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Fortuné du Boisgobey
Le crime de l’Opéra 1
III. Pendant que Gaston Darcy employait si bien son temps…
ОглавлениеPendant que Gaston Darcy employait si bien son temps, madame d’Orcival ne perdait pas le sien.
Elle avait, on peut le croire, passé une nuit fort agitée. Les constatations et l’interrogatoire déguisé sous la forme d’une ample demande de renseignements l’avaient retenue fort tard. Le commissaire et les agents n’avaient quitté l’hôtel qu’à quatre heures; le corps du malheureux Golymine n’avait été enlevé qu’à cinq heures.
Et, quoique le supplice de revoir son ancien amant eût été épargné à Julia, elle n’était pas encore remise des émotions de la veille quand elle se leva, vers midi, juste au moment où Gaston recevait la lettre qu’elle lui avait écrite avant de se mettre au lit.
Elle déjeuna au thé, se fit raconter par Mariette les bruits qui couraient dans le quartier, lui recommanda encore de ne parler à personne de la visite de M. Darcy, et lui donna ses instructions, qui étaient de ne pas sortir et d’introduire Gaston, s’il se présentait.
Julia était persuadée qu’il viendrait la remercier de sa discrétion, et elle ne désespérait pas encore de l’amener à un raccommodement. Elle croyait le connaître à fond, et elle savait bien ce qu’elle faisait en lui écrivant qu’elle avait pris son parti de la rupture. L’expérience lui avait appris que le plus sûr moyen de ramener un amant qui se dérobe, c’est de lui montrer qu’on ne tient pas à lui. Elle s’était donc décidée tout de suite à traiter le cas de Gaston par l’indifférence, et elle comptait que l’emploi de cette méthode produirait un prompt et excellent effet.
Elle attendit donc, après avoir fait une toilette appropriée à la circonstance; elle attendit dans ce boudoir où s’était jouée la veille la scène de la séparation.
Madame d’Orcival avait encore d’autres projets, mais l’exécution de ceux-là était subordonnée au résultat de l’entrevue qu’elle espérait avoir, le jour même, avec Darcy.
Les lettres de trois femmes qui avaient commis l’imprudence d’aimer Golymine étaient serrées dans un tiroir secret du petit meuble en bois de rose, et elle ne comptait pas les y laisser.
Seulement, rien ne pressait. Ces armes-là ne se rouillent pas.
Vers trois heures, Mariette parut avec la mine réservée qu’elle prenait toujours, quand il s’agissait de demander à madame si elle voulait recevoir un visiteur, et Julia put espérer, pendant une seconde, que ce visiteur était Darcy, lequel Darcy montait, à ce moment-là, l’escalier de madame Crozon, en compagnie de Berthe Lestérel.
– Je n’y suis pour personne, s’écria madame d’Orcival, en voyant que sa femme de chambre lui présentait une carte.
– Ce monsieur a tellement insisté pour être reçu que j’ai promis de vous faire passer son nom, répondit la soubrette. Il prétend qu’il a des choses très importantes à dire à madame.
Julia jeta un coup d’œil sur la carte et lut:
«Don José Simancas, général au service de la République du Pérou.»
– Je ne le connais pas, dit-elle, et n’ai que faire de le voir.
Puis, se ravisant:
– Quel homme est-ce?
– Oh! un homme très comme il faut. Cinquante à soixante ans; l’air riche et distingué. Un peu trop de bijoux. Mais ça se comprend, il est étranger. Il m’a donné un louis pour remettre sa carte à madame.
– C’est singulier, il me semble maintenant que j’ai déjà entendu prononcer ce nom-là. Que peut avoir à me dire ce général péruvien? Est-ce un prétexte qu’il prend pour s’éviter l’embarras de se faire présenter à moi?
Et, comme madame d’Orcival, en disant cela, regardait Mariette d’une certaine façon, la fine camériste répondit aussitôt:
– Je ne crois pas. Il gesticule et il ne tient pas en place. Et puis, s’il venait dans l’intention de faire la cour à madame, il aurait agi autrement. Madame connaît comme moi les étrangers. Ce n’est pas leur système. Ils sont plus positifs. Je supposerais plutôt que ce monsieur a une communication à faire à madame, au sujet de… l’événement.
– Oui, ce doit être cela. Et je pourrais peut-être regretter de ne l’avoir pas reçu. Fais-le entrer au salon. Je vais y aller. Si M. Darcy vient, tu le prieras de m’attendre dans la galerie…
Non, non, pas là, reprit vivement Julia, tu le conduiras dans ma chambre à coucher.
Elle s’était rappelé tout à coup que le malheureux Golymine avait rendu l’âme dans cette galerie, et que le lieu serait mal choisi pour jouer avec son successeur la comédie de la réconciliation.
Mariette disparut. Après avoir imposé cinq minutes d’attente au visiteur, madame d’Orcival passa au salon et répondit par une inclination assez légère au salut du général.
– À quoi dois-je, monsieur, l’honneur de vous voir? dit-elle froidement.
La physionomie de M. Simancas lui avait déplu tout d’abord, et elle se demandait si ce guerrier de l’Amérique du Sud n’était pas un agent de police déguisé.
Le général avait très bonne mine, mais il avait des yeux inquiétants.
– Madame, commença-t-il d’un air dégagé, je ne suis ni un créancier, ni un mendiant, ni un voleur, et, pour que je puisse vous expliquer le but de ma visite, vous voudrez bien, je l’espère, vous asseoir et me permettre d’en faire autant.
M. Simancas, en le prenant sur ce ton, pensait intimider Julia, et il avait ses raisons pour en user ainsi. Mais il s’aperçut qu’il faisait fausse route.
– Monsieur, riposta la dame, je n’ai pas de créanciers, je fais faire aux mendiants l’aumône par mon valet de pied, et je ne crains pas les voleurs. Vous auriez pu vous dispenser de ce préambule déplacé, et je vous invite à me dire très vite ce qui vous amène, car j’ai fort peu de temps à vous donner.
Le Péruvien, voyant qu’il avait affaire à forte partie, changea de note et d’attitude.
– Je n’ai pas eu l’intention de vous offenser, madame, reprit-il, sans plus faire mine de s’établir dans un fauteuil. Vous le croirez certainement quand vous saurez que j’ai été le compagnon d’armes et l’ami de ce pauvre Wenceslas.
– Je ne comprends pas, dit madame d’Orcival, qui comprenait fort bien.
– De ce pauvre Wenceslas Golymine qui est mort d’une manière si tragique.
– Que m’importe que vous ayez été ou non son ami?
– Il vous importe beaucoup. Je connaissais tous les secrets de Golymine.
– Ses secrets n’étaient pas les miens.
– Pas tous, mais il y en a bien quelques-uns qu’il ne vous a pas cachés.
– Pardon, monsieur, vous n’êtes pas venu, je suppose, pour m’entretenir de vos relations avec le comte Golymine qui a vécu autrefois dans mon intimité, mais que j’ai cessé depuis longtemps de recevoir. Où voulez-vous en venir?
– À vous demander si Wenceslas ne vous aurait pas confié des lettres à lui écrites par des personnes que ces lettres compromettent gravement.
– Et ce sont ces personnes qui vous ont chargé de la mission dont vous vous acquittez si bien?
– Peut-être. Mais, quoi qu’il en soit, je vous serais très reconnaissant de me remettre ces correspondances, et cela dans l’intérêt de la mémoire du comte.
– Est-ce tout ce que vous avez à me dire?
– Non. Golymine portait toujours sur lui, je le sais, certaines pièces écrites qu’il conviendrait de détruire. Je voudrais savoir si vous les avez trouvées après sa mort, et dans le cas où elles seraient en votre possession, je serais disposé à payer pour les avoir le prix que vous en demanderiez.
»Je puis bien vous apprendre de quoi il s’agit. J’ai quitté mon pays parce qu’une conspiration dont j’étais le chef n’a pas réussi. Golymine, qui a séjourné au Pérou, conspirait avec moi. Nous songions tous les deux à retourner à Lima pour y tenter une révolution. Ces papiers contiennent le plan de notre entreprise, la liste des conjurés… et s’ils tombaient entre les mains de la police française…
– Cette fois, c’est bien tout, je pense?
– Il me reste à ajouter que je suis riche et que rien ne me coûtera pour…
– Assez, monsieur, dit Julia. Je vous ai laissé parler parce que je voulais savoir jusqu’où vous pousseriez l’audace. Comment avez-vous pu supposer que le comte Golymine déposait chez moi les lettres de ses maîtresses? Et comment osez-vous me demander si j’ai pris les papiers qu’il portait sur lui? Vous croyez donc que j’ai fouillé son cadavre? Et, pour me donner le change, vous inventez je ne sais quelle ridicule histoire de conspiration péruvienne! Il faut, en vérité, qu’on vous ait bien mal renseigné sur moi. Je ne sais pas qui vous êtes, quoique je me souvienne vaguement d’avoir entendu le comte parler de vous. Mais je vais vous parler un langage très net.
»Il se peut que M. Golymine ait gardé les lettres des femmes qui l’ont aimé; il se peut même qu’il les ait gardées pour en faire un mauvais usage. Mais il ne m’a pas choisie pour confidente.
»Et, quant aux prétendues listes de conjurés qui vous préoccupent tant, s’il les portait sur lui, c’est à la Préfecture de police qu’il vous faut aller pour les réclamer.
– Alors, madame, les vêtements que portaient Golymine quand il est mort…
– Ne sont pas restés chez moi; non, monsieur. Et, à mon tour, il me reste à ajouter que je vous prie de vous retirer.
Ce fut dit d’un tel air qu’un visiteur ordinaire aurait pris incontinent le chemin de la porte; mais M. Simancas ne se déconcertait pas pour si peu.
Il resta planté devant madame d’Orcival, et il se mit à la regarder comme on regarde un chef-d’œuvre dans un musée.
– Excusez-moi, madame, dit-il avec une politesse humble. Je m’étais trompé sur vous, ou plutôt on m’avait trompé. Nous autres étrangers, nous sommes sujets à commettre de ces bévues, faute de bien connaître le monde parisien. Les Français ont le tort impardonnable de mal parler des femmes, et nous avons le tort, le plus impardonnable encore, de nous en rapporter à leurs appréciations. De sorte qu’en me présentant chez vous, je croyais…
– Prenez garde, monsieur, vous allez me dire une impertinence.
– À Dieu ne plaise, madame. Je veux, au contraire, vous supplier de me pardonner. Et vous me pardonnerez, si vous voulez bien réfléchir à la situation que nous fait, à moi et à quelques-uns de mes compatriotes, la mort de ce pauvre comte.
– Vous tenez donc à cette histoire de conspiration? demanda ironiquement madame d’Orcival.
– Hélas! madame, elle n’est que trop vraie.
»Et je puis bien vous avouer maintenant que le véritable but de ma visite était de savoir si notre malheureux ami n’avait pas déposé chez vous des papiers politiques. Quant aux lettres de femmes que Golymine peut avoir conservées, je m’en soucie fort peu, et si je me suis servi de ce prétexte, c’est que je n’osais pas tout d’abord me fier à vous. Le secret du complot que nous avons formé pour rendre l’indépendance à notre patrie n’est pas à moi seul.
»Je vois que je m’alarmais à tort et que j’aurais mieux fait de vous dire tout de suite la vérité.
– Oui, car vous auriez su plus tôt à quoi vous en tenir. Je vous répète que le comte ne m’a jamais dit un mot des affaires auxquelles il a pu se trouver mêlé. Et je vous prie encore une fois, monsieur, de mettre fin à une entrevue qui n’a plus aucun but.
– C’est ce que je vais faire, madame, en vous priant de nouveau d’agréer mes excuses. Permettez-moi seulement, avant de prendre congé de vous, de vous adresser une question, qui vous paraîtra peut-être étrange. Oserai-je vous demander… comment le comte était habillé, quand il est venu chez vous hier soir?
– Quelle est cette plaisanterie?
– Je ne plaisante pas, je vous le jure, chère madame. Mes amis et moi nous avons le plus grand intérêt à savoir si Golymine portait une pelisse en fourrures?
– Oui, monsieur, il la portait, et vous pouvez croire qu’il ne l’a pas laissée ici.
– Je vous remercie d’avoir bien voulu me répondre, et je vous serai encore plus reconnaissant de me garder le secret sur la démarche que je viens de faire auprès de vous. Une indiscrétion de votre part compromettrait bien des gens qui sont mes amis et que vous trouverez toujours disposés à vous servir en toutes choses.
Et, sans laisser à madame d’Orcival le temps d’ajouter un mot, le général salua courtoisement et sortit.
Julia rentra dans son boudoir, assez troublée par les singuliers discours de ce Péruvien plus ou moins authentique.
– Si c’était un agent de police, pensait-elle, il s’y serait pris autrement pour me questionner. Cet homme doit avoir connu Golymine, et Dieu sait ce qu’ils ont fait ensemble. Je ne crois pas un mot de cette invention de complot. Golymine ne s’est jamais occupé de politique. Ce qui me paraît clair, c’est que ce général, vrai ou faux, n’ignore pas que le comte avait sur lui les lettres de ses anciennes maîtresses.
»Et je conclus que ces lettres, je risquerais gros en les gardant chez moi. Heureusement, elles n’y resteront pas longtemps.
»Le moment est venu de préparer ce que j’ai résolu de faire samedi, pour en finir d’un seul coup avec ces trois femmes.
Julia sonna sa femme de chambre, et lui demanda si M. Darcy était venu; à quoi Mariette répondit que non.
– Tiens-toi prête à porter une lettre, lui dit sa maîtresse.
– Mais, madame, il n’est que quatre heures, objecta la soubrette. M. Darcy ne vient jamais sitôt.
– Qui t’a dit que cette lettre est pour lui? Et de quoi te mêles-tu? Va t’habiller pour sortir.
Madame d’Orcival jouait l’indifférence à l’endroit de Gaston, mais elle se demandait avec inquiétude s’il allait se montrer chez elle avant la fin de la journée, car elle sentait bien que, si vingt-quatre heures se passaient sans qu’elle le vît, elle ne devait plus espérer le revoir jamais.
Pour qu’on puisse raccommoder une liaison rompue, il faut que la cassure soit fraîche.