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LÉON BOURGEOIS

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On distingue en M. Léon Bourgeois deux antagonistes qu'avec toute sa diplomatie le président de la Chambre ne parvint pas toujours à accorder: c'est l'intellectuel et c'est l'homme. Le député de la Marne présente cette anomalie paradoxale d'avoir le tempérament d'un modéré et l'esprit d'un jacobin. Tandis que sa nature facile le pousse secrètement aux solutions amiables, son intelligence se raidit en d'orgueilleuses formules. Sous l'embonpoint confortable qui lui donne l'aspect d'un haut fonctionnaire, rembourré de chaufroix truffés des galas officiels, M. Léon Bourgeois cache des tourments d'idéologue.

Ce conflit du bon vivant et du philosophe se poursuit depuis quinze ans sous les yeux des observateurs intéressés, avec des alternatives de fortune changeante. Tantôt le premier l'emporta sur le second, et tantôt c'est le second qui eut l'avantage. Les adversaires se firent même, de temps à autre, quelques niches; cependant, sous la forte discipline du maître, ils apprirent à s'entr'aider et à se secourir. Ainsi l'apprentissage familier de la dignité d'arbitre préparait M. Léon Bourgeois à la haute magistrature dont l'investit la confiance de ses collègues quand ils l'appelèrent à la présidence de la Chambre.

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L'émulation de ces compétiteurs raconte toute l'histoire, politique et intime, de l'homme d'État. Elle explique ses grands succès et ses menues disgrâces. Dans un monde où les caractères sont communément dépourvus de nuances, la physionomie de M. Bourgeois prend par là une originalité qui retient l'attention. Ce radical ombrageux qui dégage de la tolérance, ce sectaire cordial dont le sourire semble négocier encore quand son esprit se retranche dans de sévères non possumus, a je ne sais quel charme redoutable.

Avec M. Mesureur, on est tout de suite prévenu. M. Trouillot est sans mystère et M. Combes se confesse à première vue. Par son seul aspect M. Brisson vous garantit contre les surprises. Certains même, comme M. Pelletan, poussent la coquetterie jusqu'à se donner bénévolement des airs terribles; tels les guerriers gaulois, afin d'étonner l'ennemi, se paraient de têtes d'animaux. Dans la congrégation de la Maçonnerie, qui a hérité de la Compagnie de Jésus le goût du pouvoir, on distingue des cardinaux, des théologiens et des inquisiteurs: M. Léon Bourgeois en est le prélat. Le grand Architecte lui a donné l'onction, vertu romaine. Comme Berryer, qui emplissait ses poches de dragées, il aime les sucreries; et les modérés notent cette faiblesse humaine avec complaisance. Cependant ce charmeur ferait avec un sourire passer la révolution. Qu'est-ce en effet que la solidarité, telle qu'il l'envisage, sinon un essai de socialisme par la cordialité?

En 1896, j'eus l'honneur de le rencontrer à la table d'un spirituel écrivain. M. Léon Bourgeois était alors président du Conseil. Parmi les convives, se trouvait Mme Aubernon. Quand elle apprit que le farouche protagoniste de l'impôt sur le revenu allait venir, l'aimable femme, dont la sagesse réprouvait cette mesure fiscale, ne dissimula point son sentiment, et avec l'entrain de brave cantinière qui lui était familier elle déclara:

—Comment recevez-vous cet homme affreux qui nous menace de couper un plat sur nos menus? Je ne me gênerai point pour lui dire son fait!

En rentrant au salon, après le dîner, Mme Aubernon disait tout bas au maître de la maison, avec une stupéfaction comique:

—Savez-vous qu'il est très bien élevé?

Elle n'en revenait point. Deux heures de causerie avaient suffi à la conversion. En quittant le président du Conseil, la grande bourgeoise conservatrice était tout à fait conquise et, loin de lui marchander un rôti, elle lui eût, par surcroît, accordé un entremets.

L'éminent homme d'État opéra d'autres miracles. Quand il était préfet du Tarn, la puissance de sympathie qui émane de sa personne et de son talent suffit à ramener au calme les mineurs déchaînés. Et les deux aventures prouvent que, dans les occasions périlleuses, M. Léon Bourgeois sait toujours ce qu'il faut dire. Elles attestent surtout que l'éloquence peut guérir les blessures qu'elle fait, unissant ainsi les vertus de la lance d'Achille aux avantages du sabre de M. Prudhomme.

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La parole est l'arme, brillante et dangereuse, de M. Léon Bourgeois. Il la manie avec une finesse, une prudence, une possession de soi et un brio singuliers. Examinez-le à la tribune, solide et ramassé, tandis qu'avec sa belle voix enveloppante de baryton grave il glisse en douceur, parmi des ronrons rassurants, une petite mesure radicale. On a comparé M. de Freycinet à une souris blanche: M. Léon Bourgeois évoquerait plutôt l'idée d'un angora. Il pelote l'argument et le retourne avec volupté, comme s'il jouait. Cependant, même quand il fait le gros dos, on le devine, sous sa feinte indolence, souple, agile et prêt à rebondir. M. Jaurès et M. Millerand le caressent avec précaution, car ils savent que sous sa patte de velours cet orateur cache des griffes vigoureuses. Et M. Méline, de loin, le regarde avec considération.

Le secret de son action oratoire est peut-être dans la surprenante faculté qu'il possède de s'adapter aux milieux, grâce à laquelle il peut modeler son personnage comme dans son atelier de sculpteur il pétrit ses bonshommes de glaise, quand la politique lui laisse des loisirs. De même qu'il ne parle pas le même langage à des artistes ou à des sous-vétérinaires, il est autre, physiquement, dans les salons diplomatiques ou dans les clubs. Son habit, qui aux soirs de banquets populaires a des illusions de lustre, des défaillances de fraternité, et semble presque mal coupé, retrouve dans le monde une élégance assouplie, des flottements aisés et des revers orgueilleux; tant il est vrai qu'une âme forte est vraiment maîtresse du vêtement qu'elle habite! Ainsi, à certaines fêtes de la rue Cadet, sa rhétorique s'habille humblement et sa pensée se fait modeste, par charité.

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Ces dons réunis expliquent comment M. Léon Bourgeois obtint ses plus vifs succès dans les circonstances où l'on réclamait, plutôt qu'un homme d'action, un artiste capable, par son intelligence, d'envisager les différentes faces d'un problème, et, par son talent, d'en ajourner la solution avec une élégante maëstria. Quelle est, aussi bien, l'assemblée où s'affirmèrent avec le plus d'éclat la remarquable virtuosité et l'éloquence dilatoire de M. le président de la Chambre? C'est le congrès de La Haye en faveur du désarmement.

Il fallait un esprit particulièrement subtil et prudent pour sortir, sans rien casser, de cette entreprise généreuse qui faisait marcher les vieux diplomates, dans leurs escarpins vernis, sur des pointes de baïonnettes. Le rapprochement, en une petite ville de Hollande, de tant de ministres dont chaque parole d'apaisement semblait appuyée par des régiments invisibles éveillait vaguement dans la mémoire le refrain de Barbe-Bleue:

J'ai là-haut dans la montagne

Un petit gros de cavaliers...

Auprès de cette conférence pacifique sur une poudrière, la danse sur un volcan de M. de Salvandy prend des airs de polka de famille...

M. Léon Bourgeois était mieux placé que tout autre, en sa qualité de Français, pour sentir le danger de l'aventure: c'est en effet au lendemain de l'abolition officielle de la peine de mort que la guillotine fonctionna, dans notre pays, avec le plus d'entrain. La Terreur sortit tout armée d'un rêve d'idylle. Quelles surprises redoutables ne ménageait point à l'Europe le contact de tant de dignitaires internationaux animés d'intentions conciliantes?

Notre délégué comprit aussitôt que les plénipotentiaires attendaient moins des résolutions positives que des méditations philosophiques. A la conférence organisée selon le vœu d'un jeune et charmant monarque, il n'y eut qu'un conférencier, et ce fut lui. Ainsi se vérifia, sous une forme imprévue, la justesse de l'observation faite par lord Dufferin, ambassadeur d'Angleterre, sur le ministre des Affaires Étrangères en 1896:

«Avec celui-là, on peut causer.»

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Nous reverrons sans doute quelque jour, sur la scène, dans un rôle qui sera nécessairement le premier, les deux personnages qui se disputent l'empire de M. Léon Bourgeois; ce sera un spectacle attrayant dont les amateurs peuvent attendre beaucoup de plaisir et les amis de l'ordre un peu d'espoir.

Le politique, en somme, reste attaché aux vieilles conceptions de la propriété individuelle et du groupement patriotique. C'est déjà considérable. Mais l'artiste qui triompha à La Haye autorise d'autres espérances. Au congrès diplomatique de la Paix, il a rempli les fonctions de président; au fauteuil du Palais-Bourbon, il a fait office de diplomate.

L'orateur qui réussit à émouvoir un parterre d'ambassadeurs—le public le moins sensible du monde—est bien capable de faire «pleurer de tendresse» les loups de la Montagne. Et ce serait un curieux sujet, pour un peintre symboliste, que cette adaptation moderne du mythe d'Orphée: M. Léon Bourgeois accordant sa lyre entre les collectivistes et les radicaux de gouvernement.

Sans doute, il n'obtiendra pas plus le désarmement des partis qu'il n'obtint jadis le désarmement des peuples. Cependant sa belle chanson, qui berce harmonieusement le prolétariat, contribuera peut-être à ajourner les catastrophes.


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