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Fortuné du Boisgobey
DOUBLE-BLANC
Première partie
II. On peut, sans être très vieux, se rappeler les promenades du bœuf gras…

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On peut, sans être très vieux, se rappeler les promenades du bœuf gras.

Celle du carnaval de 1870 fut la dernière et, favorisée par un temps superbe, elle charma les Parisiens, les mêmes qui, quatre mois plus tard, criaient: à Berlin! et qui, au commencement de l’année suivante, mangeaient du cheval sous le feu des canons prussiens.

L’après-midi du Dimanche gras, vers quatre heures, la foule inondait les boulevards.

On attendait le cortège.

Il y avait des curieux à toutes les fenêtres et des sonneurs de trompe à toutes les encoignures occupées par des cabarets. Aux fanfares des cuivres répondaient les mugissements des cornets à bouquin. C’était à se boucher les oreilles et les gens paisibles avaient beaucoup de peine à se tirer de cette cohue.

Vu d’en haut, le tableau était amusant.

Hervé, qui était venu très tard déjeuner chez Tortoni, dans le salon du premier étage, s’était accoudé, pour fumer son cigare, à une fenêtre où se pressaient d’autres habitués du célèbre café qui fait l’angle de la rue Taitbout.

Pibrac y avait déjeuné aussi, quoi qu’il se fût abominablement grisé au Grand-Quinze, mais il ne paraissait pas encore très bien remis des excès de ce souper auquel son ami Scaër avait refusé de prendre part, et il parlait fort peu, contre son habitude.

Avant de sortir, Hervé avait écrit à son inconnue, mais il s’était dispensé de lui donner son adresse, parce qu’il ne se fiait qu’à demi à la promesse de ne pas venir le relancer à l’hôtel du Rhin. Il lui avait seulement annoncé qu’il passerait, lui, tous les jours, à quatre heures, au marché aux fleurs de la Madeleine et qu’il ne tiendrait qu’à elle de l’y rencontrer.

La lettre était partie et, pour peu que la dame se hâtât d’aller la réclamer à la poste, elle pourrait, dès le lendemain, se trouver au rendez-vous quotidien qu’il lui assignait.

Quant au fameux carnet, Hervé n’avait pas pu se décider à s’en séparer. Il le portait sur lui, dans une poche de sûreté, bien cachée et bien fermée.

Le sommeil avait modifié ses idées. Il tenait moins à éclaircir un mystère qui, en somme, je ne l’intéressait pas personnellement. Il tenait toujours à revoir la femme au domino blanc qui devait lui donner des nouvelles d’Héva Nesbitt. Mais il n’avait pas oublié sa fiancée et il lui tardait qu’il fût l’heure de se présenter chez elle.

Il pensait même à lui dire qu’il était allé au bal de l’Opéra. M. de Bernage pouvait l’y avoir aperçu, et mieux valait confesser cette innocente fredaine que d’attendre que le père en parlât à sa fille. Ce père ne devait pas être disposé à se vanter de s’être affublé d’un faux nez; mais tout arrive, et Hervé n’avait peut-être pas tort de vouloir prendre les devants.

Le cortège était en vue. De ce pas majestueux et lent qui convient à un triomphateur, le bœuf descendait la pente du boulevard Montmartre.

Il s’avançait, précédé d’un escadron de mousquetaires Louis XIII, montés sur des chevaux de troupe, et suivi par un char monumental qui portait tous les dieux de l’Olympe, y compris le Temps, armé de la faux classique.

Un si beau spectacle avait mis sur pied un bon tiers de la population de la ville-lumière et, à l’approche de la cavalcade, les badauds qui encombraient la chaussée refluaient sur les trottoirs.

Hervé attendait que le torrent se fût écoulé pour s’acheminer vers l’hôtel de Bernage et il allait se retirer de la fenêtre, lorsque Pibrac lui dit en lui poussant le coude:

– Regarde donc, là… au-dessous de nous, ton futur beau-père qui essaie de grimper sur le perron de l’établissement; il nous a vus et il voudrait nous rejoindre… Il aura de la peine à arriver jusqu’ici, à travers cette foule, mais il est capable d’y réussir… et je ne te cacherai pas que ce financier m’ennuie. Tu es obligé de le supporter, mais moi, qui n’épouserai pas sa fille, je vais me réfugier dans le salon du fond. J’y ai aperçu des amis qui ne demandent qu’à me régaler d’un punch au kirsch et j’ai soif.

Il le fit comme il le disait et Scaër ne chercha point à le retenir, car il redoutait les intempérances de langage de ce viveur qui, du reste, n’était pas dans les bonnes grâces de M. de Bernage. Scaër descendit au rez-de-chaussée pour épargner au père de sa promise la peine de monter et il le rencontra au bas de l’escalier.

Ce millionnaire – qui ne l’avait pas toujours été – payait de mine et personne ne l’aurait pris pour un parvenu. Grand, large d’épaules et possédant ce qu’on appelle une belle prestance, il pouvait aussi prétendre en belle tête, comme on disait jadis. Sa physionomie, sans être sympathique, n’était pas déplaisante. Il avait l’air et les façons d’un gentleman d’outre-Manche, quoiqu’il ressemblât beaucoup moins à un Anglais qu’à un Arabe, avec son teint basané, ses dents blanches et ses grands yeux noirs pleins de feu.

Il venait d’atteindre la cinquantaine et ses cheveux commençaient à peine à s’argenter.

Un beau-père doué d’un extérieur si avantageux ne pouvait que faire honneur à Hervé qui, jusqu’alors, n’avait eu qu’à se louer de lui, car cet homme, enrichi par les affaires, n’avait ni marchandé, ni finassé pour traiter celle du mariage de sa fille.

Dès les premiers pourparlers, il s’était montré plus franc et plus désintéressé que bien des pères de noble race. Il lui suffisait, disait-il, que M. de Scaër plût à Solange et la rendît heureuse. Il avait fixé lui-même le chiffre de la dot, sans hésiter et sans autre condition que celle de passer chaque année quelques mois en Bretagne chez ses enfants.

Ce n’était vraiment pas trop exiger, et Hervé ne répugnait pas du tout à habiter pendant l’été avec un homme sérieux qui était resté gai et indulgent.

La fortune de Bernage, contrôlée par le notaire du futur, était solidement assise, en immeubles et en capitaux bien placés, et si elle était de date récente, il ne paraissait pas qu’elle eût été mal acquise. Elle avait un point de départ assez modeste et elle s’était rapidement accrue par d’heureuses spéculations commerciales et industrielles.

Celui qui l’avait faite en était à ce moment psychologique où l’homme qui a su s’enrichir sans se déconsidérer essaie de prendre pied dans le monde aristocratique, et le mariage de sa fille avec l’héritier d’un des plus anciens noms de la vieille Armorique allait aider M. Laideguive, dit de Bernage, à s’y introduire.

D’un autre côté, cette mésalliance apportait au dernier des Scaër la seule chose qui lui manquât: l’argent.

Tout était donc pour le mieux, à une époque où, plus que jamais, les nobles cherchent à redorer leur blason et les roturiers à s’anoblir.

– Et puis, pas de belle-mère! s’était écrié Pibrac, en apprenant que son ami Hervé allait épouser Mlle Solange.

Bernage était veuf depuis de longues années.

Il vivait comme vivent bien des Parisiens qui ont perdu leur femme étant jeunes, c’est-à-dire qu’il ne se privait pas de s’offrir des consolations, mais il avait toujours sauvegardé les apparences. On ne lui connaissait pas de liaison et s’il en avait de passagères, il ne les affichait pas.

Bernage était donc le modèle des beaux-pères et Hervé, qui l’appréciait à toute sa valeur, l’accueillit avec empressement.

– Je ne vous dérange pas, j’espère, dit l’aimable capitaliste, après avoir cordialement serré la main de son futur gendre. Je m’étais fourvoyé sur les boulevards, sans songer que le bœuf allait y passer, et à l’approche du cortège je me suis réfugié ici pour éviter d’être écrasé… mais vous étiez là-haut avec un ami et je ne veux pas que vous le plantiez là pour m’être agréable.

Hervé protesta qu’il ne tenait pas du tout à la compagnie d’Ernest Pibrac et saisit cette occasion de déclarer qu’il avait cessé de le fréquenter habituellement.

– C’était un assez bon camarade au temps où je menais la même existence que lui, mais nous avons bifurqué, dit-il gaiement. Je n’ai pas rompu, mais je ne le recherche plus. Il a le diable au corps et il finirait par me compromettre. Ainsi, tenez!… hier, vers minuit, j’allais tranquillement me coucher, quand j’ai eu la mauvaise chance de le rencontrer. Il s’est accroché à moi et il a tant fait qu’il m’a entraîné au bal de l’Opéra. Je m’en accuse devant vous, cher monsieur… c’est un commencement d’expiation.

– Vous n’avez rien à expier, mon cher baron, dit en souriant le plus accommodant des beaux-pères. Aller au bal de l’Opéra n’est pas un crime. J’y vais bien encore quelquefois, moi qui n’ai plus votre âge. Si la fantaisie m’était venue d’y entrer cette nuit, je ne m’en serais pas caché, et si je vous y avais vu, je ne vous aurais pas reproché d’y être.

– Donc, il n’y était pas, pensa Hervé. Pibrac a rêvé cette histoire du faux nez… à moins qu’il ne l’ait inventée pour se moquer de moi.

Et il répliqua vivement:

– Je ne me serais pas caché non plus, je vous prie de le croire… et je ne suis pas resté à ce bal… je m’y ennuyais à périr. Pibrac et sa bande ont soupé sans moi.

– Bravo!… ma fille sera charmée d’apprendre que vous êtes à l’épreuve des tentations.

– Me conseillez-vous donc de lui raconter?…

– Pourquoi pas?… Solange, Dieu merci! n’est ni une prude, ni une sotte, et elle vous saura gré de votre franchise. Elle est d’ailleurs convaincue que vous l’aimez trop pour vous galvauder comme ce M. Pibrac qui n’est pas de votre monde.

– Elle ne se trompe pas, je vous le jure, et…

– Vous lui direz cela tout à l’heure, si vous voulez m’accompagner jusqu’à la maison. Je rentrais quand je vous ai aperçu à la fenêtre, et maintenant que le cortège a défilé, nous ne risquerons plus d’être étouffés, en nous dirigeant vers le boulevard Malesherbes. Le thé doit être servi. Ma fille aura peut-être quelques amies, mais vous trouverez bien le moyen de lui faire votre cour, quand même.

Hervé ne demandait qu’à revoir Mlle de Bernage, quand ce n’eût été que pour chasser le souvenir de ses aventures nocturnes qui lui revenaient à l’esprit plus souvent qu’il n’aurait souhaité. Et il se promettait, tout en flirtant avec sa fiancée, d’insister pour que la date de leur mariage fût fixée à une époque plus rapprochée.

Il se défiait encore, par moments, de la solidité de ses résolutions, et il lui tardait de brûler, comme on dit, ses vaisseaux, afin de se mettre dans l’impossibilité de reculer.

La nuit vient de bonne heure au mois de février, et quand le futur beau-père et le futur gendre, qui étaient sortis ensemble du café, arrivèrent à la Madeleine, on allumait déjà les becs de gaz.

Ils n’avaient pas pu échanger beaucoup de paroles au milieu de la foule bruyante qui suivait le même chemin qu’eux, mais elle s’était éclaircie et Scaër, finit par remarquer le manège d’un monsieur qui leur emboîtait le pas depuis la rue Caumartin.

Ce monsieur les avait déjà dépassés plusieurs fois; puis, dès qu’il avait pris dix pas d’avance, il ralentissait son allure, se laissait dépasser à son tour et se remettait à marcher derrière eux.

Ainsi manœuvrent les lovelaces du pavé qui, avant d’aborder une femme rencontrée dans la rue, tiennent à l’examiner sous tous ses aspects.

Ce n’était pas le cas, et le suiveur pouvait bien être un espion, quoiqu’il n’en eût pas l’air.

Peut-être aussi ne s’occupait-il pas de les surveiller, car ils n’étaient pas seuls sur le large trottoir.

Hervé ne se rappelait pas l’avoir jamais vu et il jugea inutile de le signaler à l’attention de M. de Bernage.

Du reste, l’homme ne tarda point à hâter le pas et à se perdre dans la foule des passants qui le précédaient. Hervé crut s’être trompé et n’y pensa plus.

Ces messieurs passèrent devant la façade de la Madeleine, en causant, à bâtons rompus, comme on peut causer sur une voie publique, encombrée de promeneurs. Ce n’était pas le moment ni le lieu d’engager une conversation intéressante et ils n’y étaient pas disposés.

Décidé à suivre le conseil de son futur beau-père, Hervé se préparait à raconter gaiement à sa fiancée comme quoi il s’était montré au bal dans une loge pleines de belles de nuit qui n’avaient pas réussi à le séduire et de mauvais sujets avec lesquels il n’avait pas voulu souper.

M. de Bernage, lui, pensait sans doute à ses affaires. Il en avait beaucoup et quoiqu’il en prît à son aise, il ne les oubliait jamais complètement.

Ils cheminaient donc en silence et ils allaient traverser la chaussée pour remonter le côté gauche du boulevard Malesherbes, lorsque le financier s’arrêta.

– Mon cher, dit-il en se frappant le front, ma mémoire s’en va… c’est signe que je vieillis… J’oubliais que j’ai promis de passer à cinq heures chez un monsieur qui doit me donner une réponse au sujet d’une négociation très importante dont je l’ai chargé. Le dimanche gras!… c’est ridicule, mais c’est ainsi. Voilà ce que c’est que d’avoir de gros capitaux engagés! On n’a pas un jour de répit; et si je remettais l’entrevue à demain, il pourrait m’en coûter cher. Souffrez donc, mon ami, que je vous quitte. Allez sans moi demander une tasse de thé à ma fille et dites-lui que je ne tarderai pas à vous rejoindre. Mon homme demeure rue Tronchet, c’est tout près d’ici, et avec lui je n’en ai pas pour plus de dix minutes.

Ayant dit, M. de Bernage tourna les talons et se lança sur la longue esplanade plantée d’arbres qui borde la colonnade latérale de l’église.

Hervé ne fut ni trop surpris ni trop fâché de ce brusque départ.

Il savait que son futur beau-père était avant tout l’homme du devoir, esclave de tous ses engagements et incapable de manquer à un rendez-vous d’affaires.

Et d’ailleurs, Hervé aimait autant arriver seul chez sa future.

M. de Bernage lui laissait pleine liberté dans le salon de sa fille, mais les pères gênent toujours un peu les amoureux, et il suffit qu’ils soient là pour que la causerie prenne un tour plus cérémonieux.

Et précisément, Hervé avait à dire beaucoup de choses qu’on ne dit bien qu’en tête à tête.

Ainsi, il préméditait de lui parler longuement de leur prochaine installation à Trégunc et de l’existence qu’ils y mèneraient. Elle lui avait juré plus d’une fois qu’elle adorait la campagne et particulièrement le pays de Cornouailles, mais il se défiait un peu du goût qu’elle affichait pour la contrée sauvage où il était né et qu’il comptait habiter six mois de l’année.

Il voulait la prier en même temps de fixer une date à leur mariage.

Elle ne pouvait pas lui savoir mauvais gré de se montrer impatient, et ce serait une excellente occasion d’exprimer, plus chaleureusement qu’il ne l’avait fait jusqu’alors, ses sentiments amoureux.

Il traversa le boulevard et en prenant pied sur le trottoir opposé, il se retourna instinctivement pour suivre un instant des yeux M. de Bernage qui était encore en vue et très reconnaissable de loin, à cause de sa haute taille.

Ce financier aurait fait un magnifique tambour-major.

Il était parti au pas accéléré, mais il s’était mis bientôt au pas ordinaire et il ne tarda pas à être accosté sur la promenade par un monsieur qui venait en sens inverse.

– Son homme de la rue Tronchet, sans doute, se dit Hervé. Maintenant qu’ils se sont rencontrés, ils vont conférer en plein air, et la conférence ne durera pas longtemps. Pour arriver le premier, je ferai bien de me dépêcher.

Et il se hâta vers l’hôtel de Bernage qui s’élevait en façade sur le boulevard Malesherbes, un peu plus haut que la rue de la Bienfaisance.

Il était superbe cet hôtel, acheté d’un richissime étranger, et il valait plus d’argent que toutes les terres et tous les châteaux du dernier des Scaër.

Le père de Solange ne l’avait pourtant pas payé trop cher.

Ruiné par la guerre de sécession, l’Américain du Sud qui l’avait fait construire à grands frais s’était trouvé dans la nécessité de le vendre à bref délai, et M. de Bernage avait profité de l’occasion.

Tout réussissait à ce spéculateur bien avisé et tout annonçait que sa fortune n’en resterait pas là.

Hervé, qui avait défait la sienne, se figurait volontiers que le bonheur est contagieux et que son beau-père lui apporterait la veine.

Du reste, en attendant qu’elle lui vînt, il n’avait pas à se plaindre, puisque, menacé du naufrage, il allait entrer au port, et l’avenir s’ouvrait devant lui assez brillant pour lui faire oublier ses désastres et même ses fautes.

Il ne se souvenait déjà plus que d’une romanesque aventure de sa jeunesse, et assurément il ne s’en souviendrait pas toujours, car il avait fallu pour la lui rappeler le hasard d’une rencontre et il était très possible que cette rencontre n’eût pas de suites.

Cinq heures sonnaient à l’église Saint-Augustin, lorsque le gentilhomme breton arriva devant la grille monumentale de l’hôtel de Bernage. Elle était ouverte, en prévision de visites attendues, et un valet de pied en livrée se tenait sur le perron.

Hervé le connaissait bien cet hôtel où depuis quelques mois il venait à peu près tous les jours, et cependant, chaque fois qu’il y entrait, il l’admirait comme s’il ne l’avait jamais vu.

C’était un véritable palais et un palais mieux distribué que bien des résidences souveraines et plus artistiquement meublé.

Rien n’y choquait l’œil, quoique tout y fût d’une richesse inouïe.

Pas d’ornements criards, pas de luxe banal. Et un cachet d’originalité jusque dans les plus petits détails.

Le vestibule avait grand air avec son pavé de marbre blanc, traversé par une large bande de tapis de Perse qui recouvrait entièrement les marches de l’escalier éclairé par de grandes torchères en onyx et lambrissé d’immenses glaces.

En suivant dans ce royal escalier le valet de pied qui le conduisait, Hervé pensait aux vieilles dalles de granit qu’il fallait franchir pour monter au premier étage de son manoir de Trégunc, et il savait gré à Mlle de Bernage de ne pas répugner à habiter, après la noce, ce logis breton, aussi incommode que vénérable.

La salle à manger qu’il entrevit en passant ne ressemblait guère à l’immense réfectoire seigneurial où le vieux baron de Scaër ne lui permettait de se mettre à table qu’après avoir entendu, debout, le bénédicité récité par son chapelain.

Elle n’avait que deux fenêtres, cette salle à manger originale, mais deux fenêtres profondes, tout enfeuillées de verdure et de fleurs. Le plafond était à poutrelles de hêtre relevées par des nervures dorées. Les murs étaient tendus de cuir de Cordoue avec des arabesques de couleur. Sur les crédences en style de la Renaissance se dressaient des figures de sirènes, et les chaises en bois sculpté avaient des dossiers surmontés de têtes de femmes dans le goût Henri II.

Et quand Hervé traversa le grand salon, où des panneaux en glaces alternaient avec des tentures de lampas blanc, où des statues de marbre posées sur des socles d’ébène coudoyaient des tableaux de maîtres placés sur des chevalets dorés, où de vastes fauteuils-duchesse entouraient majestueusement la cheminée, Hervé revit par la pensée les sévères boiseries de chêne, les meubles vermoulus et les portraits d’ancêtres de la grande galerie où son père recevait les châtelains des environs.

Il est vrai qu’à Trégunc les ancêtres étaient authentiques, et que M. de Bernage, fils de ses œuvres, n’avait pas d’ancêtres.

Ses petits-enfants en auraient, puisqu’ils descendraient des Scaër, et il n’en demandait pas plus, en attendant mieux.

Pour ses réceptions de cinq heures, Mlle de Bernage s’établissait dans un petit salon qui faisait suite au grand: une merveille d’élégance confortable, ce boudoir, en forme de rotonde, avec des rideaux en satin de Chine et une cheminée habillée et décorée comme une pagode.

Solange s’y tenait, assise sur un canapé-divan, fermé à chaque bout par un accoudoir et chargé de coussins de toutes couleurs.

Assez loin d’elle, debout devant une table en véritable laque, une personne grassouillette surveillait le samovar de cuivre où chauffait l’eau qui allait servir à la confection du thé.

Cette personne, un peu mûre, était de son état dame de compagnie – une profession assez mal définie qu’on peut exercer de plus d’une façon.

Mlle de Bernage, qui, tout enfant, avait perdu sa mère, ne pouvait pas se passer de chaperon depuis qu’elle était entrée dans le monde, et dès sa sortie du pensionnat, où elle était restée jusqu’à dix-sept ans, son père avait placé près d’elle Mme de Cornuel, veuve, disait-il, d’un officier supérieur et suffisamment distinguée de manières et de ton.

M. de Bernage, qui la connaissait de longue date, appréciait fort ses mérites et avait en elle une confiance absolue.

Solange la goûtait moins, mais elle vivait en bonne intelligence avec cette espèce de gouvernante qui ne la gouvernait guère, car elle ne la contredisait jamais et elle parlait fort peu, quoiqu’elle parlât fort bien, quand il lui plaisait de parler.

Solange lisait et elle ne leva pas les yeux lorsque son prétendu écarta la portière du petit salon.

Le valet de pied s’était retiré sans l’annoncer et l’épaisseur des tapis amortissait si bien le bruit des pas que ni la jeune fille ni la veuve ne s’étaient aperçues que M. de Scaër était là, retenant son haleine, afin de ne pas éveiller l’attention de sa fiancée qu’il prenait plaisir à contempler, sans qu’elle s’en doutât.

On juge mieux de la beauté d’une femme quand elle ne sait pas qu’on la regarde, et jamais Solange ne lui avait paru si belle.

Elle était pâle et brune comme la nuit; elle avait de grands yeux noirs et des sourcils arqués, le profil sévère d’une statue grecque, la taille élancée et les formes juvéniles d’une nymphe sculptée par Jean Goujon.

Et sa pose alanguie ajoutait à sa beauté ce charme délicat que les italiens appellent la morbidezza.

Elle tenait un livre, mais ce livre ne paraissait pas l’intéresser beaucoup, car elle venait de le poser sur ses genoux. Évidemment, sa pensée était ailleurs. À quoi songeait-elle? Hervé jugea qu’il était temps de s’annoncer.

Au léger bruit qu’il fit en s’approchant, elle tourna la tête et s’écria en rougissant un peu:

– Ah! vous m’avez fait peur! Est-ce qu’il y a longtemps que vous êtes là?

– Je viens d’arriver, mademoiselle, et je vous admirais…

– Sans m’avertir que vous me regardiez. Ce n’est pas de jeu, cela. Si j’avais su, j’aurais pris des attitudes. Je suis sûre que vous m’avez trouvée laide.

Et sans laisser à Hervé le temps de protester, Solange reprit gaiement:

– Pour vous punir, je devrais vous cacher que vous m’avez surprise rêvant manoirs à tourelles, landes fleuries, pierres druidiques et autres curiosités bretonnes.

– Quoi! mademoiselle, dit Hervé, vous pensiez à mon pauvre pays!

– Oui, monsieur, et il me semblait le voir tel que je l’ai vu, l’an dernier, par un ciel pâle qui lui allait à merveille… comme les nuances grises vont aux femmes sentimentales. Et dans le paysage que j’évoquais, vous figuriez en costume de chasse, comme vous étiez le jour où mon père et moi nous vous avons rencontré au bas de l’avenue du château. Vous en souvenez-vous?

– Si je m’en souviens!… Vous aviez une robe bleue à pois blancs.

– Et vous une peau de bique… mais vous la portiez si bien!… j’espère que vous la mettrez pour courir les landes avec moi… Je me ferai faire un costume breton… celui des femmes de Pont-Labbé… c’est le plus joli… et nous nous ferons photographier tous les deux, la main dans la main, au pied de cet énorme dolmen que vous nous avez montré de loin. Vous n’avez pas voulu nous y mener, mais je prétends y aller en pèlerinage dès que nous serons installés à Trégunc. Nous y conduirons Mme de Cornuel, ajouta malicieusement Solange en regardant la dame de compagnie. Je suis sûre qu’elle raffole des monuments druidiques.

– À mon âge, ma chère enfant, répondit en souriant la gouvernante, on ne raffole plus de rien. Quand vous serez mariée, vous irez fort bien sans moi visiter les curiosités bretonnes. Je crois même que je vous gênerais pour les admirer, et votre père sait bien que je n’ai pas le projet de quitter Paris.

– Bon! mais vous viendrez nous voir et je vous promets que vous ne vous ennuierez pas. Je compte faire de Trégunc le plus gai des châteaux. Nous recevrons beaucoup… Nous chasserons à courre dans la forêt de Clohars… Il y a une garnison de cavalerie à Pontivy… Nous inviterons les officiers… il s’en trouvera peut-être qui ont connu M. de Cornuel… n’a-t-il pas commandé un régiment de dragons?

– Oh! il y a si longtemps de cela qu’on ne se souvient plus de lui dans l’armée, répondit la veuve.

Puis à Hervé:

– Vous offrirai-je une tasse de thé, monsieur le baron?

Elle ne manquait jamais de l’appeler par son titre, à l’imitation de Bernage qui baronisait volontiers son futur gendre, et cette fois, elle appuya sur le mot, comme si elle eût voulu rappeler à Solange que la châtelaine de Scaër ne devait pas mener en province la vie d’une cocotte parisienne.

Hervé saisit l’intention et marqua un bon point à la dame, car il n’était pas disposé à accepter intégralement le programme de Mlle de Bernage et il espérait en restreindre l’exécution.

L’allusion au dolmen de Trévic l’avait d’ailleurs un peu troublé, et il se promettait de ne jamais y conduire sa femme.

Il remercia Mme de Cornuel et il dit à la jeune fille:

– Vous me rassurez, mademoiselle. Je m’imaginais que vous vous accoutumeriez difficilement à la Bretagne et je crains encore un peu que vous ne vous illusionniez sur les charmes d’un séjour prolongé à Trégunc. Moi je m’y plais, parce que j’y ai été élevé, mais vous qui n’avez fait qu’y passer et qui avez toujours habité Paris…

– Pardon!… j’ai été sept ans en nourrice et en sevrage, dans une ferme de la Brie… dix ans à Versailles, au pensionnat de la respectable Mme Verdun… j’en ai maintenant dix-neuf… comptez!

– Mais, depuis deux ans que vous allez dans le monde…

– Dans le monde où on s’ennuie, interrompit Solange. Mon père ne voit que des gens sérieux… deux ou trois bals par hiver… cinq ou six fois au spectacle… à l’Opéra, aux Français, ou à l’Opéra-Comique… les autres théâtres, à ce qu’il paraît, ne sont pas convenables et on ne me les permet pas… quelques visites à des amies de pension qui sont mariées et qui me les rendent, quand elles en ont le temps… et puis, c’est tout… Je serai moins isolée à Trégunc que dans cet hôtel… tenez! nous sommes en plein carnaval… et aujourd’hui, dimanche gras, si vous n’étiez pas venu, je n’aurais vu personne. Quand je pense qu’il y a des femmes qui, depuis deux mois, dansent tous les soirs!…

– Vous aimez le bal tant que cela?

– Ce n’est pas le bal que j’aime, c’est le mouvement, c’est le bruit, c’est l’imprévu. J’aimerais encore mieux la chasse, les chevaux, les expéditions périlleuses. Je voudrais m’embarquer pendant une tempête et faire un peu naufrage.

– Si je vous disais que nous avons les mêmes goûts?

– Vrai?… bien vrai?

– J’étais né pour être marin… j’ai manqué à ma vocation… mais avec vous, j’irais volontiers au bout du monde.

– Oh! alors, je serai la plus heureuse des femmes, s’écria Solange en battant des mains.

– Non… c’est moi qui serai le plus heureux des hommes, dit gaiement Hervé.

– Nous voyagerons tout l’été… en Laponie… en Islande… dans des pays où personne ne va… pas en Suisse, par exemple, à moins que ce ne soit pour faire l’ascension du Mont-Blanc; à l’automne, quand nous serons rentrés, nous forcerons des loups… il doit y avoir des loups dans votre forêt de Clohars… et l’hiver, à Paris, nous irons partout… aux petits théâtres… aux cafés-concerts… au bal de l’Opéra… J’ai tourmenté mon père pour qu’il m’y menât… il n’a jamais voulu. Je me demande pourquoi. Une de mes amies de la pension Verdun y va avec son mari… vous y allez, vous…

– Comment! vous savez…

– Je ne sais rien du tout, mais j’imagine que vous ne vous en privez pas plus que les autres jeunes gens de votre âge.

– Mademoiselle, vous me donnez le courage de faire des aveux. J’y étais cette nuit, au bal de l’Opéra… et je m’y suis ennuyé mortellement.

– Parce que vous êtes blasé sur ce plaisir-là. Moi pas, et je vous réponds que je m’y amuserai quand vous m’y conduirez. En attendant, racontez-moi ce que vous y avez fait.

– Rien. Je m’étonnais de m’y voir et je n’y serais pas resté une demi-heure, si je n’y avais pas rencontré…

– Qui donc?

– Vous ne le devineriez jamais, si je ne vous le disais pas. Un gars de mon pays, un pauvre diable qui gardait les chèvres de ma ferme de Lanriec et qui est venu échouer à Paris, où il meurt de faim. Je ne le reconnaissais pas, mais il m’a reconnu et il m’a abordé. Je lui ai donné de quoi manger et je lui ai promis de le reprendre à mon service, quand nous serons au château.

– Vous avez bien fait.

– J’étais sûr que vous ne me désapprouveriez pas et je suis sûr aussi que vous vous intéresserez à lui, quand vous connaîtrez son histoire. C’est un véritable roman… et un roman d’amour.

– Dites-la moi, je vous en prie.

– Non, mademoiselle. Je veux vous laisser le plaisir de la lui demander quand vous le verrez… et puis, Dieu sait comment elle finira… attendez le dénouement.

En dépit des mines de la gouvernante un peu scandalisée de la tournure que prenait cette causerie entre fiancés, Solange aurait volontiers insisté, mais, à ce moment, entra le valet de pied, apportant sur un plat d’argent une carte de visite. Elle la prit et après y avoir jeté les yeux, elle la passa à Mme de Cornuel, en lui demandant:

– Connaissez-vous ce nom-là?

– «Marquesa de Mazatlan», lut la gouvernante; non… pas du tout.

– Au-dessus du nom, il y a des armes. M. de Scaër les connaît peut-être.

– Des armes timbrées d’une couronne de marquise, répondit Hervé, après avoir regardé. Non, je ne les connais pas.

– Enfin, demanda la gouvernante au valet de pied, que veut cette dame?…

– Elle vient quêter au profit d’une œuvre de charité.

– Quelque intrigante, sans doute.

– Je ne crois pas, madame. Elle attend à la grille dans un coupé très bien attelé et je sais qu’elle a son hôtel avenue de Villiers. Je la vois passer très souvent et je connais son cocher.

– C’est différent, dit Mme de Cornuel qui avait beaucoup de considération pour les gens riches. Il me semble, ma chère Solange, que vous pouvez la recevoir.

– Je ne demande pas mieux, s’écria la jeune fille. Une marquise espagnole, ici…, c’est inattendu et j’adore l’inattendu.

Sur un signe de Mme de Cornuel, le valet de pied sortit à reculons et, dès qu’il eut disparu, Hervé se mit à dire en riant:

– J’ai le pressentiment que cette Espagnole est une affreuse duègne.

– Je l’espère bien, répliqua gaiement Mlle de Bernage. Si elle était jeune et jolie, je ne la recevrais pas volontiers pendant que vous êtes là. Sachez, monsieur, que je suis très jalouse.

– Je ne vous donnerai jamais sujet de l’être, mademoiselle. Je viens de faire mes preuves à l’Opéra… en refusant d’aller souper en mauvaise compagnie avec des amis qui ne se piquent pas de vertu… et je vous jure que je n’ai eu aucun mérite à me priver de ce divertissement, car depuis que j’ai le bonheur de vous connaître, toutes les femmes me semblent laides.

– Prenez garde, dit malicieusement Solange; la marquise est peut-être charmante et, avant que le coq ait chanté trois fois, il pourrait bien vous arriver de changer de sentiment… Mais je vous avertis que, si elle vous plaît, je m’en apercevrais tout de suite.

Ce marivaudage n’était pas du goût de Mme de Cornuel et elle y coupa court, en disant:

– Je ne sais si M. de Bernage nous approuvera d’avoir reçu cette étrangère… je regrette vivement qu’il ne soit pas encore rentré.

– Je puis vous assurer qu’il ne tardera guère, dit Hervé qui n’était pas fâché de se dérober aux taquineries de sa fiancée; quand je suis arrivé, il venait de me quitter sur la place de la Madeleine en me priant de vous annoncer qu’il me rejoindrait ici avant une demi-heure.

– Elle est passée la demi-heure, murmura la dame de compagnie.

– Raison de plus pour que nous le voyions bientôt.

– Je le souhaite, car sa présence me délivrerait d’une responsabilité qui…

– Il me semble qu’on vient, interrompit Solange en prêtant l’oreille. Monsieur de Scaër, je vous prie, voyez donc si c’est mon père.

Le grand salon étincelait de mille feux. C’était une des fantaisies quotidiennes de Mlle de Bernage de faire allumer, dès que la nuit approchait, tous les lustres et toutes les torchères, à seule fin de ne pas ressembler aux provinciaux qui ne s’habillent que le dimanche et aux bourgeois de Paris qui ne s’éclairent a giorno que les jours où ils ont du monde à dîner.

Cette illumination ne s’étendait pas jusqu’au petit salon où brûlaient seulement deux lampes discrètes, et de cette inégale distribution des lumières, il résultait que du fond du boudoir on voyait beaucoup mieux qu’on n’était vu.

Pour être agréable à sa fiancée, Scaër s’était avancé jusqu’à la portière de soie qui marquait la séparation des deux pièces, et il put tout à son aise examiner la tournure, la démarche et même les traits de la dame qu’amenait le valet de pied, – car c’était la visiteuse qui arrivait et non pas M. de Bernage, comme l’avait cru Solange et comme le désirait Mme de Cornuel.

Hervé resta ébloui de la beauté de cette marquise de Mazatlan que, tout à l’heure, avant qu’elle se fût montrée, il soupçonnait d’être une duègne.

Elle était charmante et elle brillait de jeunesse.

Seulement, elle n’avait pas du tout l’air espagnol.

Elle était blonde comme les blés. À la blancheur de sa peau et à la fraîcheur de son teint, on aurait pu la prendre pour une Anglaise. Mais le regard était vif, la physionomie expressive et mobile. Habillée, d’ailleurs, avec goût, comme une Parisienne qui sait porter la toilette et qui suit la mode sans l’exagérer.

Le règne de l’absurde crinoline venait de finir et une robe bien coupée mettait en relief tous les avantages naturels de la dame: sa taille souple, sa tournure gracieuse et même son petit pied, aristocratiquement cambré.

Elle avait ce que l’auteur du Demi-Monde a appelé la ligne, c’est-à-dire la grâce et l’harmonie du mouvement. Elle avait aussi de la race, comme disent les connaisseurs en chevaux et en femmes.

Elle en avait tant que Scaër, extasié, oubliait de renseigner Mlle de Bernage qui l’avait envoyé en reconnaissance et qui s’étonnait de son silence prolongé.

Ce fut l’affaire d’un instant, car il se rejeta vivement dans le petit salon pour laisser passer la visiteuse que le valet de pied annonçait.

Il se retira si vite qu’elle entra sans le remarquer et il recula jusqu’au fond du boudoir, pendant que Solange, avertie, se levait pour recevoir poliment cette quêteuse titrée.

Et ce fut le tour de Solange d’être éblouie.

Quoi qu’elle en eût dit à son fiancé, elle ne s’attendait pas à voir une duègne, mais elle s’attendait encore moins à voir une merveille de beauté, et peu s’en fallut qu’elle ne perdît contenance.

– Mademoiselle, lui dit doucement l’étrangère, pardonnez-moi de me présenter ici sans être connue de vous. Je sais que vous aimez les pauvres et je vais m’adresser à votre cœur; je puis donc espérer que vous excuserez l’indiscrétion de ma visite, et, afin de vous l’expliquer, je me hâte de vous apprendre que votre réputation de charité s’étend jusqu’à l’avenue de Villiers où je demeure.

– J’avoue que je ne m’en doutais pas, murmura Solange.

– Je vous assure, mademoiselle, que tous les malheureux de ce quartier vous bénissent; aussi n’ai-je pas hésité à venir vous demander à vous associer à une bonne œuvre.

Maintenant, permettez-moi de vous dire qui je suis, et pourquoi je viens, car vous ne savez de moi que mon nom, et mon mari n’a jamais habité la France qu’en passant. Il est mort à la Havane, où il possédait de grandes propriétés, et j’ai pris la résolution de me fixer à Paris. Il m’a laissé une fortune indépendante et je voudrais en consacrer une partie à ceux qui souffrent de la maladie à laquelle il a succombé… une maladie très rare à la Havane et très commune en Europe… la plus terrible de toutes, car on n’en guérit jamais… la phtisie enfin… qui fait tant de ravages que la place manque souvent dans vos hôpitaux, pour y traiter ceux qu’elle atteint.

Je ne suis pas assez riche pour fonder à moi seule un nouvel hôpital qui leur serait réservé. Je suis donc obligée d’avoir recours aux âmes compatissantes pour compléter la somme. Je ne sais si j’y parviendrai… mais je réussirai du moins, avec mes propres ressources, à soulager bien des misères isolées.

Cela dit, mademoiselle, je me hâte d’ajouter que je ne viens pas solliciter de vous une offrande immédiate. Je ne fais encore que de la propagande charitable. Tout ce que je vous demande, c’est de recommander à Monsieur votre père, à ses amis et aux vôtres, une idée généreuse…

– Je vous promets de l’appuyer de toutes mes forces et je ne doute pas d’y rallier mon père, dit vivement Mlle de Bernage.

La marquise était restée debout et Solange, qui ne se lassait pas d’admirer sa rayonnante beauté, ne songeait pas à la prier de s’asseoir; ce que voyant, la gouvernante avança un siège, et Solange pensa enfin aux présentations obligatoires en pareil cas.

– Mme de Cornuel, dit-elle en désignant la dame de compagnie qui échangea avec l’étrangère un salut assez froid.

M. de Scaër!

À ce nom, la marquise tourna vivement la tête du côté où se tenait dans l’ombre Hervé qu’elle n’avait pas aperçu en entrant.

Lui aussi, il s’était encore une fois oublié à contempler cette adorable quêteuse, et il se sentait troublé, sans savoir pourquoi.

Il se montra pourtant, et en s’inclinant devant elle, il crut voir qu’elle changeait de visage.

Elle rougit positivement et une flamme brilla dans ses grands yeux bleus.

La rougeur passa vite et la flamme s’éteignit aussitôt. Mais la physionomie prit une expression d’étonnement ou d’inquiétude. Le regard semblait demander: «que fait ici ce jeune homme?»

Hervé ne se permit pas de répondre à cette interrogation muette et la marquise, promptement remise, dit à Solange:

– Je vous remercie, mademoiselle, et je me flatte que, sur votre recommandation, M. de Bernage ne me refusera pas son appui. Ses relations dans le monde des grandes affaires m’aideront puissamment, s’il veut bien s’intéresser à la création hospitalière que je rêve. Je regrette de ne pas le rencontrer aujourd’hui et je serai très heureuse de le recevoir quand il lui plaira de venir chez moi, car…

– Le voici, madame, interrompit Solange, qui s’était approchée de la portière ouverte.

M. de Bernage arrivait au moment où l’entretien allait cesser, car la marquise ne paraissait pas disposée à le prolonger, depuis que M. de Scaër était entré en scène inopinément.

Solange courut à la rencontre de son père et l’arrêta pour le mettre en peu de mots au courant de la situation. Il l’écouta d’un air assez renfrogné, mais il se dérida dès qu’il se trouva en face de Mme de Mazatlan.

Cette étrangère n’avait qu’à paraître pour apprivoiser les plus récalcitrants et le quinquagénaire Bernage subit comme les autres l’ascendant de sa beauté. Il fut non seulement poli, mais empressé, galant même plus qu’il ne convenait à son âge, et il fit si bien qu’il retint la marquise, prête à partir. Pour cela, il n’eut qu’à dire ce que son futur gendre n’avait pas dit. Il présenta de nouveau Hervé de Scaër, mais il le présenta comme le fiancé de sa fille, et il alla jusqu’à ajouter qu’après leur très prochain mariage, M. et Mme de Scaër seraient charmés de revoir au château de Trégunc, en Cornouailles, la marquise de Mazatlan.

C’était, comme on dit, se jeter à la tête de cette marquise, et il fallait qu’elle l’eût ensorcelé à première vue pour qu’il s’avançât ainsi, car il n’était pas coutumier du fait.

Hervé n’en revenait pas et se reprenait à croire que l’homme mûr qui s’enflammait si facilement pour une jolie femme avait bien pu aller, comme le prétendait Ernest Pibrac, chercher au bal de l’Opéra des bonnes fortunes d’occasion.

Solange s’étonnait aussi d’entendre son père s’aventurer de la sorte et se réservait de décliner plus tard l’honneur d’héberger, en Bretagne, la trop séduisante marquise.

Mme de Cornuel, plus étonnée encore, écoutait de toutes ses oreilles et oubliait de servir le thé.

Mme de Mazatlan reçut sans enthousiasme les compliments et l’invitation, évitant de s’engager pour l’avenir et revenant toujours au but présent de sa visite.

Sur quoi, M. de Bernage se répandit en éloges et en protestations de dévouement à la noble entreprise patronnée par la dame, déclarant qu’il lui tardait d’aller la voir, en son hôtel de l’avenue de Villiers, à seule fin de s’entendre avec elle sur la marche à suivre pour mener à bien le grand projet qu’elle caressait.

Elle l’assura qu’il serait le très bien venu, elle le remercia chaleureusement et en excellents termes, mais elle ne se décida pas à s’asseoir.

On eût dit qu’elle se sentait gênée depuis qu’elle n’était plus seule avec Solange. L’apparition d’Hervé l’avait surprise et sans doute les empressements de M. de Bernage la fatiguaient.

Elle y coupa court en prenant congé.

Bernage la reconduisit, et il l’aurait volontiers accompagnée jusqu’à sa voiture, s’il n’eût pas rencontré le valet de pied qui attendait dans l’antichambre.

Quand il revint, il trouva Hervé et Solange échangeant des regards dont il devina certainement la signification, car il leur dit de but en blanc:

– Vous vous demandez si j’ai perdu l’esprit de faire tant d’accueil à une marquise d’outre-mer. Vous ne savez pas que je la connaissais déjà sans l’avoir jamais vue et que je puis avoir plus tard intérêt à être bien avec elle. Elle est fort riche et il s’agit d’une très grosse affaire. Il y a dans ses propriétés de l’île de Cuba des gisements miniers dont elle ne soupçonne pas l’existence, et je suis administrateur d’une compagnie financière qui voudrait les acheter. Je la crois un peu folle et son projet d’hôpital pour les phtisiques est une lubie qui lui aura passé par la cervelle. Mais pour la disposer à nous vendre à de bonnes conditions ses terrains, je l’aiderai volontiers… de mes conseils et même de mon influence.

Le rusé financier ajouta en riant:

– Quant à l’hospitalité que je lui ai offerte, sans vous consulter, vous pourriez la lui accorder sans trop d’inconvénients, car ce n’est pas une aventurière ni une marquise de contrebande; mais vous ne serez pas installés là-bas avant la fin de l’été… et alors, je n’aurai plus besoin d’elle.

Vous comprenez, mon cher baron?

– Parfaitement, dit Hervé, quoiqu’il persistât à penser que son futur beau-père avait de tout autres desseins.

– Eh! bien, moi, s’écria Solange, je serais désolée qu’elle vînt à Trégunc. Elle est si jolie qu’auprès d’elle, je paraîtrais laide.

Hervé protesta d’un geste, mais Solange reprit:

– Pourquoi donc a-t-elle rougi quand vous vous êtes montré?

– Je… je n’ai pas remarqué, balbutia le fiancé.

– Vraiment!… eh! bien, j’en suis sûre… et je crois qu’elle a rougi, parce qu’elle ne s’attendait pas à vous trouver ici.

– Mais elle ne me connaît pas!

– Qu’en savez-vous?

– Quoi qu’il en soit, je vous jure, mademoiselle, que je viens de la voir pour la première fois de ma vie.

– Il ne faut jurer de rien.

– C’est le titre d’un proverbe d’Alfred de Musset, dit gaiement Hervé; mais puisque vous me défendez de jurer, je me contente d’affirmer… que je ne l’avais jamais aperçue, même de loin.

– Moi, dit M. de Bernage, je vous crois d’autant mieux qu’elle habite ce quartier et que je ne l’ai jamais rencontrée dans la rue.

– Ni moi non plus, murmura la gouvernante.

– Probablement, elle ne sort qu’en voiture. Peu nous importe, du reste, et je te prie, ma chère Solange, de cesser de tourmenter M. de Scaër qui n’a rien à démêler avec cette marquise. J’irai la voir pour affaires, mais tu n’entendras plus parler d’elle.

Solange ne paraissait pas convaincue et elle allait insister, lorsque le valet de pied reparut à l’entrée du petit salon. Il n’apportait cette fois ni plateau ni carte de visite, mais il dit en s’adressant à Hervé:

– M. Ernest Pibrac attend monsieur le baron sur le boulevard Malesherbes.

– Pibrac! répéta M. de Bernage; n’est-ce pas ce jeune homme qui était avec vous à la fenêtre de Tortoni?

– Oui… et je trouve très étrange qu’il se permette de venir me chercher ici. Comment a-t-il su que j’y étais?… je ne lui ai pas dit où j’allais.

Et que me veut-il?

– Je crois que je devine, répondit M. de Bernage. Tapageur comme il l’est, il se sera pris de querelle au café où vous l’avez laissé et il a ramassé une affaire. Il nous avait vu partir ensemble, il s’est douté que je vous amenais chez moi et il vient vous demander de lui servir de témoin.

– Je refuserai net, dit vivement Hervé.

– Encore faut-il lui signifier de ne pas compter sur vous. Pourquoi ne le recevriez-vous pas ici dans mon cabinet?

– Dieu m’en garde! Il doit être gris.

– Alors, mon cher baron, allez lui parler et revenez-nous, dès que vous serez débarrassé de lui.

– J’y vais donc, et ce sera vite fait.

Ayant dit, Hervé sortit, sans prendre congé de Mlle de Bernage, qu’il comptait revoir bientôt et qui ne chercha point à le retenir.

En remettant son pardessus, il questionna le valet de pied qui l’y aidait, et il apprit que Pibrac ne l’attendaient pas, comme il le croyait, devant la grille de l’hôtel.

C’était un commissionnaire qui était venu dire au concierge que M. de Scaër trouverait M. Ernest Pibrac au coin de la rue de Lisbonne, et ce commissionnaire s’en était allé immédiatement rejoindre celui qui l’avait envoyé.

Pibrac, d’ordinaire, n’était pas si discret, ni si mystérieux d’allures.

Il fallait qu’il eût de biens graves motifs pour prendre tant de précautions. Et il était temps d’en finir avec un camarade gênant qui pouvait devenir dangereux.

Hervé se disait cela en hâtant le pas vers la rue de Lisbonne. Il pensait aussi à la singulière visite de la marquise havanaise, aux velléités jalouses de Solange, aux empressements de Bernage, et il soupçonnait des dessous qui ne lui apparaissaient pas encore clairement.

Quoiqu’il eût affirmé le contraire, il s’était parfaitement aperçu que la marquise s’était troublée lorsque Mlle de Bernage l’avait nommé, et il se demandait pourquoi.

Il était toujours bien sûr de ne pas avoir vu ailleurs le ravissant visage de cette blonde aux yeux bleus, mais il lui semblait maintenant avoir déjà entendu sa voix, et il cherchait inutilement à se rappeler où il l’avait entendue.

Il marchait vite et il ne tarda guère à arriver au coin de la rue de Lisbonne. Pibrac n’y était pas. Hervé pensa qu’il se promenait dans la rue et s’y engagea sans hésiter.

Il ne lui vint pas à l’esprit qu’il s’exposait à tomber dans un guet-apens tendu par un ennemi qui, pour l’y attirer, se serait servi du nom de Pibrac – le voleur du bal de l’Opéra par exemple.

Elle est cependant peu éclairée, cette rue de Lisbonne; les boutiques y sont rares, et en hiver, après la nuit tombée, il n’y passe presque personne.

Ce soir-là, une voiture y stationnait à cinquante pas du boulevard Malesherbes. Hervé n’y prit pas garde et continua d’avancer, sans cesser de regarder à droite et à gauche, s’il n’apercevrait pas Pibrac.

Il ne le vit pas, mais il vit descendre de cette voiture et venir à lui une femme qui l’aborda en lui disant:

– Me voici!

Hervé reconnut la marquise et resta muet d’étonnement.

– Il était donc impénétrable, le voile que je portais au bal de l’Opéra, demanda-t-elle en souriant?

– Vous!… c’était vous! murmura Hervé, stupéfait.

– En doutez-vous encore? Faut-il, pour vous le prouver, que je vous demande si vous m’avez déjà répondu poste restante?

– Oh! non, je ne doute plus… mais je ne comprends pas…

– Le hasard a tout fait. Je ne pouvais pas deviner que je vous trouverais chez M. de Bernage, car j’ignorais que vous le connaissiez. Je vous y ai trouvé, j’ai voulu profiter d’une occasion inespérée, et, pour vous parler sans témoins, j’ai imaginé de me servir du nom de votre ami… Ce nom, je l’avais entendu dans la loge et je l’avais retenu… j’en ai un peu abusé…, mais vous me pardonnerez, je l’espère… et je vous remercie d’être venu.

– C’est moi qui vous remercie, madame, d’avoir hâté notre rencontre. Je la désirais ardemment et je vous ai écrit ce matin, aux initiales que vous m’aviez indiquées.

– Puis-je savoir où vous me donniez rendez-vous? demanda gaiement la marquise.

– Au marché aux fleurs de la Madeleine, tous les jours à quatre heures… et je vous prie de croire que je n’y aurais pas manqué.

– Ni moi non plus… mais rien ne nous empêche maintenant de nous voir chez moi, si vous le voulez.

– Je craindrais d’y rencontrer M. de Bernage.

– Votre futur beau-père. C’était donc vrai, ce que disait au bal de l’Opéra votre ami Pibrac?

– Moi aussi, madame, je vous ai dit que j’allais me marier.

– Vous ne m’avez pas dit avec qui. Alors, vous aimez cette jeune fille?

Hervé se tut. Lancée avec cette brusquerie, la question l’avait choqué. Il se demandait de quel droit la marquise la lui posait et quels desseins elle avait sur lui. Il n’avait eu avec elle qu’un bref entretien et la lettre qu’elle lui avait remise ne contenait que d’énigmatiques allusions à une rencontre en Bretagne. Qu’attendait-elle de lui? Le moment était venu de la prier de s’expliquer.

– Pourquoi ne l’aimeriez-vous pas? reprit doucement la marquise. Elle est charmante et le passé est si loin!…

– De quel passé parlez-vous?

– Ne le savez-vous pas?… Vous avez lu ma lettre…

– Oui… elle ne m’a pas beaucoup renseigné.

– Aviez-vous donc oublié qu’un soir, près du dolmen de Trévic…

– Une femme m’est apparue. Comment l’aurais-je oublié?… il n’y a que trois ans de cela… mais cette femme…

– C’était moi. Je voyageais alors sur le yacht de mon mari. J’ai voulu voir la place où vous vous étiez engagé jadis avec Héva Nesbitt.

– Héva!… vous l’aviez donc connue?

– C’était ma meilleure amie, là-bas, en Amérique, avant qu’elle vînt en France… et pendant le peu de temps qu’elle a passé dans votre pays avec sa mère, elle m’a écrit qu’elle s’était fiancée à vous… et elle m’a si bien décrit la grève de Trévic que je n’ai eu aucune peine à la découvrir… Je ne m’attendais pas à vous y rencontrer.

– Que ne m’avez-vous dit alors ce que vous me dites maintenant!

– À ce moment-là, je ne savais pas que le chasseur qui m’avait surprise au pied du dolmen était le baron de Scaër… je ne l’ai su qu’après… et d’ailleurs, je n’étais pas libre… J’ai dû regagner précipitamment le yacht qui m’avait amenée, mais je me suis souvenue… et dès que j’ai été maîtresse de mes actions, j’ai tout quitté…

– Pas pour vous mettre à ma recherche, je suppose?

– Non, monsieur. Pour chercher ma malheureuse amie. Dix ans se sont écoulés depuis qu’elle a disparu et je ne désespère pas encore de la retrouver… ou de la venger.

– La venger! vous croyez donc qu’on l’a tuée!

– Tuée ou séquestrée, puisqu’elle n’a jamais donné signe de vie.

– Vous ne réussirez pas là où la justice française a échoué.

– La justice française ne savait pas ce que je sais. Elle a perdu la trace des disparues. Moi, je suis certaine qu’on les a amenées à Paris… amenées ou attirées. Qu’y a-t-on fait d’elles?… Je l’ignore, mais je le saurai et, je vous le répète, je les vengerai.

– Je vous y aiderai bien volontiers.

– Vous pensez donc encore à Héva? demanda vivement la marquise.

– Toujours, et si je connaissais les assassins…

– Vous les dénonceriez sans pitié. Ainsi ferai-je quand j’aurai des preuves… et j’en aurai.

– Disposez de moi, madame, si je puis vous servir. Mais qu’avait fait donc cette enfant de quinze ans pour mériter la haine des scélérats qui…

– Elle et sa mère étaient trop riches. On les a supprimées pour les dépouiller d’une somme énorme qu’elles venaient de recueillir… Mais l’heure n’est pas venue de vous apprendre leur histoire… et la mienne. Parlons de vous, monsieur, et puisque vous craignez de vous heurter chez moi à M. de Bernage, faites-moi la grâce de me dire où je pourrais vous voir… Chez vous, ce serait peu convenable…

– Où il vous plaira, madame. Je suis logé à l’hôtel du Rhin, place Vendôme, et j’y attendrai vos ordres… Maintenant, oserai-je vous demander si vous comptez recevoir M. de Bernage?

– Il le faudra bien, puisqu’il m’a promis de m’aider à réaliser mon rêve hospitalier. Pourquoi cette question?

– Parce que je tiens à vous dire qu’il a des projets que vous ne soupçonnez pas et que je désapprouve. Vous êtes propriétaire à Cuba d’une mine qu’il voudrait acheter à vil prix pour le compte d’une Compagnie financière…

– Il a dit cela?

– Oui, madame…, après votre départ.

– C’est singulier. Je ne possède plus un pouce de terre à Cuba. Toute ma fortune est en France. Je ne puis croire que M. de Bernage soit si mal informé et je devine qu’il a pris ce prétexte pour motiver les fréquentes visites qu’il se propose de me faire.

– Alors, vous pensez qu’il veut seulement vous seconder dans la grande œuvre de charité que vous voulez entreprendre?

– Je pense qu’il viendra surtout parce que j’ai eu le malheur de lui plaire. Je m’étonne que vous ne vous en soyez pas aperçu. Il a, n’en doutez pas, l’intention de me faire la cour.

– À son âge!

– Vous ne le connaissez pas, à ce que je vois. Moi, je sais ce qu’il vaut… mais je me tiendrai sur mes gardes… et je vous prie de me pardonner de parler si franchement à son futur gendre.

– Je l’aime mieux galantin suranné que malhonnête… et si, comme je l’avais cru, il pensait à profiter de l’ignorance où vous êtes de la valeur réelle de vos terres, je le tiendrais en médiocre estime.

– Mais vous épouseriez sa fille, quand même. Et pourquoi non, au fait?… Elle ne lui ressemble pas, j’imagine.

Hervé s’abstint de répondre à ce coup de griffe féminin et la marquise, voyant qu’elle venait de le blesser, s’empressa de réparer son tort, en lui tendant la main.

Il la prit et il y mit un baiser, comme s’il eût été dans un salon.

Personne ne le voyait. Perché sur son siège, le cocher de Mme de Mazatlan tournait le dos et pas un passant ne se montrait.

La paix était faite entre la Havane et la Bretagne.

– J’espère, monsieur, que vous ne m’en voulez plus, dit en souriant la marquise. Vous recevrez bientôt de mes nouvelles.

Et elle remonta dans son coupé qui tourna vers le boulevard Malesherbes et fila comme une flèche.

Hervé reprit le chemin par lequel il était venu, mais il n’entra point à l’hôtel de Bernage, et pour cause. Il ne voulait pas dire au père et encore moins à la fille qu’il venait de s’aboucher dans une rue déserte avec la belle quêteuse, et il ne voulait pas non plus inventer un récit mensonger de son excursion.

Il voulait être seul afin de se recueillir.

Depuis qu’il était entré au bal de l’Opéra, les incidents se succédaient et la situation ne faisait que se compliquer.

Hervé pressentait qu’elle allait se compliquer encore et il tenait à l’envisager sous toutes ses faces, avant de prendre un parti.

Double-Blanc

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