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Fortuné du Boisgobey
Le pouce crochu
III. Cette année-là, Pâques tombait très tard…

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Cette année-là, Pâques tombait très tard. La foire au pain d’épice durait encore et les cafés-concerts des Champs-Élysées venaient déjà d’ouvrir. À Paris, c’est signe que le printemps commence. Les viveurs n’ont pas besoin de consulter le calendrier pour changer de plaisirs. Au lieu de s’enfermer dans les théâtres, ils vont là où ils sont sûrs de trouver des femmes en toilettes claires et de dîner en musique.

Ainsi avaient fait Julien Gémozac et Alfred de Fresnay, le soir du jour où Camille Monistrol s’était présentée pour la première fois chez l’associé de son père.

Julien n’avait pas encore digéré le mauvais tour que son camarade lui avait joué en le plantant là après leur aventure de la barrière du Trône. Il le lui reprochait souvent et, au fond, il lui en gardait rancune, mais rien ne lie comme les vices, et ces deux garnements étaient inséparables.

Ils s’étaient rencontrés, comme d’habitude, à la partie de baccarat du Cercle, de quatre à sept; par exception, ils avaient gagné et le gain les ayant mis en belle humeur, ils avaient décidé, d’un commun accord, de passer la soirée au café des Ambassadeurs.

Ils s’étaient fait servir sur la terrasse qui domine le concert, et ils y mangeaient en nombreuse compagnie. La fine fleur du quart-de-monde était là. On se disputait les tables, et ces messieurs s’estimaient fort heureux d’en occuper une des mieux placées – juste au milieu et tout contre la balustrade. Ils étaient venus pour s’amuser et ils s’amusaient, mais les deux convives n’étaient pas montés au même diapason de gaieté.

Fresnay, tout à la joie, échangeait des signes avec les horizontales assises dans le voisinage, interpellait gaiement les messieurs qu’il connaissait, – et il en connaissait beaucoup, car il était un peu de toutes les bandes, – blaguait les chanteuses qui s’égosillaient sur la scène, et ces distractions diverses ne l’empêchaient pas de boire et de manger comme quatre; de boire surtout, et du train dont il allait, il devait infailliblement finir par se griser.

Julien, moins exubérant de sa nature, prenait son plaisir en dedans et pensait à une foule de choses qui n’avaient aucun rapport avec le bruyant entourage qui s’agitait sous ses yeux. Il pensait que l’existence, même dorée, devient monotone quand elle n’a pas de but; que les farceuses à la mode se ressemblent toutes et que le bonheur ne consiste pas à souper avec ces demoiselles et à tracasser la dame de pique.

Il pensait qu’il approchait de la trentaine et que la vie de famille a son charme.

Il pensait surtout à Camille Monistrol.

La jeune fille qu’il avait vue le matin, si belle et si sérieuse, lui apparaissait comme un vivant contraste avec toutes ces dévoyées qui n’étaient venues là que pour chercher fortune. Leurs manèges le dégoûtaient et ses nerfs se crispaient quand il les entendait rire à faux des plaisanteries stupides de leurs amis de rencontre.

Et il en était à se demander s’il ne ferait pas mieux de passer carrément et d’un seul saut dans le camp des bourgeoises.

Il dépendait de lui de prendre, pour y entrer, un chemin que mademoiselle Monistrol lui avait indiqué et qui lui plaisait, précisément parce qu’il n’était pas facile à suivre. Courir les aventures et braver des dangers pour conquérir la main d’une honnête fille, c’était plus tentant et plus neuf que de subventionner des drôlesses et même que de se laisser tranquillement marier par ses parents à quelque riche héritière.

Ces sages réflexions juraient avec les grimaces du comique de l’endroit, qui mimait, en ce moment, une chansonnette désopilante, et elles ennuyaient Fresnay, qui se mit à dire:

– Ah! tu as le vin triste, toi! Nous en sommes à notre troisième bouteille de Rœderer, et tu n’as encore ouvert la bouche que pour boire. À la seconde, j’étais déjà gai comme un pinson. Maintenant, je commence à avoir envie de faire des bêtises.

– Moi pas, répliqua laconiquement Julien.

– Veux-tu parier cent francs que je grimpe sur l’estrade là-bas, et que je dégoise une romance?

– Tu en es bien capable, mais on te mettrait au poste et je t’y laisserais… quand ce ne serait que pour t’apprendre à me lâcher comme tu l’as fait l’autre jour.

– Comment! tu m’en veux encore?… mais tu devrais me remercier. Je t’ai laissé en tête-à-tête avec une personne qui t’avait donné dans l’œil…

– Et avec un homme assassiné!…

– Mon cher, j’avais promis à deux femmes charmantes de leur payer à souper… Or, je n’ai qu’une parole, et…

– Tais-toi!… Tu ne comprends rien… et tu ne seras jamais qu’un gommeux.

– Alors, tu crois que je n’ai pas de poésie dans l’âme?… Eh! bien, tu t’abuses, mon cher. J’aspire à me lancer dans de chevaleresques extravagances… j’ai soif d’inconnu… Oui, moi, Alfred de Fresnay, gentilhomme angevin, et sceptique de profession, je rêve un idéal… le diable, c’est que je ne le trouve pas… mais il me prend par moments des envies de me sacrifier pour une femme… une femme comme on n’en voit pas… Montre-m’en une qui en vaille la peine, et je me déclarerai prêt à la défendre envers et contre tous. Tu hausses les épaules? Tu crois que je blague?… C’est que tu ne me connais pas… J’ai des tendances romanesques… Tant pis pour toi si tu ne les as pas aperçues… des tendances cachées…

– Elles apparaissent surtout quand tu as bu.

– Et quand j’ai gagné au baccarat… mais tu n’as qu’à me mettre à l’épreuve…

– Tiens! le voilà ton idéal, répliqua Gémozac, impatienté par ces propos d’ivrogne.

– Cette femme qui vient d’entrer?… hé! hé! je ne dis pas non. Elle est superbe… et puis elle a un type étrange.

L’idéal en question était une grande diablesse bien plantée, qui ne ressemblait pas du tout aux créatures attablées sur la terrasse. Celles-là, brunes ou blondes, étaient toutes bâties sur le même modèle et habillées à peu près de la même façon. Qui en a vu une en a vu cent. C’est un troupeau de brebis… égarées. La nouvelle venue portait une toilette bizarre, qu’aucune couturière en renom n’aurait voulu signer et qu’elle avait dû inventer tout exprès pour se faire remarquer. Ses cheveux étaient roux, de ce roux vénitien qu’affectionnaient les maîtres du seizième siècle. Ses yeux brillaient comme deux diamants noirs et ses lèvres ne souriaient pas. Avec son grand chapeau à bords tailladés et sa robe à demi décolletée, elle avait l’air d’un Velasquez détaché de son cadre.

Son entrée avait fait sensation. Les cocodès ricanaient; leurs aimables compagnes chuchotaient. Évidemment, personne, parmi les habitués de la terrasse, ne connaissait cette femme qui cependant ne devait pas être une débutante, car elle ne paraissait pas timide. Elle regardait dédaigneusement l’assistance et elle restait là, coudoyée à chaque instant par les garçons qui allaient et venaient du couloir à la terrasse.

Fresnay ne manqua pas cette occasion de prouver à son ami que les aventures excentriques ne l’effrayaient pas. Il se leva, aborda carrément la dame et lui dit sans préambule:

– Vous cherchez une place… il y en a une à notre table…

– Non… je cherche quelqu’un, répondit-elle froidement.

– Quelqu’un qui vous fait poser, puisqu’il n’est pas là. Dînez avec nous.

– Merci… j’ai dîné, mais je veux bien m’asseoir.

Sur quoi, Fresnay lui prit galamment la main et la conduisit à la chaise qu’il venait de quitter et qu’elle occupa sans se faire prier.

Gémozac se serait bien passé de la compagnie que son camarade lui amenait, et cependant sa curiosité s’éveillait. Il se disait:

– Où donc ai-je vu cette figure-là?

Mais il avait beau regarder attentivement cette rousse aux yeux noirs, il ne parvenait pas à se rappeler dans quelles circonstances il l’avait rencontrée. C’était chez lui un souvenir confus. Peut-être même était-il dupe d’une ressemblance. La taille, le teint, les traits, il croyait les reconnaître, mais il y avait dans l’ensemble quelque chose qui le déroutait.

Fresnay, enchanté de sa trouvaille, prenait déjà des airs triomphants. Il se rengorgeait, il avait mis ses pouces dans les entournures de son gilet, et il se balançait sur sa chaise en lorgnant l’étrange personne à côté de laquelle il était assis. Il semblait dire aux gens: c’est moi qui ai fait cette conquête, et je vous en souhaite une pareille.

La dame ne lui rendait pas ses œillades et ne desserrait pas les dents. Elle ne paraissait même pas s’apercevoir qu’elle était attablée avec deux messieurs qui valaient pourtant bien la peine qu’elle s’occupât d’eux, car Gémozac était très joli garçon et Alfred de Fresnay était ce qu’on appelle dans le monde gai: pourri de chic. Elle ne voyait que la scène, étincelante de lumières et émaillée de demoiselles très décolletées qui n’étaient là que pour la montre. Cette contemplation l’absorbait à ce point qu’elle ne remarquait pas les manèges de son voisin.

– Avouez, dit Fresnay en goguenardant, que vous êtes venue pour entendre Chaillié, le petit bossu. Toutes les femmes le gobent.

– Je ne le connais pas, répliqua dédaigneusement la rousse.

– C’est donc la première fois que vous venez aux Ambassadeurs?

– Oui. Qu’est-ce que c’est que ces dames, assises en rond là-bas… sur les planches… est-ce qu’elles vont chanter?

– Jamais de la vie. Ce sont de simples figurantes.

– Pourquoi les a-t-on habillées l’une en bleu, l’autre en rouge, l’autre en jaune, l’autre en vert?… On dirait une nichée de perroquets.

– Absolument. Madame a le mot juste. Madame serait-elle artiste dramatique?… non… artiste lyrique, peut-être?

– Pas artiste du tout. Étrangère.

– Ça ne m’étonne pas. Les Françaises n’ont pas des yeux et des cheveux comme les vôtres. Vous devez être Espagnole.

– Non, je suis Hongroise.

– Ça revient au même. Votre nationalité ne vous empêchera pas d’accepter un verre de Champagne?

– Je veux bien. J’ai soif.

Fresnay s’empressa de remplir un verre mousseline.

– Non, dit la dame, pas là-dedans. J’aime mieux une coupe.

– Je vais en demander une au garçon.

– Pas la peine: Je me servirai de celle-ci.

Et s’emparant de la coupe pleine que Julien avait devant lui, elle la vida d’un trait.

Le procédé était familier, mais si mal disposé qu’il fût, Julien ne pouvait guère se fâcher. Il s’inclina même pour remercier l’étrangère de l’honneur inattendu qu’elle lui faisait, et elle lui rendit un sourire engageant.

Ces façons commençaient à l’intriguer et il s’efforça de plus belle de ressaisir un souvenir qui lui échappait, le souvenir d’une rencontre avec cette énigmatique personne. Il n’y réussit pas davantage, mais il resta convaincu qu’il l’avait déjà vue quelque part, et il risqua une question:

– Puis-je vous demander, madame, depuis combien de temps vous êtes à Paris? Je ne suis jamais allé en Hongrie et cependant je m’imagine que votre visage ne m’est pas inconnu.

– C’est possible. Je suis arrivée la semaine dernière, mais je vais partout… je veux tout voir.

– Seule? dit Fresnay en clignant de l’œil.

– Oui, monsieur. Je me passe fort bien de protecteur, car je ne crains personne.

– Alors, vous n’êtes pas mariée?

– Je n’ai pas besoin de mari.

– Comment l’entendez-vous?

– J’entends que je veux me gouverner, comme il me plait, et il me plaît en ce moment, de courir les coins et les recoins de cette ville curieuse. Ce ne sont pas les monuments qui m’intéressent. Je veux découvrir le Paris inconnu dont j’ai lu tant de descriptions dans les romans français… les bouges… les assommoirs…

– Et vous commencez ce soir par un café-concert. C’est parfait, chère madame. Mais il y a mieux et je suis en mesure de vous mener dans les bons endroits. Je serai donc votre guide, si vous le permettez, et je vous garantis que vous n’en trouverez pas de meilleur.

– Merci. J’en ai un.

– Qui ça? Un interprète qu’on vous a fourni à l’hôtel où vous êtes descendue?… un domestique de place à dix francs par jour? Il vous fera visiter la Monnaie, les Halles et les Abattoirs… tandis qu’un vieux Parisien comme moi vous montrera ce que les étrangers ne voient jamais.

– Vous n’y êtes pas, monsieur; mon guide n’est pas à mes gages. C’est un de mes compatriotes qui habite votre pays depuis dix ans et qui a été l’ami de mon père. Il s’est mis à ma disposition et nous sortons ensemble tous les jours. Ce soir, je pensais le trouver ici… il m’avait dit qu’il y dînerait.

– Et il vous a manqué de parole. C’est impardonnable. Mais vous n’y perdrez rien, car je le remplacerai avantageusement. Où faut-il vous conduire après le concert? Parlez! ne vous gênez pas! Désirez-vous voir la bibine du père Lunette?… La cité du Soleil?… vulgairement appelée le Petit-Mazas… voulez-vous souper au tombeau des lapins, le restaurant préféré de messieurs les chiffonniers?

– Tout cela doit être très intéressant, mais ce que j’ambitionne, c’est d’assister à une chasse à l’homme… des policiers traquant un assassin… comme dans les livres de Gaboriau.

– Cette femme est folle, pensa Julien.

– Je comprends ce désir, répondit imperturbablement Fresnay. Seulement, ces expéditions-là ne se font pas à jour fixe. Et d’abord, vous qui possédez si bien notre langue, vous devez connaître le proverbe: pour faire un civet, il faut un lièvre. Et les assassins, fort heureusement, sont plus rares que les lièvres.

– On ne s’en douterait pas, quand on lit vos journaux. Il n’y a pas de jour où ils ne racontent un crime nouveau. Le lendemain de mon arrivée à Paris, ils ne parlaient que de l’assassinat du boulevard… je ne me rappelle plus le nom… Ah! du boulevard Voltaire…

– En effet, c’est tout récent… et c’est une affaire très curieuse…

Julien allongea sous la table un coup de pied à Fresnay, qui reprit sans se déconcerter:

– Je vous étonnerais bien, chère madame, si je vous disais que j’y ai été mêlé… et mon ami aussi…

– Vous, monsieur! s’écria la dame en regardant Gémozac, qui aurait volontiers battu son camarade.

Fresnay se chargea de répondre.

– Mon Dieu, oui, dit-il, mon ami, Julien Gémozac, que j’ai l’honneur de vous présenter, a découvert le cadavre. Nous nous trouvions là, par hasard… et, ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est que Julien connaît beaucoup la fille du malheureux qu’on a étranglé.

– C’est vrai, murmura l’inconnue, le journal a dit qu’il avait une fille.

– Une très jolie personne, ma foi! et toute jeune.

– Ah! que je la plains! je sais ce que c’est que de rester orpheline à l’âge où l’on entre dans la vie! J’avais seize ans quand j’ai perdu mon père… et encore, moi, à sa mort, j’ai hérité d’une grande fortune, tandis que cette pauvre enfant se trouve sans doute dans la misère…

– Oh! quant à cela, rassurez-vous, chère madame. Elle est riche.

– Vraiment? demanda l’étrangère avec une vivacité qui surprit beaucoup Gémozac.

– Oui, répondit Fresnay, elle est très riche, et pourtant le père n’avait pas le sou. Il s’est trouvé qu’il avait inventé je ne sais quel appareil pour les machines à vapeur et que cette invention rapportera énormément d’argent à sa fille. Julien vous expliquera cela beaucoup mieux que moi, car son père était l’associé du défunt… il est maintenant l’associé de l’orpheline…

– Finiras-tu cette conversation stupide? s’écria Julien, exaspéré par les bavardages intempestifs de son malencontreux camarade, qui semblait prendre à tâche de l’irriter en parlant de mademoiselle Monistrol à une inconnue très suspecte.

– Pardonnez moi, monsieur, dit doucement cette singulière créature Je vous ai affligé, sans le vouloir, en interrogeant votre ami sur une personne à laquelle vous vous intéressez. Je regrette beaucoup de vous avoir fait de la peine. J’ai eu tort aussi de m’asseoir à votre table, car vous avez dû me juger fort mal. C’est la faute de mon caractère et de l’éducation que j’ai reçue. Je suis accoutumée à ne jamais me contraindre et à ne mesurer ni la portée de mes paroles, ni la portée de mes actes. Mais je vous supplie de ne pas me prendre pour une aventurière. Je suis la veuve du comte de Lugos. J’habite au Grand-Hôtel, jusqu’à ce que j’aie trouvé une installation plus convenable, et, si vous voulez bien venir m’y voir, j’espère que vous changerez d’opinion sur mon compte. Je vous présenterai mon compatriote, M. Tergowitz, que j’espérais rencontrer ici, ce soir.

– Et moi, s’écria Fresnay, est-ce que vous me fermerez votre porte?

– Non, monsieur, car j’espère que vous allez me dire votre nom.

– C’est juste. Je vous ai présenté mon ami Gémozac, et comme il ne me paraît pas disposé à me rendre la pareille, je vais me présenter moi-même… Alfred, baron de Fresnay, vingt-neuf ans, orphelin, célibataire et propriétaire en Anjou… À nous deux, Julien et moi nous représentons la noblesse et le tiers-état… mais je troquerais volontiers les revenus de ma baronnie contre les millions du père Gémozac, qui reviendront un jour à son fils unique, ici présent.

– Il me suffit de savoir que j’ai affaire à deux gentlemen. Je serais charmée, messieurs, de vous recevoir; mais je doute que vous gardiez le souvenir d’une rencontre due au hasard…

– Je vous prouverai le contraire, et bientôt, dit chaleureusement Fresnay, qui s’emballait de plus en plus sur la belle aux cheveux roux.

Julien ne dit mot. Il ne croyait pas aux beaux discours de la dame, et cette soi-disant comtesse hongroise lui faisait de plus en plus l’effet d’être tout simplement une intrigante. Il commençait même à soupçonner qu’elle avait ses raisons pour s’adresser à eux, et il maudissait l’indiscrétion d’Alfred, qui s’amusait à la renseigner, et qui ne paraissait pas disposé à s’arrêter en si beau chemin.

– Du reste, reprit cet incorrigible bavard, je compte, chère madame, que nous allons vous offrir, dès ce soir, une excursion intéressante. Après le concert, je vous montrerai, si vous le permettez, un des coins les plus bizarres du Paris nocturne.

– En attendant, dit l’étrangère sans se prononcer, je vous prie de me laisser jouir d’un spectacle tout nouveau pour moi. Est-ce qu’on ne chantera plus? Les dames de toutes couleurs s’en vont… et la scène reste vide.

– Elles reviendront, mais nous allons d’abord avaler des exercices de trapèze qui ne vous amuseront guère.

– Pardon! j’aime beaucoup les gymnastes, et je suis très curieuse de voir si ceux-là sont aussi forts que les nôtres.

– Gymnastes! répéta mentalement Gémozac. Elle emploie le mot propre et elle parle un français très correct! D’où sort-elle? Jamais je ne me déciderai à croire que c’est une femme du vrai monde… quelque institutrice déclassée peut-être… ce fou d’Alfred tirera la chose au clair… sans que je m’en mêle…

Alfred continuait à boire pour s’exciter et la problématique comtesse suivait, avec une attention marquée, le travail de deux artistes en maillot couleur chair, en caleçon de velours noir et en bottines frangées d’argent, qui exécutaient sur une barre fixe les tours les plus extraordinaires, pirouettant, voltigeant, se balançant accrochés par les mains, par les dents, par la nuque ou par les jarrets.

Elle s’y connaissait sans doute, car tantôt elle approuvait d’un hochement de tête un saut bien réussi, tantôt elle faisait la moue lorsque l’exécution d’une cabriole difficile laissait à désirer.

La chaise que le galant Fresnay lui avait cédée était tout près de la balustrade. La dame, absorbée par ce spectacle intéressant, finit par s’accouder sur cette clôture en bois, sans plus se préoccuper des deux jeunes gens assis à la même table qu’elle. Julien ne la voyait plus que de profil et Alfred ne la voyait plus du tout, car elle lui tournait le dos.

Les dîneurs des deux sexes qui remplissaient la terrasse ne s’occupaient pas de ce trio mal assorti. Mais les deux amis échangeaient des signes que la Hongroise, placée comme elle l’était, ne pouvait pas apercevoir.

– Décampons le plus tôt possible, mimait Julien. Je ne veux pas m’accointer de cette femme toute la soirée.

– Elle me plaît, répondait Alfred par des jeux de physionomie. Va-t’en, si tu veux! moi, je reste et je pousserai l’aventure jusqu’au bout.

Et personne ne bougeait, quoique Julien enrageât de tout son cœur. Il aurait voulu s’esquiver sans bruit, mais il devinait que, s’il se levait, l’insupportable Alfred l’interpellerait, que la dame se mettrait de la partie et qu’une explication s’ensuivrait. Il faudrait donner des raisons pour motiver ce départ précipité, et il n’en trouvait pas de bonnes, car Alfred savait parfaitement que son camarade n’avait rien à faire ce soir-là.

Tout en maugréant, à part lui, Julien, accoté comme l’étrangère à la balustrade, regarda au-dessous de lui, et il avisa en bas un monsieur qui, au lieu de suivre des yeux le spectacle, faisait face à la terrasse et levait la tête en l’air, comme s’il eût cherché quelqu’un parmi les dîneurs.

Ce monsieur était jeune, bien tourné, bien vêtu, bien ganté, et il n’y avait pas lieu de s’étonner qu’il passât en revue les jolies horizontales attablées au-dessus de sa tête.

Mais Julien s’aperçut bien vite qu’il observait uniquement la prétendue comtesse et qu’il devait la connaître, car il fit un geste qui ne pouvait s’adresser qu’à elle et qui voulait dire, selon toute apparence: «Très bien! j’ai compris; c’est convenu.»

Julien avait surpris la fin d’un entretien muet, et cette découverte le mit encore plus en défiance.

– Bonsoir, les gymnastes! s’écria Fresnay. Les voilà partis. On baisse le rideau… nous allons retomber dans les fortes chanteuses et dans les ténors légers. Madame la comtesse tient-elle beaucoup à les entendre?

– Mon Dieu, non, répondit l’étrangère. Mon compatriote n’arrive pas et il est inutile que je l’attende, car je commence à croire qu’il a oublié notre rendez-vous.

– Heureusement, je suis là pour vous servir, chère madame, et je vous promets de vous faire voir du nouveau, si vous voulez bien vous en rapporter à moi.

– Je ne dis pas non… à condition que votre ami sera de l’expédition.

– N’y comptez pas, dit vivement Julien.

– Tu viendras, reprit Fresnay, car je vais te mener dans un monde où tu as des chances de rencontrer l’assassin de l’associé de ton père. Et tu as promis à mademoiselle Monistrol de l’aider à retrouver ce gredin.

– Qu’est-ce que c’est que mademoiselle Monistrol? demanda tranquillement la soi-disant comtesse de Lugos.

– C’est la fille de l’inventeur dont je vous parlais tout à l’heure et dont les journaux vous ont raconté la mort tragique. Moi, je n’ai fait que l’entrevoir et je ne sais trop si je la reconnaîtrais, mais mon ami Gémozac est destiné à la rencontrer souvent et il lui est tout dévoué.

– Je te prie de te taire!… dit Julien avec colère.

– Ne vous défendez pas, monsieur, d’un sentiment qui vous honore, reprit la noble étrangère. Cette enfant est seule au monde, à ce qu’il parait. Il est tout naturel que vous vous attachiez à elle, et si réellement elle songe à venger son père…

– Elle ne songe qu’à cela, s’écria Fresnay.

Et comme Julien ouvrait la bouche pour lui imposer silence, l’impitoyable bavard ajouta:

– C’est toi qui me l’as dit. Tu m’as dit aussi qu’elle a juré d’épouser l’homme qui arrêtera l’assassin… et c’est une jolie prime à gagner, que la main de mademoiselle Monistrol, puisque l’invention de son papa doit rapporter des millions. Je me serais peut-être mis sur les rangs, mais cette demoiselle doit avoir une dent contre moi… et d’ailleurs, je puis mieux employer mon temps.

Fresnay, pour souligner cette dernière phrase, lança une œillade incendiaire à la Hongroise, qui répondit par un sourire encourageant.

Julien était outré, et pour mettre un terme à cet insupportable marivaudage, il allait rompre en visière à cette femme en lui enjoignant de déguerpir, lorsqu’un maître d’hôtel venu des salles du rez-de-chaussée, s’approcha sournoisement de la table, et demanda:

– Dois-je remettre à madame une carte qu’un monsieur m’a chargé de porter à madame la comtesse de Lugos?

– Donnez! dit l’étrangère en étendant le bras.

La carte passa sous le nez d’Alfred, et, dès que la dame y eut jeté les yeux, elle s’écria:

– Je savais bien que M. Tergowitz ne me ferait pas faux bond. Il est au concert; il m’a vue, et il me prie de venir le rejoindre.

Puis, s’adressant au maître d’hôtel:

– Dites à ce monsieur, que je descends.

– Quoi! vous allez nous quitter! soupira Fresnay.

– À mon grand regret, cher monsieur, mais il le faut. Mon compatriote a ma parole pour ce soir… et quand je promets, je tiens.

Le pouce crochu

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