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Fortuné du Boisgobey
DOUBLE-BLANC
Première partie
I. L’ancien Opéra, incendié il y a quinze ans, n’avait ni façade imposante…

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L’ancien Opéra, incendié il y a quinze ans, n’avait ni façade imposante, ni escalier monumental, mais les vieux abonnés le regrettent. On y voyait moins d’étrangers et l’acoustique y était meilleure.

On y donnait aussi des bals masqués plus amusants que ceux d’à présent.

Le carnaval de 1870 fut joyeux et la nuit du samedi gras de l’année terrible, la salle de la rue Le Peletier regorgeait de monde. On s’écrasait dans les couloirs, on s’étouffait au foyer et les loges étaient bondées.

Aux premières, à droite, il y en avait une où on menait grand bruit. Les jeunes qui l’occupaient étaient montés à un formidable diapason de gaieté, et ce nid de viveurs élégants attirait les chercheuses d’aventures, comme la lumière attire les chauves-souris.

À tout instant, s’ouvrait et se refermait la porte qui donnait sur le fameux corridor, si magistralement mis en scène par les frères de Goncourt, au premier acte de Henriette Maréchal.

C’était un incessant va-et-vient de dominos de toutes les couleurs.

Quelques loups de dentelle abritaient peut-être de vraies mondaines en rupture de salons du high-life, mais la plupart cachaient mal des visages de demoiselles trop connues, et ces messieurs n’étaient pas venus au bal pour se faire intriguer, comme on disait jadis.

En ce temps-là, il n’y avait déjà plus que les collégiens et les provinciaux pour jouer à ce jeu démodé.

Dans la loge numéro 9, on remplaçait l’intrigue par une pantomime expressive, et les femmes qui s’y risquaient savaient à quoi elles s’exposaient. Elles partaient chiffonnées, mais non pas fâchées, et elles ne craignaient pas d’y revenir après une excursion dans les couloirs où on ne les respectait pas davantage.

Sous cette loge tapageuse, venaient de danser les clodoches, alors en pleine vogue, et le chef de la bande s’était mis à faire la quête. Dans son bonnet tendu, à bout de bras, il avait récolté une pluie d’or et il s’en allait recommencer plus loin ses exercices, en les dédiant à d’autres amateurs de contorsions.

Il n’était resté qu’un individu, costumé en troubadour de pendule, vêtu d’une tunique abricot et coiffé d’une toque à créneaux.

Celui-là n’avait pas figuré dans le quadrille privilégié. Il avait bien essayé de s’y mêler, mais les autres l’avaient rudement repoussé. N’est pas clodoche qui veut et les titulaires de l’emploi ne se souciaient pas d’admettre un intrus au partage des bénéfices. Ces drôles ne travaillaient pas pour l’amour de l’art et le bal de l’Opéra leur rapportait gros à cette époque où les riches avaient encore le louis facile.

Le troubadour évincé avait l’air si triste et il regardait si humblement les semeurs de pourboires que l’un d’eux le prit en pitié, un grand brun que les grimaces des clodoches n’avaient pas déridé et qu’avaient laissé froid les agaceries des belles de nuit qui, les unes après les autres, s’étaient assises près de lui.

La dernière venue, une blonde en domino blanc, ne lui avait rien dit encore, mais elle n’avait pas quitté la place, pendant qu’il se demandait, en examinant le troubadour mélancolique: Où donc ai-je déjà vue cette figure-là?

Il ne voulait pas l’interpeller du haut de la loge, mais tirant de sa poche une pièce de vingt francs, il la montra au piteux personnage qui s’empressa de tendre ses deux mains jointes pour la recevoir.

Le pauvre diable n’était ni un ingrat, ni un incrédule, car après avoir fait un signe de croix, il leva sur son bienfaiteur des yeux baignés de larmes.

Un travesti de bas étage qui pleure de joie au bal masqué, c’est rare, mais le signe de croix stupéfia le bienfaiteur qui ne put pas s’empêcher de dire, assez haut pour que sa voisine l’entendît:

– Est-ce que ce gars-là serait de mon pays? Il n’y a guère qu’en Bretagne que les pauvres remercient Dieu, quand on leur fait l’aumône.

– Vous êtes Breton, monsieur? demanda vivement la blonde.

Sa voix était douce; son ton était celui de la bonne compagnie, et maintenant elle disait: «vous» au jeune homme qu’elle avait tutoyé d’abord.

Tout étonné de ce changement, il allait se décider à lui répondre. Un de ses compagnons s’en chargea, un gros garçon à la mine réjouie, qui s’écria:

– Un peu qu’il l’est!… Breton bretonnant, mon ami Hervé… noble comme un Rohan, brave comme feu Duguesclin et sociable comme un sanglier de la forêt de Rennes…, je vais te le présenter… Hervé Le Gouesnach, seigneur de Scaër, Trégunc et autres lieux… âgé de vingt-sept ans… orphelin de père et de mère… propriétaire foncier… châtelain de plusieurs manoirs couverts d’ardoises… et d’hypothèques… Te voilà renseignée, ma petite Double-Blanc…

Je t’appelle Double-Blanc parce que, excepté toi, il n’y a ici que des dominos noirs… Tu me fais l’effet d’être gentille… Veux-tu souper avec moi?

– Avec vous, non, dit nettement la jeune femme.

– Tu aimerais mieux souper en tête-à-tête avec Hervé… pas la peine, ma chère. Tu perdrais ton temps. Il va se marier.

– Déjà! murmura la blonde.

– Parfaitement… et si tu savais contre qui…

– Assez! interrompit le grand brun.

– Oh! ne te fâche pas!… cette enfant m’intéresse et j’ai bien le droit de lui crier: casse-cou!… Je ne suis pas Breton, moi: mais je suis très sérieux… mes autres amis aussi… et j’invite la petite à grignoter avec nous quelques écrevisses, au Grand-Quinze.

– Merci, monsieur, je n’y tiens pas, répond le domino blanc.

– Des manières, alors!… Madame est une femme du monde!… Fallait le dire!

Et le joyeux garçon se rejeta sur une errante qui venait d’arriver et qui l’accueillit beaucoup mieux.

La blonde n’avait pas cessé de regarder Hervé et elle finit par lui dire, en baissant la voix:

– Je voudrais vous revoir.

– Me revoir?… à quoi bon? Je vais me marier… mon ami vient de vous le dire… et je ne suis pas disposé à faire la fête.

– Je n’y suis pas plus disposée que vous, mais je vous connais depuis longtemps et je vous cherche depuis un an. Je vous ai aperçu dans cette loge et je n’y suis entrée que pour vous parler.

– Eh bien!… parlez-moi! et si vous voulez que je vous écoute, commencez par m’apprendre votre nom et comment vous me connaissez.

– Mon nom ne vous renseignerait pas sur ma personne. Tout ce que je puis vous dire, c’est que vous m’avez rencontrée… autrefois… en Bretagne… et que vous vous souviendriez peut-être de moi si je vous montrais ma figure.

– Montrez-la-moi donc!

– Ici?… non… je ne veux pas.

– Alors, je ne la verrai jamais, car je vais quitter le bal, et il est probable que, de ma vie, je n’y remettrai les pieds.

– Ni moi non plus, mais si je savais où vous demeurez à Paris, je pourrais vous écrire.

– Vous pourriez même venir chez moi, et je n’y tiens pas.

– Oui, je comprends… Vous craignez que ma visite ne vous compromette… Vous avez tort… Je ne suis pas ce que vous pensez, et puisque vous refusez de me donner votre adresse, je me contenterai de vous donner la mienne.

Prenez ceci, je vous prie, dit la blonde, en glissant dans la main d’Hervé une enveloppe cachetée à la cire.

Et sans lui laisser le temps de se récrier, elle sortit de la loge.

– Tiens! dit le gai compagnon qu’elle avait rebuté, voilà le Double-Blanc qui décampe. Tant mieux!… cette farceuse appartient évidemment à l’espèce des demi-castors… la pire de toutes… ni chair ni poisson… ni cocotte ni femme du monde. Elle a essayé de nous la faire à la pose, mais avec moi, Ernest Pibrac, ça ne prend pas, et j’espère bien que tu ne vas pas courir après elle. Tu souperas avec nous.

– Peut-être; mais on étouffe ici, et je vais respirer un peu.

– Dans les corridors?… Il y fait encore plus chaud… Avoue donc que tu as envie de rattraper la blonde… Bonne chance, mon cher!… tu nous trouveras chez Verdier… à la Maison d’Or… à trois heures… j’ai retenu le cabinet du fond.

Ernest n’avait pas vu son camarade recevoir et empocher prestement l’enveloppe; s’il l’avait vu, il n’aurait pas manqué de se moquer de lui et il y aurait eu de quoi, car cette coureuse masquée ne valait probablement pas qu’on la prît au sérieux.

Mais Hervé de Scaër n’était pas Breton pour rien et quelques années de vie parisienne ne l’avaient pas guéri des naïvetés de son enfance. Il croyait encore à bien des choses que ses nouveaux amis blaguaient impitoyablement. L’inconnu l’attirait et il n’hésitait jamais à se lancer dans une aventure, sans se demander où elle le conduirait.

Il avait pourtant de bonnes raisons pour être prudent, car après beaucoup de sottises coûteuses, il touchait au port du mariage et il allait franchir gaiement le pas solennel qui sépare la vie de garçon de la vie conjugale. Il s’agissait de sauver les terres qui lui restaient de son patrimoine, fortement ébréché par ses folies de jeunesse, et de plus, sa future était charmante.

Mais, s’il tenait à retrouver la blonde, ce n’était pas, comme le croyait son ami Pibrac, pour se passer une dernière fantaisie avant d’enchaîner sa liberté. Il ne savait même pas si elle était jolie, et d’ailleurs il était fort blasé sur les bonnes fortunes d’occasion, car il ne comptait plus ses succès dans tous les mondes et il les méritait.

Ce gentilhomme armoricain plaisait à toutes les femmes avec ses grands yeux noirs pleins de feu, sa haute taille, son air mâle et sa tournure élégante; sans parler de son esprit romanesque et de son caractère énergique.

Il n’en était donc pas à une conquête de plus ou de moins et le sentiment qui le poussait à suivre cette inconnue n’était qu’un sentiment de curiosité.

Elle affirmait l’avoir vu en Bretagne et il n’avait pas perdu le souvenir d’une rencontre qu’il y avait faite autrefois dans des circonstances inoubliables: une femme qui s’était montrée à lui, un soir, sur une grève déserte. Et il se demandait si ce n’était pas cette femme qui venait de lui apparaître encore au bal de l’Opéra.

La supposition n’avait pas le sens commun, mais son imagination faisait des siennes et il s’était mis en tête de savoir à quoi s’en tenir.

Il se promettait bien d’ouvrir la lettre mystérieuse qu’elle lui avait laissée, mais il voulait d’abord la rejoindre, à seule fin de la questionner.

Pibrac et les autres viveurs ne seraient plus là. Elle ne refuserait pas de s’expliquer en tête-à-tête.

La rejoindre, ce n’était pas facile au milieu de cette foule qui obstruait le corridor des premières. Hervé, cependant, ne désespérait pas d’apercevoir le domino blanc qui la signalait de loin; mais il eut beau se jeter au plus épais de la cohue, il n’aperçut que des femmes encapuchonnées de noir, et bientôt il se trouva pris dans une poussée de déguisés venant de la salle, repoussé, ballotté et finalement collé contre la muraille.

En jouant des coudes, il parvint à se dégager et il songeait à se réfugier au foyer, lorsqu’il sentit qu’on le tirait par les basques de son habit.

En se retournant pour envoyer une bourrade au malotru qui s’accrochait à lui, il vit que c’était l’homme qu’il avait tout à l’heure gratifié d’un louis, et, à sa grande stupéfaction, ce pauvre diable lui dit:

– Excusez-moi, monsieur Hervé, si je me permets de vous parler.

Vous ne me reconnaissez pas, je le vois bien, reprit humblement le troubadour, en ôtant sa toque à créneaux.

– Non, pas du tout, dit Hervé de Scaër, et pourtant il me semble que je t’ai déjà vu quelque part.

– Vous m’avez vu en Bretagne, quand je menais les chèvres brouter dans la lande de Rustéphan. Vous ne vous souvenez pas de moi, mais vous devez vous souvenir de mon père, Baptiste Kernoul… il a longtemps servi le vôtre.

– Kernoul!… le vieux garde de la forêt de Clohars?… Comment! c’est toi, le gars aux biques, comme on t’appelait là-bas!… On m’avait dit que tu étais parti pour la pêche à Terre-Neuve et que tu y avais péri dans un naufrage.

– Ils croient ça chez nous et ce n’est pas moi qui leur apprendrai qu’ils se trompent, car je ne reviendrai jamais au pays.

– Pourquoi donc?

– Ah! notre maître, je n’ose pas vous le dire… et pourtant…

Le colloque fut interrompu par une nouvelle poussée et, voyant qu’il n’y aurait pas moyen de le reprendre dans ce couloir tumultueux, Hervé se mit à fendre la foule, après avoir fait signe au chevrier de le suivre. Cet homme l’intéressait depuis qu’il savait son nom; il tenait à entendre son histoire et rien ne l’empêchait de l’écouter à loisir, puisque le domino blanc avait disparu; mais il ne se souciait pas que ses amis le surprissent causant familièrement avec un clodoche, et il eut l’idée de l’emmener à la buvette, au troisième étage des loges.

Là, il ne rencontrerait certainement personne de son monde et, en effet, il n’y trouva guère que des déguisés sans élégance, de ceux que l’administration du bal payait pour danser.

En 1870, on usait déjà de ce moyen d’entretenir la gaieté dans la salle.

Les deux Bretons prirent place à une table poisseuse et le seigneur de Scaër fit apporter un carafon d’eau-de-vie. Il comptait que l’alcool délierait la langue de son compatriote et il n’avait pas tort.

Le gars aux biques vida coup sur coup plusieurs petits verres et, quand il les eut absorbés, il n’attendit pas que son ancien maître l’interrogeât.

– Ah! monsieur Hervé, soupira-t-il, c’est le bon Dieu qui m’a poussé à venir ici cette nuit.

– Le bon Dieu?… Tu y crois encore?

– Si j’y crois!… Oh! oui… Vous me demandez ça, parce que vous me voyez habillé en mardi-gras. Ah! notre maître, ce n’est pas pour m’amuser que je me suis mis ce pouillement sur le dos. Si vous saviez…

– Pour que je sache, il faut que tu me renseignes. Conte-moi tes affaires. Et d’abord, pourquoi as-tu quitté le pays?

J’espère bien que ce n’est pas parce que tu as fait un mauvais coup.

– Non… je n’ai rien à craindre des gendarmes… et, ma foi! j’aime autant vous dire tout de suite la vérité… je suis parti de votre ferme de Lanriec parce que…, parce que j’étais amoureux.

– Amoureux, toi!… et de qui?… d’une pâtouresse?

– Oh! non!… je ne les regardais seulement pas les pâtouresses… mais, vous rappelez-vous?… Il y a trois ans… vous étiez encore au château… il passa une troupe de Bohémiens qui jouaient des comédies…

– Parfaitement… ils donnaient des représentations sur la grande place de Concarneau. J’ai assisté à la première.

– Ils y sont restés toute une semaine.

– Je ne les ai vus qu’une fois, la veille de mon départ pour Paris, mais je me souviens très bien qu’ils avaient avec eux une très jolie fille, qui dansait en jouant des castagnettes.

– Eh bien! c’est elle qui m’a tourné la tête.

– Et tu as abandonné tes chèvres pour la suivre?

– Oui… à pied… et avec six francs douze sous dans ma poche… Je marchais derrière leur carriole et, le soir, je couchais dessous… mais je n’osais pas leur parler et je vivais de croûtes de pain. Au bout de huit jours, le chef de la bande me proposa de me nourrir si je voulais m’engager comme paillasse…

– Et tu t’empressas d’accepter?

– Oui… pour rester avec Zina.

– Ah! elle s’appelait Zina… elle en avait bien l’air… toutes les Bohémiennes s’appellent Zina… et tu lui as plu?

– Dans les premiers temps, elle ne pouvait pas me regarder sans me rire au nez… plus tard, elle a eu pitié de moi, comme on a pitié d’un chien qu’on a ramassé dans la rue… et puis enfin… petit à petit, elle s’est attachée à moi, et tout d’un coup… un jour que j’avais empêché le maître de la battre… elle m’a demandé si je voulais l’épouser.

– Et tu as dit: oui?

– J’ai été trop content. C’est le vieux chef qui nous a mariés… dans une lande, entre Ploërmel et Paimpont… en cassant une cruche… à la mode de Bohême…

– Et tu t’es passé de monsieur le maire et de monsieur le curé, toi, un gars du pays de Cornouailles!

– Oh! je sais bien que j’ai mal fait, et si j’avais pu rentrer à Trégunc, j’aurais été trouver monsieur le recteur pour nous marier à l’église.

– Bon! mais je suppose qu’elle t’a planté là, ta Bohémienne.

– Mais non, monsieur Hervé; elle est toujours avec moi.

– Alors, vous demeurez ensemble?

– Depuis six mois. Elle est tombée malade pendant la foire de Saint-Cloud et le patron l’a renvoyée de la troupe… Je ne pouvais pas l’abandonner… elle n’a plus que moi pour la soigner… et je ne la guérirai pas… elle s’en va de la poitrine… mais je resterai avec elle jusqu’à la fin…

Alain s’arrêta. L’émotion lui coupait la parole. Il pleurait.

Hervé fut touché, et au lieu de sourire de la mine ridicule du troubadour larmoyant sous sa toque dont le plumet lui retombait sur les yeux, il lui dit doucement:

– Je te plains, mon pauvre gars… et je suis tout prêt à t’aider.

– Merci, monsieur Hervé! Vous venez de m’empêcher de me détruire, car s’il m’avait fallu rentrer sans argent, je serais peut-être allé me jeter à l’eau. Vous m’avez donné vingt francs et je pourrai acheter ce que le médecin a ordonné pour Zina.

– Tu feras bien, mais, avec un louis, on ne va pas loin. De quoi vivez-vous, toi et ta malade?

– Elle travaille pour une maison de broderie… pas beaucoup, parce qu’elle n’en a plus la force.

– Comment! elle travaille!… une fille de bohémiens!

– Elle n’est pas de leur race. Ils l’ont volée, toute petite.

– Bien! un roman!… quel âge a-t-elle?

– Un an de moins que moi… et si j’étais à Trégunc, je tirerais au sort l’année prochaine.

– Alors, elle va mourir à dix-neuf ans!… c’est bien triste… Ah! çà, j’espère bien que tu n’es pas aux crochets de cette malheureuse?

– Oh! monsieur Hervé, vous ne croyez pas ça. J’aimerais mieux crever de faim… et si j’avais un bon état, je vous jure qu’elle ne manquerait de rien. Mais voilà!… avant de la connaître, je n’avais jamais rien fait que de garder mes chèvres dans les landes… C’est encore heureux que monsieur le recteur de Trégunc m’a appris à lire et à écrire… quand je pense que moi qui aimais tant à servir la messe, je suis figurant au Châtelet!…

– Et pourquoi, diable! t’es-tu fait figurant?

– Pour gagner trente sous par soirée. Nous n’avons plus que ça pour vivre, Zina et moi, car, depuis un mois, elle n’a pas d’ouvrage.

Hervé n’avait pu écouter sans être ému cet exposé de la situation présente du gars aux biques, mais il doutait encore de l’exactitude du récit de ce Cornouaillais qui, à l’en croire, était venu échouer sur un théâtre de Paris, après avoir suivi une troupe de saltimbanques.

Ces aventures-là n’arrivent guère aux pâtres de la basse Bretagne, et Hervé se promettait de vérifier les faits, avant d’assister sérieusement ce compatriote dévoyé.

Il commença par lui poser une question.

– Il n’y a pas de sots métiers, dit-il, et autant celui-là qu’un autre, puisqu’il te nourrit… mais je m’étonne de te voir au bal de l’Opéra, pendant que ta femme est si malade. Tu ne devrais pas avoir le cœur à la joie.

– Oh! non, s’écria Kernoul, et je vous prie de croire que je ne suis pas venu ici pour m’amuser. J’avais entendu dire au théâtre que les clodoches rapportaient de l’argent plein leurs poches… j’ai pensé que j’en ferais bien autant qu’eux… Au pardon de Trégunc, je sautais plus haut que tous les autres gars et, quand j’étais paillasse, j’ai appris à grimacer et à me disloquer… il me manquait un costume… Zina m’en a arrangé un avec des vieilles défroques, du temps où nous jouions des pièces à spectacle.

– Il est assez réussi, ton costume, dit Hervé en souriant.

– Oui, mais je ne pouvais pas danser tout seul et les clodoches n’ont pas voulu me laisser danser avec eux. Ça fait que, si vous n’aviez pas eu pitié de moi, j’aurais perdu ma nuit. Vous m’avez donné vingt francs, mais je suis encore plus content de vous avoir retrouvé. Je savais bien que vous étiez à Paris et j’espérais toujours que j’aurais la chance de vous rencontrer…

– Alors, tu m’as reconnu dans la loge où j’étais?

– Pas tout d’abord, parce que… excusez-moi de vous dire ça… là-bas, en Bretagne, vous aviez meilleure mine… mais à force de vous regarder j’ai bien vu que c’était vous, notre maître… et quand vous êtes sorti…

– Tu es venu m’attendre dans le corridor. Tu as bien fait. Je t’aiderai. Où demeure-tu?

– Rue de la Huchette, 22… dans une vieille maison noire, où vous n’oseriez pas entrer… mais si vous me permettez d’aller chez vous… j’ai encore des habits propres.

– Eh bien! tu peux venir. Je suis logé à l’hôtel du Rhin, sur la place Vendôme, et je ne sors jamais avant midi. Tu m’apporteras des nouvelles de ta malade… et quand tu voudras rentrer au pays… avec ou sans elle… je te reprendrai à Lanriec.

– La ferme n’est donc pas vendue?

– Comment sais-tu qu’elle était à vendre?

– Dame! quand j’en suis parti, on disait qu’un richard de Paris allait tout acheter… les terres, la forêt, le château…

– Il en a été question, interrompit Hervé, mais j’espère les conserver. C’est pourquoi, mon gars, si tu n’as pas menti et si tu te conduis bien, tu pourras finir tes jours à mon service.

Alain allait remercier son maître, lorsqu’une grosse rumeur monta d’en bas jusqu’à la buvette. Des gens se bousculaient dans l’escalier en criant: «Au voleur! arrêtez-le!»

Hervé se leva, s’avança et se heurta contre un homme qui faillit le renverser en s’accrochant à lui.

Le contact fut court, mais il fut complet, car cet homme prit Hervé à bras le corps, par-dessous son habit noir, et le tint un instant serré contre sa poitrine; après quoi, il se remit à courir pour grimper aux quatrièmes loges. Ceux qui le poursuivaient passèrent comme une meute aux trousses d’un cerf. Ils le chassaient à vue et ils ne pouvaient pas manquer de le prendre au dernier étage, à moins qu’il ne trouvât le moyen de fuir par les toits.

Le seigneur de Scaër ne fut point tenté de courir après un filou qui ne lui avait rien volé, et il se retourna pour chercher Alain Kernoul.

Le gars aux biques n’était plus là.

Hervé ne s’inquiéta pas de la disparition de son compatriote. Hervé avait dit à ce Breton fourvoyé tout ce qu’il avait à lui dire. Il s’était intéressé aux singulières aventures et à la triste situation d’Alain Kernoul; il ne demandait pas mieux que de lui venir en aide, mais il en avait assez fait pour cette fois et il ne lui restait plus qu’à attendre la visite que le gars aux biques ne manquerait pas de lui faire à l’hôtel du Rhin.

Il regrettait même d’avoir perdu à l’interroger une demi-heure qu’il aurait pu mieux employer, car il était sorti de la loge pour tâcher de rejoindre la blonde inconnue et elle avait eu tout le temps de quitter le bal de l’Opéra pendant qu’il bavardait à la buvette.

Il ne faut pas courir deux lièvres à la fois, dit un proverbe fort sage, qui s’appliquait parfaitement à la situation.

Hervé n’espérait plus rattraper la femme qu’il cherchait. Il se consola en se rappelant qu’elle lui avait remis une lettre où il trouverait probablement son adresse et l’explication de ses allures mystérieuses. Mais le lieu eût été mal choisi pour l’ouvrir et il se décida à ne la décacheter qu’au moment où, rentré chez lui, il pourrait la lire sans craindre d’être dérangé par une nouvelle bagarre.

Le souper au Grand-Quinze ne le tentait pas du tout. Il était entré au bal, parce qu’il avait rencontré sur le boulevard Ernest Pibrac qui l’avait entraîné, et il ne tenait pas à enterrer sa vie de garçon dans un cabinet de restaurant.

Après avoir rajustée sa cravate, son gilet et son habit que le fuyard, en l’étreignant, avait fortement fripés, il s’empressa de regagner le corridor des premières.

Il n’y rencontra ni Alain, ni le double-blanc, comme disait Pibrac; mais il n’eut qu’à écouter pour apprendre que la cause de la bousculade était un vulgaire filou surpris en flagrant délit de vol à la tire par un monsieur qui sans doute s’était vite consolé de la perte de son portefeuille, car au lieu de poursuivre le voleur, qu’il avait laissé échapper, il s’était prestement éclipsé.

Hervé ne s’attarda point à entendre les commentaires qu’on faisait entendre autour de lui sur cet incident. Il avait hâte de partir et il s’en alla réclamer son pardessus qu’il avait confié à l’ouvreuse de la loge où ses compagnons étaient restés. Il arriva juste au moment où ils en sortaient pour mener à la Maison d’Or un lot de soupeuses recrutées au hasard, et il eut toutes les peines du monde à se défendre d’être de la fête. Il lui fallut même, bon gré mal gré, les accompagner pendant le court trajet de la rue Le Peletier à la rue Laffitte.

C’était si près que toute la bande fit le voyage à pied par le boulevard.

Pibrac s’était accroché au bras d’Hervé et s’évertuait à lui démontrer qu’il ne pouvait pas décemment lâcher des camarades.

– Mon cher, lui disait-il, je comprends que tu ne t’affiches plus avec des demoiselles. C’était bon quand tu achevais de manger ta fortune, et depuis ta promotion au grade de fiancé, tu es obligé de te gouverner autrement, je le reconnais. Mais en soupant avec nous, tu te compromettras moins qu’en te montrant sur le devant de notre loge, comme tu viens de le faire. Et d’ailleurs, puisque tu as mis un pied dans le crime, tu peux bien y mettre les deux.

– D’accord, répondait distraitement Hervé, mais je préfère aller me coucher. Je ne me sens pas en train.

– Dis donc plutôt que tu es amoureux de ta promise. Ce n’est pas moi qui te le reprocherai. On l’épouserait rien que pour ses beaux yeux et elle a un million de dot, sans compter les espérances… et pour comble de bonheur, tu n’auras pas de belle-mère! Bernage est veuf. En voilà un qui ne gênera pas son gendre!… Il ne pense qu’à ses affaires… et elles lui réussissent… Il a encore gagné trois cent milles francs à la dernière liquidation. Tu sais ça… mais tu ne te doutes pas qu’il est venu cette nuit au bal de l’Opéra.

– Allons donc!

– Parfaitement, mon petit. Je l’ai rencontré dans les couloirs. Il avait mis un faux-nez, mais je l’ai reconnu tout de même, et je lui ai fait la farce de crier son nom, derrière lui. Il s’est retourné, je me suis dérobé et je crois qu’il a décampé immédiatement. Je me demande pourquoi il tenait tant à garder l’incognito.

– Je me le demande aussi, dit entre ses dents Hervé, tout étonné d’apprendre que son futur beau-père fêtait le carnaval dans la salle de la rue Le Peletier.

Ce financier aurait pu sans inconvénient y louer une loge et s’y montrer en compagnie d’hommes aussi sérieux que lui, mais rôder par les corridors, affublé d’un faux-nez, c’était à n’y pas croire, et Hervé pensa que son facétieux ami inventait cette histoire pour le taquiner.

Peu lui importait d’ailleurs qu’elle fût vraie et que M. Bernage l’eût aperçu, car il ne comptait pas se cacher d’être allé au bal masqué. Il se proposait même de raconter cette escapade à Mlle Solange de Bernage, sa fiancée, qui était trop intelligente et surtout trop Parisienne pour la lui reprocher.

Il en serait quitte pour ne pas lui parler de la blonde.

– Je ne me charge pas de résoudre ce problème, reprit Pibrac; et puisque décidément tu ne veux pas être des nôtres, nous souperons sans toi. Bonne nuit, mon cher! Tâche de ne pas rêver que tu joues aux dominos et que tu poses le double-blanc.

Cette allusion à la femme disparue coupa court à la causerie, car, pour éviter les questions qu’il prévoyait et auxquelles il ne se souciait pas de répondre, Hervé fila au pas accéléré, plantant là ses amis et leurs donzelles.

Il faisait un froid sec et, par ce temps clair, c’était un plaisir de marcher jusqu’à la place Vendôme. Le seigneur de Scaër n’eut garde de manquer une si belle occasion de dégourdir ses jambes, car ce Breton, accoutumé, dès son enfance, à courir les landes et les grèves, supportait mal la privation d’exercice que lui imposait sa nouvelle existence. Il alluma un cigare, releva le collet de son pardessus et s’achemina pédestrement vers l’hôtel du Rhin, où il logeait en attendant la conclusion du mariage qui allait changer sa vie.

En ce temps-là, on fêtait encore le carnaval et, la nuit du samedi au dimanche gras, le boulevard des Italiens était presque aussi animé qu’en plein jour. Les fenêtres des restaurants à la mode étincelaient de lumières et des bandes de masques avinés se suivaient sur le bitume en poussant les ohé! traditionnels.

Tout était joie et chansons dans ce Paris que les Allemands devaient assiéger, sept mois plus tard.

Cependant, le mouvement et le bruit ne dépassaient guère la Chaussée-d’Antin et Hervé trouva la rue de la Paix à peu près déserte. Il s’y engagea sans regarder derrière lui et il ne lui vint pas à l’esprit qu’on pouvait l’attaquer sur ce chemin peu fréquenté à trois heures du matin. Il était du reste de force à se défendre et il ne craignait rien ni personne.

Au moment où il débouchait sur la place Vendôme, il fut dépassé par un monsieur qui le suivait à distance et qui, au lieu de piquer droit vers la rue de Castiglione, obliqua à gauche, en rasant les maisons: un monsieur en grande tenue de bal, habit noir et cravate blanche, sans paletot, par une belle gelée de février.

– Voilà un homme qui n’a pas peur de s’enrhumer, pensa Hervé, sans se préoccuper autrement de cette singulière rencontre.

Et il traversa la place en passant tout près du piédestal de la colonne. Il était arrivé devant l’hôtel du Rhin, lorsqu’il crut revoir le même individu qui l’avait devancé en hâtant le pas et qui cherchait à se dissimuler dans l’enfoncement d’une porte cochère. Scaër fut tenté d’aller lui demander l’explication de cette manœuvre suspecte, mais il se ravisa et, sans cesser de l’observer du coin de l’œil, il mit la main sur le bouton de sonnette de l’hôtel qu’il habitait.

Bien lui en prit d’être resté sur ses gardes, car, avant qu’il eût sonné, le drôle sortit tout doucement de son embuscade et s’avança à pas de loup, dans l’intention évidente de tomber sur lui par derrière.

Scaër fit aussitôt volte-face et se mit en posture de le recevoir à coups de poing, mais il n’eut pas besoin de boxer, car un homme se jeta entre lui et l’assaillant qui s’arrêta net et s’enfuit à toutes jambes.

Au même instant, Scaër stupéfait reconnut cet auxiliaire inattendu. C’était Alain Kernoul, toujours déguisé en troubadour de pendule.

D’où sortait-il et comment était-il arrivé là si à propos! Hervé, qui n’y comprenait rien, le reçut assez mal.

– De quoi te mêles-tu? lui demanda-t-il rudement.

– Ah! notre maître! s’écria le gars aux biques, vous n’avez donc pas vu qu’il tenait un couteau et qu’il allait vous tuer?

– Et pourquoi m’as-tu suivi jusqu’ici?

– Parce que je me défiais de ce coquin-là. Un voleur est bien capable d’assassiner.

– Un voleur?

– Eh! oui… c’est le même individu qui s’est jeté sur vous à la buvette et qui se sauvait parce qu’il avait filouté la bourse d’un monsieur. Ils ont eu beau lui courir après, il leur a échappé en faisant des crochets comme un lièvre… mais moi qui n’avais pas pris le même chemin que les autres, je me suis trouvé bec à bec avec lui, au pied d’un petit escalier qu’il venait de dégringoler pour les dépister.

– Et tu ne l’as pas fait arrêter!

– Non… ça ne me regardait pas, et on dit chez nous qu’il ne faut jamais se mêler d’aider les gendarmes. Mais je voulais savoir ce qu’il allait devenir et je me suis arrangé pour ne pas le perdre de vue. Vous ne devineriez jamais ce qu’il a fait… Il a enlevé la fausse barbe qui lui cachait tout le bas de la figure et, après, il a eu l’aplomb de rentrer dans le corridor des premières où il avait fouillé les poches, un quart d’heure auparavant. Ça le changeait tellement de ne plus avoir de poils au menton que le monsieur qu’il a volé ne l’aurait pas reconnu. Mais moi qui l’avais vu ôter ses postiches, j’étais sûr que c’était lui. Et puis, il a des yeux qu’on ne peut pas oublier, des yeux d’émouchet.

– Tout ce que tu me contes là ne m’explique pas pourquoi je l’ai eu sur mes talons depuis l’Opéra.

– Faut croire qu’il avait de bonnes raisons pour vous filer, car du moment qu’il vous a revu dans le couloir des premières loges, il n’a fait que tourner autour de vous, pendant que vous causiez avec vos amis, et quand vous êtes sorti du théâtre, il est sorti derrière vous, sans prendre le temps de retirer son paletot du vestiaire. Tout ça m’a paru louche, et je vous aurais averti, si j’avais osé vous parler devant ces messieurs… mais je n’ai pas osé et je me suis décidé à lui emboîter le pas, tant qu’il ne vous aurait pas lâché.

– Je ne peux pas t’en vouloir, mais je crois que tu t’es trompé… car enfin, pourquoi ce gredin se serait-il mis à mes trousses? Il m’a vu de très près en me bousculant là-bas, mais il ne me connaît pas. Il m’a suivi comme il aurait suivi le premier venu, pour me dévaliser s’il en trouvait l’occasion, et il a cru la trouver dans ce coin sombre. Il a manqué son coup et il court encore. Il ne recommencera pas.

– Que le bon Dieu vous entende, notre maître!… Mais si ce gueux-là a quelque chose contre vous, il ne sera pas en peine de vous retrouver, maintenant qu’il sait où vous demeurez.

– Eh! bien, qu’il y vienne, répondit froidement Hervé. Je le recevrai de façon à lui ôter l’envie de recommencer. Mais il s’en gardera, car il sait que je pourrais le faire arrêter… je n’aurais qu’à dire qu’il a volé au bal de l’Opéra et qu’il a essayé de m’attaquer à ma porte… tu me servirais de témoin. Seulement, il ne s’avisera pas de s’y frotter. Je ne te sais pas moins gré de l’avoir mis en fuite et tu peux compter que je t’aiderai comme je te l’ai promis.

Maintenant, mon gars, va retrouver ta malade… et ouvre l’œil en route… ce coquin n’aurait qu’à te rattraper et à te tomber dessus…

– Oh! dit Alain en secouant la tête, ce n’est pas à moi qu’il en veut et je n’ai peur que pour vous, notre maître, car, bien sûr, il ne vous a pas suivi pour rien, et si j’étais à votre place…

– Bonne nuit! interrompit Scaër en passant la porte cochère qui venait de s’ouvrir à son coup de sonnette.

Il la referma au nez du Breton trop zélé, prit un bougeoir des mains du garçon qui veillait et monta lestement au troisième étage où il occupait un joli appartement dont les fenêtres donnaient sur la place Vendôme.

Il en avait assez de ces semblants d’aventures qui n’aboutissaient à rien; il n’était pas très convaincu d’avoir couru un danger, comme le prétendait le gars aux biques, et il lui tardait d’être seul pour lire enfin la lettre de cette inconnue qui s’était dérobée au moment où elle commençait à l’intéresser.

Hervé s’était laissé entraîner au bal de l’Opéra sans songer à mal, et il en revenait la tête pleine de pensées qui n’avaient pas pour objet Mlle Solange de Bernage, sa riche et charmante future.

Ce mariage, à vrai dire, était pour lui un mariage de raison, en ce sens qu’il le sauvait d’une ruine totale, mais il ne s’était pas fiancé à contrecœur, car sa fiancée lui plaisait fort.

L’aimait-il comme il avait aimé autrefois une jeune fille qu’il avait rêvé d’épouser et dont il n’avait pas perdu le souvenir? Assurément, il ne l’aimait pas de la même façon, car en la voyant pour la première fois, il n’avait pas reçu ce qu’on appelle dans les romans le coup de foudre, mais depuis qu’il était son prétendu accepté, il avait eu le temps d’apprécier toutes ses qualités.

Le hasard avait joué un grand rôle dans cette histoire dont la conclusion approchait.

À la mort de son père, Hervé avait hérité d’une fortune très importante, mais très embarrassée.

Le vieux baron de Scaër n’avait jamais eu qu’une passion, l’agriculture, mais celle-là coûte plus cher que toutes les autres. Il s’était obéré en défrichements, drainages, cultures nouvelles et autres améliorations qui amendent le sol en ruinant le propriétaire.

Hervé n’avait pas les mêmes goûts; il n’aimait de la campagne que les sports qu’on y pratique: la chasse, l’équitation, la pêche; mais il aimait aussi les plaisirs de Paris où il passait neuf mois de l’année, et au lieu d’économiser sur ses revenus pour éteindre les dettes laissées par son père, il n’avait fait qu’en contracter de nouvelles. Tant et si bien qu’à force d’emprunter sur hypothèques, il s’était aperçu un beau matin qu’il ne lui restait plus qu’à vendre ses fermes, ses bois et le vieux castel de ses aïeux, bâti par un Le Gouesnach, au temps de la duchesse Anne, avant l’annexions du duché de Bretagne au royaume de France.

Le sacrifice était dur, mais Hervé s’y était résigné, et avec les épaves qu’il sauverait du naufrage, il avait résolu d’aller bravement tenter de refaire sa fortune en Australie, cette terre promise des fils de famille expropriés.

Encore fallait-il trouver un acquéreur, et au pays de Cornouailles, ils sont rares les capitalistes disposés à immobiliser un million.

Un Parisien s’était présenté, un homme enrichi par d’heureuses spéculations, ambitieux, entiché de noblesse, comme beaucoup de ses pareils, et voulant à tout prix conquérir une situation politique.

Cet acheteur providentiel s’appelait de son vrai nom Laideguive et se faisait appeler M. de Bernage, en attendant qu’il se fît titrer, à beaux deniers comptants.

Il était venu tout exprès dans le Finistère pour visiter les domaines à vendre et il avait amené avec lui sa fille, une adorable enfant qui ne lui ressemblait guère et qui s’était éprise à première vue du jeune seigneur de Scaër, pendant qu’il leur montrait les propriétés dont il était obligé de se défaire.

Un gentilhomme pauvre n’était pas précisément le gendre qu’aurait souhaité M. Laideguive de Bernage; mais cet archi-millionnaire s’était avisé d’une combinaison qui lui avait paru avantageuse: marier sa fille à Hervé, sous le régime dotal, et lui constituer en dot les biens du susdit Hervé, libérés d’hypothèques, en ajoutant à cet apport respectable une rente de quarante mille francs pour mettre le jeune ménage à même de faire figure à Paris, tous les hivers.

M. de Bernage ferait restaurer à ses frais le château de Trégunc que les nouveaux mariés habiteraient pendant la belle saison.

Il y passerait chaque année quelques mois avec eux et, bénéficiant de l’honorabilité et de la popularité de la famille de Scaër, il finirait certainement par arriver à la députation.

C’était le temps des candidatures officielles, et quoique soutenu par le gouvernement impérial, le beau-père d’Hervé ne serait pas combattu par les légitimistes.

Bien entendu, il s’était abstenu de confier ses projets à son futur gendre; encore moins à sa fille qui tenait à épouser Hervé, parce qu’elle s’était passionnée pour ce beau et brave garçon, et qui ne songeait guère aux avantages sociaux d’une alliance avec un Le Gouesnach.

Elle n’était cependant pas fâchée de devenir baronne et surtout châtelaine, mais elle aimait vraiment Hervé pour lui-même, et elle attendait avec impatience que le jour de son mariage fût fixé, car elle était jalouse, quoique son promis ne lui donnât pas sujet de l’être, et elle craignait qu’on le lui soufflât.

L’acte de vente des terres n’était pas encore signé. Il devait l’être en même temps que le contrat, trois semaines après Pâques, et les jeunes époux iraient passer leur lune de miel en Italie, avant de s’installer en Bretagne.

Hervé était, presque autant que sa fiancée, impatient d’en finir, car la situation de prétendu est toujours un peu fausse. Il allait se marier sans arrière-pensée d’aucune sorte et il menait déjà une conduite exemplaire, ce qui était assez méritoire de la part d’un ancien viveur. Il poussait la sagesse jusqu’à fuir les tentations et il avait fallu tout un enchaînement de circonstances imprévues pour qu’il en fût arrivé à se préoccuper de la rencontre d’une femme en domino.

C’était le moment d’éclaircir les doutes qui lui étaient venus à l’esprit, et pour savoir à quoi s’en tenir sur cette inconnue, il n’avait qu’à ouvrir la lettre qu’elle lui avait remise avant de s’éclipser et qu’il avait glissée dans une des poches de son pantalon. Il s’empressa de l’en tirer pour la lire à la clarté de deux bougies qu’il venait d’allumer.

Il commença par examiner le cachet de cire rouge qui la fermait et il vit que ce cachet portait des armoiries qu’il ne prit pas le temps de déchiffrer, avant de le faire sauter.

Sous l’enveloppe, il trouva un carton satiné où il y avait écrit: «Si vous vous souvenez encore de la grève de Trévic et si vous désirez revoir celle qu’un soir vous avez prise pour une fée, écrivez, poste restante, aux initiales B. L. et donnez votre adresse. La fée n’ira pas chez vous, mais elle vous répondra en vous indiquant un rendez-vous, et, si vous y venez, elle vous renseignera sur une jeune femme que vous n’avez pas revue depuis dix ans.»

C’était tout, mais c’en était assez pour surexciter encore l’imagination d’Hervé, en lui rappelant le souvenir lointain de son premier amour.

Il n’avait que seize ans lorsqu’il s’était violemment épris d’une fillette un peu plus jeune que lui, une Américaine qui était venue tout à coup habiter avec sa mère une maisonnette voisine du bourg de Pontaven et pas très éloignée du château de Trégunc.

Cette enfant était d’une beauté merveilleuse et d’une distinction rare. Sa mère lui laissait une liberté absolue dont elle profitait pour courir seule les landes, les bois et les rochers de cette côte sauvage.

Elle n’avait pas tardé à rencontrer Hervé de Scaër qui s’était mis promptement à l’aimer et qu’elle avait aussitôt payé de retour, si bien que, par une belle matinée de printemps, au bord de la mer et au pied d’un dolmen, ils s’étaient réciproquement juré de s’épouser, avec ou sans la permission de leurs parents.

À l’âge qu’ils avaient alors, pareil serment n’engage pas l’avenir, mais Dieu sait où les aurait menés cette amourette, si, après six mois de chastes adorations en plein air, un événement étrange ne les avait pas séparés brusquement.

Une nuit, Mme Nesbitt et sa fille Héva étaient parties, sans prévenir personne, laissant au logis qu’elles occupaient leurs vêtements et leur linge, comme si elles avaient dû rentrer le lendemain, et jamais elles n’étaient revenues; jamais! jamais!

Dans le pays, on avait cru à un crime et la justice s’était émue de cette disparition inexplicable.

Mais vainement avait-on fouillé les bois et dragué les rivières; vainement avait-on signalé à toutes les autorités du département les deux étrangères. Toutes les recherches étaient restées sans effet.

La mère et la fille s’étaient évanouies, comme des fantômes, sans laisser de traces, pas même des lettres ou des papiers qui auraient pu fournir des indications sur leur passé et sur leur origine.

Les disparues n’étaient cependant pas des aventurières.

Elles n’avaient pas de dettes dans le pays. La maison était louée et la location payée pour un an. Les deux Bretonnes qui les servaient avaient reçu six mois d’avance sur leurs gages. Et les provisions étaient achetées comptant.

Ces dames ne recevaient absolument personne. Hervé lui-même n’était jamais entré chez elles, et il ne savait rien de leur existence antérieure, si ce n’est que la mère était veuve d’un commodore de la marine des États-Unis. La fille le lui avait dit et il n’en avait pas demandé davantage.

On croira sans peine qu’il les chercha partout, notamment à Lorient et à Brest où il supposait qu’elles avaient pu s’embarquer pour l’Amérique. Il n’en eut aucunes nouvelles, et il faillit mourir de chagrin.

Son père le crut fou et l’envoya terminer ses études à Paris, dans une école préparatoire. Mais Hervé manqua deux fois l’examen de Saint-Cyr et revint à Trégunc, où il resta jusqu’à la mort du gentilhomme dont il était l’unique héritier.

Hervé n’était pas guéri de sa passion romanesque pour une absente. Il pensa bien longtemps à Héva, quoiqu’il menât à Paris une vie très dissipée. L’image de cette jeune fille, à peine entrevue, ne s’effaçait pas de sa mémoire et il ne désespérait pas de la retrouver.

Sept ans après, il ne l’avait pas encore oubliée, lorsque, pendant un court séjour qu’il fit à son château, il lui arriva une étrange aventure.

Un soir, vers la fin du mois d’octobre, étant allé attendre le passage des bécasses qui en cette saison foisonnent sur la côte, Hervé fit si bonne chasse que la nuit tomba avant qu’il songeât à regagner son manoir de Trégunc: une belle nuit d’automne éclairée par la pleine lune.

En cherchant son chemin à travers les ajoncs, il reconnut que le hasard l’avait conduit tout près de la pointe de Trévic, et l’idée lui vint de revoir le dolmen au pied duquel il avait juré à Héva de l’aimer toujours.

Sept années avaient passé sur ce serment et Hervé de Scaër ne doutait plus que la mort de la jeune fille l’en eût délié, mais il se souvenait d’elle et il chercha la place où il s’était fiancé en plein air.

Il la retrouva sans peine, car le monument druidique s’élevait à l’extrémité d’un promontoire et on l’apercevait de très loin. Sa masse énorme se profilait sur l’horizon comme un monstrueux animal antédiluvien et dominait une grève hérissée de rochers vers laquelle le cap s’abaissait par une pente douce.

Hervé eut tôt fait d’arriver à l’entrée de la voûte de pierre qui s’étendait parallèlement à la mer.

La pâle lumière de la lune n’y pénétrait pas, mais Hervé crut voir poindre dans l’ombre une forme blanche qui semblait reculer à mesure qu’il avançait.

Il entra sous la voûte et la forme blanche disparut; mais quand il sortit par l’autre bout de la galerie, il vit, très distinctement cette fois, une femme enveloppée d’une longue mante blanche et courant sur la plage vers un canot où l’attendaient deux matelots armés de leurs avirons.

Elle y monta; ils ramèrent et le canot disparut derrière un gros écueil.

Hervé aurait pu croire qu’il avait rêvé tout cela, s’il n’eût entendu, bientôt après, le bruit de l’hélice d’un vapeur dont il n’aperçut que la fumée.

Où allait ce navire et qu’était-il venu faire, la nuit, dans ces parages dangereux où les marins ne se risquent pas volontiers, même en plein jour? La contrebande, peut-être. Mais la femme en blanc, que cherchait-elle toute seule sous le dolmen? Assurément, les fraudeurs ne comptaient pas y entreposer leurs ballots de marchandises prohibées. Les fraudeurs n’ont pas coutume d’emmener leurs femmes dans leurs expéditions. Il y avait d’ailleurs, sur la côte, des postes de douaniers qui se seraient opposés au débarquement, si le navire leur avait paru suspect.

Hervé ne croyait pas aux fées, et du reste si, comme l’affirment les Cornouaillais, les fées se promènent au clair de lune sur les bruyères désertes, personne ne les a jamais vues naviguer.

Le dernier des Scaër rentra au château très intrigué et même un peu troublé.

Dès le lendemain, il s’informa auprès des pêcheurs de la côte et il apprit que, pendant deux jours, un yacht avait croisé sous l’archipel des Glenans, et que, la veille au soir, il avait pris le large.

Sur ce renseignement, Hervé s’imagina que la femme qu’il avait surprise sous le dolmen y était venue accomplir une sorte de pèlerinage, en mémoire de Héva Nesbitt, qui lui aurait confié l’histoire de ses fiançailles d’antan avec un jeune gentleman breton.

Il ne supposa point que cette femme fût Héva elle-même, d’abord parce qu’il était convaincu que la pauvre Héva l’aurait reconnu et ne se serait pas sauvée en le voyant apparaître.

La première hypothèse n’était pas beaucoup moins hasardée et, pour l’admettre un seul instant, il fallait avoir l’esprit fortement tourné au merveilleux.

C’était le cas d’Hervé et il y crut si bien qu’il prolongea de trois semaines son séjour à Trégunc et qu’il revint souvent au dolmen de Trévic, dans le chimérique espoir d’y rencontrer encore la touriste américaine.

Il en fut pour ses peines. La dame blanche ne se montra plus; il lui fallut revenir à Paris sans avoir trouvé le mot de cette énigme. Mais trois ans après, à la veille de se marier, il y pensait encore quelquefois.

Ainsi, pour la lui rappeler, il avait suffi qu’une inconnue masquée lui dit qu’elle l’avait déjà vu, autrefois, en Bretagne, et depuis qu’il avait lu sa lettre, il ne doutait plus d’avoir retrouvé la fée, comme elle s’intitulait elle-même. Mais il ne s’expliquait pas qu’elle eût attendu si longtemps avant de lui donner signe de vie.

Encore moins s’expliquait-il comment elle avait deviné qu’elle le rencontrerait au bal de l’Opéra, la nuit du samedi gras. Et il fallait qu’elle l’eût deviné, puisqu’elle lui avait écrit avant d’y venir.

Tout cela était incompréhensible et Hervé ne cherchait plus à comprendre, mais il évoquait par la pensée la scène de la grève; il l’évoquait en plein Paris, à cent cinquante lieues de son pays, au bruit lointain des voitures roulant sur les boulevards et en face de la colonne Vendôme qui ne ressemblait pas du tout au dolmen de Trévic.

La lettre qu’il avait sous les yeux le fit souvenir qu’il avait une décision à prendre.

Répondrait-il à ce billet anonyme, ou bien s’abstiendrait-il d’entrer en correspondance avec celle qui le lui adressait? La question valait qu’il y réfléchît.

La dame ne comptait pas s’en tenir aux préambules épistolaires, puisqu’elle lui annonçait un prochain rendez-vous, sous prétexte de lui donner des nouvelles d’Héva, et rien ne prouvait que ce prétexte ne cachait pas l’arrière-pensée de séduire le jeune et beau seigneur de Scaër.

Une femme qui va seule au bal de l’Opéra est toujours sujette à caution et Hervé craignait d’avoir affaire à une intrigante.

Il aurait mal pris son temps pour s’embarquer dans une liaison dangereuse, maintenant que son mariage était décidé, et il ne se souciait pas de déranger sa vie.

D’un autre côté, il lui semblait dur de manquer l’occasion inespérée d’éclaircir un mystère qui lui tenait fort au cœur.

Quelles que fussent au fond les intentions de l’énigmatique personne que Pibrac avait irrespectueusement surnommée: Double-Blanc, elle ne pouvait pas avoir inventé l’histoire de la rencontre nocturne, sur une côte sauvage, et Hervé, en l’interrogeant, apprendrait à coup sûr beaucoup de choses qu’il voulait savoir.

Il n’aurait qu’à s’en tenir à une première entrevue, s’il s’apercevait que cette blonde cherchait à nouer avec lui des relations de galanterie, et pour se réserver la possibilité d’y couper court dès le début, il fallait que cette entrevue se passât sur un terrain neutre.

Madame – ou mademoiselle – ne donnait pas son adresse. Rien n’obligeait Hervé à donner la sienne, en écrivant poste restante, comme elle l’y invitait. Elle aussi avait sans doute des précautions à prendre, puisqu’elle n’avait voulu dire ni où elle demeurait, ni comment elle s’appelait. Un rendez-vous aux Tuileries ou au parc Monceau ne compromettrait personne.

Après, on verrait.

Ce fut le parti auquel s’arrêta le futur mari de Mlle de Bernage. La prudence n’était pas sa qualité dominante, mais il ne manquait pas de jugement et il sentait bien que, dans le cas présent, la sagesse est obligatoire.

Il crut avoir trouvé le moyen de tout concilier et il se promit d’envoyer, le lendemain matin, la réponse demandée.

La nuit porte conseil et il la rédigerait mieux quand il aurait dormi.

Rien ne fatigue comme une longue station au bal de l’Opéra, et il éprouvait le besoin de se reposer.

Il se mit donc en devoir de se dévêtir, avant de procéder à sa toilette de nuit, et il commença naturellement par ôter son pardessus qu’il n’avait pas pris le temps d’enlever en arrivant, puis son habit noir qu’il avait endossé à sept heures du soir pour aller dîner à son cercle.

On a beau être accoutumé à porter le harnais mondain, il arrive un moment où on n’est pas fâché de s’en débarrasser.

Hervé jeta le sien sur un fauteuil. Il n’était pas de ceux qui ne se déshabillent jamais sans plier avec soin les vêtements qu’ils quittent et, de plus, il avait, cette nuit-là, d’autres soucis en tête. Mais il fut bien étonné de voir tomber de la poche de poitrine de cet habit un carnet en cuir de Russie.

Hervé n’en avait jamais possédé un pareil.

Il serrait ses billets de banque dans un portefeuille qu’il laissait le plus souvent au fond d’un des tiroirs de son secrétaire – surtout depuis qu’il avait renoncé au jeu – et il était sûr de n’avoir pris sur lui, la veille, qu’une vingtaine de louis dans le gousset de son gilet.

Ils y étaient encore, presque au complet, car il n’en avait dépensé que deux ou trois, y compris celui dont il avait fait cadeau à son compatriote Alain.

On ne l’avait pas volé au bal, mais d’où lui était venu ce carnet qui se trouvait dans sa poche?

Il n’y était pas tombé du ciel.

Qui l’y avait mis?

Et comment avait-on pu l’y mettre, sans qu’il s’en aperçût?

Les filous à Paris sont d’une dextérité sans égale, mais ils emploient leur adresse à vider les poches et non pas à les emplir.

Hervé s’épuisait à chercher l’explication de ce phénomène.

Il alla jusqu’à se demander si ce n’était pas le domino blanc qui avait exécuté ce tour de passe-passe. Dans quel but? Il ne s’en doutait pas et il allait se décider à en finir avec les suppositions en ouvrant tout bonnement le carnet, lorsque le souvenir de la bousculade du corridor des troisièmes loges lui revint tout à coup à l’esprit.

Ce fut un trait de lumière.

Hervé se rappela que le voleur poursuivi s’était jeté sur lui en le prenant à bras le corps, et que l’étreinte avait duré quelques secondes.

Il comprenait maintenant que cet homme avait profité de ce contact prémédité pour se défaire de l’objet qu’il venait d’escamoter dans la poche d’un monsieur.

Le drôle, s’attendant à être pris, s’était débarrassé du corps du délit. Si on l’eût arrêté, il aurait nié et ceux qui l’auraient fouillé n’auraient rien trouvé sur lui.

Le truc est connu, mais il peut réussir, surtout quand celui qui l’emploie n’a pas d’antécédents judiciaires.

Et c’était peut-être le cas.

– Parbleu! dit entre ses dents Hervé, voilà un habile coquin et encore plus hardi qu’habile, puisqu’il a eu l’audace de me guetter à la sortie du bal et de me suivre jusqu’à ma porte. Il avait résolu de me reprendre le butin dont il m’avait chargé, sans ma permission, et je commence à croire que si ce brave Alain n’était pas survenu j’aurais passé un mauvais quart d’heure.

Mais tout est bien qui finit bien, et il ne me reste plus qu’à aller conter ma mésaventure au commissaire de police en lui remettant ce carnet en cuir de Russie… à moins que je n’y trouve l’adresse du propriétaire… Mais quel singulier portefeuille!… il n’est pas de taille à contenir beaucoup de billets de mille et, avec ses fermoirs d’argent, il a plutôt l’air d’un carnet de boursier… ou d’un simple agenda… je m’étonne qu’il ait tenté un voleur à la tire… Il est vrai que ces messieurs-là pêchent au hasard et prennent ce qu’ils trouvent… et puis, c’est peut-être un livret de chèques…

Nous allons bien voir, conclut Hervé en décrochant les agrafes qui bouclaient cette espèce d’étui, relié comme un bouquin précieux.

C’était bien un carnet, formé par une série de feuilles collées les unes aux autres et dorées sur tranche, entre deux pochettes de cuir.

Cela ne ressemblait pas du tout à un livret de chèques et Hervé se dit: «Le voleur aurait été volé. Il croyait avoir mis la main sur une somme et il n’aurait trouvé que du papier blanc. J’imagine que le monsieur qu’il a dévalisé ne pleurera pas la perte de cet agenda… et me voilà dispensé de faire une visite au commissaire de police. L’objet ne vaut pas que je prenne la peine de me déranger… à moins que je n’y trouve l’adresse de son propriétaire… auquel cas, je le lui renverrai par la poste.»

Et il se mit à feuilleter les pages.

Sur quelques-unes étaient inscrits des chiffres alignés comme des lettres et séparés par des points ou par des signes, absolument comme dans les annonces qu’insèrent certains journaux et qui ne peuvent être comprises que par la personne qui possède la clef de cette cryptographie.

– À coup sûr, pensa Hervé, ce n’est pas un homme d’affaires qui a pris ces notes. Ces gens-là ne perdent pas leur temps à combiner des écritures incompréhensibles. Mais je commence à croire que je ne découvrirai pas ce que je cherche.

En continuant à tourner les pages, Hervé en trouva deux où on avait tracé des lignes qui avaient l’air de former des plans topographiques.

Ces lignes s’entrecroisaient à angle droit comme les rues qu’elles figuraient sans doute, et elles étaient accompagnées de légendes écrites en caractères intelligibles, mais très incomplètes.

Ainsi, sur l’un des plans, on lisait ces mots tronqués: Zach. – Huch, et sur l’autre: Bagn. Pl. -Eg.

Sur un troisième et un quatrième feuillet, il y avait deux dessins au trait représentant, l’un l’intérieur d’une chambre, l’autre un jardin planté d’arbres.

Une petite croix était marquée à la plume sur chacun des croquis, et certainement ces croix n’avaient pas été mises là pour rien. Hervé supposa qu’elles indiquaient des places où on avait caché quelque chose; mais quoi?… et où étaient situés cette chambre et ce jardin? Impossible de le deviner, et comme d’ailleurs il ne songeait pas à se mettre en quête de ces cachettes hypothétiques, il allait refermer ce carnet plein de problèmes qui ne l’intéressaient pas, lorsqu’il avisa, dans une des poches de cuir, un bout de papier qu’il n’avait pas aperçu tout d’abord et qu’il eut quelque peine à en extraire.

Ce papier était une lettre pliée en quatre et écrite en très bon français, d’une écriture très fine et très nette.

Le secret devait y être et Hervé ne se fit aucun scrupule d’en prendre connaissance.

Il lut ceci:

«Mon cher associé – le mot associé était souligné – vous m’avez cru mort depuis dix ans, mais les morts ressuscitent quand on ne les a pas bien tués. Je viens d’arriver à Paris, tout juste à temps pour vous rappeler que vous n’avez pas tenu tout ce que vous m’aviez promis. Dans huit mois, je n’aurai plus barre sur vous; c’est pourquoi je suis pressé d’en finir. Il me faut trois cent mille francs en échange de la preuve que vous savez et que j’ai précieusement conservée. Trois cent mille francs pour vous, c’est une bagatelle, et dès que je les tiendrai, je quitterai de nouveau la France pour n’y jamais revenir. Je ne veux plus me présenter chez vous, pour des motifs que vous devinez. Je vous invite donc à m’indiquer un endroit où nous nous aboucherons – non pas un endroit désert, où chacun de nous pourrait craindre que l’autre ne lui fit un mauvais parti, mais un lieu public, un théâtre, par exemple, où nous pourrions causer tranquillement dans une loge, ou dans un coin. Vous aurez soin d’apporter la somme en une traite à mon ordre sur une bonne maison de New-York ou de Boston, à votre choix. En billets de banque, elle tiendrait trop de place dans votre poche et dans la mienne. Moi, j’apporterai la preuve qui n’en tient pas plus qu’une traite. Donnant, donnant. Quand ce sera fait, nous nous quitterons bons amis comme autrefois et vous n’entendrez plus parler de moi.

«J’attends votre réponse d’ici à quarante-huit heures, à l’hôtel où je logeais autrefois et à mon ancien nom que vous n’avez certainement pas oublié, pas plus que je n’ai oublié la date du 24 octobre 1860… Dix ans bientôt!… comme le temps passe!

«À bon entendeur, salut! Rapportez-moi cette lettre.

«Sans rancune»! avait ajouté, en guise de signature, le rédacteur de ce billet doux. Et c’était tout.

Hervé entrevoyait déjà la vérité. Évidemment, il s’agissait d’une tentative de chantage. L’auteur de la lettre était un coquin et le monsieur qu’il menaçait ne valait pas mieux que lui. Quelle mauvaise action avait-il commise? Il était difficile de le deviner, mais il fallait qu’elle l’eût largement enrichi, puisque l’autre tarifait à trois cent mille francs le prix de son silence.

Et il était naturel de supposer que le propriétaire du carnet ne s’aviserait pas de réclamer une pièce si compromettante. Il avait été très imprudent de ne pas la détruire, et il aurait mérité qu’elle tombât entre les mains d’un troisième larron qui en aurait abusé pour l’exploiter. Son nom ne figurait ni dans la lettre ni sur l’agenda, mais les maîtres chanteurs sont bien fins et en ce temps-là, déjà, ils foisonnaient à Paris.

Hervé de Scaër, tout gentilhomme qu’il était, aurait fait œuvre d’honnête homme en avertissant la police, mais il n’y songeait guère. Il ne pensait qu’à expliquer cette aventure bizarre. Il supposait que le monsieur volé avait choisi le bal de l’Opéra pour y rencontrer l’homme qui lui avait demandé un rendez-vous. Un filou était survenu, l’avait dévalisé sans le connaître et s’était débarrassé de l’agenda avec d’autant moins de regrets qu’à la dimension et au poids de cet agenda, il avait jugé qu’il n’y trouverait ni or, ni billets de banque.

Il est vrai que, plus tard, il avait essayé de le reprendre de force en cherchant à attaquer Hervé sur la place Vendôme.

Et Hervé se demanda tout à coup si ce voleur n’était pas justement l’auteur de la lettre qui, rencontrant l’autre au bal de l’Opéra, où il était venu, lui, affublé d’une fausse barbe, avait trouvé joli de fouiller dans la poche de ce monsieur où il comptait pêcher la traite de trois cent mille francs, ce qui l’aurait dispensé de rendre en échange la pièce qui mettait le capitaliste à sa merci. Mais le volé avait crié: Au voleur! et le voleur, serré de près, avait pris ses précautions pour que, si on l’arrêtait, on ne saisît sur lui aucune preuve du vol.

Et il s’ensuivait que, maintenant, Hervé possédait en partie un secret qui assurément l’intéressait moins que le sort mystérieux d’Héva Nesbitt, mais qui ne laissait pas de le préoccuper.

L’inconnu a toujours de l’attrait pour un jeune homme qui a l’imagination vive, et ce Breton se promettait bien de découvrir ce que signifiaient les hiéroglyphes de l’agenda: chiffres, plans et dessins. Il en était déjà à se figurer qu’ils indiquaient des places où on avait enfoui des trésors très probablement mal acquis, car tout cela sentait le crime et la lettre donnait un corps à ce soupçon.

Cette date du 24 octobre 1860, rappelée comme une menace, devait être celle d’un meurtre ou tout au moins d’un vol. Et l’allusion aux dix ans qui allaient expirer avant la fin de 1870 était assez claire. Aux termes du Code, l’action criminelle se prescrit par dix ans. L’heure de la prescription approchait et le chanteur n’avait plus que huit mois pour exploiter le coupable qui n’aurait plus rien à redouter quand le temps fixé par la loi serait écoulé.

Le premier mouvement est toujours le bon et c’est pour cela qu’il n’y faut pas céder, disait Talleyrand. Hervé finit par suivre le conseil de ce diplomate célèbre. Il se dit d’abord qu’il devait laisser à la justice le soin d’éclaircir cette affaire, qui avait changé de face. Il ne s’agissait plus d’un vulgaire vol à la tire, et maintenant Hervé pouvait bien prendre la peine de déposer au parquet ou à la préfecture de police le carnet suspect et la lettre accusatrice.

Mais il ne tarda guère à envisager les désagréments que lui attirerait cette démarche. Il arriverait de deux choses l’une: ou on ne prendrait pas au sérieux les suppositions qu’il échafaudait, et dans ce cas il se serait donné une peine inutile; ou, au contraire, on ouvrirait une instruction, et alors on commencerait par lui demander des explications. Il serait obligé de parler d’Alain Kernoul et de dire pourquoi il l’avait mené à la buvette. On le confronterait avec le gars aux biques. On s’informerait de ses antécédents; on surveillerait sa conduite présente. Les magistrats ne se gênent pas pour appeler un témoin. Et une fois pris dans l’engrenage judiciaire, Hervé n’aurait plus de loisirs. Déplaisante perspective pour un fiancé, et plus déplaisante encore pour un homme hanté par le souvenir d’une ancienne passion.

Tandis que s’il gardait pour lui seul l’espèce de secret que le hasard lui avait livré, il resterait le maître d’en user comme il voudrait, sans déranger son existence.

Toutes réflexions faites, il prit le parti de ne parler de sa trouvaille à personne, pas même à Alain qui n’aurait pu lui être d’aucune utilité, car le gars n’était pas assez Parisien pour l’aider à découvrir les rues auxquelles se rapportaient les indications écrites sur le carnet, et il ne savait probablement pas ce que c’était que le chantage.

Une fois résolu à se taire et à faire son enquête tout seul, Hervé se sentit soulagé. Il avait en horreur l’indécision et pour qu’il eût délibéré si longtemps, il fallait que le cas fût particulièrement épineux. Maintenant que son dessein était arrêté dans sa tête, il n’avait plus qu’à l’exécuter et il n’était pas homme à en changer. La persévérance est une vertu bretonne.

Il ne lui restait plus qu’à prendre un repos bien gagné, car il était à l’âge où le sommeil ne perd jamais ses droits et il avait bonne envie de dormir.

Il serra précieusement dans son secrétaire l’agenda mystérieux et l’épître du domino blanc, – ses armes pour entrer en campagne. Puis, cela fait, il acheva de se déshabiller, non sans inspecter les poches de ses autres vêtements, à seule fin de s’assurer qu’on n’y avait rien fourré à son insu.

Il en était venu à se prendre pour une boîte aux lettres et il y avait bien de quoi, après ce qui lui était arrivé au bal de l’Opéra.

Mais il ne trouva que les louis qu’il avait emportés et il se mit au lit en songeant à l’emploi de sa journée du lendemain: une réponse à écrire et à adresser, poste restante, aux initiales indiquées par la blonde inconnue, et une visite à faire boulevard Malesherbes, à M. de Bernage et à sa fille. Il y allait régulièrement prendre le thé à cinq heures et assez souvent on le retenait à dîner. Le matin, il déjeunait au restaurant, presque toujours avec Ernest Pibrac, après quoi il s’établissait au cercle, à moins que le temps ne permît la promenade au bois de Boulogne.

C’était, dans toute la force du terme, la vie désœuvrée, et cette vie-là laisse beaucoup de place à l’imprévu.

Le dernier des Scaër n’en avait pas fini avec les incidents inattendus.

Il s’endormit pourtant comme si rien n’eût menacé sa tranquillité et il ne fit pas de mauvais rêves.

Il revit en songe la fée du dolmen et même Héva Nesbitt, mais il revit aussi Solange de Bernage, radieuse de beauté, qui souriait en lui montrant du doigt le vieux manoir de Trégunc, et les fantômes du passé s’évanouirent.

Double-Blanc

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