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ANATOLE FRANCE

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Si M. l'abbé Guitrel, devenu par l'entremise de M. Worms-Clavelin, évêque de Tourcoing, s'ingéniait à fournir une preuve de l'existence de Dieu qui fortifiât saint Anselme sans désobliger les pouvoirs publics, j'imagine qu'il la trouverait dans le dessein prémédité de la Providence qui fit naître le romancier de Sylvestre Bonnard entre le palais Mazarin et le ruisseau de la rue du Bac, en face du Louvre des Valois. Partout les pierres parlent, pourvu qu'elles aient un passé; mais, en ce petit coin de l'univers, elles font des discours. Une majesté familière, des souvenirs tragiques et galants, de la splendeur et de l'ordre: c'est en ce paysage chargé d'histoire que devait se former le génie du plus mesuré de nos écrivains.

Dans les salons de l'Étoile et de la Plaine-Monceau, goûtant l'automne de sa gloire charmante, ce bibliothécaire passionné connut les dissipations spirituelles du monde et les molles douceurs d'une sorte de patriarcat. Cependant les conseils de prudence que sa jeunesse pensive reçut d'une beauté harmonieuse et disciplinée tinrent toujours son talent en garde contre les nouveautés du siècle. A la clarté des lustres, de jeunes étrangères, ignorant encore l'art d'éblouir sans étonner, resplendissent de mille pierreries; de même, d'éclatants poètes, de somptueux prosateurs dont le romantisme ne s'est point assagi, ne consentent jamais à paraître en public s'ils ne se couvrirent d'abord de tous leurs bijoux. L'auteur de l'Anneau d'améthyste sait que la pureté de la forme possède une vertu plus sûre que ces ornements d'emprunt pour insinuer dans les âmes l'image de la beauté. Sur sa pensée unie, aucune surcharge de luxe barbare: un seul diamant, mais incomparable, que le long et obscur travail des âges prépara.

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Par là, M. Anatole France apparaît comme le plus illustre représentant de la tradition, l'un des derniers conservateurs de la langue. Nul artiste ne mêla plus âprement le Temps à ses pensées. Qu'il raconte une anecdote mondaine ou une «histoire comique», le Passé se dresse toujours devant son esprit, tel un témoin; il en pare la minute fugitive et la forme fragile, rendues plus émouvantes par l'idée qu'on a de leur mort prochaine. Son imagination pathétique, qui accable du Cosmos des cerveaux de comédiennes, étend avec complaisance sur de faciles adultères l'ombre des cathédrales. Et le lys rouge plaît, au corsage de Mme Martin Belleyme quittant les fresques de Ghirlandajo, l'âme encore frissonnante des pieuses ivresses de Santa Maria Novella, pour chercher une voilette. Et le cilice sied à la courtisane Thaïs, sainte ingénue qui flagelle son corps gracieux, surprise de sentir sa chair tressaillir avec délices sous des brutalités qui ne sont point des caresses. Personnes adorables auxquelles notre dévotion reste attachée, inquiète seulement de décider laquelle des deux est la plus vivante...

Ce sentiment de l'écoulement des choses, M. Anatole France en a fait sa grâce sévère. Le long de son œuvre, où tant de fines voluptés nous ravissent, on retrouve les membres dispersés d'un tragique poète. L'hymne précieux qu'avec une terrible allégresse il dédie à la Nature et au Néant fait songer à quelque végétation neuve jaillissant entre des ruines ciselées...

C'est ainsi qu'en son enfance, sur ce quai Malaquais où les maigres arbres poussiéreux semblent eux-mêmes souffrir des livres, le futur ami de l'abbé Gérôme Coignard aperçut le docte M. Pigeonneau, portant avec peine les conceptions du monde qu'inventa au cours des siècles l'ingéniosité des philosophes, et le père Crainquebille, poussant ses laitues. Cependant M. Anatole France ne semble point gêné par le noble fardeau sous lequel pliaient les épaules du vénérable archéologue. Sa main légère se joue parmi les chartes et les papyrus. C'est qu'il sait que la science a d'abord pour but de soutenir des jolis contes. Des boîtes de bouquinistes, cimetières où gisent tant de rêves humains, sa magie évoque à plaisir de claires et rayonnantes visions.

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Un jour, sur le pont des Arts, en compagnie de deux Immortels,—un grand poète et M. le duc de Broglie,—le confident de M. Bergeret développait des remarques abondantes et subtiles. Quand il fut parti, l'homme d'état académicien exprima son sentiment en une phrase où la pudeur du doctrinaire fortifie la réserve du gentilhomme:

«Il est charmant, mais bien pervers!»

On conçoit qu'un peu de surprise se soit mêlée à l'admiration de M. le duc de Broglie écoutant son nouveau collègue qui, en une forme polie, avec des phrases élégantes et discrètes, exposait tranquillement des opinions formidables. Le ministre du Maréchal était préparé contre tous les assauts des ennemis de la société,—il demeurait sans défense devant cet adversaire imprévu: un nihiliste souriant.

C'est que le noble écrivain du Secret du Roi était le plus généreux et peut-être le plus téméraire des idéologues: conférant à sa théorie de «l'ordre moral» une sorte de vertu rétroactive, il avait entrepris d'introduire le sens de la dignité dans les jugements de l'Histoire. Son rigorisme impérieux réglait celle-ci comme une maison solennelle et bien tenue où les Faits, introduits cérémonieusement par un invisible maître des Cérémonies, se succèdent à distance respectueuse et trouvent aussitôt dans l'harmonie préétablie la place qui leur était réservée. De cette façon de voir, les menues conjonctures prennent un caractère de nécessité et les rencontres fortuites reçoivent une grande considération. Peut-être la mauvaise humeur persistante de M. le duc de Broglie contre Frédéric II fut-elle moins excitée par les coups de force de ce monarque que par ses incorrections; il ne lui pardonna point d'avoir, avec son insolente franchise et sa désinvolture brutale, donné à l'Histoire des airs de bohémianisme.

Mais le romancier de l'Orme du Mail ne se contenta pas de troubler la majestueuse ordonnance en montrant dans l'enchaînement des phénomènes le jeu du hasard et quelque frivolité. Il fit pire: il entra avec déférence dans le génie des mystiques chrétiens.

Un tel hommage semble plus redoutable que n'eût été une honnête violence. Quand Mme Worms-Clavelin fouille les paroisses afin de découvrir les vieilles étoles dont elle couvrira ces sortes de sièges appelés poufs, son âme de collectionneuse est sans malice. C'est qu'elle n'est point théologienne. M. Anatole France se plaît aussi à décorer ses livres d'ornements ecclésiastiques. Cependant il sait, lui, que la religion offre à un artiste la plus belle morale à façonner selon le goût d'Épicure...

Stendhal rapporte qu'une marquise italienne lui dit un jour:

—Voilà un bon sorbet; néanmoins il serait meilleur s'il était un péché!

Plus heureux que cette dame, M. Anatole France connut les joies du sacrilège sans cesser d'être incrédule: son art, expert en voluptés savantes, enrichit le pauvre amour d'ingénieuses hérésies et de discrets blasphèmes. Des feux de l'enfer il garda juste ce qu'il faut pour cuisiner de délicats plaisirs. En mettant une goutte d'huile sacrée dans l'esprit de Voltaire, l'auteur du Mannequin d'osier réalisa ce chef-d'œuvre vraiment pervers: l'Imitation de Notre-Seigneur le Malin.

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Sans doute deux époques nous apparaissent dans la vie de M. Anatole France: celle où le chat Hamilcar, gardien de la cité des livres, somnolait sur les Bollandistes, et le temps, plus voisin de nous, où le petit Riquet se glissa sur le coussin de M. Bergeret, tandis que le maître de conférences édifiait les subtiles hypothèses de son Virgilius nauticus.

Les amoureux fervents et les savants austères

Aiment également, dans leur mûre saison,

Les chats puissants et doux, orgueil de la maison,

Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires!

Malgré l'avis de Baudelaire, M. Anatole France ne réserva point le chat pour son âge mûr; il en fit son premier ami. Aristocrate et dédaigneux, dans sa gravité circonspecte, risquant vers le monde de rares et prudentes démarches, ce compagnon est bien le confident de l'écrivain qui s'amusait à suivre les élans sournois de la concupiscence et les ruses timides de l'ambition dans les âmes des grammairiens et des paléographes, et goûtait des jouissances égoïstes aux festins silencieux où la Grèce et Rome et la Renaissance sont servis. M. France approchait de la cinquantaine quand Riquet lui ouvrit son âme obscure et gentiment sociable; et il apprécia sa cordialité plébéienne, son désir de plaire, son facile altruisme qui recherche le commerce des hommes.

Par quels détours de sa sagesse buissonnière le conteur de Thaïs et de l'Étui de nacre, qui enveloppait d'une ironie compatissante les martyres puérils et les vains efforts, fut-il conduit des sensualités bibliographiques de M. Gérôme Coignard aux rêves intrépides de M. Jaurès?

Aux fêtes des universités populaires, ce dernier convie volontiers M. France à poser l'abeille de Platon sur la fleur socialiste,—une fleur, hélas! artificielle: à côté du fougueux tribun qui ouvre pour ses ouailles les perspectives du futur Éden et invective contre la société pourrie, le grand artiste auquel notre corruption fournit la matière de pures images, étendu en son fauteuil d'honneur avec une élégante nonchalance, a l'air d'un répondant. Et les suprêmes paroles du maître de Jacques Tournebroche remontent du fond de notre mémoire, comme une obsession: «Mon fils, crains les femmes et les livres pour la mollesse et l'orgueil qu'on y trouve. Sois humble de cœur et d'esprit. Dieu accorde aux petits une intelligence plus claire que les doctes n'en peuvent communiquer. N'écoute pas ceux qui, comme moi, subtiliseront sur le bien et sur le mal. Ne te laisse point toucher par la beauté et par la finesse de leur discours...»

Peut-être, en somme, ce philosophe au pessimisme savoureux, plus confiant dans la vertu des humbles que dans la prévoyance des sages pour préparer la Cité idéale, caresse-t-il, en un coin secret de son cœur, l'espoir que le peuple fera un jour aux sociologues la jolie surprise d'une formule de bonheur universel, comme la petite Mme Coccoz, de ses mains innocentes de bonne fille, offrit le manuscrit de la Légende dorée à M. Sylvestre Bonnard, membre de l'Institut.



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