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Fortuné du Boisgobey
Le crime de l’Opéra 1
II. À peine sorti de l’hôtel de madame d’Orcival
ОглавлениеÀ peine sorti de l’hôtel de madame d’Orcival, Gaston Darcy s’était mis à descendre le boulevard Malesherbes en courant comme un homme qui vient de s’échapper d’une prison et qui craint qu’on ne l’y ramène. Il était venu soucieux; il s’en allait le cœur léger, et il bénissait le hasard qui avait amené le Polonais chez Julia.
– Ces bohèmes étrangers ont du bon, se disait-il joyeusement. Sans la scène que celui-ci est venu faire à Julia, je crois que je n’aurais pas eu le courage de dénoncer mon traité. Et pourtant, elle n’a pas à se plaindre de moi. Il a duré un an, cet aimable traité, et il m’a coûté dans les cent mille… en y comprenant le chèque que j’enverrai demain matin. Elle m’a dit qu’elle ne l’accepterait pas, mais je parierais bien qu’elle ne s’en servira pas pour allumer sa bougie. Les Cléopâtres d’à présent ne font pas fondre leurs perles dans du vinaigre… et elles ont raison. Mais moi je n’ai pas eu tort de quitter Julia. Elle m’aurait mené trop loin. Mon oncle me sautera au cou, quand je lui dirai demain: Tout est rompu… comme dans le Chapeau de paille d’Italie.
Madame d’Orcival aurait, en effet, mené fort loin Gaston Darcy, mais ce n’était pas précisément la crainte de laisser chez elle son dernier louis qui l’avait arrêté tout à coup sur le chemin glissant de la ruine élégante. Ce n’était même pas pour suivre les conseils d’un oncle à succession qu’il venait de faire acte de sagesse.
Gaston Darcy avait bien l’intention d’entrer dans la magistrature et de dételer l’équipage du diable en renonçant au jeu, aux soupers et aux demoiselles à la mode. Mais ces belles résolutions n’auraient probablement pas été suivies d’effet, si le goût très vif qu’il avait eu pour Julia n’eût pas été étouffé par un sentiment plus sérieux dont elle n’était pas l’objet.
Elle ne s’était trompée qu’à demi en jugeant qu’il la quittait pour se marier. Gaston n’était pas décidé à franchir ce pas redoutable, mais il aimait une autre femme, ou plutôt il était en passe de l’aimer, car il ne voyait pas encore très clair dans son propre cœur.
Il n’en était pas moins ravi d’avoir conquis si lestement sa liberté, et il éprouvait le besoin de ne pas garder sa joie pour lui tout seul. Aussi ne songeait-il point à aller se coucher. S’il avait su où trouver son oncle, il n’aurait pas remis au lendemain la visite qu’il comptait lui faire pour lui apprendre une si bonne nouvelle. Mais son oncle allait tous les soirs dans le monde, et il ne se souciait pas de se mettre à sa recherche à travers les salons du faubourg Saint-Honoré. Il appela le premier fiacre qui vint à passer, et il se fit conduire à son cercle.
C’était justement l’heure où il savait qu’il y rencontrerait ses amis, et entre autres, ce capitaine Nointel que madame d’Orcival détestait, sans le connaître. Les femmes ont un merveilleux instinct pour deviner qu’un homme leur est hostile.
Ce cercle n’était pas le plus aristocratique de Paris, mais c’était peut-être le plus animé, celui où on jouait le plus gros jeu, celui que fréquentaient de préférence les jeunes viveurs et les grands seigneurs de l’argent. Darcy y était fort apprécié, car il possédait tout ce qu’il faut pour plaire aux gens dont le plaisir est la grande affaire. Il avait de l’esprit, il parlait bien, et pourtant il ne racontait jamais de longues histoires. Il était toujours prêt à toutes les parties, et, qualité qui prime toutes les autres, dans une réunion de joueurs, il ne gagnait pas trop souvent.
Quand il entra dans le grand salon rouge, sept ou huit causeurs étaient assemblés autour de la cheminée, et les bavardages allaient leur train. C’était un centre d’informations que ce foyer du salon rouge, et chacun y apportait, entre minuit et une heure, les nouvelles de la soirée. Bien entendu, les anecdotes scandaleuses y étaient fort goûtées, et on ne se faisait pas faute d’y commenter les plus fraîches.
La première phrase que Darcy saisit au vol fut celle-ci:
– Saviez-vous que Golymine a été son amant et qu’il a fait des folies pour elle? Il faut vraiment qu’elle soit de première force pour avoir tiré beaucoup d’argent d’un Polonais qui n’en donnait pas aux femmes… au contraire.
Celui qui tenait ce propos était un grand garçon assez bien tourné, un don Juan brun, qui passait pour avoir eu de nombreuses bonnes fortunes dans la colonie étrangère. Il avait la spécialité de plaire aux Russes et aux Américaines.
Il s’arrêta court en apercevant Darcy, qui jugea l’occasion bonne pour faire une déclaration de principes.
Tout le monde connaissait sa liaison avec Julia, et il n’était pas fâché d’annoncer publiquement sa rupture. C’était une façon de brûler ses vaisseaux et de s’enlever toute possibilité de retour. Il se défiait des séductions du souvenir, et il ne se croyait pas encore à l’abri d’une faiblesse.
– C’est de madame d’Orcival qu’il s’agit? demanda-t-il.
– Non, répondit un causeur charitable. Prébord parlait du beau Polonais qu’on a refusé ici dans le temps.
– Et qui a été jadis avec Julia d’Orcival, chacun sait ça; mais ce que vous ne savez pas, c’est que je ne suis plus dans les bonnes grâces de cette charmante personne.
– Comment, c’est fini! s’écrièrent en chœur les clubmen.
– Complètement. Les plus courtes folies sont les meilleures.
– Pas si courte, celle-là. Il me semble, cher ami, qu’elle a duré plusieurs saisons.
– Et la séparation s’est faite à l’amiable?
– Mais oui. Nous ne nous étions pas juré une fidélité éternelle.
– Ma foi! mon cher, vous avez eu raison de déclarer forfait. Julia est très jolie, et elle a de l’esprit comme quatre; mais il n’y a encore que les femmes du monde. Demandez plutôt à Prébord.
– Ou au comte Golymine. Il les connaît, celui-là.
– À propos de ce comte, ou soi-disant tel, sait-on ce qu’il est devenu? demanda un jeune financier qui était un des gros joueurs du cercle.
– Peuh! je crois bien qu’il est à la côte. On ne le voit plus nulle part. C’est mauvais signe.
– J’en serai pour cinq mille, que j’ai eu la sottise de lui prêter.
– Vous étiez donc gris ce jour-là?
– Non, mais c’était à un baccarat chez la marquise de Barancos. Voyant qu’il était reçu dans cette maison-là, j’ai cru que je ne risquais rien.
– La marquise le recevait. Elle ne le reçoit plus. Quand il est arrivé à Paris, on le prenait partout pour un seigneur. Il faut dire qu’il était superbe… et avec cela l’air d’un vrai prince.
– Et il avait beaucoup d’argent. Je l’ai vu perdre trois mille louis sur parole, après un dîner au café Anglais. Il les a payés le lendemain avant midi.
– Oui, c’était le temps où toutes les femmes raffolaient de lui. Il vous avait une façon de s’habiller et de mener en tandem… et puis, il ne boudait pas devant un coup d’épée. Il en a même donné un assez joli à ce brutal de Mauvers, qui l’avait coudoyé avec intention dans le foyer de l’Opéra.
– Ah çà! messieurs, dit le grand Prébord, à vous entendre, on dirait que ce boyard d’occasion était le type du parfait gentilhomme. Vous oubliez un peu trop qu’il a toujours couru de mauvais bruits sur son compte.
– Ça, c’est vrai, reprit un officier de cavalerie fort répandu dans le monde où l’on s’amuse, et je me suis toujours demandé comment il avait pu trouver des parrains pour le présenter à notre Cercle.
– Et des parrains très respectables. Le général Simancas et le docteur Saint-Galmier. Tiens! quand on parle du loup… voilà le docteur qui manœuvre pour se rapprocher de la cheminée… gare les récits de voyage!… et j’aperçois là-bas ce cher Simancas qui cherche un quatrième pour son whist.
– Ils ne me plaisent ni l’un ni l’autre, votre docteur et votre général. Général d’où? Docteur de quelle faculté?
– Général au service du Pérou, le Simancas. Quant à cet excellent Saint-Galmier, il a pris ses grades à la Faculté de Québec. Il est d’une vieille famille normande émigrée au Canada. S’ils ont consenti à patronner Golymine, c’est qu’à l’époque où ils l’ont présenté, personne ne doutait de son honorabilité. Mais il y a longtemps qu’ils ont cessé de le voir.
– Qu’en savez-vous? Moi, j’exècre tous ces étrangers. On se demande toujours de quoi ils vivent.
– Bon! voilà que vous donnez dans la même toquade que notre ami Lolif qui voit des mystères partout. N’a-t-il pas imaginé l’autre jour que Golymine était le chef d’une bande de brigands, et qu’il dirigeait les attaques nocturnes dont les journaux s’occupent tant! Il a la douce manie d’inventer des romans judiciaires, ce bon Lolif.
– Il n’a pas inventé les étrangleurs. Avant-hier, on a volé et étranglé à moitié le petit Charnas qui sortait du Cercle Impérial et qui avait sur lui dix-sept mille francs gagnés à l’écarté.
– Diable! si ces coquins-là se mettent à dépouiller les gagnants, ce ne sera plus la peine de faire la chouette, s’écria le jeune financier qui la faisait souvent avec succès.
Darcy avait dit ce qu’il voulait dire, et ce qu’il venait d’entendre sur le comte Golymine ne lui apprenait rien de nouveau. La conversation ne l’intéressait plus. Il se mit à la recherche de son ami Nointel; mais en traversant le salon rouge, il fut saisi au passage par le général péruvien.
– Cher monsieur, lui dit ce guerrier transatlantique, il n’y a que vous qui puissiez nous tirer d’embarras. Nous sommes trois qui mourons d’envie de faire un whist à un louis la fiche. Vous plairait-il de compléter notre table?… Oh! seulement jusqu’à ce qu’il nous arrive un rentrant.
Darcy venait de s’assurer, en interrogeant un valet de chambre du cercle, que le capitaine Nointel n’était pas encore arrivé. Il ne voulait pas partir avant de l’avoir vu, et il savait qu’il viendrait certainement. Les bavardages de la cheminée commençaient à l’ennuyer, et il ne haïssait pas le whist. Il accepta la proposition du général, quoique ce personnage lui fût peu sympathique.
M. Simancas était pourtant un homme de bonne mine et de bonnes façons, et Darcy entretenait avec lui ces relations familières qui sont comme la monnaie courante de la vie de cercle, et qui n’engagent, d’ailleurs, absolument à rien.
Ce soir-là le futur attaché au parquet était si content d’avoir rompu sa chaîne qu’il oubliait volontiers ses antipathies.
La table où il s’assit à la gauche du général, que le hasard des cartes venait de lui donner pour adversaire, était placée pas très loin des causeurs, mais la causerie languissait, et les amateurs du silencieux jeu de whist purent se livrer en paix à leur divertissement favori.
Le docteur Saint-Galmier, de la Faculté de Québec, n’était pas de la partie. Il était allé se mêler au groupe qui faisait cercle devant le foyer.
La seconde manche du premier rubber venait de commencer, lorsqu’un jeune homme très replet et très joufflu entra dans le salon, à peu près comme les obus prussiens entraient dans les mansardes au temps du bombardement de Paris.
Ce nouveau venu avait la face rouge et les cheveux en désordre; il soufflait comme un phoque, et on voyait bien qu’il venait de monter l’escalier en courant.
Dix exclamations partirent à la fois:
– Lolif! voilà Lolif! – Messieurs, il y a un crime de commis, c’est sûr, et Lolif est chargé de l’instruction. – Allons, Lolif, contez-nous l’affaire. Où est le cadavre?
– Oui, blaguez-moi, dit Lolif en s’essuyant le front. Vous ne me blaguerez plus tout à l’heure… quand je vous aurai dit ce que je viens de voir.
– Dites-le donc tout de suite.
– Apprêtez-vous à entendre la nouvelle la plus étonnante, la plus renversante, la plus…
– Assez d’adjectifs! au fait!
– Je ne peux pas parler, si vous ne m’écoutez pas.
– Parlez, Lolif, parlez! Nous sommes tout ouïes.
– Eh bien! figurez-vous que, ce soir, j’avais dîné chez une cousine à moi, qui a le tort de demeurer au bout de l’avenue de Wagram…
– Est-ce qu’il va nous donner le menu du dîner de sa cousine?
– N’interrompez pas l’orateur.
– Je suis sorti avant minuit, et je revenais à pied, en fumant un cigare, quand, arrivé à l’entrée du boulevard Malesherbes, j’ai aperçu un rassemblement à la porte d’une maison… d’un hôtel. Et devinez lequel. Devant l’hôtel de Julia d’Orcival.
– Bah! est-ce que le feu était chez elle?
– Non, pas le feu. La police.
– Allons donc! Julia conspirerait contre le gouvernement. Au fait, on la voit à Saint-Augustin… aux anniversaires…
– Vous n’y êtes pas, mes petits. Je vous disais donc qu’il y avait une demi-douzaine de sergents de ville sur le trottoir, deux agents de la sûreté dans le vestibule, et au premier étage, le commissaire occupé à verbaliser.
Lolif parlait si haut que les whisteurs ne perdaient pas un mot de son récit, et ce récit commençait à intéresser Gaston Darcy, au point de lui faire oublier que son tour était venu de donner les cartes.
– C’est à vous, lui dit poliment le général.
– Oui, messieurs, reprit Lolif, le commissaire. Et savez-vous ce qu’il venait faire chez Julia?
– Du diable si je m’en doute.
– Il venait faire la levée du corps d’un monsieur qui s’est suicidé dans l’hôtel de la d’Orcival.
– Par désespoir d’amour? ça, c’est un comble… le comble de la déveine, car Julia n’a jamais désespéré personne.
– Attendez! dit Lolif, en prenant la pose d’un acteur qui va lancer une réplique à effet. Ce monsieur, vous le connaissez tous. C’est le comte Golymine.
– Pas possible! Les gens de la trempe de Golymine ne se tuent pas pour une femme.
– Que ce soit pour une femme, ou pour un autre motif, je vous affirme que Golymine s’est pendu dans la galerie de l’hôtel, à l’espagnolette d’une fenêtre.
– Comment! vous coupez mon neuf qui est roi, s’écria le partner de Darcy.
– Et vous, général, vous venez de mettre votre dame d’atout sur mon valet, quand vous avez encore le sept et le huit en main, dit d’un air fâché le partner de M. Simancas.
La nouvelle proclamée comme à son de trompe par la voix perçante de Lolif jeta le désarroi dans la partie de whist, et les deux joueurs qu’elle n’intéressait pas pâtirent cruellement des fautes de leurs partners.
Darcy, qui jouait très correctement, fit deux renonces avant la fin du coup, et le général, qui jouait de première force en fit trois.
– Je ne sais pas ce que j’ai ce soir, dit le futur magistrat. Je ne suis pas au jeu. Je vous prie de m’excuser, messieurs, et, pour que vous ne soyez pas victimes de mes distractions, je liquide. Justement, j’aperçois deux rentrants. Je dois neuf fiches. Voici neuf louis.
Le général empocha l’or et se leva en même temps que Darcy.
– Il fait ici une chaleur atroce, et je ne me sens pas bien, murmura-t-il en quittant la table.
Gaston ne s’étonna point de l’indisposition subite du Péruvien. Il ne pensait qu’à se rapprocher de la cheminée pour entendre la suite d’un récit dont le début l’avait fort troublé.
Golymine retrouvé mort chez Julia, Golymine qui avait dû sortir de l’hôtel bien avant lui, c’était à ne pas y croire.
Très ému et même assez inquiet, Darcy vint se mêler au groupe, et il eut bientôt la triste satisfaction d’apprendre des détails qui ne le rassurèrent pas beaucoup.
– Qu’auriez-vous fait à ma place, messieurs? disait Lolif. Vous auriez passé votre chemin. Moi, j’ai voulu être renseigné, et je le suis, je vous en réponds.
– Vous étiez né pour être reporter.
– Non, pour être juge d’instruction. Tout Paris parlera demain de cette affaire. Moi seul suis en mesure de dire comment elle s’est passée. Je tiens mes informations du commissaire lui-même.
– Il vous aura pris pour un agent de la sûreté.
– Non, je le connais. Je connais tous les commissaires et même leurs secrétaires. Eh bien, messieurs, l’enquête est terminée, et elle a complètement innocenté Julia.
– On la soupçonnait donc d’avoir tué Golymine?
– Mon cher, dans ces cas-là, on soupçonne toujours quelqu’un. Et puis, il y a le fameux axiome: Cherchez la femme. Mais madame d’Orcival a été très nette dans ses explications. Elle a raconté que ce Polonais est entré chez elle en forçant la consigne, et qu’il lui a fait une scène. Croiriez-vous qu’il voulait la décider à le suivre en Amérique, sous prétexte qu’elle l’a aimé autrefois?
En apercevant tout à coup Gaston qui était derrière lui, Lolif balbutia:
– Pardon, mon cher, je ne vous avais pas vu.
– Oh! ne vous gênez pas à cause de moi, dit Darcy en s’efforçant de sourire. Cela ne me regarde plus. J’ai rompu… hier.
– Vraiment? Eh bien, j’en suis charmé pour vous, car enfin vous auriez pu être interrogé, et c’est toujours désagréable.
»Où en étais-je? Ah! je vous disais que Golymine, ruiné à fond et résolu à passer les mers, rêvait de ne pas partir seul. Il avait jeté son dévolu sur Julia qui a des titres de rente, un hôtel superbe et des tableaux à remplir un musée. Ma parole d’honneur, ces Slaves ne doutent de rien. Ah! on aurait vu une belle vente, si elle avait voulu liquider pour être agréable à la Pologne. Mais pas si sotte! Elle a refusé net, et elle a mis le comte à la porte. Sur quoi, mon Golymine, au lieu de sortir de l’hôtel, est allé se pendre dans la galerie… entre un Corot et un Diaz.
– C’est invraisemblable. La d’Orcival a des domestiques, et on ne circule pas dans sa maison comme dans un bazar.
– Il n’y avait chez elle que la femme de chambre, et c’est elle qui en passant dans la bibliothèque a découvert Golymine accroché par le cou. Et Julia, informée aussitôt de l’événement, n’a pas perdu la tête. Elle a envoyé chercher un médecin et avertir la police.
– Entre nous, elle aurait mieux fait de couper la corde.
– Messieurs, reprit gravement Lolif, une femme est bien excusable de ne pas oser toucher au cadavre de son ancien amant. D’ailleurs, c’eût été tout à fait inutile. Golymine était mort depuis une heure, quand la femme de chambre l’a trouvé. C’est le commissaire qui me l’a dit.
– Une heure! pensait Darcy. J’étais encore chez Julia lorsqu’il s’est tué. Elle a dû parler de moi aux agents, car maintenant elle n’a plus de raison pour me ménager. Demain, mon nom figurera sur un rapport de police. Joli début dans la magistrature!
– Mais, demanda le général péruvien qui suivait le récit avec un intérêt marqué, est-ce que le comte n’a pas laissé un écrit… pour expliquer le motif de…?
– Non, répondit Lolif. Il ne pensait pas à se tuer quand il est venu chez Julia. Elle a refusé de le suivre, et il s’est pendu de rage. C’est un suicide improvisé.
– Le fait est, dit Simancas, que ce pauvre Golymine était fort exalté. Je l’ai connu autrefois… au Pérou… et j’ai même eu le tort de le présenter ici. Je m’étais trompé sur son compte, et j’ai appris, depuis, des choses qui m’ont décidé à cesser de le voir. Mais sa fin ne me surprend pas. Je savais qu’il était capable des plus grandes extravagances… et celle-là est réellement la plus grande de toutes celles qu’un homme peut commettre.
– Se pendre pour madame d’Orcival, en effet, c’est raide, s’écria Prébord. Mais c’est une vilaine action qu’elle a là sur la conscience, cette bonne Julia.
Il me semble, dit sèchement Gaston, que, si le récit de Lolif est exact, elle n’a rien à se reprocher.
Darcy n’aimait pas ce bellâtre qui se vantait sans cesse de ses succès dans le monde et qui affichait un dédain superbe pour les demoiselles à la mode.
– Darcy a raison, appuya l’officier. Une femme n’est jamais responsable des sottises qu’un homme fait pour elle.
– Alors, demanda Simancas avec une certaine hésitation, on n’a rien trouvé sur Golymine… aucun papier…
– Pardon, dit Lolif, on a trouvé trente billets de mille francs dans son portefeuille. Et c’est bien la preuve qu’en cette affaire la conduite de madame d’Orcival a été correcte.
– Parce qu’elle n’a pas dévalisé ce pauvre diable après sa mort. Beau mérite, vraiment! s’écria Prébord. Elle est fort riche.
– Tiens! tiens! dit le financier, si je réclamais les cinq mille francs que j’ai prêté à ce Polonais chez la marquise?
– Réclamer à qui? Au commissaire de police? Et puis, vous n’avez pas de billet, et Golymine doit laisser une flotte de créanciers. S’il ne possédait plus que l’argent qu’il avait sur lui, ils auront peut-être un louis chacun.
– Mais, objecta Lolif, rien ne prouve que le comte n’eût que cette somme. Il avait toujours la tenue d’un homme opulent. Il est mort vêtu d’une magnifique pelisse en fourrures.
– Vous l’avez vu! s’écria Simancas, vous êtes sûr qu’il portait sa pelisse?
– Très sûr; je ne l’ai pas vu, mais les agents m’ont renseigné. Le portefeuille aux trente mille francs était dans la poche d’une pelisse à collet de martre zibeline.
Le général péruvien n’insista point. Il savait probablement tout ce qu’il voulait savoir. Il se détacha du groupe et s’en alla rejoindre son ami Saint-Galmier qui sortait du salon.
Darcy, lui aussi, en savait assez, et il s’éloigna de la cheminée. Le récit de ce drame l’avait jeté dans de grandes perplexités. Il en était presque venu à se reprocher d’avoir causé involontairement la mort d’un homme auquel cependant il ne s’intéressait guère.
L’apparition du capitaine Nointel lui fit grand plaisir, car il éprouvait le besoin d’ouvrir son cœur à un ami. Nointel était le sien dans toute la force du terme. Ils s’étaient connus pendant le siège de Paris, Darcy étant attaché volontaire à l’état-major d’un général dont Nointel était officier d’ordonnance. Et, quand on est lié au feu, on en a pour la vie. D’ailleurs, l’amitié vit souvent de contrastes, comme l’amour. Or, cet Oreste et ce Pylade n’avaient ni le même caractère, ni les mêmes goûts, ni la même façon d’entendre la vie.
Nointel, démissionnaire après la guerre, avait su se créer une existence agréable avec quinze mille francs de revenu. Darcy n’avait su que s’ennuyer en écornant une belle fortune. Nointel n’aimait qu’à bon escient et ne voulait plus rien être après avoir été soldat. Darcy, tout en aimant à tort et à travers, avait des velléités d’ambition. L’un était un sage, l’autre était un fou. D’où il résultait qu’ils ne pouvaient se passer l’un de l’autre.
– Mon cher, j’en ai long à t’apprendre, dit Darcy, en conduisant Nointel dans un coin propice aux confidences.
– Est-ce que par hasard tu te serais décidé à en finir avec madame d’Orcival?
– C’est fait.
– Bah! depuis quand?
– Depuis ce soir. Mais ce n’est pas tout. Le Polonais qui avait été son amant autrefois s’est pendu chez elle.
– Je sais cela. Simancas et Saint-Galmier viennent de me l’apprendre. Je les ai rencontrés dans l’escalier. Est-ce que tu regrettes le Polonais?
– Non, mais vois jusqu’où va ma déveine. Je me rends chez Julia à dix heures, bien résolu à rompre, et j’ai rompu en effet. Pendant que j’étais là, ce Golymine arrive…
– Tu le mets à la porte.
– Eh! non, je ne l’avais pas vu. Julia m’a laissé dans le boudoir pendant qu’elle le recevait dans le salon. C’est elle qui l’a mis à la porte… malheureusement, car il lui a joué le tour d’aller se pendre dans la bibliothèque. Je suis parti sans me douter de rien, et c’est ici seulement que je viens d’apprendre ce qui s’est passé. Cet imbécile de Lolif a su l’histoire par hasard, et il l’a racontée à tout le cercle… il la raconte encore.
– Sait-il que tu étais chez madame d’Orcival?
– Non, car il n’aurait pas manqué de le dire. Mais on le saura. En admettant même que Julia se taise, sa femme de chambre parlera.
– Diable! c’est fâcheux. Si tu ne t’étais pas mis en tête d’être magistrat, il n’y aurait que demi-mal. Mais ton oncle, le juge, sera furieux. Ça t’apprendra à mieux choisir tes maîtresses.
– Il est bien temps de me faire de la morale. C’est un conseil que je te demande, et non pas un sermon.
– Eh bien, mon cher, je te conseille de faire à ton oncle des aveux complets. Il sera charmé d’apprendre que tu n’es plus avec Julia, et il se chargera d’empêcher qu’il soit question de toi dans les procès-verbaux.
– Tu as raison. J’irai le voir demain.
– Et je te conseille aussi de te marier le plus tôt possible. Te voilà guéri pour un temps des belles petites. Mais gare aux rechutes! Si tu tiens à les éviter, épouse.
– Qui?
– Madame Cambry, parbleu! Il ne tient qu’à toi, à ce qu’on prétend, et tu ne serais pas à plaindre. Elle est veuve, c’est vrai, veuve à vingt-quatre ans; mais elle est charmante, et elle jouit d’ores et déjà de soixante mille livres de rente. Tu seras parfaitement heureux et tu auras beaucoup d’enfants, comme dans les contes de fées. Je leur apprendrai à monter à cheval… tu donneras d’excellents dîners… auxquels tu m’inviteras… et si tu persistes à vouloir être magistrat, tu deviendras à tout le moins premier président ou procureur général.
– Ce serait parfait. Mais il y a un petit inconvénient: c’est que je ne me sens pas la moindre inclination pour la dame.
– Alors, Gaston, mon ami, tu aimes ailleurs.
– Tu oublies que je viens de quitter Julia.
– C’est précisément parce que tu l’as quittée, et quittée sans motif, que je suis sûr de ne pas me tromper sur ton cas. Je te connais, mon garçon. La nature t’a gratifié d’un cœur qui ne s’accommode pas des interrègnes. La place n’est jamais vacante. Voyons! de qui es-tu amoureux? Serait-ce de la triomphante marquise de Barancos? Elle en vaut bien la peine. C’est une veuve aussi, celle-là, mais une veuve dix fois millionnaire.
– Je la trouve superbe, mais je ne suis pas plus épris d’elle que je ne le suis de la Vénus de Milo.
– C’est donc une autre. Je suis sûr de mon diagnostic.
– Tu es plus habile que moi, car, en conscience, je ne pourrais pas te jurer que je suis amoureux, ni que je ne le suis pas. Je n’en sais rien moi-même. Il y a, quelque part, une personne qui me plaît beaucoup. Je l’aimerai peut-être, mais je crois que je ne l’aime pas encore. En attendant que le mal se déclare, j’annoncerai demain à mon oncle que je suis décidé à devenir un homme sérieux, et je le prierai de presser ma nomination d’attaché au parquet.
Le capitaine n’insista plus. Il poussait l’amitié jusqu’à la discrétion, et il avait compris que Gaston voulait se taire sur ses nouvelles amours.
À ce moment, du reste, le tête-à-tête des deux intimes fut interrompu par le grand Prébord et quelques autres qui en avaient assez des bavardages de Lolif, et qui vinrent proposer à Darcy une partie de baccarat.
Darcy avait eu le temps de se remettre des émotions que lui avait causées le récit du suicide de Golymine, et il envisageait avec plus de sang-froid les suites que pouvait avoir pour lui cette bizarre aventure. Il se disait qu’après tout, il n’avait rien à se reprocher, et que Julia n’avait pas grand intérêt à le compromettre. Il se proposait, d’ailleurs, de récompenser le silence de la dame en augmentant le chiffre du cadeau d’adieu qu’il lui destinait, et il comptait bien ne pas oublier la femme de chambre. Il était donc à peu près rassuré, et fort des louables résolutions qu’il venait de prendre, l’aspirant magistrat se trouvait assez disposé à tenter encore une fois la fortune avant de renoncer définitivement au jeu.
Peut-être aussi n’était-il pas fâché de quitter Nointel pour échapper à une prolongation d’interrogatoire sur ses affaires de cœur.
Le capitaine, qui était un Mentor fort indulgent, ne chercha point à retenir son ami, et Gaston suivit les joueurs dans le salon écarté où on célébrait chaque nuit le culte du baccarat.
La partie fut chaude, et Darcy eut un bonheur insolent. À trois heures, il gagnait dix mille francs, juste la somme qu’il destinait à madame d’Orcival, et il prit le sage parti de se retirer en emportant cet honnête bénéfice.
Quelques combattants avaient déjà déserté le champ de bataille, faute de munitions, entre autres le beau Prébord, qui était parti de très mauvaise humeur.
Darcy reçut sans se fâcher les brocards que lui lancèrent les vaincus, et sortit en même temps que M. Simancas qui était revenu assister au combat, après avoir fait un tour sur le boulevard avec son ami Saint-Galmier.
Le docteur était allé se coucher, mais le général, affligé de cruelles insomnies, aimait à veiller très tard, et le baccarat était sa distraction favorite. Il n’y jouait pas, mais il prenait un plaisir extrême à suivre le jeu.
Nointel rentrait régulièrement chez lui à une heure du matin, et il avait quitté le cercle depuis longtemps, lorsque Gaston descendit l’escalier en compagnie du Péruvien qui le complimentait sur son triomphe.
Ce général d’outre-mer ne s’en tint pas là. Par une transition adroite, il en vint à parler de madame d’Orcival, à la plaindre de se trouver mêlée à une affaire désagréable, à plaindre Darcy d’avoir rompu avec une si belle personne, et à blâmer la conduite du Polonais qui avait eu l’indélicatesse de se pendre chez elle.
Il en dit tant que Gaston finit par s’apercevoir qu’il cherchait à tirer de lui des renseignements sur le caractère et les habitudes de Julia. Cette prétention lui parut indiscrète, et comme d’ailleurs le personnage lui déplaisait, il coupa court à l’entretien, en prenant congé de M. Simancas dès qu’ils eurent passé la porte de la maison du cercle.
Mais l’étranger ne se découragea point.
– Vous n’avez pas votre coupé, dit-il après avoir examiné rapidement les voitures qui stationnaient le long du trottoir. Nous demeurons tous les deux dans le quartier des Champs-Élysées, et votre domicile est sur mon chemin. Vous plaît-il que je vous ramène chez vous?
– Je vous remercie, répondit Gaston. Il fait beau, et j’ai envie de marcher. Je vais rentrer à pied.
– Hum! c’est imprudent. On parle beaucoup d’attaques sur la voie publique… Vous portez une somme assez ronde, et vous n’avez pas d’armes, je le parierais.
– Pas d’autre que ma canne, mais je ne crois pas aux voleurs de nuit. Bonsoir, monsieur.
Et, plantant là le général, Darcy traversa rapidement la chaussée du boulevard pour s’acheminer d’un pas allègre vers la Madeleine.
Il habitait rue Montaigne, et il n’était vraiment pas fâché de faire un peu d’exercice avant de se mettre au lit. Le temps était sec et pas trop froid, le trajet n’était pas trop long, juste ce qu’il fallait pour dissiper un léger mal de tête produit par les émotions de la soirée.
Quoiqu’il fût très tard, il y avait encore des passants dans les parages du nouvel Opéra, mais plus loin le boulevard était désert.
Gaston marchait, sa canne sous son bras, ses deux mains dans les poches de son pardessus, et pensait à toute autre chose qu’aux assommeurs dont les exploits remplissaient les journaux.
Il arriva à la Madeleine, sans avoir rencontré âme qui vive; mais, en traversant la rue Royale, il aperçut un homme et une femme cheminant côte à côte à l’entrée du boulevard Malesherbes.
La rencontre n’avait rien d’extraordinaire, mais l’hôtel de madame d’Orcival était au bout de ce boulevard, et un rapprochement bizarre vint à l’esprit de Darcy.
L’homme était grand et mince comme Golymine, la femme était à peu près de la même taille que Julia, et elle avait quelque chose de sa tournure.
Gaston savait bien que ce n’était qu’une apparence, que Golymine était mort et que Julia ne courait pas les rues à pareille heure. Mais l’idée qui venait de lui passer par la tête fit qu’il accorda une seconde d’attention à ce couple.
Il vit alors que la femme cherchait à éviter l’homme qui marchait à côté d’elle, et il comprit qu’il assistait à une de ces petites scènes qui se jouent si souvent dans les rues de Paris; un chercheur de bonnes fortunes abordant une passante qui refuse de l’écouter. Il savait que ces sortes d’aventures ne tirent pas à conséquence et que, neuf fois sur dix, la persécutée finit par s’entendre avec le persécuteur. Il ne se souciait donc pas de venir au secours d’une personne qui ne tenait peut-être pas à être secourue.
Cependant, la femme faisait, tantôt à droite, tantôt à gauche, des pointes si brusques et si décidées qu’on ne pouvait guère la soupçonner de jouer la comédie de la résistance. Elle cherchait sérieusement à se délivrer d’une poursuite qu’elle n’avait pas encouragée, mais elle n’y réussissait guère. L’homme était tenace. Il serrait de près la pauvre créature, et chaque fois qu’il la rattrapait, après une échappée, il se penchait pour la regarder sous le nez et probablement pour lui dire de grosses galanteries.
Darcy était trop Parisien pour se mêler inconsidérément des affaires d’autrui, mais il avait une certaine tendance au don quichottisme, et son tempérament le portait à prendre le parti des faibles. Sceptique à l’endroit des femmes qui circulent seules par la ville à trois heures du matin, il n’était cependant pas homme à souffrir qu’on les violentât sous ses yeux.
Au lieu de s’éloigner, il resta sur le trottoir de la rue Royale pour voir comment l’histoire allait finir, et bien décidé à intervenir, s’il en était prié.
Il n’attendit pas longtemps. La femme l’aperçut et vint droit à lui, toujours suivie par l’acharné chasseur.
Ne doutant plus qu’elle n’eût le dessein de se mettre sous sa protection, Gaston s’avança, et au moment où l’homme passait à portée d’un bec de gaz, il le reconnut. C’était Prébord, le beau Prébord qui se vantait de chercher ses conquêtes exclusivement dans le grand monde, et Darcy eut aussitôt l’idée que l’inconnue n’était pas une simple aventurière, que ce Lovelace brun la connaissait et qu’il abusait pour la compromettre du hasard d’une rencontre.
Cette idée ne fit que l’affermir dans sa résolution de protéger une femme contre les entreprises d’un fat, et il manœuvra de façon à laisser passer la colombe et à barrer le chemin à l’épervier.
Il se trouva ainsi nez à nez avec Prébord, qui s’écria:
– Comment! c’est vous, Darcy!
À ce nom, la colombe, qui fuyait à tire-d’aile, s’arrêta court et revint à Gaston.
– Monsieur, lui dit-elle, ne me quittez pas, je vous en supplie. Quand vous saurez qui je suis, vous ne regretterez pas de m’avoir défendue.
La voix était altérée par l’émotion, et pourtant Gaston crut la reconnaître. La figure, cachée sous une épaisse voilette, restait invisible. Mais le moment eût été mal choisi pour chercher à pénétrer le mystère dont s’enveloppait la dame; Darcy devait avant tout se débarrasser de Prébord.
– Oui, c’est moi, monsieur, lui dit-il sèchement, et je prends madame sous ma protection. Qu’y trouvez-vous à redire?
– Absolument rien, mon cher, répondit Prébord sans se fâcher. Madame est de vos amies, à ce qu’il paraît. Je ne pouvais pas deviner cela. Maintenant que je le sais, je n’ai nulle envie d’aller sur vos brisées. Je regrette seulement d’avoir perdu mes peines. Vous serez plus heureux que moi, je n’en doute pas, car vous avez toutes les veines.
»Sur ce, je prie votre charmante compagne d’accepter mes excuses, et je vous souhaite une bonne nuit, ajouta l’impertinent personnage en tournant les talons.
L’allusion à la veine acheva d’irriter Darcy. Il allait relever vertement ces propos ironiques, et même courir après le railleur pour lui dire son fait de plus près; mais l’inconnue passa son bras sous le sien, et murmura ces mots, qui le calmèrent:
– Au nom du ciel, monsieur, n’engagez pas une querelle à cause de moi: ce serait me perdre.
La voix avait des inflexions douces qui allèrent droit au cœur de Darcy, et il répondit aussitôt:
– Vous avez raison, madame. Ce n’est pas ici qu’il convient de dire à ce joli monsieur ce que je pense de lui… et je sais où le retrouver. Je vous ai délivrée de ses obsessions. Que puis-je faire pour vous maintenant?
– Si j’osais, je vous demanderais de m’accompagner jusqu’à la porte de la maison que j’habite… rue de Ponthieu, 97.
– Rue de Ponthieu, 97! Je ne me trompais donc pas. C’est à mademoiselle Berthe Lestérel que j’ai eu le bonheur de rendre un service.
– Quoi! vous m’aviez reconnue?
– À votre voix. Il est impossible de l’oublier, quand on l’a déjà entendue… pas plus qu’on ne peut oublier votre beauté… votre grâce…
– Oh! monsieur, je vous en prie, ne me faites pas de compliments. Si vous saviez tous ceux que je viens de subir. Il me semblerait que mon persécuteur est encore là.
– Oui, ce sot a dû vous accabler de ses fades galanteries. Et pourtant, il n’a pu voir votre visage, voilée comme vous l’étiez… comme vous l’êtes encore.
– Je tremble qu’il ne m’ait reconnue.
– Il vous connaît donc?
– Il m’a rencontrée dans des salons où je chantais… moi, je ne l’ai pas reconnu, par la raison que je n’avais jamais fait attention à lui… mais, quand vous l’avez appelé par son nom, je me suis souvenue qu’on me l’a montré… à un concert chez madame la marquise de Barancos.
– C’est à ce concert que j’ai eu le bonheur de vous voir pour la première fois.
– Et que vous avez eu la bonté de vous occuper de moi. J’ai été d’autant plus touchée de vos attentions, que ma situation dans le monde est assez fausse. Je n’y vais qu’en qualité d’artiste. On me paie pour chanter.
– Qu’importe, puisque, par l’éducation, par l’esprit, par le cœur, vous valez mieux que les femmes les plus haut placées? D’ailleurs, avec votre talent, il n’aurait tenu qu’à vous d’être une étoile au théâtre.
– Oh! je ne regrette pas d’avoir refusé d’y entrer. Je n’avais aucun goût pour la vie qu’on y mène. Ma modeste existence me suffit.
– Et, demanda Gaston, la solitude à laquelle vous vous êtes condamnée ne vous pèse pas?
– Mon Dieu! répondit gaiement la jeune fille, je ne prétends pas qu’elle représente pour moi l’idéal du bonheur, mais je m’en accommode. Il y a certes des femmes plus heureuses que moi. Il y en a aussi de plus malheureuses. Tenez! j’ai été élevée dans un pensionnat avec une jeune fille charmante. Je l’aimais beaucoup et nous étions très liées, quoiqu’elle fût plus âgée que moi. Eh bien! aujourd’hui, elle a un hôtel, des chevaux, des voitures.
– Pardon, mais il me semble que ce n’est pas là un grand malheur.
– Hélas! je n’en sais pas de pire. Mon amie a pris le mauvais chemin. Elle s’était fait recevoir institutrice, et elle a d’abord essayé de vivre en donnant des leçons. Mais elle s’est vite lassée de souffrir. Elle était orpheline comme moi… pauvre comme moi… le courage lui a manqué, et Julie Berthier s’appelle maintenant Julia d’Orcival.
Gaston eut un soubresaut que mademoiselle Lestérel sentit fort bien, car elle lui donnait le bras, et ils remontaient le faubourg Saint-Honoré, serrés l’un contre l’autre, comme deux amoureux.
– Vous la connaissez? demanda-t-elle. Oui, vous devez la connaître, puisque vous vivez dans un monde où…
– Tout Paris la connaît, interrompit Darcy; mais vous, mademoiselle, vous ne la voyez plus, je suppose?
– Oh! non. Cependant, elle m’a écrit une fois, il y a deux ans, pour me demander un service. Je pouvais le lui rendre. Je suis allée chez elle. Elle m’a montré ses tableaux… ses objets d’art… Pauvre Julie! Elle paie tout ce luxe bien cher.
Darcy se garda d’insister. Il était trop heureux de savoir que mademoiselle Lestérel ignorait qu’il eût été intimement lié avec madame d’Orcival, et il ne tenait nullement à la renseigner sur ce point délicat.
De son côté, mademoiselle Lestérel regrettait peut-être d’avoir confessé qu’elle n’avait pas craint de mettre les pieds chez une irrégulière, car elle ne dit plus rien, et la conversation tomba tout à coup.
Ce silence fit que Darcy entendit plus distinctement le bruit d’un pas qui, depuis quelque temps déjà, résonnait sur le trottoir.
La première idée qui lui vint, quand il entendit qu’on marchait derrière lui, ce fut que Prébord s’était ravisé et se permettait de le suivre.
Il se retourna vivement, et il aperçut, à une assez grande distance, un homme dont les allures n’avaient rien de commun avec celles du Lovelace brun, un homme qui s’avançait d’un pas lourd et qui exécutait en marchant des zigzags caractéristiques. Il devait être chaussé de bottes fortes, et les clous de ses semelles sonnaient sur le trottoir du faubourg Saint-Honoré comme des coups de marteau sur une cloche. Aussi l’entendait-on de fort loin, mais évidemment ce n’était qu’un ivrogne regagnant son domicile et ne s’occupant en aucune façon du couple qui le précédait.
Rassuré par ce qu’il venait de voir, Darcy se mit à réfléchir aux singuliers hasards de la vie parisienne.
Au commencement de l’hiver, à une soirée musicale chez la marquise de Barancos, il avait remarqué la beauté et le talent d’une jeune artiste qui chantait à ravir. Il s’était renseigné sur elle. Il avait appris qu’elle était d’une famille honorable, qu’elle vivait de son art, et qu’elle était parfaitement vertueuse. Ce phénomène l’intéressa, et il s’arrangea de façon à l’admirer souvent.
Il ne manqua pas un seul des concerts où mademoiselle Berthe Lestérel faisait entendre son admirable voix de mezzo-soprano, et dans quelques réunions intimes où l’on traitait l’artiste en invitée, il put causer avec elle, apprécier son esprit, sa grâce, sa distinction.
De là à lui faire la cour, il n’y avait pas loin, et Darcy n’était pas homme à s’arrêter en si beau chemin. Il rendit à la jeune fille des soins discrets qu’elle reçut sans pruderie, mais avec une extrême réserve. Elle s’arrêta net, dès qu’il essaya de faire un pas de plus en se présentant chez elle. Il ne fut pas reçu, et quand il la revit dans un salon, elle se chargea de lui expliquer pourquoi elle trouvait bon de fermer sa porte à un jeune homme riche qui ne se piquait pas de rechercher les demoiselles pour le bon motif. Elle le fit franchement, honnêtement, gaiement; elle mit tant de loyauté à lui déclarer qu’elle ne voulait pas d’amoureux de fantaisie, que Darcy s’éprit d’elle tout à fait.
De cette seconde phase datait le refroidissement de sa liaison avec madame d’Orcival, qui s’apercevait bien d’un changement dans ses manières, mais qui se méprenait sur la cause de ce changement.
Au reste, Gaston n’était pas décidé à s’abandonner au courant de cette nouvelle passion. La vie qu’il menait ne lui plaisait plus, mais il ne songeait guère à épouser Berthe Lestérel. Il n’en était pas encore à envisager sans inquiétude la perspective d’un mariage d’inclination avec une chanteuse.
Provisoirement, il venait de prendre un moyen terme en rompant avec Julia. Il se trouvait donc libre de tout engagement.
Et voilà qu’une rencontre imprévue lui fournissait tout à coup l’occasion d’un long tête-à-tête avec mademoiselle Lestérel. Était-ce un présage? Gaston, superstitieux comme un joueur, le crut, et pensa qu’il serait bien sot de ne pas tirer parti de cette heureuse fortune. Si sévère qu’elle soit, une femme ne peut guère refuser de revoir l’homme dont elle a accepté la protection dans un cas difficile, et ce voyage à deux devait fort avancer Darcy dans l’intimité de la prudente artiste.
Pas si prudente, puisqu’elle s’aventurait seule dans Paris, à une heure des plus indues.
Cette pensée à laquelle Gaston ne s’était pas arrêté d’abord, quoiqu’elle lui fût déjà venue, cette pensée qui ressemblait assez à un soupçon, se représenta à son esprit, et lui causa une impression singulière.
En sa qualité de viveur, – son oncle aurait dit de mauvais sujet, – Gaston n’était pas trop fâché de supposer que l’inattaquable Berthe avait une faiblesse à se reprocher. Le service qu’il venait de lui rendre lui aurait alors donné barre sur elle, et sans vouloir abuser de cet avantage, il pouvait bien en profiter.
Et d’un autre côté, il lui déplaisait de croire que l’honnêteté de cette charmante jeune fille n’était que de l’hypocrisie, et que mademoiselle Lestérel cachait, sous des apparences vertueuses, quelque vulgaire amourette. Il lui en aurait voulu de lui arracher ses illusions, et, quoiqu’il n’eût aucun droit sur elle, il aurait été presque tenté de lui reprocher de l’avoir trompé.
C’était là un symptôme grave, et si l’indépendant Darcy eût pris la peine d’analyser ses sensations, il aurait reconnu que son cœur était pris plus sérieusement qu’il ne se l’avouait à lui-même.
Il ne songea qu’à éclaircir ses doutes, et, pour les éclaircir, il s’y prit en homme bien élevé.
– C’est une fatalité que vous ayez rencontré ce Prébord, commença-t-il. Il est sorti, une demi-heure avant moi, d’un cercle dont nous faisons partie tous les deux, et il demeure rue d’Anjou, au coin du boulevard Haussmann.
– C’est précisément lorsque je traversais le boulevard Haussmann qu’il m’a abordée, répondit Berthe sans aucun embarras. Je l’ai évité, il m’a suivie; il m’a parlé, je ne lui ai pas répondu; mais je n’ai pu parvenir à le décourager. Les rues étaient désertes. Je ne suis pas poltronne, et je n’étais pas trop effrayée d’abord. Mais quand je me suis trouvée seule avec lui sur l’esplanade, à côté de l’église de la Madeleine, j’avoue que j’ai un peu perdu la tête. J’ai couru pour gagner la rue Royale qui est plus fréquentée. Je me serais mise sous la protection du premier passant venu… Mon persécuteur a couru après moi, il m’a rattrapée à l’entrée du boulevard Malesherbes, il a cherché à me prendre le bras. Si je ne vous avais pas aperçu, je crois que je serais morte de frayeur.
– Prébord s’est conduit comme un goujat; demain, je lui enverrai deux de mes amis.
– Vous ne ferez pas cela, dit vivement la jeune fille. Songez donc au scandale qui en résulterait… si on savait que j’étais seule dans la rue… à cette heure. Et puis… exposer votre vie pour moi!… Non, non… promettez-moi que vous ne vous battrez pas.
Sa voix tremblait, et son bras serrait le bras de Gaston, comme si elle eût cherché à le retenir, pour l’empêcher de courir au danger.
– Soit! répondit Darcy assez ému, je me tairai, de peur de vous compromettre. Si cet homme venait à savoir que c’est vous qu’il a rencontrée, il est assez lâche pour raconter cette histoire dans le monde.
– Alors, vous me le jurez, il n’y aura pas de duel, s’écria mademoiselle Lestérel. Vous me rendez bien heureuse, et, pour vous remercier, je vais vous dire comment il s’est fait que je me suis trouvée dans la rue à une heure où les honnêtes femmes dorment. Il est temps en vérité que je vous l’explique, et j’aurais dû commencer par là, car Dieu sait ce que vous devez penser de moi.
– Je pense que vous êtes allée chanter dans quelque concert, dit Darcy d’un air innocent qui cachait une arrière-pensée.
Le futur magistrat parlait comme un juge d’instruction qui tend un piège à un prévenu.
– Si j’étais allée à un concert, répliqua aussitôt la jeune fille, je serais en toilette de soirée, et je ne reviendrais pas à pied.
»Je vais vous confier tous mes secrets, ajouta-t-elle gaiement. Sachez donc que j’ai une sœur… une sœur mariée à un marin qui revient d’une longue campagne de mer… Il est absent depuis dix-huit mois, et il sera à Paris dans deux jours. En ce moment ma sœur est seule et très souffrante. Elle m’a écrit tantôt pour me prier de venir passer la soirée près d’elle. J’y suis allée, et vers dix heures, alors que j’allais partir, elle a été prise d’une crise nerveuse… elle y est sujette. Je ne pouvais pas la quitter dans l’état où elle était, et quand je suis sortie de chez elle, il était deux heures du matin. Je n’avais pas voulu envoyer chercher un fiacre… ma sœur n’a qu’une domestique… et je pensais en trouver un sur le boulevard. Ma chère malade demeure rue Caumartin… c’est à cent pas de sa maison que j’ai rencontré cet homme.
Darcy écoutait avec beaucoup d’attention ce récit haché, et il trouvait que mademoiselle Lestérel se justifiait un peu comme une femme prise en faute. Au cours de ses nombreuses excursions dans le demi-monde, il avait entendu dix fois des histoires de ce genre débitées avec un aplomb supérieur par des demoiselles qu’il accusait de sorties illégitimes et qu’il n’avait pas tort d’accuser. La sœur malade et la cousine en couches ont toujours été d’un grand secours aux infidèles.
Darcy s’abstint pourtant de toute réflexion, mais son silence en disait assez, et la jeune fille ne s’y méprit pas. Elle se tut aussi pendant quelques instants, puis, d’une voix émue:
– Je vois bien que vous ne me croyez pas. Avec tout autre, je dédaignerais de me justifier. À vous, je tiens à prouver que j’ai dit la vérité. Ma sœur s’appelle madame Crozon. Elle demeure rue Caumartin, 112, au quatrième. J’irai la voir demain à trois heures. Son mari n’arrivera qu’après-demain. S’il était ici, je ne vous proposerais pas de vous présenter à elle, car il est horriblement jaloux. Mais ma pauvre Mathilde a encore un jour de liberté, et s’il vous plaît de m’attendre à la porte de sa maison, nous monterons chez elle ensemble. Je lui raconterai devant vous mon aventure nocturne, et de cette façon, je pense, vous serez sûr que je n’ai rien inventé.
Darcy ne paraissait pas encore convaincu. Il avait beaucoup vécu avec des personnes dont la fréquentation rend défiant.
Mademoiselle Lestérel le regarda et lut sur sa figure qu’il lui restait un doute. Elle devint très pâle, et elle reprit froidement:
– Vous avez raison, monsieur. Cela ne prouverait pas que ma sœur n’est pas d’accord avec moi pour mentir. Je pourrais en effet lui écrire demain matin, la prévenir qu’elle aura à jouer un rôle que je lui tracerais d’avance. Je ne pouvais pas croire que vous me jugeriez capable d’une si vilaine action. Veuillez donc oublier ce que je viens de vous dire, et penser de moi ce qu’il vous plaira.
Il y a des accents que la plus habile comédienne ne saurait feindre, des indignations qu’on n’imite pas, des réponses où la vérité éclate à chaque mot.
Darcy fut touché au cœur et comprit enfin qu’il n’y avait rien de commun entre cette fière jeune fille et les belles petites qui forgent des romans pour se justifier.
– Pardonnez-moi, mademoiselle, dit-il chaleureusement, pardonnez-moi d’avoir un instant douté de vous. Je vous crois, je vous le jure, et pour vous prouver que je vous crois, j’irais jusqu’à renoncer à faire avec vous cette visite à madame votre sœur. Mais, j’espère que vous ne retirerez pas votre promesse. Je serais si heureux de vous revoir… et c’est un bonheur que j’ai si rarement.
– Vous me verrez samedi prochain, si vous venez ce soir-là chez madame Cambry, dit mademoiselle Lestérel, avec quelque malice. J’y chanterai les airs que vous aimez. Et maintenant, sachez que je ne vous en veux plus du tout, mais que je trouve plus sage de ne pas vous mener chez ma sœur. Votre visite la troublerait beaucoup. Elle a bien assez de chagrins. Il est inutile de lui donner des émotions.
– Je ferai ce que vous voudrez, mademoiselle, quoi qu’il m’en coûte.
– Vous tenez donc bien à me rencontrer? Il me semble que les occasions ne vous manquent pas. Vous allez dans toutes les maisons où l’on me fait venir.
– N’avez-vous pas deviné que j’y vais pour vous? Et n’avez-vous pas compris ce que je souffre de ne pas pouvoir vous parler… vous dire…
– Mais il me semble que vous me parlez assez souvent, répondit en riant mademoiselle Lestérel. Je ne suis pas toujours au piano, et on ne me traite pas partout comme une gagiste. Quand on me permet de prendre ma part d’une sauterie improvisée, vous savez fort bien m’inviter. Et, un certain soir, vous m’avez fait deux fois l’honneur de valser avec moi. C’était l’avant-veille du jour de l’an.
– Vous vous en souvenez!
– Parfaitement. Et il me paraît que vous l’avez un peu oublié… comme vous avez oublié que, depuis cinq minutes, nous sommes dans la rue de Ponthieu. Voici la porte de ma maison.
– Déjà!
– Mon Dieu! oui; il ne me reste qu’à vous remercier encore et à vous dire: Au revoir!
Elle avait doucement dégagé son bras, et une de ses mains s’était posée sur le bouton de cuivre. Elle tendit l’autre à Darcy, qui, au lieu de la serrer à l’anglaise, essaya de la porter à ses lèvres. Malheureusement pour lui, la porte s’était ouverte au premier tintement de la sonnette, et mademoiselle Berthe était leste comme une gazelle. Elle dégagea sa main et elle se glissa dans la maison en disant de sa voix d’or à l’amoureux décontenancé:
– Merci encore une fois!
Darcy resta tout abasourdi devant la porte que la jeune fille venait de refermer. L’aventure finissait comme dans les féeries où la princesse Topaze disparaît dans une trappe, juste au moment où le prince Saphir allait l’atteindre. Et Darcy n’était pas préparé à cette éclipse, car il n’avait pas pris garde au chemin qu’il faisait en causant si doucement, et il croyait être encore très loin du domicile de mademoiselle Lestérel.
Cependant, il ne pouvait guère passer la nuit à contempler les fenêtres de sa belle. Les folies amoureuses ne sont de saison qu’en Espagne, et l’hiver de Paris n’est pas propice aux sérénades.
Mademoiselle Lestérel demeurait au coin de la rue de Berry, et pour regagner son appartement de la rue Montaigne, Darcy n’avait qu’à remonter jusqu’au bout de la rue de Ponthieu. Il s’y décida, fort à contrecœur, et il s’en alla l’oreille basse, en rasant les maisons.
Il aurait mieux fait de marcher au milieu de la chaussée; car, au moment où il dépassait l’angle de la rue du Colysée, un homme surgit tout à coup, et le saisit à la gorge.
Darcy fut prit hors de garde. Il avait complètement oublié les histoires d’attaques nocturnes qu’on racontait au cercle, et l’homme qu’il avait aperçu de loin dans le faubourg Saint-Honoré. Il ne pensait qu’à Berthe, et il cheminait les deux mains dans les poches, la canne sous le bras et les yeux fichés en terre.
L’assaut fut si brusque qu’il n’eut pas le temps de se mettre en défense. Il sentit qu’on serrait violemment sa cravate, et ce fut tout. La respiration lui manqua, ses bras s’agitèrent dans le vide, ses jambes fléchirent, et il s’affaissa sur lui-même.
Il ne perdit pas tout à fait connaissance, mais il n’eut plus que des sensations confuses. Il lui sembla qu’on pesait sur sa poitrine, qu’on déboutonnait ses vêtements et qu’on le fouillait; mais tout cela se fit si vite qu’il en eut à peine conscience.
Combien de minutes se passèrent avant qu’il revînt à lui? Il n’en sut jamais rien; mais quand il reprit ses sens, il vit qu’il était étendu sur le trottoir de la rue du Colysée et que son agresseur avait disparu.
Il se releva péniblement, il se tâta, et en constatant avec une vive satisfaction qu’il n’était pas blessé, il constata aussi qu’on lui avait enlevé son portefeuille, un portefeuille bien garni, car il contenait les dix billets de mille francs gagnés au baccarat, et deux autres qu’il y avait mis avant d’aller chez Julia.
Au moment de l’attaque, il avait pensé vaguement à Prébord dont le souvenir le poursuivait, mais maintenant il ne pouvait plus se dissimuler qu’il s’était bêtement laissé dévaliser par un voleur, peut-être par l’homme qui l’avait suivi, en contrefaisant l’ivrogne, jusqu’à l’entrée de la rue de Ponthieu, et qui, en le voyant revenir seul, s’était embusqué pour l’attendre.
L’aventure était humiliante, et Darcy résolut de ne pas s’en vanter au Cercle où il s’était si souvent moqué des poltrons qui ne savaient pas se défendre dans la rue.
Il ne se souciait pas non plus de porter plainte, car, pour raconter exactement l’affaire, il aurait fallu parler de sa promenade nocturne avec mademoiselle Lestérel.
Et, après mûre réflexion, il conclut qu’il ferait sagement de se taire, et de se résigner à une perte d’argent, qui lui était d’autant moins sensible que la majeure partie de la somme volée avait été conquise par lui sur le tapis vert.
Il était vexé, et il se disait que, s’il avait accepté l’offre du général Simancas qui lui proposait de le reconduire en voiture, il aurait évité cette sotte mésaventure. Et pourtant, il ne regrettait pas d’être parti à pied, puisqu’il avait rencontré, protégé et escorté une personne qui lui était beaucoup plus chère que son portefeuille.
Bientôt même le souvenir de ce charmant voyage en la douce compagnie de Berthe Lestérel chassa les fâcheuses impressions, et l’amoureux rentra chez lui consolé, quoique fort meurtri.
Il occupait au rez-de-chaussée d’une belle maison de la rue Montaigne un grand appartement avec écurie et remise, et même avec jardin, car sa vie de garçon était montée sur un pied des plus respectables. Le futur attaché au parquet avait un valet de chambre, un cocher, une cuisinière, quatre chevaux et trois voitures, le train d’un homme qui a cent mille francs de revenu, ou qui mange le fonds de quarante mille.
Et ce dernier cas était celui de Gaston Darcy.
Ses domestiques ne l’attendaient jamais passé minuit, et il put, sans avoir à subir leurs soins et leurs questions respectueuses, bassiner son cou endolori. Deux mains robustes y avaient imprimé en noir la marque de leurs doigts, et sa cravate y avait laissé un sillon rouge qui lui remit en mémoire la fin tragique du comte Golymine.
Il se coucha, mais il eut beaucoup de peine à s’endormir. Les bizarres événements de cette soirée, si bien et si mal remplie, lui revenaient à l’esprit, et il était aussi très préoccupé de ce qu’il ferait le lendemain. Il avait décidé d’aller voir son oncle pour lui annoncer sa conversion, et il avait bien envie de ne pas tenir compte des scrupules de mademoiselle Lestérel qui jugeait plus convenable de ne pas le présenter à sa sœur. Il méditait même de se transporter vers trois heures rue Caumartin, et de se trouver là, comme par hasard, au moment où la jeune fille viendrait faire visite à cette sœur qui l’avait retenue si tard.
Les amoureux s’ingénient à combiner des plans pour rencontrer l’objet aimé, et Gaston décidément était amoureux, mais il était aussi très fatigué, et la fatigue finit par amener le sommeil.
Il dormit neuf heures sans débrider, et, quand il ouvrit les yeux, vers midi, la première chose qu’il aperçut sur le guéridon placé près de son lit, ce fut une lettre que son valet de chambre y avait posée sans le réveiller, une lettre dont il reconnut le format, l’écriture, et même le parfum, une lettre qui sentait Julia.
– Bon! dit-il en s’étirant, je sais ce que c’est… des reproches, des propositions de paix, et probablement la carte à payer. J’ai bien envie de ne pas lire ce mémoire. Puis se ravisant:
– Ah, diable! et le suicide de ce malheureux! Il faut cependant que je sache ce qu’elle en dit.
Il fit sauter le cachet, et il lut:
«Mon cher Gaston, vous ne supposez pas, je l’espère, que je vais me plaindre de vous à vous-même. Vous m’avez quittée au moment où je commençais à vous aimer. Je ne suis ni trop surprise, ni trop désolée de ce dénouement. Nous vivons tous les deux dans un monde où les choses finissent presque toujours ainsi. Quand l’un arrive au diapason, l’autre n’y est plus, et la guitare casse. Vous auriez dû y mettre plus de formes, mais je ne vous en veux pas. Ce n’est pas votre faute, si l’air qui vous charmait depuis un an a tout à coup cessé de vous plaire. Oubliez-le, cet air que nous chantions si bien; devenez magistrat, mariez-vous; c’est tout le mal que je vous souhaite, et je ne vous écrirais pas ce matin, si je ne pensais vous rendre service en vous apprenant ce qui s’est passé chez moi cette nuit.
«Le comte Golymine s’est pendu dans ma bibliothèque, pendu de désespoir, parce que je refusais de le suivre à l’étranger. C’était un fou, n’est-ce pas? On ne se pend pas pour une femme. On la lâche… c’est votre mot, je crois. Que voulez-vous! il y a encore des niais qui s’exaltent jusqu’au suicide inclusivement. Si je vous parle de ce lugubre événement, ce n’est pas pour vous donner des remords ou pour me rendre intéressante. Je veux seulement vous dire que vous ne serez pas mêlé à une si déplorable histoire. Si on savait que vous étiez chez moi pendant que le comte mourait de cette affreuse mort, ce ne serait pas une recommandation auprès du ministre qui va vous attacher au parquet. Rassurez-vous. On ne le saura pas. Je n’ai rien dit de vous aux gens de police qui sont venus faire l’enquête. Seule de tous mes domestiques, Mariette vous a vu, et elle n’en dira rien non plus. Elle se taira comme je me tairai.
«Je ne m’oppose pas à ce que vous récompensiez sa discrétion, mais je vous prie de ne pas me faire l’injure de rémunérer la mienne. C’est assez de m’avoir abandonnée. Je compte que vous ne chercherez pas à m’humilier en me traitant comme une femme de chambre qu’on renvoie sans motifs.
«Je vous dispense même de me répondre, et j’espère que nous ne nous reverrons jamais. Il y a un mort entre nous.
«Adieu. Soyez heureux.»
Cette lettre, signée d’une simple initiale, était d’une écriture fine et singulièrement nette; l’écriture d’une femme qui se possède et qui dédaigne de feindre l’émotion; mais elle troubla quelque peu Gaston.
Il sentait bien que Julia jouait avec lui son va-tout et que, sous ces fiers adieux, se cachait une intention de renouer. Il devinait la suprême tentative d’une femme qui connaît le faible de son amant, et qui essaie de le reconquérir par le dédain, par le désintéressement, par une savante mise en scène de tous les sentiments élevés. Il ne s’y laissait pas prendre, et il était fermement résolu à en rester là; mais il ne pouvait s’empêcher de reconnaître que Julia lui rendait un service signalé en gardant le silence.
– Me voilà maintenant son obligé, murmura-t-il, et du diable si je sais comment je m’y prendrai pour cesser de l’être. Je vais envoyer un royal pourboire à Mariette, c’est très bien; mais le chèque à Julia me serait retourné, c’est clair. Par quoi le remplacer? Ma foi! par de bons procédés. Je dirai partout que madame d’Orcival est la plus charmante femme de Paris, et la meilleure; qu’elle a de l’esprit jusqu’au bout de ses ongles roses, et du cœur à revendre. Je le crierai sur les toits. Et puis, elle a cent raisons pour se consoler. Elle est riche, et la mort de ce Polonais va la mettre à la mode. Pour poser une femme, un suicide vaut mieux que trois duels. Pauvre Golymine! Je ne l’estimais guère, mais je le plains… et je plains Julia aussi, après tout. Seulement, je n’y puis rien.
Sur cette conclusion, Darcy sonna son valet de chambre, se leva et procéda à sa toilette.
Il avait presque oublié la tentative d’étranglement et la perte de son portefeuille. L’impression que venait de lui causer la lettre de madame d’Orcival s’effaça aussi peu à peu, et au moment où il se mit à table pour déjeuner, il ne restait dans son esprit que le doux souvenir de Berthe Lestérel.
Il avait la certitude de la rencontrer bientôt dans un salon qu’il fréquentait volontiers, mais il trouvait que c’était trop long d’attendre jusqu’au samedi suivant, alors qu’il pouvait la voir le jour même.
Après son déjeuner qui le mena jusqu’à deux heures, il sortit à pied et il s’achemina vers les boulevards. Son oncle demeurait rue Rougemont, et il voulait aller chez son oncle. Mais il arriva qu’après avoir passé la Madeleine, il aperçut l’entrée de la rue Caumartin. La tentation était trop forte. Il remonta lentement cette bienheureuse rue, et à trois heures moins un quart, il s’arrêta devant le numéro 112.
– Je ne lui demanderai pas de me présenter à sa sœur, pensait-il. J’aurais l’air de me défier encore d’elle, et d’ailleurs je ferais assez sotte figure chez cette sœur, qui doit être une bourgeoise ennuyeuse. Mais je puis bien aborder Berthe, et lui dire… lui dire quoi?… peu importe, pourvu qu’elle comprenne que je l’aime.
Il n’était pas en faction depuis cinq minutes, quand mademoiselle Lestérel déboucha de la rue Saint-Lazare.
Il ne l’avait jamais vue qu’en toilette de soirée, car la rencontre de la veille ne pouvait pas compter. À la lumière des becs de gaz, on ne juge ni de la beauté ni de la tournure d’une femme. Éclairée par le soleil d’une belle journée d’hiver, Berthe lui parut encore plus charmante que dans le monde. Elle était habillée avec un goût parfait, élégamment chaussée, sans recherche trop provocante; elle marchait à merveille, et, pour tout dire, elle avait ce je ne sais quoi qui fait qu’on se retourne pour regarder une inconnue et quelquefois pour la suivre.
Gaston vint à la rencontre de la jeune fille, et la salua d’un air assez embarrassé, car il s’était aperçu que son doux visage se rembrunissait un peu.
– Comment, monsieur, c’est vous! s’écria-t-elle, malgré votre promesse, malgré ma défense.
– Je vous jure, mademoiselle, que le hasard seul est coupable. Je passais par ici et…
– Fi! que c’est laid de mentir! interrompit Berthe avec une moue enfantine. Vous feriez bien mieux de convenir que vous me soupçonnez toujours et que vous êtes venu pour me confronter avec ma sœur, comme si vous étiez juge d’instruction.
– Non, sur l’honneur! et la preuve, c’est que je m’en vais.
– Alors, vous vous contentez de constater que je me rends bien au n° 112 de la rue Caumartin?
– Comptez-vous pour rien le bonheur de vous avoir vue?
Berthe réfléchit un instant et dit d’un ton décidé:
– Eh bien, non, je ne veux pas que vous restiez avec vos mauvaises pensées. Je ne prévoyais pas que je vous trouverais ici, vous le savez bien, puisqu’il était convenu que vous ne viendriez pas. Vous ne pouvez donc pas me soupçonner d’avoir averti ma sœur. Venez chez elle, monsieur, venez, je l’exige. Vous allez monter quatre étages. Ce sera votre punition.
– Ma récompense, dit gaiement Gaston.
Mademoiselle Lestérel était déjà dans le vestibule de la maison, qui avait assez bonne apparence. Darcy ne se fit pas prier pour l’y suivre, et ils montèrent l’escalier côte à côte.
– C’est extravagant, ce que je fais là, disait Berthe. Si madame Cambry le savait, je ne chanterais plus jamais chez elle.
– Pourquoi donc? demanda Darcy, en cherchant à prendre un air naïf.
– Mais parce que d’abord il n’est pas très convenable qu’une jeune fille grimpe les escaliers en compagnie d’un jeune homme… il est vrai que ladite jeune fille s’est déjà fait escorter à travers les rues par ledit jeune homme. Et puis, aussi, parce que madame Cambry est une veuve à marier que vous pourriez parfaitement épouser. On assure même que vous ne lui êtes pas indifférent.
– Je n’ai jamais pensé à elle, et j’y pense moins que jamais, depuis que…
– Chut! nous voici arrivés. Je vais vous présenter, et, en cinq minutes de conversation, vous serez édifié sur ma conduite, monsieur le magistrat. Mais vous me ferez le plaisir de ne pas prolonger votre visite, car ma sœur est souffrante.
Berthe avait sonné. Une jeune femme très pâle se montra, une jeune femme qui ressemblait beaucoup à sa cadette. Elle avait dû être aussi jolie qu’elle, mais elle n’avait plus la fraîcheur de la jeunesse, ni cet air gai qui donnait tant de charme à la physionomie de mademoiselle Lestérel.
– Comment! s’écria Berthe, tu viens ouvrir toi-même, dans l’état où tu es!
– Je suis seule, répondit madame Crozon. J’ai envoyé Sophie à la gare pour voir si mon mari est dans le train du Havre qui arrive à trois heures, ajouta-t-elle en regardant alternativement sa sœur et Gaston Darcy.
– Ton mari! dit Berthe. Je croyais que tu ne l’attendais que demain soir.
– C’est vrai, répondit la jeune femme; mais son navire est entré au Havre ce matin… J’ai reçu une dépêche de notre amie… et peut-être M. Crozon a-t-il pris le premier train pour Paris.
– Oui… c’est possible, en effet, et, s’il arrive, je serai bien aise de me trouver là. Passons dans le salon, je vais t’expliquer en deux mots pourquoi je viens chez toi avec M. Darcy… M. Gaston Darcy que je rencontre souvent chez madame Cambry… et qui m’a rendu hier un service dont je lui suis infiniment reconnaissante.
Madame Crozon, étonnée, se contenta de s’incliner pour répondre au salut respectueux de ce visiteur inattendu.
Le salon où Darcy fut introduit était meublé sans luxe, mais le parquet reluisait comme une glace, et on n’aurait pas trouvé un grain de poussière sur le velours des fauteuils.
Cela ressemblait à un intérieur flamand.
Il y avait, accroché au mur, entre deux gravures de Jazet, un médiocre portrait d’homme, une figure sévère et quelque peu déplaisante, le portrait du mari, sans doute.
Près de la fenêtre, qui donnait sur la rue, une chaise longue où la jeune femme alla s’étendre, après avoir indiqué du geste un siège à Darcy qui eut la discrétion de ne pas s’asseoir.
– Tu souffres? demanda Berthe en prenant la main de sa sœur.
– Oui. J’ai pu dormir une heure cette nuit, après ton départ; mais la crise est revenue ce matin, et je me sens très faible.
– Pourquoi n’es-tu pas restée au lit?
La malade ne répondit pas, mais ses yeux se tournèrent vers la fenêtre.
– Je comprends, murmura mademoiselle Lestérel, et je te demande pardon de te fatiguer en te questionnant. À quelle heure suis-je arrivée chez toi, hier soir?
– Mais… vers neuf heures, je crois.
– Et à quelle heure suis-je partie?
– Il me semble qu’il était au moins deux heures du matin.
– Voilà tout ce que je voulais te faire dire, ma chère Mathilde. Un mot encore, et ce sera fini. En sortant de chez toi, je n’ai pas trouvé de voiture. Un homme m’a suivie, persécutée, et je ne sais ce qui serait arrivé si je n’avais eu le bonheur de rencontrer M. Darcy, qui m’a prise sous sa protection et qui a bien voulu m’accompagner jusqu’à ma porte. M. Darcy ne m’a adressé aucune question, mais il a pu et dû s’étonner de me rencontrer seule, à pied, la nuit, dans Paris. Je tiens beaucoup à son estime, et je l’ai prié de se trouver aujourd’hui à trois heures devant ta maison. Je voulais qu’il entendît de ta bouche l’explication toute naturelle de ma promenade nocturne. C’est fait. Je n’ai plus qu’à le remercier de l’appui qu’il m’a donné hier et de la peine qu’il vient de prendre en montant les quatre étages.
Cette péroraison fut appuyée d’un coup d’œil à Darcy, qui en comprit parfaitement le sens et qui se disposa à battre en retraite. Il ne voulut cependant pas partir sans ajouter un commentaire au discours de la jeune fille.
– Madame, commença-t-il, je vous supplie de croire qu’il ne m’est jamais venu à la pensée de supposer…
Il n’en dit pas plus long, car il vit que madame Crozon ne l’écoutait plus. Elle s’était levée à demi, et elle prêtait l’oreille aux bruits de la rue.
Une voiture vient de s’arrêter à la porte, murmura-t-elle.
Berthe courut à la fenêtre, l’entrouvrit et s’écria:
– C’est lui! il descend d’un fiacre.
Puis, refermant vivement la croisée et s’adressant à Darcy:
– Monsieur, dit-elle d’un ton bref, vous êtes assez mon ami pour que je ne vous cache pas la vérité. M. Crozon est absent depuis longtemps; il a le tort d’être horriblement jaloux, et nous savons qu’il a reçu des lettres anonymes où l’on accuse ma sœur de l’avoir trompé depuis son départ. Voilà pourquoi vous nous voyez si troublées.
Darcy crut que cette confidence tendait à le presser de partir.
– En effet, répondit-il, en saluant affectueusement la femme du marin, s’il me rencontrait ici, cela confirmerait ses injustes soupçons, et…
– Non, interrompit mademoiselle Lestérel, ne partez pas, M. Crozon est très violent. S’il se portait à quelque extrémité, seule, je ne pourrais pas défendre ma sœur, tandis qu’avec vous…
– Disposez de moi, dit vivement Darcy.
– Non… non, murmura la jeune femme, ne restez pas ici… il vous tuerait…
– Ne craignez pas cela, madame, je ne me laisserai pas tuer, pas plus que je ne permettrai qu’on vous maltraite.
Darcy, en répondant ainsi, avait la tête haute et le regard résolu. Le capitaine au long cours allait trouver à qui parler.
– Vous n’avez pas compris, repris Berthe. Je ne veux pas que mon beau-frère vous rencontre. Votre présence l’exaspèrerait. Ce que je veux, c’est que vous restiez à portée de nous secourir, si je vous appelle.
»Venez, ajouta-t-elle en ouvrant une porte. Voici un cabinet d’où vous entendrez tout. Il y a un verrou en dedans et une sortie qui donne directement sur l’escalier. Enfermez-vous. Et entrez, si je crie: À moi! Si, au contraire, je dis à M. Crozon: «Maintenant, vous n’accuserez plus Mathilde», partez sans bruit.
»Venez, il le faut.
Darcy entra de bonne grâce dans la cachette que mademoiselle Lestérel lui indiquait. Il sentait fort bien le danger, et même le ridicule de la situation, mais il se serait soumis à de plus pénibles épreuves pour plaire à Berthe, et il se disait avec joie qu’en l’initiant ainsi à ses secrets de famille, Berthe lui donnait un gage d’intimité dont il pourrait tirer parti plus tard.
Il se logea donc dans ce cabinet noir, il poussa le verrou pour se mettre à l’abri d’une invasion de l’ennemi, et il s’assura que la retraite lui était ouverte, par un couloir qui permettait de sortir de l’appartement sans traverser le salon.
Ces précautions prises, il se prépara à assister à une scène de ménage qui lui paraissait devoir être plus déplaisante que terrible, mais qu’il était très déterminé à faire cesser si le marin poussait les choses au tragique.
Et il ne put s’empêcher de faire cette réflexion, qu’il était dans sa destinée d’assister en témoin invisible à des explications orageuses. Le soir, chez Julia, le jour, chez madame Crozon, la situation était presque la même. Seulement, la veille, elle s’était dénouée par un suicide, et, cette fois, à en juger par le trouble où le retour du mari avait jeté les deux sœurs, elle pouvait se dénouer par un meurtre.
Du reste, Darcy n’eut pas le temps de beaucoup réfléchir. À peine s’était-il établi à son poste d’observation qu’il entendit le bruit d’une porte fermée avec violence et une voix rude qui disait:
– Oui, c’est moi, madame. Vous ne m’attendiez pas si tôt?
– Mathilde est bien heureuse de vous revoir, mon cher Jacques, dit la douce voix de Berthe; mais vous n’auriez pas dû la surprendre ainsi. Elle est très malade, et l’émotion…
– Je n’ai que faire de vos avis… ni de votre présence, interrompit grossièrement le mari. Je veux avoir une explication avec ma femme, et je ne veux pas que vous y assistiez.
– Une explication, Jacques! Après dix-huit mois d’absence, vous feriez mieux de commencer par embrasser Mathilde.
– Demandez-lui donc si elle oserait venir m’embrasser, elle, tonna le capitaine. Demandez-lui ce qu’elle a fait, pendant que je courais les mers pour lui gagner une fortune. C’est inutile, n’est-ce pas? Vous le savez fort bien, ce qu’elle a fait.
– Je ne comprends pas ce que vous voulez dire. Vous semblez accuser ma pauvre sœur d’une infamie. Il ne vous manque plus que de m’accuser d’être sa complice.
– Je ne vous accuse pas. Mais je ne reviens pas pour discuter avec vous. Je reviens pour punir. Et j’entends que vous me laissiez seul avec ma femme. Allez-vous-en!
– Diable! pensait Darcy, l’affaire s’engage mal. Je crois qu’il me faudra en découdre avec ce loup marin.
– Je ne m’en irai pas, dit avec une fermeté tranquille mademoiselle Lestérel. Vous êtes irrité, Jacques. Mathilde se justifiera sans peine, si vous voulez bien l’interroger doucement. Mais en ce moment vous n’êtes pas maître de vous, et la colère pourrait vous pousser à commettre un acte de violence. Je ne dois pas quitter ma sœur. Et ne prétendez pas que je n’ai pas le droit de m’interposer entre elle et vous. Je n’ai qu’elle au monde, et elle n’a que moi, puisque nous sommes orphelines. Qui l’offense m’offense, qui la menace me menace, et je vous le jure, Jacques, si vous voulez porter la main sur elle, il faudra commencer par me tuer.
Ce discours, dont il ne perdit pas une syllabe, fit tressaillir Darcy, qui se tint prêt à entrer en scène, aussitôt qu’il entendrait les mots convenus: À moi!
Mais l’éloquence partie du cœur agit même sur les furieux, et le capitaine changea de ton.
– Soit! dit-il, restez. Vous êtes une brave fille après tout, et plût à Dieu que votre sœur vous ressemblât. Mais je vous jure que votre présence ne m’empêchera pas de faire justice.
»À nous deux, maintenant, madame.
Darcy entendit un gémissement étouffé. Ce fut la seule réponse de la malheureuse Mathilde. Il ne la voyait pas, mais il se la figurait affaissée sur sa chaise longue, accablée, anéantie.
– Parlez! mais parlez donc! cria le mari. Essayez au moins de me prouver que vous êtes innocente. Vous savez bien de quoi vous êtes accusée. Je vous l’ai écrit, et je me repens de vous avoir avertie. Si j’étais revenu à l’improviste, si j’avais eu la patience de vous surveiller, je suis sûr que j’aurais pu vous convaincre, tandis que vous allez me débiter les mensonges que vous avez eu le temps de préparer. Mais je n’ai pas appris à dissimuler, moi! Quand j’aime et quand je hais, je ne cache ni mon amour ni ma haine… et je vous aimais… Ah! j’étais stupide.
Darcy remarqua fort bien que la voix du marin était émue, et il commença à espérer que l’orage allait se terminer par une pluie de larmes. Mais, presque aussitôt, elle reprit, cette terrible voix:
– Répondez! Est-il vrai qu’il y a un an, on vous a vue dans une loge de théâtre avec un homme?
– Non, ce n’est pas vrai, murmura l’accusée. On vous a trompé… ou on s’est trompé.
– Vous n’allez pas soutenir, je pense, qu’on a pris votre sœur pour vous, dit ironiquement M. Crozon. Berthe vous défend, et je ne l’en blâme pas; mais Berthe vit comme une sainte, Berthe a su résister à toutes les tentations… et pourtant elle n’a de devoirs à remplir qu’envers elle-même… elle est libre… mais elle est trop fière pour s’abaisser jusqu’à prendre un amant.
Darcy, qui écoutait avec plus d’attention que jamais, se mit à bénir ce furieux qui donnait à mademoiselle Lestérel une si éclatante attestation de vertu. En vérité, il l’aurait volontiers embrassé.
– Ce que vous pensez de moi, Jacques, dit la jeune fille, moi, je le pense de Mathilde.
Cette fois, il sembla à Darcy que la voix de Berthe était un peu moins assurée.
– Votre sœur répond pour vous, mais vous ne répondez pas, reprit le capitaine. Le cœur vous manque pour vous défendre. Il ne vous a jamais manqué pour me trahir. Ah! vous aviez bien choisi le moment! Pendant que vous affichiez publiquement votre honte, mon navire était pris dans les glaces du détroit de Behring, et je risquais ma vie tous les jours. Tenez! on envoie au bagne des femmes qui valent mieux que vous.
– Vous insultez la vôtre, Jacques. Ce que vous faites est lâche, dit Berthe d’un ton ferme.
– Je ne l’insulterai plus. On n’insulte pas les condamnées. Mais je n’ai pas fini. Il faut qu’elle m’écoute jusqu’au bout. L’ami inconnu qui m’a averti m’a donné des détails précis. Je sais où elle a rencontré cet homme. On ne me l’a pas nommé, mais on me l’a désigné assez clairement pour que je puisse le retrouver, et je le retrouverai, je vous le jure. Je sais à quelle époque a cessé cette liaison, et pourquoi elle a cessé. Son amant quittait Paris. Nierez-vous encore, maintenant?
– Jacques! vous ne voyez donc pas que Mathilde est mourante!
– Qu’elle meure! Ce n’est pas moi qui la tue. Voulez-vous que je vous dise de quoi elle se meurt? Je devrais vous épargner l’humiliation d’entendre parler de cette infamie, je devrais respecter votre pudeur de jeune fille. Mais vous avez voulu rester. Tant pis pour vous! C’est Dieu qui l’a frappée, cette misérable créature que vous soutenez. L’adultère a eu des suites. Elle a eu un enfant de cet homme, un enfant qu’elle a mis au monde dans je ne sais quelle maison suspecte, un enfant qu’elle cache. Elle est accouchée il n’y a pas un mois.
»J’arrive pour les relevailles de ma femme! Vous voyez bien qu’il faut que je tue la vipère et le vipéreau.
– Il ne tuera pas la mère avant d’avoir trouvé l’enfant, se dit Darcy qui ne perdait pas la tête.
À tout événement pourtant il se tint prêt, l’oreille au guet et la main sur le verrou qui fermait le cabinet en dedans.
– Vous êtes fou, Jacques, s’écria Berthe, je vous jure que vous êtes fou.
– Vous feriez mieux de jurer que votre sœur est innocente, dit froidement M. Crozon. Osez-le donc! Jurez! Je vous croirai, car je sais que vous n’avez jamais menti. Vous vous taisez? Vous croyez en Dieu, vous, et vous ne prêteriez pas un faux serment. Tenez, Berthe, s’il me restait un doute, votre silence me l’enlèverait. Mais je n’en suis plus à douter. Et si je n’ai pas encore fait justice de cette femme, c’est que je veux qu’elle me dise où est ce bâtard. Quand je les aurai exterminés tous les deux, quand j’aurai cassé la tête ou crevé la poitrine de l’amant, je me ferai sauter la cervelle.
– Bon! pensait Darcy, j’avais deviné. Il va chercher l’enfant. Et comme il est arrivé au paroxysme de la colère, il ne restera pas longtemps à ce diapason.
L’accusée pleurait, mais elle n’essayait pas de se défendre.
– Et sur la foi d’une lettre anonyme, dit mademoiselle Lestérel, sur la foi d’une dénonciation que son auteur n’a pas osé signer, vous condamnez votre femme sans l’entendre.
– L’ami qui m’a écrit n’a pas signé, mais il m’annonce qu’il se fera connaître, à mon arrivée à Paris, et qu’il m’apprendra tout ce que je ne sais pas encore. Par lui, je trouverai le misérable qui m’a déshonoré, je trouverai l’enfant…
– Vous ne retrouverez pas la paix de l’âme, Jacques. Alors même que vos indignes soupçons seraient fondés, votre conscience vous reprocherait encore d’avoir été sans pitié pour Mathilde. Et quand vous aurez reconnu qu’on l’a calomniée, il sera trop tard pour réparer le mal que vous aurez fait. Elle sera morte de douleur. Que Dieu vous pardonne!
– Dieu! mais il sait que je l’adorais, cette infâme, que j’aurais donné ma vie pour lui épargner un chagrin; il sait que je souffre depuis trois mois toutes les tortures de l’enfer. Il me jugera et il la jugera. Et, puisque vous invoquez son nom, prenez-le donc à témoin de l’innocence de votre sœur. Jurez!
Il y eut un silence si profond que Darcy entendait battre son cœur.
– Oui, reprit le capitaine, jurez qu’elle n’est pas coupable, et je vous jure, moi, que je tomberai à ses pieds pour lui demander pardon.
Et comme Berthe ne répondait pas, il ajouta:
– Eh bien, j’attends.
Gaston aussi attendait et se demandait: Que va-t-elle faire?
Courbée sous la parole vengeresse de son mari, Mathilde étouffait ses sanglots et dévorait ses larmes.
La voix de Berthe s’éleva comme un chant de délivrance.
– Je jure, dit-elle lentement, je jure que ma sœur est innocente des crimes que vous lui reprochez.
– Innocente! Elle serait innocente! s’écria le marin. Oui… vous ne risqueriez pas votre salut éternel pour la sauver… et vous savez tout ce qu’elle a fait, puisque vous n’avez jamais passé un jour sans la voir.
– Pas un seul, dit Berthe, avec effort.
Et, sur un ton plus haut et plus clair, elle ajouta:
– J’espère que, maintenant, vous ne l’accuserez plus.
Darcy n’avait pas oublié la phrase convenue, et il n’eut pas besoin de voir ce qui se passa dans le salon pour comprendre que le serment prêté par mademoiselle Lestérel venait de sauver madame Crozon.
Darcy avait promis de partir dès qu’il entendrait le signal, et il ne tenait pas du tout à prolonger sa station dans le cabinet noir. Il s’en alla tout doucement ouvrir la porte qui donnait sur l’escalier, il la referma avec précaution et il descendit sans se presser les quatre étages.
À la porte de la maison, il vit un fiacre chargé de colis et gardé par une bonne que le soupçonneux mari avait sans doute consignée là pour mieux surprendre sa femme.
Et il se dit:
La fréquentation de l’océan Pacifique n’a point adouci les mœurs de ce baleinier… car il doit être baleinier. Roland le Furieux n’était pas plus furieux que ne l’est le capitaine Crozon. La dame l’a échappé belle, et sans l’adorable Berthe, Lolif aurait peut-être eu à raconter demain un fait divers assez corsé. Est-elle innocente, cette Mathilde? Je le pense, puisque sa sœur l’a juré. Cet homme est un jaloux qui aura cru bêtement à une calomnie bête. Mais qui diable a pu jouer un si méchant tour à cette pauvre femme? Quelque galant évincé, probablement. C’est toujours ainsi. À moins pourtant qu’elle n’ait trompé en effet son désagréable époux, pendant qu’il harponnait des cachalots. Auquel cas, mademoiselle Lestérel aurait fait un faux serment. Hum! pour une honnête jeune fille, ce serait un peu…
Et, après quelques secondes d’examen de conscience, Darcy conclut:
– Ma foi! si elle l’avait fait, je ne lui en voudrais pas, et je suis sûr que Dieu lui pardonnerait, en faveur de l’intention. Quand il s’agit de sauver la vie d’une sœur, le mensonge devient presque une action louable.
Seulement, c’est la suite qui m’inquiète. Si le dénonciateur anonyme poursuit son joli travail, et s’il fournit des preuves au loup de mer, qu’adviendra-t-il des deux femmes? Le Crozon est capable de les tuer. Ce serait le cas ou jamais de me mettre en travers. Et pour me préparer à intervenir, il faut que je vois mademoiselle Lestérel, que j’aie avec elle un entretien sérieux. Oui, mais où? Aller chez elle sans sa permission, ce serait m’exposer à lui déplaire. Je la rencontrerai certainement samedi à la soirée de madame Cambry… Samedi, c’est bien loin.
En réfléchissant ainsi, Gaston se dirigeait vers la rue Rougemont. Il savait que son oncle rentrait à quatre heures, et il tenait beaucoup à le voir ce jour-là. On sent le besoin de s’épancher avec un ami, quand on a le cœur plein. Or, M. Roger Darcy, juge d’instruction au Tribunal de la Seine, traitait son neveu en ami, et le cœur de Gaston débordait. Le souvenir de Berthe Lestérel remplissait tout entier ce cœur où il ne restait plus de place pour les fantaisies passagères, et Gaston s’apercevait que le sentiment qu’il avait d’abord pris pour une fantaisie était bel et bien un grand amour.
L’oncle Roger habitait un hôtel à lui appartenant, et y menait une vie de garçon qui ne ressemblait à celle de son neveu que par les bons côtés. Comme son neveu et même plus que son neveu, il avait un état de maison; il aimait, autant que son neveu, la société des femmes; seulement, il ne fréquentait que la bonne compagnie, et, s’il dépensait largement son revenu, du moins il n’entamait pas son capital.
Il était entré dans la magistrature autant par vocation que pour suivre les traditions de sa famille, et il était certainement un des magistrats les plus intelligents du ressort de Paris. Pas un ne l’égalait pour éclaircir une affaire embrouillée. Il avait une lucidité d’esprit extraordinaire, une mémoire imperturbable, une sagacité merveilleuse, des intuitions soudaines qui étaient de véritables traits de génie. Il semblait qu’il eût été créé et mis au monde pour être juge d’instruction, et depuis sept ans qu’il l’était, l’expérience était venue compléter ses aptitudes naturelles.
Il aimait avec passion les délicates fonctions qu’il remplissait si bien, et il passait la moitié de sa vie dans son cabinet, mais il n’était magistrat qu’à ses heures. Chez lui, il redevenait homme du monde, gai compagnon, joyeux convive, connaissant à fond son Paris et ayant vu d’assez près les écueils de la vie pour être resté indulgent à l’endroit des naufragés.
Et, à tous ces mérites, il joignait un grain d’originalité qui donnait à sa personne et à son langage une saveur toute particulière.
Gaston le trouva en veston court et en pantalon de fantaisie, plongé jusqu’aux oreilles dans un vaste fauteuil et fumant un gros cigare.
Il avait quarante-cinq ans, et il n’en paraissait pas trente-cinq. Les dents au complet, pas un cheveu gris, les yeux vifs et le nez magistral. Grand, mince et sec, avec un air de commandement tempéré par un bon sourire. Rasé du reste, comme il convient à un homme de robe. Ceux qui ne le connaissaient pas le prenaient pour un officier de marine.
– Te voilà, garnement, dit-il, en apercevant Gaston. Veux-tu un cabanas? Prends dans la boîte. Il se trouve par hasard qu’ils sont excellents.
– Merci, mon oncle; j’en ai de meilleurs, dit le neveu, en tirant de sa poche un étui en cuir de Russie.
– Tu n’es qu’un présomptueux, mon cher. Tu te figures que tu as le premier choix, parce que tu fais directement venir de la Havane, tandis que… bon! voilà que je me perds dans des digressions. Je n’entends pourtant plus plaider MM. les avocats, puisque je ne siège plus que dans mon cabinet. À la question, maître Darcy! car il y a une question. Campe-toi devant le feu et prépare-toi à recevoir une semonce que tu n’as pas volée. Ah! tu as de jolies connaissances! Je t’en fais mon compliment!
– Si c’est de madame d’Orcival que vous voulez parler, je vous dirai que…
– Oui, parlons-en, de ta d’Orcival. Il s’en passe de belles chez cette belle petite, comme vous dites dans la haute gomme. La gomme! Encore un bête de mot. On s’y pend, chez la d’Orcival.
– Je sais cela, mon oncle, mais…
– Et qui est-ce qui s’y pend? Un comte qui n’est que chevalier… d’industrie, une espèce de Casanova polonais, ton rival sans doute.
– Non, je lui ai succédé.
– Comme Louis XV avait succédé à Pharamond. Peu importe que vous ayez régné conjointement ou successivement. C’est déjà beaucoup trop que ton nom, le mien, puisque j’ai le malheur d’être ton oncle du côté paternel, soit prononcé dans une affaire où figurent une drôlesse et un intrigant.
– Soyez tranquille, il ne sera pas question de moi, car…
– En vérité, c’est trop fort! Aller s’accointer d’une farceuse, parce qu’elle est à la mode, tandis qu’on pourrait trouver dans le vrai monde… Tiens! tu ressembles à ces provinciaux qui préfèrent un hôtel élégant où on vous empoisonne, à une honnête auberge où la cuisine est excellente. Décidément, monsieur mon neveu, vous n’êtes qu’un sot.
– Pas si sot, puisque j’ai rompu avec Julia.
– Bah! vraiment?
– Complètement, radicalement, définitivement. Si ces trois adverbes ne vous suffisent pas…
– Mais si, mais si. Je ne te crois pas assez dépourvu de sens pour chercher à me berner. Tu ne me prends pas pour un oncle de comédie. Alors, c’est une conversion…
– Sincère, je vous l’affirme.
– Et méritoire, j’en conviens, car la donzelle est jolie… très jolie même. Pourrait-on savoir à quelle heureuse influence est due cette conversion? On ne prend pas le chemin de Damas comme on prend l’avenue des Champs-Élysées… par hasard.
– Mon Dieu! je n’ai rien de commun avec saint Paul. Ce n’est pas une illumination d’en haut qui m’a converti. Mais j’ai beaucoup réfléchi depuis un mois. Je me suis dit qu’à vingt-neuf ans, il est bien temps de faire une fin. Julia, ou Cora, ou Olympe, ou Claudine, c’est toujours le même tour du lac. Le cercle m’assomme. Le jeu ne m’amuse plus que quand je perds, et alors cela devient un divertissement trop coûteux. Pour me distraire, je ne vois plus que la magistrature, et je viens vous prier…
– Tu appelles la magistrature une distraction! Avec quelle irrévérence parle des dieux ce maraud! Si tu entres au parquet avec ces idées-là, tu feras un joli substitut!
– Mais il me semble, mon cher oncle, qu’il y a quinze ans, quand vous fûtes nommé substitut à Nogent-le-Rotrou, si je ne m’abuse, vous ne meniez pas une vie d’ermite.
– Moi, c’est différent. J’avais déjà le feu sacré. Tu ne feras peut-être pas un mauvais juge. Ton grand-père l’était, ton bisaïeul l’était. Juger, c’est dans le sang des Darcy. Mais, si tu ne vois dans la magistrature qu’une carrière comme une autre, si tu y entres pour y chercher de l’avancement, je te conseille de rester ce que tu es… un être inutile, mais inoffensif.
– Merci, mon oncle, dit Gaston en riant.
– Et encore, reprit M. Darcy, quand je dis: inoffensif, je m’avance trop. Je te crois très capable de mal faire, pas par méchanceté, mais par entraînement.
»Maintenant, je reviens à mes moutons, c’est-à-dire au parquet. Il ne tient qu’à moi, parbleu! de t’y faire attacher. Le procureur général m’a encore dit hier qu’il te prendrait volontiers. Et, dans un an, tu pourras être envoyé comme juge suppléant dans un tribunal du ressort.
»Bon! mais après? Te figures-tu que ta cervelle deviendra raisonnable parce que ta tête sera coiffée d’une toque noire? Te fais-tu seulement une idée de ce qu’il faut avoir de sagesse et d’impartialité pour être un magistrat passable? Il y a quinze ans que je travaille à acquérir ces qualités-là, et je ne me flatte pas de les posséder. Et je n’entame jamais une instruction sans être pris d’un accès de défiance de moi-même. Toi, tu ne doutes de rien. Je parie que, si tu étais juge, tu n’hésiterais pas à instruire une affaire à laquelle se trouverait mêlée la d’Orcival qui a été ta maîtresse.
– Pardon! j’hésiterais et même je refuserais. Mais ce sont des hasards qui n’arrivent pas.
– Tu crois? Tu crois peut-être aussi que cette d’Orcival n’a que des galanteries à se reprocher? Eh bien, mon cher, peu s’en est fallu qu’elle ne fût arrêtée à propos de cette pendaison. Tiens! si tu veux être édifié sur le compte de la dame, lis ces notes de police que j’ai reçues, il y a une heure.
En arrivant chez son oncle, Gaston se demandait s’il ne ferait pas bien de lui raconter, sans rien omettre, l’histoire de sa dernière visite à madame d’Orcival. Julia, dans sa lettre d’adieu, lui promettait de se taire et l’engageait à en faire autant; mais il savait que l’oncle Roger était incapable d’abuser d’une confidence, et il n’aurait pas été fâché d’avoir son avis sur le cas.
Quand le juge l’invita à lire un rapport de police où il était question de madame d’Orcival, Gaston pensa qu’avant de parler, il ferait mieux de prendre connaissance de ce document qui l’intéressait à plus d’un titre.
Il prit donc le papier administratif que lui tendait M. Roger Darcy, et il lut ceci:
«Julie-Jeanne-Joséphine Berthier, dite Julia d’Orcival, trente ans. Née à Paris en 1848. Fille naturelle reconnue par un officier retraité qui jouissait d’une certaine aisance, et qui l’a fait élever dans un pensionnat de Saint-Mandé. N’a jamais connu sa mère. À perdu son père un an après qu’elle était sortie de pension, et a hérité de lui une vingtaine de mille francs. Reçue institutrice à l’Hôtel de ville et placée en cette qualité chez de riches étrangers qui voyageaient beaucoup. Séduite et enlevée à Aix en Savoie, par un Espagnol qui l’a emmenée à Madrid où il est mort peu de temps après, en lui léguant par testament une somme importante.
«Revenue aussitôt à Paris, Julie Berthier a profité de l’indépendance que lui assurait ce legs pour se lancer dans le monde des femmes galantes et pour s’y créer une situation exceptionnelle. Sa beauté, son éducation, son esprit l’ont promptement conduite à la fortune. A eu, avant, pendant et depuis cette liaison, de nombreuses intrigues. Est, en ce moment, la maîtresse attitrée d’un jeune homme appartenant à une excellente famille.»
Gaston lisait tout haut. À ce passage, son oncle se mit à rire.
– C’est de toi qu’il s’agit, mon cher, dit-il, et si le policier qui a rédigé ce rapport ne t’a pas nommé, c’est qu’il sait que tu es mon neveu. Mais il te connaît. Tu es noté à la Préfecture. Bonne recommandation pour te faire attacher au parquet!
– Mais, s’écria Gaston, il est mal informé, votre policier, il aurait dû mettre: était en dernier lieu la maîtresse de…
– Tu me la bailles belle, avec ton dernier lieu. La police ne tient pas registre jour par jour des variations du cœur de ces dames. Elle n’y suffirait pas. Et, après tout, il n’y a pas si longtemps que tu t’es tiré des griffes de la d’Orcival. Je t’ai aperçu l’autre jour avec elle, dans une baignoire des Variétés, à la première du Grand Casimir… où, entre parenthèses, je me suis bien amusé. Quand donc as-tu rompu?
– Hier.
– Diable! il était temps. Continue cette lecture intéressante.
Gaston, assez décontenancé, reprit:
«Entre autres connaissances, Julie Berthier a fait, il y a trois ans, celle du soi-disant comte Golymine. Ce personnage, qui s’appelait, à ce qu’on croit, de son véritable nom, Lemberg, était né en Gallicie, et avait beaucoup voyagé en Europe et en Amérique. Menait grand train à Paris, sans que personne connût l’origine de sa fortune. A été accusé en Russie de fabriquer de faux billets de banque, et soupçonné en France de pratiquer le chantage. Ces soupçons étaient d’autant plus vraisemblables qu’il a été l’amant de plusieurs femmes très haut placées. N’a cependant jamais été l’objet d’aucune plainte administrative. Soumis pendant un an à une surveillance qui n’a révélé à sa charge d’autres faits que sa liaison intime avec certains personnages aussi suspects que lui, quoique fréquentant les salons et les cercles. Cette surveillance a cessé depuis six mois, parce que le comte se montrait beaucoup moins et paraissait être tombé dans la gêne. Il a été question de la reprendre au moment où les attaques nocturnes sont devenues fréquentes dans les rues de Paris. Une lettre anonyme, adressée à M. le préfet, signalait Golymine comme étant le chef occulte d’une bande composée de gens bien placés en apparence et renseignant des malfaiteurs subalternes sur les personnes riches qui circulent la nuit avec des valeurs en poche. Rien ne prouvait, du reste, que cette dénonciation fût fondée, et il n’y a pas été donné suite.»
– Chef de brigands! dit M. Darcy. Je ne m’étonne plus que les femmes raffolassent de lui. Mais je ne crois pas beaucoup à l’organisation des voleurs de nuit. Les agents ont de l’imagination maintenant. La lecture des romans judiciaires les a gâtés.
Gaston aurait pu fournir à son oncle un renseignement tout frais sur les procédés de ces messieurs, mais il était décidé à ne parler de sa mésaventure à personne, et, de plus, le rapport l’intéressait assez pour qu’il lui tardât de le connaître tout entier.
Il se remit donc à lire:
«De toutes les informations recueillies sur Golymine et sur Julie Berthier ressortait une présomption de connivence entre eux, présomption qui devait nécessairement éveiller l’attention de la Préfecture, aussitôt que le suicide a été connu. Le commissaire a dû examiner avant tout si la mort du comte n’était pas le résultat d’un crime. Les témoignages et les constatations médicales n’ont laissé aucun doute à cet égard. Golymine s’est suicidé à la suite d’une violente altercation avec son ancienne maîtresse. La disposition de l’appartement et l’absence des domestiques expliquent comment il a pu se pendre, sans que Julie Berthier en ait eu connaissance. Elle a, du reste, envoyé au commissariat du quartier, aussitôt qu’elle a appris l’événement par sa femme de chambre qui, la première, a découvert le cadavre.
«On a trouvé sur Golymine une somme de trente mille francs en billets de banque, quatre cent soixante-dix francs en or, une montre de prix et des bijoux d’une assez grande valeur. Il est donc certain qu’aucun vol n’a été commis.
«Golymine n’avait d’ailleurs, dans son portefeuille ou dans ses poches, ni lettres, ni papiers. Des recherches effectuées ce matin dans l’appartement meublé qu’il occupait rue Neuve-des-Mathurins n’ont fait découvrir aucun document écrit. On a cependant des raisons de croire que Golymine était détenteur de correspondances compromettantes pour l’honneur de certaines personnes. Et il n’est pas impossible que sa dernière visite à Julie Berthier ait eu pour objet ces correspondances. Les rapports qui ont existé entre eux autrefois autorisent cette supposition. Mais, pour la vérifier, une perquisition dans le domicile de Julie Berthier serait indispensable, et le commissaire n’a pu prendre sur lui de l’ordonner. Julie Berthier, dite Julia d’Orcival, est liée avec des hommes du meilleur monde, et l’application de cette mesure pourrait présenter quelques inconvénients.»
– On trouverait tes billets doux, mon garçon, dit en riant M. Darcy.
– Oh! on en trouverait fort peu, et ceux qu’on trouverait ne sont pas d’un style bien tendre: «Ce soir, à sept heures et demie, au café Anglais», ou «Je n’ai pu avoir d’avant-scène pour ce soir.»
– Oui, je sais que la belle jeunesse dont tu fais partie affecte l’indifférence à l’endroit des femmes… ce qui ne l’empêche pas, d’ailleurs, de se ruiner avec elles. Mais je crois qu’il te serait fort désagréable d’être mêlé, d’une façon quelconque, à cette vilaine histoire… surtout maintenant que tu as brisé le doux lien qui t’enchaînait, dirait M. Prudhomme. Rassure-toi. On ne perquisitionnera pas chez ton ex-belle. Dans le premier moment, les gens de la police avaient vu dans ce suicide une affaire mystérieuse. On parlait déjà de me charger de l’instruction. En y regardant de plus près, on a vu qu’il n’y avait rien, et tout se bornera à un procès-verbal. J’en suis bien aise pour toi… et même pour moi. Le souvenir de tes amours avec la d’Orcival m’aurait gêné.
– Maintenant, parlons d’autre chose.
– Bien volontiers, dit Gaston.
– Je te tiens, je ne te lâche plus. Tu vas dîner avec moi. Il y a un cuissot de chevreuil dont tu me diras des nouvelles.
Et, comme le neveu faisait mine de vouloir s’excuser, l’oncle s’écria:
– Ne t’avise pas de me conter que tu as promis à des godelureaux de ta connaissance de les rejoindre au restaurant. Tu ne dînes pas avec ta princesse, puisque vous êtes brouillés sans retour. Donc, tu dînes avec moi. Et, en attendant, prépare-toi à écouter un discours sérieux.
– Je suis en excellentes dispositions pour le goûter.
– Alors, je vais au fait, sans préambules. Tu veux être magistrat; c’est fort bien, mais ce n’est pas assez. Il faut que tu te maries.
– Je n’y répugne pas.
– Bon! voilà qui est admirable. Et je te félicite d’être devenu si accommodant sur ce chapitre. Il n’y a pas huit jours, quand je te parlais mariage, tu te cabrais comme un cheval rétif. Il est vrai que tu étais en tutelle. Ta Julia n’entendait pas de cette oreille-là, et elle te menait par le bout du nez. Je patientais parce que je suis un oncle gâteau. Mais, à présent, je ne plaisante plus. Tu vas doubler le cap de la trentaine, mon cher. C’est le moment. Plus tard, tu aurais une foule de raisons à mettre en avant pour rester garçon, et c’est ce que je ne permettrai pas. Je veux des héritiers. J’ai toi, mais ça ne me suffit pas. Il me faut des petits Darcy qui puissent présider les tribunaux du vingtième siècle. Ton bisaïeul présidait avant la Révolution. Moi, je présiderai, dès que je serai trop vieux pour faire un bon juge d’instruction. Je prétends que la série soit continuée indéfiniment.
»Et c’est toi que ce soin regarde.
– Pourquoi pas vous, mon oncle?
– Hé! hé! il ne faudrait pas m’en défier. Si tu t’avisais de faire le récalcitrant, je me marierais très bien, j’aurais une demi-douzaine de garçons… et alors, mon bel ami, adieu ma succession!
– Oh! dit Gaston, avec un geste de neveu désintéressé.
– N’en fais pas fi. Elle sera ronde, ma succession, et tu dois avoir déjà de jolis trous à boucher. Voyons, là, franchement, combien as-tu mangé de ton capital, depuis que tu es majeur?
– Deux cent mille… peut-être un peu plus.
– Ou beaucoup plus. Les d’Orcival sont chères. Mais j’admets ton chiffre de deux cent mille. Il te reste donc à peine trente mille livres de rente. Au train dont tu vas, c’est l’hôpital dans cinq ou six ans… ou l’Australie, la Californie, et autres expatriations forcées. Suis mon raisonnement, je te prie. Il est d’une logique rigoureuse. À l’heure qu’il est, tu as encore une valeur matrimoniale. Tu es jeune, tu n’es ni sot ni mal tourné, on te croit riche, et on sait que tu hériteras de moi… le plus tard possible, je t’en préviens. Tu ne vaudras plus rien du tout dans cinq ans, car tu n’auras plus un sou, et moi, lassé de t’attendre, je me serai bel et bien marié. Tu en seras réduit à chercher des demoiselles riches et bossues. Riante perspective!
– Mais, mon oncle, puisque je vous dis que je suis décidé… en principe.
– Très bien! Alors, j’ai ton affaire. Madame Cambry a soixante bonnes mille livres de rente, et je connais peu de femmes aussi séduisantes et aussi méritantes qu’elle. Tu vas m’objecter qu’elle a vingt-quatre ans et qu’elle est veuve. Je te répondrai que cinq ans de différence d’âge suffisent pour faire un ménage assorti; que madame Cambry a été mariée six mois à un homme médiocrement aimable que tu n’auras pas de peine à lui faire oublier, car je suis à peu près sûr qu’elle te trouve à son goût.
»Voyons! qu’as-tu à dire contre madame Cambry? Tu ne vas pas, je suppose, contester sa beauté, ni son esprit ni sa vertu. Tu ne prétendras pas non plus qu’elle te déplaît, car tu ne manques pas un seul de ses samedis.
– J’apprécie toutes ses qualités, mon oncle; seulement… ce n’est pas à elle que je songe… et je trouve qu’elle vous conviendrait parfaitement.
– Mais, malheureux, j’ai vingt ans de plus qu’elle. Et puis, il ne s’agit pas de moi. Si j’ai bien compris ta réponse entortillée, tu ne te soucies pas d’épouser madame Cambry, mais tu as des vues sur une autre personne. Eh bien, il n’y a que demi-mal. Je ne tiens pas absolument à ce que l’aimable veuve devienne ma nièce, et pourvu que la fiancée de ton choix ne soit ni d’une honnêteté douteuse, ni d’une famille tarée, je n’en demande pas plus. Maintenant, dis-moi le nom de ta préférée, renseigne-moi sommairement sur son compte et présente-moi à cette merveille le plus tôt possible. Je signerai des deux mains au contrat, et je suis capable de mettre un titre de rente dans la corbeille.
– Mais, mon oncle, je n’en suis pas là. J’ai rencontré en effet une jeune fille qui me plaît beaucoup, et peut-être me déciderai-je à l’épouser… si elle veut de moi. Seulement, avant de prendre une résolution définitive, je désire la connaître davantage, étudier son caractère…
– Oh! je te vois venir. Tu cherches à t’en tirer par un moyen dilatoire, comme on dit au Palais. Et tu te figures qu’en me répondant toujours: J’étudie son caractère, quand je te presserai d’en finir, je me contenterai d’une si pauvre défaite? Tu te figures que j’attendrai qu’il te convienne de me donner des petits-neveux? Tu te trompes, mon cher, et pour t’enlever cette illusion, je vais te poser un ultimatum.
– C’est inutile. Je vous promets de vous dire d’ici à très peu de jours…
– Écoute-moi donc, bavard, au lieu de m’interrompre. Je t’accorde un répit de trois mois. Tu entends, Gaston, trois mois. Passé ce terme, je te déclare que ce sera moi qui me marierai, et tôt.
»J’ai dit. Maintenant, viens dans la cour voir un cheval qu’on me propose pour mon coupé. Tu t’y connais mieux que moi. Tu me donneras ton avis.