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Les commentateurs sociaux du Nouveau Testament

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C’est un fait extraordinaire que dans un siècle comme le nôtre où l’on invite les chrétiens avec insistance à s’intéresser à la question sociale, où le mot d’ordre est: retour au Christ des Evangiles! on ait si peu étudié systématiquement et scientifiquement la nature de son enseignement social. On trouve sans doute de nos jours beaucoup d’allusions à l’attitude de Jésus en face de la question sociale dans les études approfondies de la vie du Christ, publiées (et elles sont nombreuses) depuis les jours de Strauss et de Renan; on rencontre aussi dans les ouvrages de morale, des chapitres consacrés à ce sujet, mais il est bien rare qu’ils donnent satisfaction à l’ardent désir qui se manifeste aujourd’hui de connaître l’enseignement social de l’Evangile. L’étude théologique et philosophique de la vie de Jésus l’a accaparée à tel point qu’elle a fait disparaître sa signification humaine et sociale; on a attaché plus d’importance à la détermination de la relation qui existe entre la personne du Christ et le mystère de sa divinité qu’à la manière dont il a envisagé les problèmes de la société moderne. Il est une foule de personnes, aux yeux desquelles Jésus revêt un aspect tellement supra-humain et en dehors des conditions de cette vie qu’elles repoussent comme une impiété toute enquête au sujet de ses idées sociales. C’est un fait bien insolite, que dans la confession de foi qui résume, pour les millions d’êtres humains, les croyances du disciple de Jésus-Christ les aspects surnaturels du drame de la rédemption soient présentés d’une manière si exclusive qu’elle passe sous silence les principaux événements de sa vie humaine, comme si au point de vue de la foi, il était superflu de rappeler ce qui s’est passé entre sa naissance miraculeuse et sa mort tragique. L’étude si respectueuse et si remarquable de la vie de Jésus qui a fait époque sous le titre de: Ecce Homo, n’a-t-elle pas été attaquée par plusieurs critiques comme attentatoire à la nature divine du Christ parce qu’elle insistait sur le côté humain et moral de sa vie, et Lord Shaftesbury n’a-t-il pas déclaré que c’était «un des livres les plus dangereux vomis par l’enfer?» Un savant des plus distingués, attribue la pauvreté des études sur Jésus et la question sociale à la crainte de la discipline ecclésiastique qui aurait poussé les théologiens allemands à aborder d’autres questions moins périlleuses. Peut-être serait-il plus équitable d’expliquer ce phénomène par les habitudes d’isolement mental et les vues traditionnelles qui caractérisent leur activité intellectuelle. La préoccupation causée par les travaux théologiques nous tient si éloignés de la scène variée de ce monde et a pour effet de détacher à tel point l’esprit des incidents passagers de la vie sociale que le théologien peut en venir à méditer sur une série de problèmes, alors que le monde qui l’environne en étudie une autre, et il peut arriver qu’il n’y ait plus aucun point de contact entre ses études professionnelles et les nécessités humaines de la vie moderne. C’est là en tout cas l’impression que produisent sur une multitude d’esprits peu cultivés les discussions que les théologiens considèrent comme ayant une importance vitale. Toutes ces subtiles distinctions et ces discussions ecclésiastiques souvent fort aigres sont sans valeur aux yeux de ceux qui se débattent contre les problèmes douloureux de la pauvreté, de la bienfaisance sociale et de la moralité politique telle qu’ils existent de nos jours; et ils en sont venus peu à peu à considérer l’Eglise chrétienne comme une association qui gaspille ses forces dans des travaux irréels orientés dans une fausse direction comme si l’unique but de ses efforts était d’exercer l’ingéniosité de ses ministres et s’occuper les loisirs de ses adhérents.

Mais ce n’est pas tout; lorsque le christianisme revêt un caractère trop dogmatique à une époque comme la nôtre où la tendance pratique et morale tend à prédominer de plus en plus, on ne tarde pas à s’apercevoir que la personne de Jésus-Christ ne peut pas être tenue à distance des préoccupations sociales d’ici-bas. On ne peut en effet jeter un coup d’œil sur le Nouveau Testament sans y voir le devoir social prêché par Jésus; partout il y fait entendre des paroles de réconfort, accomplit des actes de miséricorde, s’intéresse aux pauvres, aux humbles d’esprit, aux fatigués et chargés, aux aveugles et aux mélancoliques. Son Evangile renferme un appel social. «Tu aimeras ton prochain comme toi-même.» Faut-il s’étonner dès lors si au moment où l’on vient nous rappeler cet aspect de la personnalité de Jésus qui nous fait voir en lui un ami plein de pitié pour l’homme, d’un caractère si humain et si peu ecclésiastique, toujours disposé à se pencher sur les êtres les plus méprisés, si prompt à rabaisser les orgueilleux, le pendule de l’opinion ait oscillé fortement dans cette direction-là, et qu’on ait cru découvrir à la place du Christ traditionnel un nouveau Messie, le Sauveur des travailleurs et des déshérités de ce monde? Qu’était-il, nous dit-on, sinon un charpentier assis à sa table de travail? Ses compagnons n’appartenaient-ils pas à ce que nous appelons aujourd’hui le prolétariat? Les paroles que l’on recueillait le plus souvent sur ses lèvres n’était-ce pas: «Malheur aux riches! Bienheureux ceux qui sont pauvres.» Qu’est-ce donc que l’enseignement de Jésus dégagé des explications théologiques qui l’ont obscurci, sinon l’Evangile des travailleurs, le manifeste des agitateurs sociaux, le point de départ historique du programme moderne de démocratie sociale? Il y a dans ce langage l’inévitable réaction contre une christologie trop métaphysique. On se plaît à rappeler aujourd’hui des paroles comme celle-ci: «Qu’il est difficile à ceux qui ont des richesses d’entrer dans le royaume des cieux! Vendez tout ce que vous avez et le donnez aux pauvres»; les assauts dirigés contre les jouisseurs trouvent des encouragements dans la pensée du riche qui est dans les enfers et de Lazare consolé, et au lieu d’un Christ mystique assis à la droite du Père dans un autre monde que celui-ci; on ne voit en lui pas autre chose que l’esprit loyal du charpentier, l’avocat du pauvre, le plus grand des socialistes ou comme on l’a appelé tout récemment «Jésus le Démagogue».

Parmi les biographes de Jésus, celui qui a développé le premier cette théorie sur sa personne et son œuvre c’est Renan. Un des traits qui caractérisent sa manière toute moderne de représenter l’Evangile, c’est le lien de parenté qu’il a établi entre Jésus et l’agitateur de notre temps, adversaire déclaré du gouvernement et du capitalisme.

«Jésus, a dit Renan, a été à certains égards

«un anarchiste, car il n’admettait pas le pou-

«voir civil qu’il considérait comme un abus.

«Sa doctrine était du pur ébionisme, c’est-à-

«dire une croyance d’après laquelle les pau-

«vres seuls (les ébionim) pouvaient être sau-

«vés; il pardonnait au riche, mais seulement

«dans le cas où ce dernier avait été maltraité

«et rejeté par la société qui l’entourait; il avait

«une prédilection marquée pour les réputations

«douteuses; sa conception du monde était du

«socialisme teinté d’esprit galiléen; ce qu’il

«rêvait, c’était une vaste révolution sociale

«confondant tous les rangs et supprimant toute

«autorité quelconque.» Le Jésus de Renan a été, en un mot, un précurseur des révolutionnaires modernes, obligé par les conditions sociales de son milieu d’atténuer son radicalisme, et il n’y a pas lieu d’être surpris du fait que cette assimilation de l’Evangile au socialisme actuel passe aux yeux de plus d’un socialiste pour le dernier mot de la critique sacrée.

On peut aussi adopter ce point de vue dans le but non de renforcer mais de démolir l’enseignement de Jésus. C’est ce qu’a fait un philosophe anglais de beaucoup de talent qui, en ne voyant dans l’Evangile qu’un pamphlet révolutionnaire, y a trouvé un motif non d’y conformer sa conduite, mais de le rejeter comme impraticable et chimérique. Déclarer que Jésus a été un anarchiste pieux c’est, nous dit-il, avouer que son message est de nos jours inapplicable, et la théorie chrétienne du désintéressement et de l’esprit de sacrifice ne peut se soutenir. «Si le christianisme, ajoute-t-il, pré-

«tend nous imposer les évangiles comme règle

«de conduite, alors à ce compte aucun de nous

«n’est chrétien, et nous ne voulons pas l’être,

«car il n’est aucune de nos grandes institutions

«sociales qui ne soit ou ignorée ou condamnée

«par le Nouveau Testament; il conteste en effet,

«tient pour suspect le droit de propriété, brise

«les liens de la famille, et, dès lors, il n’y a plus

«de vie nationale ni de patriotisme possible;

«la moralité des premiers chrétiens ne tenait

«compte ni du foyer, ni du sexe, ni de

«l’idée de patrie; trop longtemps nous avons

«professé une croyance irréalisable qui, si elle

«était pratiquée sérieusement, serait aussi im-

«morale que chimérique.»

Citons encore un autre essai plus sage et plus modéré d’interprétation de l’enseignement social de Jésus qui, précédant de peu le romantisme coloré de Renan, aujourd’hui bien oublié, a eu pour auteur un savant allemand, Rodolphe Todt. Si, pendant trente ans, il se consacra avec ardeur à étudier le Nouveau Testament, au point de vue de son action sur la société, ce fut à la suite d’une simple réflexion faite en passant par le célèbre Stocker et qui le décida à examiner systématiquement le Nouveau Testament, en le confrontant avec le programme socialiste. Il trouva dans les évangiles, affirme-t-il, «non seulement des principes généraux, mais des affirmations positives et très claires relatives à la. solution de la question sociale. La doctrine du Nouveau Testament n’est nullement étrangère, d’après lui, au problème de l’Etat, de la richesse et de la pauvreté. Quiconque, écrit-il dans la préface d’un de ses livres, désire se rendre compte de la question sociale et contribuer à la résoudre, «doit placer

«à sa gauche des ouvrages d’économie poli-

«tique, à sa droite des livres de socialisme

«scientifique et ouvrir devant lui son Nouveau

«Testament.» C’est ainsi que Todt passe en revue les articles si nombreux du programme socialiste en les plaçant en regard de l’enseignement du Nouveau Testament, et il conclut en affirmant «que, sauf le cas où il se déclare athée, le socialisme ne peut être combattu au nom de l’Evangile, car les théories qu’il professe sont conformes aux enseignements du Nouveau Testament et renferment des vérités évangéliques et divines.» Aussi, la conception religieuse mise en avant par le parti social démocrate allemand était-elle taxée par Todt d’antichrétienne et d’inutile. Chaque chrétien doit être un socialiste, et le socialisme chrétien est tenu de s’organiser en face du socialisme athée. Il entreprit de fonder, avec l’aide de Stocker et d’autres de ses amis, une «association centrale de réforme sociale sur des bases religieuses fixes» et si ce mouvement qui, au travers de beaucoup de vicissitudes et de transformations de tout genre, aboutit au Congrès évangélique et social et à l’organisation du parti socialiste chrétien, a pris une si grande extension, il a eu pour point de départ, ne l’oublions pas, l’étude approfondie des applications sociales des évangiles.

Au terme de cette énumération des interprètes du Nouveau Testament au point de vue social, il nous reste encore un nom à mentionner, celui d’un homme au caractère généreux et sympathique qui, dans ses écrits, a beaucoup insisté sur l’influence personnelle exercée par Jésus-Christ, le pasteur Naumann, de Franc-fort. Considéré avec raison comme un des meilleurs prédicateurs de l’Allemagne, un écrivain dont les discours sont empreints d’une piété forte et virile, il a vu sa démission et ses essais de vie politique accueillis par de très vifs regrets. Il ne faudrait pas nous imaginer que Naumann n’ait vu en Jésus qu’un réformateur social; bien au contraire, il se place vis-à-vis de lui sur le terrain de la foi personnelle envisagée dans ce qu’elle a de plus profond. «Sei-

«gneur Jésus, dit-il, nous voudrions nous

«asseoir à tes pieds et sentir ce qu’est le vrai

«christianisme! Jésus n’est ni un philosophe,

«ni un homme d’Etat, ni un physicien, ni un

«économiste; il ne nous apporte ni des solu-

«tions ni des méthodes déterminées; il s’est

«contenté de vivre et sa vie est la révélation de

«Dieu.» La question sociale avec ses tragédies et ses souffrances poignantes est tellement obsé- dante aux yeux de Naumann qu’il s’attache à dé- gager constamment l’enseignement social des l’Evangiles. «Jésus, dit-il encore, a été un homme

«du peuple qui, dans ses entretiens, revient

«sans cesse sur le thème du riche et du pauvre.

«Pour sauver des âmes, il se déclare l’ennemi

«de la richesse; il aime les riches, mais sait

«fort bien que leurs âmes ne seront vraiment

«libres que lorsqu’ils seront prêts à renoncer à

«leurs biens; il a été, sur le terrain moral, un

«adversaire implacable du capital. D’après quoi

«les hommes seront-ils jugés au dernier jour?

«D’après l’attitude qu’ils auront prise à l’égard

«des besoins de l’humanité. Une génération

«qui se refuse à nourrir les affamés, à vêtir

«ceux qui sont nus, à visiter les malades et les

«prisonniers, est réservée au feu du dernier

«jugement; on ne peut être chrétien sans

«aider le pauvre.»

A ces discours passionnés de Naumann, sont venus se joindre les assertions exagérées d’autres savants de notre époque. «Le

«christianisme, déclare l’économiste italien

«Nitti, n’a rien été de plus qu’une grande

«révolution économique; la pauvreté est de-

«venue une condition indispensable pour

«entrer dans le royaume des cieux.» On peut citer aussi la thèse soutenue par Herron, dont les généralisations sont très hasardées.

«Le sermon sur la montagne, affirme-t-il, est

«le code scientifique de la société humaine;

«c’est un traité d’économie politique et rien de

«plus; le rejet de l’idéal social de Jésus a été sa

«véritable crucifixion, celle qu’il portait dans

«son cœur; pour réaliser socialement le chris-

«tianisme, il faudrait une démocratie indus-

«trielle, et c’est là la conclusion à laquelle abou-

«tit le sermon sur la montagne.» De pareilles extravagances exégétiques montrent avec quelle impétuosité l’opinion s’est détournée d’une christologie où l’on passe sous silence la question sociale pour s’attacher au point de vue qui fait de ce problème le centre même de l’Evangile. On a été même jusqu’à prétendre qu’avec ces principes d’interprétation il serait aisé de faire du Nouveau Testament un traité socialiste. Si Jésus, nous dit-on, a précipité les pourceaux dans la mer, c’était dans le but de montrer sa complète indifférence à l’égard de l’institution de la propriété privée; s’il a nourri des foules, c’était pour rappeler que les problèmes économiques sont supérieurs à ceux qui sont d’ordre spirituel; s’il a molesté les changeurs dans le temple, c’était pour témoigner publiquement contre le capitalisme et les iniquités qui en découlent.

Quelque peu historique que soit une pareille conception de la personne du Christ, elle n’en est pas moins accueillie avec enthousiasme par un grand nombre d’esprits ignorants. Les révolutionnaires d’aujourd’hui n’ont qu’un respect médiocre, comme nous l’avons déjà fait observer, pour l’église et les théologiens; ils la considèrent comme le rempart protecteur de la classe qui possède, et accusent les théologiens de distraire les esprits du spectacle de la misère en faisant miroiter devant eux dans une autre vie la prospérité.

«Nous leur laissons leur ciel, a dit Félix

«Holt, et nous cherchons à lui dérober quelque

«chose pour nous et nos enfants dès ici-bas.» Mais quoi qu’il en soit la personne de Jésus elle- même envisagée comme un travailleur, un ami du pauvre, un paria, un prédicateur de condamnation à l’égard des Scribes et des Pharisiens est accueillie dans le monde des ouvriers avec respect et sympathie. Plus d’un parmi eux s’imagine avoir découvert le véritable Jésus comme s’il avait vu apparaître sous des fresques anciennes représentant un Christ mystique de fantaisie les traits de l’homme de Nazareth.

«Le Christ, disait un jour un ouvrier allemand

«à quelqu’un qui l’interrogeait sur ce point, a été

«un ami sincère de la classe ouvrière, non seule-

«ment en paroles comme ceux qui sont venus

«après lui, mais en actes; Il a été haï et persécuté

«comme le sont les socialistes d’aujourd’hui,

«et s’il vivait de nos jours il serait sans aucun

«doute l’un des nôtres.» «Jésus Christ, a-t-on

«dit encore, a été un grand révolutionnaire; si

«quelqu’un prêchait de notre temps comme il

«l’a fait jadis, il serait arrêté sur-le-champ.» «Il

«aurait fait, ajoute-t-on, une plus belle œuvre, s’il

«avait consacré ses efforts à un but économique

«et scientifique plutôt qu’à un but religieux.

«C’était un homme du commun peuple, qui a

«livré pour le bien moral de l’humanité un

«terrible combat, si bien que les ouvriers en

«sont venus à faire cet aveu: Nous avions cru

«jusqu’ici que le Christ était une invention des

«prêtres, mais nous reconnaissons aujour-

«d’hui qu’il était un homme à peu près

«comme nous, un ouvrier pauvre qui aimait le

«pauvre, et maintenant que nous avons compris

«cela nous disons: c’est l’homme qu’il nous

«faut!»

De toutes ces diverses constatations résulte une situation douloureusement compliquée. Il se trouve en effet que pour la grande majorité de ceux qui prennent la question sociale à cœur le Christ de l’Eglise est un objet d’indifférence sinon de mépris, tandis qu’un autre Jésus très différent de celui de la tradition chrétienne et des confessions de foi ecclésiastiques, celui qui se montre à nous sous les traits d’un homme n’ayant rien de divin, d’un guide terrestre du pauvre, reçoit des hommages que l’on refuse à sa nature mystérieuse et divine. Et d’un autre côté le plus grand nombre des chrétiens considèrent cette conception d’un Jésus travailleur et révolutionnaire social comme une représentation du Christ des Evangiles fausse et contraire à l’histoire. N’y a-t-il pas là une brèche entre les traditions du passé et les besoins de l’heure actuelle? N’avons-nous pas d’un côté l’ancienne et précieuse histoire des relations que Jésus soutient avec l’âme individuelle, la révélation du Père, celle de l’homme à lui-même, son message religieux avec l’expérience du péché, de la repentance, de la paix spirituelle, et d’un autre côté cet aperçu nouveau des maux extérieurs causés par le milieu et les circonstances, des iniquités et des injustices sociales et cette découverte à savoir que Jésus a fait entendre un appel terrible aux uns et plein de tendre pitié aux autres? Y aura-t-il donc toujours un gouffre béant entre l’œuvre de l’église chrétienne et les aspirations modernes? Est-il impossible d’arriver à harmoniser ces diverses théories sur l’enseignement de Jésus? Sera-il dit que l’influence exercée par la religion chrétienne doive être toujours restreinte à un réveil spirituel et individuel sans jouer un rôle dans la direction du mouvement social contemporain; ou bien si la personne de Jésus est associée à la question sociale, faut-il sacrifier son action spirituelle sur les âmes et sa signification religieuse? Devons-nous choisir en un mot entre le Christ Sauveur et Jésus le démagogue, ou bien y a-t-il dans la religion de Jésus une vertu particulière qui nous permet d’en tirer un message social approprié aux besoins de notre temps? Telles sont les questions qui nous assiègent lorsque nous considérons l’enseignement chrétien en face des exigences sociales d’aujourd’hui; et c’est là ce qui nous a décidé à tenter une étude nouvelle de l’enseignement social de l’Evangile.

Il y a deux considérations importantes qui nous encouragent à entreprendre ce genre de travail. La première c’est que c’est le seul sujet faisant partie de l’enseignement chrétien pour lequel on professe aux deux pôles opposés de la vie sociale un sentiment de sympathie bienveillante. La théologie actuelle (il suffit d’y jeter un coup d’œil pour s’en convaincre), n’a plus la même confiance qu’autrefois dans ses définitions métaphysiques, ses formules savantes et en revient avec une louable humilité à la mission plus simple qui consiste à commenter l’enseignement du Christ. C’est lui seul en effet que l’Eglise veut écouter actuellement, et l’on se demande aujourd’hui ce qu’il aurait dit s’il avait vécu de nos jours. Marcher sur ses pas, suivre ses traces, alors même que nous ne pouvons donner une définition complète de sa nature, ne pas nous contenter de prononcer son nom mais chercher à faire sa volonté, orienter la vie de notre âme et celle du monde qui nous entoure dans la bonne direction, celle dont Jésus a dit: «Cela va bien, bon et fidèle serviteur», ce sont là des principes que les chrétiens de nos jours considèrent non comme accessoires mais comme constituant l’essence même de la vie chrétienne; et c’est à cet esprit de sagesse et d’obéissance pratique, même lorsqu’il s’y mêle une certaine mesure d’ignorance en ce qui concerne les caractères distinctifs de la divinité et les desseins du Dieu infini et éternel, qu’est adressée cette parole d’encouragement: «Ta foi t’a sauvé ; va t’en en paix!»

A ce premier fait que l’imitation du Christ tend à se substituer de plus en plus aujourd’hui à la dogmatique chrétienne, comme critère de la foi, vient s’en ajouter un autre, c’est que le mouvement social actuel professe pour la personne de Jésus une estime particulière; quelque incomplet et superficiel que ce respect puisse être, il offre cependant un point de contact entre l’Eglise et le monde. Les membres du. clergé ont beau continuer à affirmer leur autorité, et les théologiens à échafauder leurs systèmes, ces affirmations et ces discussions ne mordent pas sur les masses ouvrières des grandes villes, mais qu’on se mette à leur parler de l’enseignement social des Evangiles dans un langage simple et avec des appels pleins de tendresse, comme celui-ci:

«Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et

«chargés», en rappelant ce témoignage rendu au véritable disciple de Jésus «Ce que vous

«aurez fait au plus petit de mes frères, vous

«me l’avez fait à moi-même» et ceux qui sont fatigués et chargés, ceux qui occupent le rang le plus bas dans l’échelle sociale moderne feront écho à cet enseignement, seront pleins de respect pour la personne de Jésus bien qu’obscurément entrevue. Si donc il est inutile d’espérer un accord entre le mouvement social et le christianisme sous sa forme actuelle, on peut l’attendre d’une nouvelle manière d’adapter l’enseignement de Jésus aux nécessités de notre époque. Le langage que les Eglises font entendre est la plupart du temps aussi étranger que l’hébreu aux oreilles du travailleur moderne, mais dans l’enseignement de Jésus lui-même il lui semble entendre les accents aimés d’une langue familière. Or, un même sentiment de respect peut finir par établir entre ceux qui l’éprouvent de part et d’autre une commune entente. Le chrétien qui croit à l’Evangile et le réformateur social, peuvent se rencontrer en s’approchant tous deux de la personne de Jésus envisagée sous son aspect le plus simple et le plus populaire.

Il faut remarquer d’ailleurs, que ce grand problème consistant à déterminer les relations qui existent entre l’enseignement de Jésus et les besoins particuliers de notre époque, n’est pas quelque chose de nouveau, comme on pourrait le croire, mais une question qui s’est posée dans tous les temps. Chaque période de civilisation, a eu ses préoccupations particulières, ses revendications spirituelles, et chacune d’elle en remontant jusqu’à l’enseignement du Christ y a trouvé ce qui correspondait d’une manière merveilleuse aux besoins et aux requêtes du moment. Un des traits les plus admirables de l’Evangile, c’est qu’il semble avoir été écrit en vue de résoudre les problèmes spéciaux qui à un moment donné ont revêtu un caractère d’urgence. A mesure qu’une transformation s’opère dans les intérêts humains, l’enseignement de Jésus semble acquérir une valeur toute nouvelle. A l’époque où ce qui préoccupait surtout les esprits c’était le point de rencontre entre l’esprit grec et la tradition hébraïque d’une part et l’apparition de la théologie chrétienne de l’autre, on s’est inspiré surtout des déclarations de Jésus au sujet de sa relation avec le Père comme si la place à assigner à Jésus, dans la théologie, était le centre de l’Evangile. A un autre âge où la question ecclésiastique primait tout, l’enseignement de Jésus est apparu comme une charte de l’organisation de l’Eglise. Et aujourd’hui encore, quiconque étudie les Evangiles de près, les voit se colorer de teintes variées selon le point de vue où il se place en se livrant à cette étude. Celui qui y cherche, comme Renan, les aspects pittoresques de la vie orientale, trouve dans cet angle spécial sous lequel il l’envisage, quelque chose qui l’aide à mieux comprendre cet enseignement; tel autre qui y apporte les habitudes d’esprit d’un historien monarchique, y découvrira l’œuvre d’un fondateur d’empire et définira la mission du Christ en disant qu’elle nous révèle la forme la plus pure et la plus idéale de royauté qui ait jamais vu le jour sur la terre; un autre encore très impressionné par la note mélancolique et désespérée que la littérature actuelle fait entendre, insistera sur le fait que l’enseignement de Jésus est le «message qui convient à un siècle sceptique comme le nôtre». Faut-il conclure de cette diversité d’impressions que chaque âge et chacun de ceux qui étudient l’Evangile créent un nouveau Christ et que le Jésus historique n’est pas autre chose que le reflet de notre esprit sur l’écran du passé ? N’y aurait-il dans tout ceci qu’un pieux travail d’imagination accompli par ceux qui en étudiant l’Evangile, font de Jésus tantôt la source de la théologie, tantôt le fondateur de l’Eglise, un homme du peuple, un roi, ou quelqu’un venant nous arracher au désespoir? Non certes, c’est la vie de Jésus elle-même qui se présente à nous sous tous ces aspects divers et sous beaucoup d’autres encore, de telle sorte qu’en dépeignant le côté particulier de l’Evangile que leur esprit a saisi, ceux qui tiennent ce langage le décrivent non sous des couleurs fausses mais sous un jour incomplet. C’est cette facilité d’adaptation si extraordinaire, cette grande variété d’apects de l’enseignement de Jésus, constatée par tant d’exemples dans le passé, qui nous permettra d’en tirer des applications nouvelles au point de vue de la question qui nous occupe. Ce qui est arrivé jadis se produira encore et nous serons amenés à constater que l’Evangile, soumis à un examen nouveau et attentif, est un message écrit spécialement en vue des besoins de notre époque; des paroles et des faits que d’autres générations ont trouvé déconcertants et obscurs, prendront une toute autre signification lorsque nous les aurons placés en regard de l’agitation sociale contemporaine et il nous semblera, comme cela a été le cas autrefois, que nul âge n’est mieux fait que le nôtre pour apprécier l’enseignement de Jésus, comme si son esprit prophétique avait discerné à travers les siècles l’apparition lointaine des luttes et des aspirations sociales qui de son temps n’étaient que peu de chose, mais qui depuis lors sont devenues profondes et universelles.

Un célèbre prédicateur a fait ressortir cette étonnante puissance d’adaptation au moyen d’une parabole, celle de la tente féérique. Placée dans le palais d’un roi elle n’était pas trop vaste pour abriter les plus petites chambres; déployée dans la cour elle était assez grande pour couvrir tous les dignitaires; transportée dans la plaine elle pouvait s’étendre sur l’armée royale tout entière, car elle avait une extraordinaire flexibilité et une puissance d’extension merveilleuse. Et Jésus lui-même n’a-t-il pas indiqué dans le quatrième Evangile le caractère propre de sa mission en se servant d’une comparaison tirée de la lumière: «Je suis, dit-il, la lumière du monde; la «lumière est venue dans le monde; la lumière

«est encore avec vous pour un peu de temps;

«marchez pendant que vous avez la lumière.» La lumière est en effet tout ce qu’il y a de plus extensif ici-bas; elle est par sa nature transmissible et universelle; elle n’est pas trop abondante pour les besoins de chaque homme et il y en a une provision suffisante pour tous; chaque habitation semble posséder toute la lumière du jour alors que cette dernière éclaire des millions d’autres demeures Il en est de même de l’influence exercée par Jésus-Christ. Chaque page nouveau, chaque esprit désireux de la posséder semble recevoir dans une mesure toute spéciale cet enseignement si précieux et il est exact de dire qu’un de ses rayons vient illuminer directement cette intelligence alors qu’il ne pénètre nulle part ailleurs. Il en est à cet égard comme d’un homme qui regardant le soir la lune se lever dans la mer et considérant le rayon d’argent qui se projette sur lui s’imaginerait que cet astre ne brille que pour lui seul, alors qu’il sait très bien que son éclat n’est pas destiné seulement à le réjouir, mais à éclairer le monde d’un bout à l’autre et sur toute sa surface; c’est ainsi que l’évangile de Jésus fait descendre sur chaque problème et chaque besoin de l’humanité un reflet lumineux alors que cette puissance de vie qui illumine le monde peut se révéler par une foule de moyens divers à d’autres âmes et à d’autres générations.

Jésus-Christ et la question sociale

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