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II.

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HIPP., Traité du Pronostic.

Puisque je n’ai rien de mieux à faire et que la mer est calme, j’en veux profiter pour conserver les souvenirs de ma nuit dernière, pendant qu’ils sont encore profondément gravés dans ma mémoire.

Il y a pour moi bien des consolations, bien des vérités dans cette brillante et prophétique fantasmagorie qui vient de passer sous mes yeux avec tant de netteté, tant de précision! J’y reviendrai bien souvent tout éveillé. Mais d’abord établissons les faits et suivons-en la curieuse filiation. Voyons .... commençons par le commencement.

A dîner chez le docteur Cauvière... repas délicat, comme de coutume, plutôt que splendide, convives plus choisis que nombreux... discussions chaudes, franches, mais pas trop bruyantes, roulant à peu près sur les idées suivantes:

Dans la presse, absence d’un but arrêté, général, humanitaire, ou du moins patriotique; nul principe capable de fixer les idées incertaines, de rapprocher les opinions divergentes, d’utiliser tous les efforts perdus dans des luttes stériles, et d’en faire une puissance en leur imprimant une direction invariable. Dans le pouvoir, égoïsme étroit et imprévoyant, oubli des besoins les plus urgents des masses; par suite, impopularité, faiblesse au dedans, timidité au dehors, intrigues et corruption pour remplacer la puissance et la dignité. Dans les chambres, manque de philanthropie ou du moins d’esprit public; point d’idées larges, ni de prévision, pas même de volonté forte, ni d’intelligence des affaires. Dans la bourgeoisie, préoccupations cupides, idées étroites, mesquines, sans portée, sans avenir; crainte des étrangers au dehors, crainte des prolétaires au dedans, crainte du gouvernement en haut, crainte de la concurrence en bas: partout la peur et l’égoïsme pour mobile. Chez le peuple, toujours déçu, toujours dévoué aux idées généreuses et cependant toujours suspect, chez le peuple, point d’affection pour le pouvoir qui l’oublie, point de confiance dans ceux qui l’exploitent au lieu de l’éclairer, point de consolation dans le présent, point de foi dans l’avenir.

Au milieu de cette tendance générale à l’isolement, à la démoralisation, tendance qui frappe les esprits les moins clairvoyants et dont les conséquences sont si effrayantes, on se demanda ce que produirait cet égoïsme, infiltré d’en haut, s’il gagnait entièrement la base de la société; quel serait le sort de la France, son rôle en Europe, si elle ne se créait elle-même une direction intellectuelle et morale, un but général d’activité, une mission digne d’elle, en harmonie avec sa position, avec le caractère de ses enfants, capable de la tirer de cet état de malaise et de torpeur qui annonce la décrépitude d’une nation, et précède sa dissolution, en la mettant à la merci des moindres événements?

Ces tristes idées, souvent chassées par la gaieté naturelle des convives, se reproduisirent pourtant avec une sorte d’obstination et finirent par amener un grand conflit d’opinions, sur l’état des autres nations de l’Europe, qui, presque toutes, avaient à table un ou deux représentants distingués.

Après bien des toasts, notre amphitryon fit apporter ce qu’il appelle son bréviaire, c’est-à-dire son Béranger, que chacun du reste savait à peu près par cœur, même les étrangers. Les pensées grandes et profondes, généreuses et prophétiques, qui se pressent dans cette poésie animée, dans ces odes sublimes, firent déborder de toutes les poitrines de vastes espérances et de chaudes sympathies. On but à la sainte cause de la démocratie, à la confraternité de tous les peuples, et on se leva pour prendre le café.

Le docteur Lebon demanda qu’il lui fût permis de prendre, au lieu de moka, une infusion de hachych.

«Une infusion de hachych! s’écria-t-onde toute part. Qu’est-ce que le hachych? est-ce une espèce nouvelle de thé? Est-ce du thé venu par caravane? Est-ce une variété de cacao?

–Ce n’est rien de tout cela, reprit le docteur Lebon. Au reste, vous allez en juger, car j’en ai apporté, suivant mon habitude, une ample provision.» Et il tira de sa poche un grand cornet de papier rempli d’une espèce de foin, à feuilles palmées et dentelées sur les bords, mêlées de graines et de tiges brisées.

–Mais c’est tout simplement du chanvre, dit un botaniste; c’est exactement la môme forme, le même aspect, la même odeur; ces graines, ces feuilles, ces petits fragments de tige, quoique brisés, ressemblent singulièrement à notre chanvre.

–C’est très-vrai, répondit le docteur Lebon; il est même probable que le hachych n’est autre chose que notre chanvre dont les propriétés se sont affaiblies dans le nord: c’est du moins l’opinion des savants de l’expédition d’Égypte, et ce qui semble encore la confirmer, c’est la supériorité du hachych de Syrie et d’Abyssinie sur celui du Delta. On sait combien le sol, la température, l’humidité, la culture, etc., modifient l’aspect des végétaux et surtout leurs propriétés. Tout le monde connaît d’ailleurs celles du chanvre ordinaire: il est donc probable que le hachych est un cannabis très-voisin du nôtre, ou pour mieux dire, le premier type du nôtre.

–Quel plaisir pouvez-vous donc trouver dans une pareille drogue?

–Quel plaisir? Sans le hachych, je serais mort cent fois de nostalgie!

–Vraiment! Comment cela?

–Compromis dans des affaires politiques, je parvins à m’échapper, et je gagnai l’Égypte sous un faux nom. Quelques indiscrétions à la française arrivèrent aux oreilles de notre consul. Il m’en prévint paternellement, et me donna une espèce de mission pour l’Abyssinie... Pourquoi sa conduite n’a-t-elle pas toujours été suivie? c’est encore la meilleure politique qu’un pouvoir éclairé puisse employer, si j’en juge d’après ma reconnaissance... Je passai trois ans dans la haute Égypte, dans la Nubie, le Sennar, le Darfour, le Kordofan et l’Abyssinie. J’en rapporte des collections nombreuses, variées, des renseignements de toute espèce que j’ai recueillis dans l’espoir d’être utile aux sciences et surtout à mon cher pays, si des hommes de cœur et d’intelligence veulent enfin s’occuper de son commerce et de sa prospérité. Il y a là beaucoup de bien à faire avec très-peu d’efforts, pourvu qu’on le veuille énergiquement et avec suite.

«Toujours préoccupé de la patrie absente, poursuivi par les souvenirs du foyer paternel, froissé dans ce que j’ai de plus cher, par le spectacle accablant de notre politique inintelligente et lâche, dont je voyais les effets de plus près que vous, dont je ressentais les contre-coups humiliants, je tombais souvent dans un découragement qui m’aurait conduit au suicide ou bien au marasme, si je n’avais été ranimé par les visions délicieuses que me procurait le hachych... Les Abyssiniens m’en avaient appris l’usage; et la direction constante de mes idées me donnait des rêves bien différents des leurs; je le prenais d’ailleurs toujours pur. Au lieu de visions érotiques, ou de fureurs guerrières, j’avais des extases politiques.

«La propriété la plus constante et la plus remarquable du hachych est d’exalter les idées dominantes de celui qui en a pris, de lui faire voir d’une manière claire ses plans les plus compliqués se débrouiller sans difficulté, ses projets les plus chers se réaliser sans obstacle; de lui procurer l’intuition précise de ce qu’il cherche, enfin de lui faire savourer par la pensée la possession anticipée et sans mélange de tout ce qui est suivant ses goûts, ses vœux, ses passions habituelles, ou plutôt suivant ses désirs et la direction de ses pensées, au moment où le hachych agit sur lui. C’est ce qui explique les effets différents qu’on en raconte; car ils varient beaucoup, suivant les individus et même suivant les dispositions du moment.

«Le hachych entre dans toutes les thériaques, dans tous les électuaires, opiats, etc., plus ou moins aphrodisiaques, que le magoun, droguiste de l’endroit, vend à ses pratiques, en pâtes, en bols, en tablettes, en conserves, en confitures, etc. Mais, dans toutes ces préparations, il est mêlé à l’opium, au gingembre, à la cannelle, etc., sans compter les cantharides. Quant à moi, je ne le prends jamais qu’en infusion pour en obtenir des effets sans mélange.

«On peut cependant le fumer, soit pur, soit mêlé avec du tabac doux; ses effets sont exactement les mêmes; seulement ils sont un peu plus faibles et se font plus longtemps attendre. Il suffit même, quand on est très-impressionnable et qu’on n’en a pas l’habitude, de rester au milieu de fumeurs de hachych un peu nombreux pour que la vapeur opère, probablement par l’absorption pulmonaire. Au reste, l’usage du hachych est général et très-ancien dans l’Orient, comme on peut en juger d’après Chardin, d’après Prosper Alpin, etc., malgré les mesures rigoureuses déployées dans tous les temps par les autorités locales contre ce commerce. Celles du pacha d’Égypte ne sont pas plus efficaces; il en est de môme en Algérie, et sur toute la côte d’Afrique.

–Mais pourquoi le défend-on?

–Parce qu’il produit une exaltation terrible chez ceux qui nourrissent des projets de vengeance; parce qu’il finit, quand on en abuse, par agir sur la santé; et tous ceux qui ont besoin de consolation y reviennent toujours avec une passion croissante. C’est bientôt pour eux un besoin irrésistible. Nos soldats de l’expédition d’Égypte, privés de toute communication avec la France, commençaient à s’y adonner, malgré les ordres du jour du général en chef. Que voulez-vous? C’est le remède à la nostalgie, au découragement, aux déceptions de toute espèce. J’ai pensé qu’en France j’en aurais encore besoin, pendant bien longtemps: c’est pourquoi j’en ai rapporté une ample provision, et je vous en offre. Essayez-en, quand ce ne serait que par curiosité: que risquez-vous? Une petite dose, une seule tasse de cette précieuse infusion, ne peut vous donner que de la gaieté, des consolations; vos prévisions les plus agréables se transformeront, pour un moment, en réalités: vous posséderez le don de seconde vue; vous serez élevé au rang des prophètes.»

Quelques-uns cédèrent aux instances du docteur Lebon, et même prirent avec lui plusieurs tasses de l’infusion qu’il venait de préparer, soit qu’ils fussent entraînés par son exemple ou par la curiosité, soit qu’ils éprouvassent les mêmes soucis, les mêmes préoccupations politiques. D’autres se contentèrent de fumer le hachych pur, ou mêlé avec du tabac très-doux. Je crus prudent de faire comme ces derniers, malgré le chagrin que me causait la démoralisation du pays: je me défiais de ma susceptibilité nerveuse, et je voulais pouvoir observer ce qui se passerait chez les autres.

Dans le groupe au milieu duquel je me trouvais, on reprit la question de l’Égypte, de la mer Rouge, de son importance comme moyen de communication entre la Méditerranée et la mer des Indes. On passa aux intérêts de la France dans ces parages; à son avenir dans l’organisation de l’Europe; au besoin de lui créer un centre d’activité pour la tirer de son malaise, de sa torpeur léthargique et de son abjection. Je respirais à peine au milieu d’une épaisse fumée de hachych, lorsqu’un des convives nous annonça tout à coup qu’il avait découvert un nouveau moteur applicable à toutes les machines. C’était mon silencieux voisin Vanderbrook, qui s’était montré jusqu’alors étranger à la conversation.

«Arrière! s’écria-t-il avec chaleur et conviction; arrière la vapeur! elle exige trop de combustible: le charbon tient trop de place et coûte trop cher. J’ai trouvé dans l’électricité un moteur bien plus puissant et plus commode. Une fois la machine mise en jeu, elle agit ensuite par sa propre action avec une force et une vitesse dont vous pouvez avoir une idée par les effets de la foudre: il ne s’agissait que de les régulariser.... La source en est inépuisable, puisqu’elle se répare sans cesse dans le réservoir commun de notre planète. Voici comment je m’en suis rendu maître....» Il nous décrivit ensuite son appareil avec un soin minutieux.

Ce qui nous surprit le plus dans cette brusque sortie, ce fut l’assurance et la clarté de l’habile mécanicien qui venait de se lever au moment où l’on y pensait le moins; ce fut aussi la chaleur et la facilité avec lesquelles il s’exprimait. Né à Leyde, élève de Van Marum, il avait vécu au milieu des appareils galvaniques, électriques, etc.; il ne rêvait qu’à leur application comme force motrice: absorbé par ses méditations, et silencieux par nature, il n’avait pas encore parlé.

«Ne vous y trompez pas, me dit le docteur Lebon en me poussant le coude, c’est l’effet du hachych: il en a pris trois tasses coup sur coup. Écoutez! quel flux de paroles! quelle netteté d’idées! Il voit tous les détails de sa machine; il a trouvé ce qu’il cherchait depuis si longtemps!»

Dans ce moment, un professeur de zoologie se mit à nous décrire l’organisation intérieure des animaux anté-diluviens, dont l’homme n’a jamais vu que les squelettes fossiles. Il nous expliqua les transformations subies par les espèces perdues, pour constituer celles qui existent aujourd’hui: transformations qu’ont produites les changements survenus dans la constitution du globe, dans la distribution des eaux, et surtout, comme l’ont prouvé Brongniart, Dumas, etc., dans la composition chimique de l’air atmosphérique, à mesure qu’une plus grande quantité de carbone, fixée par les végétaux, a disparu dans les houillères, laissant ainsi dans l’air une plus grande proportion d’oxygène, à la suite de la décomposition de l’acide carbonique par l’acte de la végétation. De là une organisation de plus en plus compliquée, et des dimensions moins colossales dans les végétaux, à mesure que les proportions d’acide carbonique ont diminué.

Je suivais ses explications avec un vif intérêt, car elles étaient claires, séduisantes et répondaient d’avance aux objections, lorsque mon attention fut détournée, et bientôt tout à fait absorbée, par le jeune Démos, qui retournait en Grèce après un séjour de quatre ans à Paris, où il avait été envoyé par le ministre de l’instruction publique. Monté sur un fauteuil, le jeune Démos s’était levé, comme un quaker dans l’inspiration, pour épancher les pensées humanitaires qui débordaient dans son sein.

«Écoutez, dit-il, écoutez, vous qui cherchez le bonheur dans ce monde, vous qui lui demandez des consolations contre vos chagrins, contre vos misères; écoutez, vous qui désirez une règle sûre de conduite, un guide invariable pour les questions les plus complexes de morale et de politique.

«Si vous n’envisagez l’homme que d’une manière abstraite, isolée, vous n’aurez qu’une idée fort imparfaite de ses besoins physiques, intellectuels et moraux les plus impérieux. L’homme n’est pas seulement nécessiteux et intelligent, il est surtout éminemment social, par instinct, par organisation: il a besoin de ses semblables encore plus pour les aimer et leur être utile, que pour en recevoir des secours de toute espèce. On ne l’a jamais trouvé seul que malgré lui: ce qu’on appelle état de nature n’est qu’une civilisation très-peu avancée, une association restreinte à la famille. Les récits des voyageurs, comme l’étude de l’histoire, prouvent que l’homme est d’autant plus heureux qu’il fait partie d’une association plus large et plus compacte.

«Voyez ce qui se passe chez les sauvages d’Amérique, d’Afrique, et des diverses parties de l’Océanie: partout où l’association est restée bornée à la famille, partout où l’isolement n’a pas dépassé cette étroite limite, chaque petit groupe est en guerre incessante avec tous ceux qui l’entourent; ne pouvant garder ni utiliser leurs prisonniers, ils les mandent. Les combats et la misère éclaircissent incessamment une population errante et clair-semée. Il y a déjà plus de sécurité quand plusieurs familles sont réunies en peuplades assez puissantes pour se faire respecter. Cependant, elles sont encore dans un état d’hostilité permanente, et ces combats journaliers, terribles, exterminent beaucoup plus d’hommes que les guerres les plus désastreuses des grandes nations, et ce qui le prouve bien clairement, c’est le chiffre comparatif des populations sauvages ou civilisées qui couvrent une égale surface de terrain.

«L’histoire nous offre exactement le même spectacle à l’origine de tous les peuples: les temps primitifs de la Grèce, de l’Italie, de l’Ibérie, de la Gaule, de la Bretagne, sont pleins des mêmes haines, des mêmes misères, des mêmes massacres, des mêmes dévastations. Sans aller si loin, voyez ce qu’était la France féodale au moyen âge, quand chaque fief était indépendant, quand chaque seigneur était en guerre avec son voisin. Rappelez-vous ce qu’était l’Italie un peu plus tard sous tous ses petits souverains; enfin ce qu’étaient nos diverses provinces au moment de la révolution, lorsqu’elles avaient chacune leur système de douanes, leurs lois distinctes, leurs poids et leurs mesures. Il n’y a donc aucun doute possible sur l’intérêt de chacun à faire partie d’une agglomération aussi puissante que possible. Il est utile à tous que le fractionnement diminue, que les limites des populations s’effacent, que leurs intérêts se fondent de plus en plus. Il faut que les peuples comprennent enfin clairement le besoin qu’ils ont les uns des autres, comme les individus; il faut qu’ils sachent bien qu’aucune nation ne peut impunément s’isoler des autres, qu’elle ne peut trouver dans cet isolement aucun avantage, qui ne soit acheté par des maux plus grands; pas plus qu’un gouvernement, quel qu’il soit, ne peut se trouver bien de séparer ses intérêts personnels de ceux du pays.

«S’il est utile aux peuples d’agrandir sans cesse leurs relations, il ne l’est pas moins aux individus d’étendre aussi leurs affections.

«Les liens de famille sont bien doux, bien puissants; ils font le charme de la vie et le fondement le plus solide de toute société; mais ils sont périssables; il n’est personne de nous qui ne l’ait amèrement éprouvé ou qui ne soit exposé tôt ou tard aux perles les plus cruelles. Il faut donc se ménager des consolations dans une sphère plus étendue, et par conséquent moins accessible aux coups du sort: il faut étendre ce besoin d’aimer qui est en nous à ce qui ne saurait périr ni même s’altérer. L’amour du sol natal est bien vif, bien profond, bien durable, mais on ne l’éprouve dans toute son énergie que loin des lieux que l’on regrette; et c’est alors un plaisir mêlé de peines. Le sentiment de la patrie repose sur une base plus vaste et par conséquent plus stable; il est d’autant plus exalté qu’on doit plus aux institutions nationales et qu’on prend plus de part aux affaires publiques. Il a produit les plus grands dévouements, il peut consoler des plus amers chagrins. Mais son exaltation même peut faire ressentir les plus violentes angoisses. Le pays peut être envahi ou menacé d’invasion; il peut être humilié, démoralisé, gouverné par des lâches, par des intrigants; il peut être trahi dans son honneur, dans ses intérêts les plus chers; il peut enfin tomber en dissolution..... où donc alors trouver quelque refuge contre tant d’amertumes et de déceptions?... Vous avez tous éprouvé ces épouvantables tortures; car il n’en est pas un de vous dont le pays n’ait à son tour essuyé toutes ces calamités.... Sur quoi donc reposer alors ses regards pour ne pas succomber de désespoir? Il faut s’élever encore plus haut. Il faut envisager l’avenir en embrassant l’espèce humaine tout entière, parce qu’elle seule est impérissable, parce qu’elle seule est toujours progressive dans son ensemble, parce qu’elle est enfin tous les jours plus éclairée et plus reconnaissante.

«L’homme le plus heureux n’est pas le plus riche, le plus affairé, le plus haut placé: c’est celui qui fait le plus de bien; car le bien porte en lui-même sa récompense immédiate. L’homme le plus utile au plus grand nombre est aussi celui dont la mémoire est plus durable. Les individus peuvent être ingrats, envieux, injustes; les nations se trompent quelquefois sur la valeur des hommes, de leurs opinions, de leurs actions; mais l’espèce humaine ne se trompe pas sur les services qu’on lui rend, et ne les oublie jamais. Ayons donc toujours l’humanité tout entière présente à la pensée, comme base de nos opinions, comme mobile de nos actions. Comptons toujours sur elle: plus notre dévouement sera grand, plus nous serons certains qu’il ne sera pas oublié. Que ce soit la religion de tous les peuples! elle compte déjà bien assez de martyrs!

–Une voix: Et les affections de la famille, et le sentiment de la patrie?

–Ne craignez pas que l’amour de l’humanité les affaiblisse; il ne s’agit pas ici d’une chose matérielle qui s’épuise à mesure qu’on la dissémine; il s’agit d’une faculté qui se développe, au contraire, comme toutes les autres, par l’exercice. Ceci n’est pas une hypothèse, une théorie: consultez les faits, et vous verrez que les époux, les fils, les frères les plus aimants, ont toujours été les patriotes les plus dévoués, et les philanthropes les plus pratiques.

–Une autre voix: Mais ce dévouement à l’humanité ne peut être compris que par les hommes supérieurs; il ne peut être récompensé que chez ceux qui sont en évidence!

–C’est une autre erreur; l’homme le plus affectueux, quelle que soit sa position, est aussi le plus aimé de ses parents, de ses voisins, de tons ceux qui le connaissent. Il trouve en eux des amis sûrs: il en est aidé, secouru avec plus d’empressement, de dévouement que l’égoïste: celui-ci, on le laisse se tirer d’embarras tout seul. L’homme le plus franc est celui qu’on croit avec le plus de confiance: le plus loyal est celui avec lequel on a le plus volontiers des relations d’intérêt. Ainsi dans les rangs les plus obscurs de la société, ce qui est bon, juste, honnête, porte également avec soi sa récompense immédiate. Or tout cela n’est autre chose qu’un sacrifice momentané de l’individu, à ce qui est utile à tous, c’est-à-dire, conforme aux lois de l’humanité. Avec le temps, cette règle de conduite est toujours la meilleure.

«Voyez ce qui se passe tous les jours autour de vous: il n’y a rien de moins poétique que le commerce, rien qui sente plus l’égoïsme: cependant, quels sont les négociants dont les affaires sont le plus prospères? Croyez-vous que ce soient les plus avides dans leurs calculs, les plus âpres dans leurs marchés, les moins scrupuleux dans leurs transactions, ceux qui spéculent sans pitié sur la détresse et pressurent le malheur? Il s’en faut de beaucoup. C’est ce qu’il est facile de constater dans une ville comme celle-ci..... je vous délie de me citer un avare sordide qui ait fait une immense fortune dans le commerce. A force de lésine et de privations, il peut amasser une certaine aisance; mais on connaît bientôt sa rapacité, et ses relations ne sont jamais étendues. Quant à ceux qui abusent de la confiance publique, qui manquent à leurs engagements et qui fraudent sur la qualité, sur la quantité, vous les verrez toujours tomber dans la misère. Les grandes affaires ne s’établissent que sur des rapports larges, faciles, d’un avantage réciproque; elles ne se maintiennent, et ne s’étendent que par la confiance générale dans une loyauté bien reconnue: personne ne veut être dupe et ne consent à se laisser pressurer. En un mot, les relations les plus sûres, les plus durables, sont celles qui sont fondées sur une complète réciprocité.

«Ce qui est vrai d’homme à homme, ne l’est pas moins de province à province, de peuple à peuple. Ainsi, par exemple, ce qui ruine peu à peu le commerce français à l’extérieur, ce n’est pas, comme on l’a dit, la concurrence qui lui est faite, sur tous les marchés, par le bas prix des marchandises étrangères; c’est la mauvaise foi des misérables qui ruinent votre crédit avec le leur, par des fraudes de toute espèce, auxquelles on n’est pas pris deux fois; et, ce qui le prouve, c’est que ces flibustiers fournissent tout aux plus vils prix. Il y a folie à croire qu’on peut commercer avec ceux qui ne gagneraient rien.

–En attendant, l’honnête négociant souffre donc pour le fripon?

–Oui; mais j’ai déjà dit que l’homme ne peut s’isoler de ceux qui l’entourent. Ses intérêts sont toujours liés à ceux des autres; il y a toujours solidarité plus ou moins intime entre tous ceux qui composent une société.

«Il en est de même entre les diverses nations.

«Voilà ce qu’il faut que les plus indifférents comprennent bien, pour que tous flétrissent une conduite aussi nuisible à tous, pour que le pays intervienne, s’il le faut, quand il s’agit de l’honneur et de la prospérité du pays.

«Ce que je viens de dire du commerce peut s’appliquer à toute autre relation d’homme à homme, de peuple à peuple; ce qu’il y a de meilleur est toujours ce qui est le plus juste, c’est-à-dire, le plus conforme à l’humanité, ou, si vous aimez mieux, dans l’intérêt réciproque de chacun.

«Pour ne pas nous perdre dans les abstractions, voyons les faits.

«Le premier sauvage qui, dans une tribu, se sentit de la pitié pour un prisonnier et demanda qu’on le laissât vivre, cet homme sensible a dû passer, parmi des cannibales, pour un lâche, ou pour un fou. Cependant ils ont fini par comprendre qu’ils pouvaient tirer meilleur parti d’un prisonnier en l’employant à leur usage qu’en le mangeant, et l’esclavage a remplacé presque partout l’anthropophagie. C’était un premier progrès de l’humanité, et il n’a pas été moins avantageux au vainqueur qu’au vaincu.

«Ceux qui se sont élevés jadis contre l’esclavage ont aussi passé pour des rêveurs, et pour des rêveurs fort dangereux. En effet, ils attaquaient des droits acquis, une propriété légitime; ils ébranlaient l’ordre social établi, le seul qui parût alors possible. Cependant, le servage a remplacé l’esclavage, et le travail de l’homme libre celui du serf, sans qu’aucun état soit tombé en dissolution. Au contraire, les peuples qui ont donné l’exemple de l’émancipation sont devenus plus heureux, plus moraux, plus prospères que leurs voisins. Mais ce n’est pas seulement l’esclave ou le serf qui se sont améliorés en devenant libres, ce n’est pas seulement la société qui a transformé des ennemis turbulents et dangereux en défenseurs dévoués de son indépendance; le maître lui-même n’a pas moins gagné sous tous les rapports; sa moralité s’est développée, car le pouvoir absolu corrompt les meilleures natures. D’ailleurs, le maître n’eut plus à redouter les révoltes et les vengeances de ceux qu’on torturait en son nom; il n’eut plus à s’occuper de leurs besoins, de leurs châtiments, etc. Enfin, il fut mieux obéi, avec moins de dépense et d’embarras; car le travail et les services de l’homme libre sont de beaucoup supérieurs à ceux de l’esclave; ils sont même, en tenant compte de tout, bien moins onéreux.

«Ce nouveau progrès de l’humanité a donc été favorable à tous, même à ceux qui redoutaient le plus d’être dépouillés d’un droit monstrueux, d’une propriété jusqu’alors incontestée! Plaindrez-vous maintenant les possesseurs d’esclaves, s’ils deviennent victimes de leur obstination à fermer les yeux devant de pareils exemples, et à reproduire aujourd’hui des arguments réfutés depuis deux mille ans par la raison, par le sentiment et par les faits?

«Mais la lutte n’est pas terminée, parce que l’injustice n’est pas encore entièrement réparée; le prolétaire a succédé au serf et à l’esclave; son labeur est tellement excessif et si mal rétribué qu’il s’oppose au développement complet et régulier de son corps, de son intelligence et de sa moralité; quelque long que soit son travail, il ne lui rapporte pas assez pour satisfaire à ses besoins, et, à plus forte raison, pour nourrir sa femme et ses enfants: il est donc exposé, lui et les siens, à la misère et à l’abrutissement, c’est-à-dire, à toutes les infirmités, physiques, intellectuelles et morales. En un mot, le pauvre est exploité par le riche, le travail est pressuré par l’avidité des capitalistes, d’une manière injuste, inhumaine, puisqu’il y a violation des droits, des intérêts des uns au profit exclusif des autres. Or, partout où les rapports entre les capitaux et le travail ne sont pas fondés sur la justice, c’est-à-dire, sur des avantages réciproques, il y a lutte, et lutte d’autant plus violente que l’injustice est plus grande.

«Les états les plus libres, les plus prospères, les plus puissants de l’antiquité ont dû se défendre autant contre leurs esclaves que contre les ennemis du dehors. Leurs législateurs, leurs hommes d’état, leurs philosophes ont laissé tant de lois, tant de règlements ou de conseils à cet égard, qu’il est facile de juger combien le danger était grand et continuel; car l’histoire ne nous a transmis que les événements qu’elle ne pouvait taire; le reste a été soigneusement étouffé dans le silence pour ne pas laisser transpirer de terribles mystères. Bien plus, chose remarquable! les dangers ont été partout en proportion exacte avec la cruauté des maîtres. Sparte fut continuellement menacée: elle courut souvent de grands hasards, et l’on sait avec quelle barbarie elle traitait ses ilotes. Rome ne fut guère plus humaine: aussi l’Italie ne fut-elle pas plus tranquille: elle n’eut pas trop de ses plus grands capitaines et de ses plus braves légions pour soumettre Spartacus; et ses historiens nous ont caché la plus grande partie de ses alarmes dans d’autres luttes de même nature. Athènes, au contraire, n’eut jamais rien à redouter de semblable, parce qu’elle traita toujours ses esclaves avec douceur; et, ce qu’il est bon de noter, les institutions bienveillantes de ses législateurs, les conseils paternels de Platon, d’Aristote, etc., ne s’adressaient qu’aux maîtres et n’avaient en vue que leur avantage: tant il est vrai que les principes d’humanité sont toujours utiles à ceux qui les pratiquent. Au lieu de les présenter aux heureux du jour comme des devoirs, comme des sacrifices, il serait donc facile de leur démontrer qu’on ne leur demande pas autre chose que de bien comprendre leurs véritables intérêts. Le passé devrait pourtant leur ouvrir les yeux sur l’avenir.

«Dans aucun état de l’antiquité, les esclaves ne faisaient partie de l’armée. Il y aurait eu trop de dangers à mettre des armes entre les mains d’hommes mécontents et qui avaient tant de motifs de l’être. On savait d’ailleurs comment se battent ceux qui n’ont rien à gagner au succès de la bataille, rien à perdre à la défaite. On avait bien assez de les contenir à l’intérieur quand les armées étaient appelées au dehors. Voyez, au contraire, ce qui s’est passé pendant votre révolution! ce sont les prolétaires qui ont sauvé la bourgeoisie, le pays et la liberté. Le peuple a fait des prodiges, parce qu’il était associé aux intérêts de tous. Partout il s’est comporté de même dans des circonstances analogues. Lisez les histoires de Florence, de Gênes, de Venise, d’Angleterre, des Pays-Bas, rappelez-vous la guerre de l’indépendance espagnole, etc., vous verrez partout combien il importe au riche d’intéresser le pauvre à la défense du pays; combien le pouvoir est fort quand il s’appuie sur l’intérêt général.

«En1814et1815, Napoléon n’a pu faire, avec son génie militaire, ses trésors et ses armées si bien disciplinées, si longtemps victorieuses, il n’a pu faire ce qu’avait fait pourtant la Convention, sans argent, sans généraux, sans discipline militaire, avec la désorganisation de tous les pouvoirs, les luttes sanglantes de tous les partis et la guerre civile sur tous les points du territoire. Pourquoi donc Napoléon ne put-il empêcher la capitale d’être souillée deux fois par la présence de l’étranger? C’est qu’il s’était mis à la place de la patrie. Or, celui qui se bat pour un maître cherche bien moins à se rendre propre aux combats qu’à trouver les moyens de s’y soustraire, comme l’a déjà dit Hippocrate en comparant les Perses aux Grecs, ce qui prouve combien cette vérité est ancienne.

–Cependant le retour prodigieux de l’île d’Elbe?..

–Il confirme justement ce que je viens de dire; car la marche triomphale de Napoléon fut préparée par l’impopularité des Bourbons: on comptait aussi sur un changement produit par l’adversité, par la réflexion, dans les tendances despotiques de l’exempereur: on espérait surtout qu’il serait ramené vers la liberté par son propre intérêt, par une absolue nécessité.

«En effet, pour résister à l’Europe entière ameutée de nouveau contre la France, il fallait ébranler tout le peuple, et pour l’électriser il fallait l’intéresser largement au succès. Mais le despote fut plus jaloux de conserver son pouvoir intact que de sauver le pays; il ne compta que sur son génie militaire et ne voulut que des armées régulières. Quand la stratégie lui eut manqué, il se trouva seul. Si tout le peuple se fût levé spontanément comme en93, un seul désastre n’eût pas perdu le pays sans retour; ou plutôt Waterloo n’aurait pas eu lieu parce que la guerre eût pris un autre caractère, et qu’elle eût été poussée plus vigoureusement. Napoléon lui-même l’a dit en parlant de l’Espagne: «On ne soumet pas une nation bien décidée à se défendre.» Mais pour qu’elle y soit bien décidée, il faut qu’elle se batte pour elle-même.

«L’insurrection de la Pologne n’aurait pas échoué, si elle avait été en même temps une véritable révolution politique, c’est-à-dire, si l’émancipation des serfs eût été proclamée immédiatement, comme le voulaient les hommes les plus généreux et les plus clairvoyants; c’est la résistance des grands propriétaires qui a tout perdu... eux les premiers.

«Ainsi, toujours et partout, l’égoïsme est puni de son imprévoyance par ses propres malheurs.

«Après l’insurrection de juillet...

Plusieurs voix:–Dites donc la révolution de juillet!

–Il n’y eut pas véritablement de révolution politique. Ce fut plutôt un changement de dynastie, une proclamation éclatante de la souveraineté du peuple: mais on n’a pas encore tiré les conséquences de ce principe fécond Après l’insurrection, ou, puisque vous le voulez, après la révolution de juillet, le peuple déposa les armes sans rien stipuler pour lui.

–En quoi il eut tort, s’écrièrent à la fois plusieurs auditeurs.

–C’est vrai: mais rien n’était formulé quand éclata subitement la colère légitime du peuple: il ne pensa d’abord qu’à punir les violateurs du pacte social. Après avoir obtenu ce résultat, le vainqueur généreux s’en remit, pour le reste, à ceux qui en savaient plus que lui, et qu’il supposait animés des mêmes sentiments et associés aux mêmes intérêts; c’est en cela seulement qu’il s’est trompé. La bourgeoisie, qui avait fait la première révolution, en s’appuyant sur le peuple et en travaillant pour lui, se laissa voler les résultats de la seconde, comme elle s’était laissé arracher ceux de la première, par une coupable faiblesse pour le pouvoir et par inexpérience des affaires. Après quelques émeutes, les égoïsmes furent alarmés, et les héros de juillet devinrent des prolétaires turbulents, dangereux, puis, enfin, de la canaille.

«L’insurrection lyonnaise fut étouffée par la force brutale; et, malgré la moralité manifestée par les ouvriers pendant tout le temps qu’ils furent maîtres absolus de la ville, le pouvoir ne vit pas ce qu’il y avait de profond dans cette devise: Vivre en travaillant ou mourir en combattant. Il ne fit rien pour organiser le travail d’une manière juste; il ne tenta môme rien pour empêcher l’exploitation du pauvre par le riche, du travailleur par l’oisif; et cependant, tant que cet immense problème ne sera pas résolu dans l’intérêt de tous, il n’y aura pas de repos pour la société, pas de sécurité pour le riche: il est aussi intéressé que le prolétaire à ce que la solution en soit prompte et surtout équitable.

«La question est la même aujourd’hui que dans l’antiquité. Pourquoi les esclaves anciens sont-ils toujours représentés comme des ennemis intérieurs, constamment prêts à se révolter, à se venger, à dérober, à faire tout le mal qui était en leur pouvoir? Pourquoi les créoles en disent-ils autant de leurs nègres, dont la race est pourtant si différente? Ce n’est pas seulement parce que l’esclavage dégrade l’homme, cela n’expliquerait qu’une partie de ses vices. Ses instincts de haine, d’envie, de vengeance, de révolte, tiennent à ce qu’il existe dans les âmes les plus ignorantes et les plus abjectes un sentiment inné de justice, de devoirs réciproques, qui n’a pas besoin d’éducation pour se développer; et cet instinct du sens commun persiste même au milieu des fers et de l’abjection la plus profonde. Quiconque sent que justice ne lui est pas rendue se croit autorisé à se la faire soi-même; c’est la dernière vertu qui survit dans l’âme de l’esclave, quel que soit son abrutissement. D’ailleurs, en mettant de côté toute métaphysique, il a le sentiment continuel de ses peines, de ses misères, de ses privations: les animaux eux-mêmes se révoltent contre la brutalité de leurs maîtres par le seul sentiment de la douleur.

«Le prolétaire, aujourd’hui, jouit de quelque liberté, d’une certaine égalité théorique, qui lui donnent plus de patience et de vertu; mais il est encore exploité par le riche oisif; car celui qui possède les capitaux se fait la part du lion dans la valeur que le travail donne à la matière brute. L’ouvrier sent néanmoins qu’il a le droit de vivre et de faire vivre les siens par un travail compatible avec son organisation; il sent qu’il ne peut être privé par personne des douceurs de la famille, et que ce serait une calamité plus grande pour le pays. Aucun argument ne saurait prévaloir contre l’instinct de la justice, contre la logique pressante du besoin. La dépendance du prolétaire par rapport aux capitaux n’est guère moins injuste que la possession de l’esclave par le maître; c’est toujours la continuation du même fait, l’exploitation du travail par l’oisiveté; tant que cet état n’aura pas cessé, il y aura lutte, malaise de part et d’autre, dangers réciproques, marasme au dedans et impuissance au dehors.

«La bourgeoisie, qui est aujourd’hui à la tête des affaires et qui doit s’en emparer de plus en plus, ne tient pas moins aux intérêts d’argent qu’elle a su se créer, que la noblesse d’autrefois ne tenait à ses priviléges; elle n’est pas moins imprudente, elle ne comprend pas mieux les leçons du passé.

«Si la noblesse et le clergé français furent moissonnés par la révolution, c’est qu’ils s’étaient isolés de la nation, c’est qu’ils étaient devenus un obstacle au progrès.»

Une voix.–Louis XVI n’avait-il pas, comme Turgot, les vues les plus philanthropiques? ne montra-t-il pas à son avénement au trône un ardent amour du peuple?

–Aussi fut-il alors éminemment populaire.

–Cette popularité ne dura pas longtemps?

–C’est que Louis XVI, au lieu de suivre envers la noblesse et le clergé la conduite de tous ses prédécesseurs, voulut s’appuyer sur ces deux corps, ou plutôt les protéger quand ils avaient perdu toute leur puissance, tout leur prestige; quand il ne leur restait plus qu’à périr ou à se transformer. Tout le reste fut la conséquence de cette fatale déviation à la politique qui, jusqu’alors, avait toujours si bien servi les rois de France.

La même voix.–En Angleterre, l’aristocratie et le clergé n’ont pas été moins égoïstes, et cependant ils sont encore debout; ils sont même plus puissants que jamais.

–C’est qu’ils ont mieux compris leurs intérêts; c’est qu’ils les ont associés à ceux du pays. L’aristocratie s’est mise à la tête de toutes les luttes que la nation a soutenues contre le despotisme.

–Parce que les dynasties qui ont régné sur l’Angleterre étaient d’origine étrangère, et par conséquent hostiles, ou du moins suspectes, aux grands du pays.

–Peu m’importe la cause première, c’est le fait que je constate: cette oligarchie a constamment travaillé aux progrès de la liberté anglaise, à la gloire et à la prospérité nationales.

–Le clergé anglican s’est emparé des dépouilles du papisme avec une avidité sordide.

–Oui, mais il a fait passer ces biens de mainmorte dans la circulation générale, par suite du mariage des ministres du culte; mesure éminemment morale et politique qui changea des fanatiques en pères de famille, des sujets de Rome en véritables citoyens; tandis que le prêtre romain n’a pas d’autre patrie que l’église, d’autre souverain que le pape.

«Ce qui prouve combien sont justes les appréciations des masses, c’est l’auréole de gloire et de reconnaissance dont elles ont entouré les noms de tous ceux qui ont renoncé à l’esprit de caste pour prendre généreusement la défense de la démocratie. Sans parler de Mirabeau, de Larochefou-cauld, de Saint-Simon, etc., est-il dans l’histoire une popularité plus pure, plus puissante et mieux méritée que celle de Lafayette? est-il un plus beau rôle, une vie plus dévouée et mieux remplie, une loi plus inébranlable? Qui exerça jamais, sans aucun pouvoir officiel, plus d’empire sur une nation? qui produisit une fascination plus magique sur toutes les imaginations, sur toutes les volontés? Connaissez-vous un homme dont la mémoire ait été plus souvent bénie, et soit restée gravée plus profondément dans tous les esprits?

Une voix.–Cependant, cette popularité ne résista pas toujours au débordement des passions démagogiques.

–Eh bien! dans ce moment même, l’instinct populaire ne s’était pas trompé. Lafayette, attiré vers le malheur par l’impulsion chevaleresque de son caractère, avait offert à Louis XVI de revenir à Paris avec son armée: ce mouvement eût perdu la France en découvrant ses frontières, et n’eût pas sauvé le roi. Cette faute n’était due qu’à l’égarement d’un cœur généreux; mais quelle conséquence n’en devait-il pas résulter pour le pays, pour la révolution, pour la cause démocratique? Les masses ont donc été justes, môme dans le changement subit de leurs sentiments les plus opposés et les plus exaltés, envers le démocrate le plus pur qui soit sorti des rangs de l’aristocratie.

«Elles n’ont pas moins bien apprécié l’abbé Grégoire, quoiqu’il se soit toujours montré fervent catholique romain. Dans le temps des plus rudes épreuves pour l’église et des plus grands dangers pour ses ministres, Grégoire ne quitta jamais son costume ecclésiastique; il ne cessa jamais de remplir ses dangereuses fonctions, quoiqu’il fût signalé au fer des assassins comme un fanatique; il flétrit énergiquement les abjurations dictées par la peur; il s’éleva contre les proscriptions générales des prêtres, sans jugement individuel; et cette foi vive, sereine, inaltérable, fut toujours respectée par les plus ardents destructeurs du fanatisme et des abus.

«La noblesse et le clergé auraient donc évidemment joué le même rôle en France qu’en Angleterre, s’ils avaient associé de longue main leurs intérêts à ceux de la démocratie, au lieu de servir constamment la cause du despotisme.

«Le tiers-état fut tout puissant en89, parce qu’il représenta la nation, ou plutôt l’humanité tout entière; car il parla le langage de la raison universelle; il formula ses principes en vue de toutes les classes de la société et de toutes les nations; il termina l’insurrection des communes, commencée et bien souvent reprise par ses pères, en lui donnant une plus large base, et par conséquent une assiette plus solide. C’est parce que le tiers-état défendit les intérêts du peuple en même temps que les siens, qu’il en fut secondé avec cette énergie électrique à laquelle rien ne résiste. C’est ce qui lui a permis de sauver la patrie et la révolution des plus grands dangers intérieurs et extérieurs dont l’histoire ait jamais conservé le souvenir, de faire triompher le principe démocratique de tous les despotismes coalisés.

«Si la bourgeoisie n’a pas conservé la direction des affaires publiques, l’initiative des grandes entreprises et des réformes utiles, c’est qu’elle a perdu son influence nationale en oubliant sa mission primitive, en isolant ses intérêts de ceux du peuple, pour servir tous les pouvoirs qui lui offraient aide et protection, pour leur demander des titres, des décorations, et je ne sais quel vernis d’aristocratie.

«Cependant, c’est dans cette classe moyenne que se trouve cette honnête aisance, premier élément d’une véritable indépendance et d’une instruction solide. C’est là qu’il faut chercher la probité traditionnelle et l’exemple des vertus domestiques; en un mot, les conditions les plus propres à former des citoyens utiles et dévoués. C’est dans cette immense pépinière que la société doit puiser, en plus grande abondance, ces organisations privilégiées, dont le germe peut facilement se développer, à l’abri de la misère qui atrophie tout et de l’extrême opulence qui peut tout pervertir. C’est à cette classe moyenne, incessamment renouvelée par les deux autres, qu’est réservé l’accomplissement de l’œuvre commencée par ses pères. Mais pour qu’elle recouvre la même influence, il faut qu’elle reprenne la même mission, qu’elle s’impose les mêmes devoirs et s’y dévoue sans réserve.

–La bourgeoisie, aujourd’hui, est bien loin de comprendre cette grande et belle mission d’avenir!

–Elle sera bientôt forcée d’ouvrir les yeux sur ses propres intérêts, et de ressaisir un rôle qu’elle seule peut désormais remplir. Tout annonce qu’elle en a déjà le vague pressentiment; et la nécessité lui donnera promptement l’expérience qui lui manque. C’est pour elle la question d’être ou de n’être pas; to be or not to be. Elle comprendra bientôt qu’il n’y a jamais d’association véritable que dans un but commun; qu’il n’y a jamais coopération égale sans avantages réciproques; que l’égoïsme n’a jamais provoqué le dévouement, et qu’il a toujours été puni par ses propres et inévitables conséquences.

«Ce que j’ai dit des relations d’homme à homme, de classe à classe, on peut le dire des relations de province à province, de peuple à peuple. Si l’Irlande n’est pas encore assimilée à l’Angleterre depuis tant de siècles, c’est que l’Irlande est traitée non pas en égale, mais en vaincue; c’est qu’il n’y a jamais eu entre elle et l’Angleterre réciprocité complète d’avantages, de droits et de procédés. Les peuples conquis, traités en vaincus, ont toujours été disposés à faire les efforts les plus désespérés pour recouvrer leur indépendance; ils se sont toujours comportés comme les esclaves envers les maîtres, parce qu’ils n’étaient pas moins malheureux. Il n’y a jamais fusion entre deux peuples que par des avantages réciproques: la justice et l’humanité ont plus fait à cet égard que la force brutale.

«Cependant, puisqu’il est utile aux peuples de former des agglomérations de plus en plus larges, elles se formeront dès qu’elles seront possibles, et que le besoin s’en fera sentir. Les télégraphes, les chemins de fer, les bateaux à vapeur, diminuant de plus en plus les distances, rendent tous les jours plus faciles et plus durables les extensions des sociétés les plus prospères, par l’adjonction spontanée de populations voisines.

«L’état actuel de l’Europe annonce qu’elle est arrivée à l’un de ces moments suprêmes où son assiette doit s’établir sur des bases plus étendues, plus rationnelles, et par conséquent plus stables. Tous les hommes éclairés en ont le vague pressentiment; chaque nation sent que tout est provisoire et précaire chez elle et chez ses voisins. Toutes doivent donc se préparer à ces changements en cherchant suivant quelle loi ils doivent s’opérer, afin de s’y préparer d’avance et d’y concourir avec l’intelligence des événements, à mesure qu’ils se développent; car les nations les plus heureuses, les plus prospères, seront celles qui auront le mieux compris les besoins de l’humanité, mieux prévu l’avenir. Malheur, au contraire, à celles qui voudront s’opposer à des résultats inévitables!

«Mais cette loi, elle est connue; c’est toujours celle des besoins, des intérêts réciproques.

–Et les rapports des langues, s’écria le consul de Prusse, les comptez-vous pour rien?

–Non, sans doute, mais les affinités du langage sont comprises dans ce que je viens d’appeler besoins et intérêts réciproques des populations. Il faut de même y faire rentrer les rapports géographiques dont l’influence est bien plus grande que celle des langues; car on pourrait la comparer à celle de l’organisation dans les êtres vivants; de telle sorte qu’il est souvent facile d’en prédire, bien des siècles d’avance, les résultats forcés.

- La même voix: En pourriez-vous citer une preuve irrécusable?

- Cela n’est pas difficile. Strabon, par exemple, a porté le jugement le plus exact sur l’avenir de la Gaule, en se fondant uniquement sur des considérations géographiques. Il avait parfaitement vu qu’il serait aisé de joindre l’Océan à la Méditerranée par la Garonne et ses affluents; d’unir tous ses grands cours d’eau par des canaux, qu’il indique avec précision et qui sont maintenant exécutés: il en avait conclu que la Gaule serait à la fois industrielle, commerçante et agricole. La surface peu accidentée de son territoire, si bien circonscrit, avait surtout fait prédire à Strabon que toutes ses parties seraient très-intimement unies, sous un gouvernement homogène, avec une administration uniforme et compacte. Je vous le demande, monsieur le consul de Prusse, était-il possible de prédire l’avenir d’un pays avec une précision plus admirable d’après sa constitution géographique? Avais-je si grand tort de la comparer à l’organisation des êtres vivants? «

Ici, la discussion devint bruyante, confuse, et bientôt inextricable. Le docteur Lebon me dit alors d’un air triomphant: «Il y a sans doute beaucoup d’irrégularité dans l’enchaînement de toutes ces idées; mais il en est de même dans toute véritable improvisation, et c’est le fonds qu’il faut juger. Eh bien, Monsieur, sans le hachych, cela ne serait certainement jamais sorti de sa poitrine, du moins avec cette conviction profonde qui le rend heureux. Pendant tout le dîner, il était resté taciturne, et le Champagne lui-même n’en avait rien tiré.... N’essaierez-vous pas une petite tasse de cette bienheureuse infusion?

–Merci, merci, je suis très-nerveux; et depuis une heure que j’aspire cette épaisse fumée, j’ai déjà la tête brûlante; je me sens agité, j’ai besoin de respirer un air frais et de prendre du repos.

–C’est l’effet du tabac mêlé au hachych: ceci vous remettra.... avalez vite et prenez votre chapeau.... j’irai vous reconduire.»

Je me laissai faire et nous nous esquivâmes. Le docteur Lebon me ramena jusqu’à l’hôtel Beauveau, en continuant à me développer ses plans de réforme, ses idées politiques, ses espérances pour un avenir prochain. Ensuite je le reconduisis jusqu’à l’hôtel des États-Unis; puis il revint encore jusque chez moi. Enfin, après je ne sais combien d’allées et de venues, il monta jusqu’à ma chambre, me serra la main avec effusion, et me dit en se retirant: «Il est des choses auxquelles on peut croire comme si on les voyait, parce qu’elles sont inévitables.... En attendant, ayez des songes qui vous consolent du présent.»

Le hachych

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