être du moins le personnage que les tristes hasards de sa vie lui présentèrent comme le type des politiques tempérés.
Sa plus jeune tante, Louise-Élisabeth, que ses goûts portaient aux jouissances de la vie mondaine, avait jadis profité de la mort de son père pour se mésallier richement. Elle avait épousé le baron Tonnelier, dont le grand-père avait été meunier, mais dont le père, homme de mérite et d'honneur, avait rempli des fonctions élevées sous le premier Empire, le baron Tonnelier avait une grande fortune, qu'il accroissait encore chaque jour par des spéculations industrielles. Il avait été dans sa jeunesse beau cavalier, voltairien et libéral. Avec le temps, il était resté voltairien, mais il avait cessé d'être beau cavalier et surtout libéral. Tant qu'il fut simplement député, il eut encore çà et là quelques velléités démocratiques; mais, le jour où il fut investi de la pairie, il reconnut définitivement que le genre humain n'avait plus de progrès à accomplir. La Révolution française était close: elle avait atteint son but suprême. Personne ne devait plus ni marcher, ni parler, ni écrire, ni grandir: cela le dérangeait. S'il eût été sincère, il eût avoué qu'il ne concevait pas comment il pouvait y avoir encore quelquefois des orages et du tonnerre dans le ciel, et comment la nature n'était pas parfaitement heureuse et tranquille, quand lui-même l'était.
Lorsque son neveu put l'apprécier, le baron Tonnelier n'était plus pair de France; mais, étant de ceux qui ne se font pas de mal en tombant, qui même se font quelquefois du bien, il avait reconquis une position très élevée dans le monde officiel, et il s'efforçait consciencieusement de rendre au gouvernement nouveau les services qu'il avait rendus au règne précédent. Il parlait avec une aisance étrange de supprimer tel journal, tel orateur, tel professeur, tel livre, de supprimer tout, excepté lui. À l'entendre, la France avait fait fausse route depuis 1789, et il s'agissait de la ramener en deçà de cette date fatale. Toutefois, il ne parlait pas de retourner pour son compte au moulin de son grand-père, ce qui était contradictoire. Si ce vieillard eût rencontré la Liberté, sa mère, au coin d'un bois, il l'eût étranglée. Nous ajouterons à regret qu'il avait coutume de qualifier de bousingots ceux de MM. les ministres qui lui étaient suspects de dispositions libérales, et en particulier ceux qui prétendaient favoriser l'instruction populaire. Jamais, en un mot, conseiller plus funeste n'approcha d'un trône. Heureusement, s'il en était près par la dignité, il en était loin par la confiance.
C'était, du reste, un homme aimable, encore vert et galant, plus galant même qu'il n'était vert. Il en résultait qu'il avait d'assez mauvaises mœurs. Il hantait fort les coulisses. Il avait deux filles, récemment mariées, devant lesquelles il citait volontiers les plus piquantes plaisanteries de Voltaire et les historiettes les plus salées de Tallemant des Réaux; c'est pourquoi toutes deux promettaient de fournir à la chronique légère, comme leur mère avant elles, une série d'anecdotes intéressantes.
Pendant que Louis de Camors apprenait par le contact et par l'exemple des membres collatéraux de sa famille à se défier également de tous les principes et de toutes les convictions, son terrible père l'achevait. Viveur à outrance, dépravé jusqu'aux moelles, égoïste effréné, passé maître dans l'art de la haute gouaillerie parisienne, se croyant supérieur à tout parce qu'il rabaissait tout, et se complaisant finalement à flétrir tous les devoirs dont il avait aimé toute sa vie à se dispenser, voilà son père. Avec cela, l'honneur de son cercle, une grande mine, et je ne sais quel charme imposant. Le père et le fils se voyaient peu. M. de Camors étant beaucoup trop fier pour mêler son fils à ses désordres personnels; mais la vie commune les rapprochait quelquefois aux heures des repas. Il écoutait alors avec sa manière froide et railleuse les récits enthousiastes ou découragés du jeune homme; il ne lui faisait jamais l'honneur d'une controverse sérieuse: il répondait par quelques paroles amères et hautaines, que son fils sentait tomber comme des gouttes glacées sur ce qui restait de flamme dans son cœur.
À mesure que le découragement l'envahissait, il perdait l'entrain du travail et s'abandonnait de plus en plus aux plaisirs faciles des oisifs de sa condition. En s'y abandonnant, il en prit le goût; il y porta les séductions de sa personne et la supériorité de ses facultés, mais en même temps une sorte de tristesse sombre et parfois violente. Ce qu'il y avait en lui d'âpre et de malfaisant ne l'empêcha nullement d'être aimé des femmes, et le fit redouter des hommes. On l'imita. Il contribua à fonder la charmante école de la jeunesse sans sourire. Ses airs d'ennui et de lassitude, qui avaient du moins chez lui l'excuse d'une cause sérieuse, furent copiés servilement par des adolescents qui n'avaient jamais connu d'autres souffrances que celles d'un estomac surmené, mais à qui il plaisait néanmoins de paraître fanés dans leur cœur et de mépriser l'humanité.
Nous avons retrouvé Camors dans cette phase de sa vie. Rien de plus artificiel, on l'a compris, que l'insouciant dédain dont ce jeune homme portait le masque. En tombant dans la fosse commune du doute, il avait sur la plupart de ses contemporains l'avantage de n'y pas faire son lit avec une lâche résignation. Il s'y soulevait et s'y débattait sans cesse par de violents sursauts. Les âmes fortes ne s'endorment pas aisément. L'indifférence leur pèse. Il leur faut un mobile, une raison de vivre, une raison d'agir, une foi. Louis de Camors allait enfin trouver la sienne.