Читать книгу Le Vicomte de Béziers Vol. II - Frédéric 1800-1847 Soulié - Страница 3

LIVRE QUATRIÈME I.

Assemblée de Chevaliers.

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Au point où nous en sommes arrivés de notre récit, qu’il nous soit permis de demander pardon à nos lecteurs de ce que nous avons employé tout un volume à tendre les fils de cette histoire, sans que l’action en soit encore véritablement engagée : mais peut-être considèreront-ils que ceci est presque autant un tableau qu’un roman, et peut-être nous feront-ils grâce de quelques détails s’ils veulent bien reconnaître qu’ils ont été consciencieusement étudiés dans les mœurs de l’époque et sauvés de l’aridité d’une description par la manière dont ils entrent dans le cœur de notre ouvrage. Peut-être nous excusera-t-on encore par les résultats que chacun des faits établis dans le premier volume va développer dans celui que nous commençons.

Ceci posé, continuons :

Le lendemain du jour de la lice, des hérauts parcoururent la ville de Montpellier, annonçant que le vicomte Roger demandait une assemblée générale de tous les chevaliers présents à Montpellier, pour traiter des affaires générales de la Provence. L’église de Saint Pierre de Maguelone fut arrangée pour les recevoir. Comme il devait s’y discuter des intérêts profanes, on voila le maître-autel et l’on sépara la nef du chœur de l’église, au moyen de hautes tentures soutenues par des cordes qui traversaient d’un pilier à l’autre. À ces tentures on adossa un rang de sièges, où devaient se placer les suzerains qui relevaient directement du roi d’Aragon. En arrière et au-dessus de ces sièges, on avait élevé un trône pour le roi lui-même. À droite et à gauche, il y avait des bancs recouverts de tapis de laine, pour les chevaliers de tous les comtés, présents à Montpellier ou qui, avertis à temps, auraient pu se rendre à l’assemblée ; il y en avait de moins élevés encore pour les consuls des villes libres. Un banc particulier était désigné pour les abbés ou évêques qui possédaient une abbaye ou un évêché suzerain. Un siège séparé avait été placé au centre de ce parallélogramme, pour celui dont la requête avait fait tenir cette assemblée. Tandis que d’un côté le sire de Rastoing se donnait tout entier à ces préparatifs, les autres personnages de notre histoire continuaient leurs actives démarches. Dominique avait convoqué, pour le soir, une réunion des prélats qui se trouvaient dans la ville, et avait longuement conféré avec eux, à l’hospice du Saint-Esprit. Le comte de Toulouse s’était gracieusement montré par tous les endroits où la curiosité amenait la foule, et en avait pris occasion de flatter le menu peuple de belles paroles et de petite monnaie, et de faire, aux seigneurs qu’il rencontrait, de grandes promesses et de beaux présents. Le roi d’Aragon seul semblait n’avoir aucun souci de ce qui devait se passer. Le pire de tout ce qui pouvait arriver, dans cette circonstance, lui paraissait devoir être une guerre contre le vicomte, ou une rencontre personnelle avec lui, et cela n’avait rien qui l’épouvantât, ni comme roi, ni comme chevalier. Quant à Roger, il s’occupa presque tout ce jour à expédier des ordres dans les principales villes de ses comtés. Ce travail ne lui laissa aucun loisir de suivre les mouvements du dehors. Aussi, ne remarqua-t-il, parmi les siens, ni le peu d’empressement que quelques-uns mirent à l’aller visiter, ni l’absence complète de quelques autres.

Enfin le fameux jour se leva. Dès le matin, on vit se diriger vers l’église de Saint-Pierre ceux qui avaient le droit d’assister à cette assemblée. On fut longtemps avant de prendre place ; et comme si cette tenture qui séparait l’église en deux parts eût relégué, d’un côté, tout ce qu’il y avait de sacré dans le temple de Dieu, et affranchi l’autre du respect qu’on devait d’ordinaire à sa sainteté, l’endroit où se trouvaient les seigneurs et châtelains devint bientôt le théâtre d’une bruyante cohue, où l’on discutait avec violence. En demandant par sa proclamation une assemblée pour les intérêts généraux de la province, Roger n’avait fait part à personne de ce qu’il voulait communiquer à cette assemblée, tandis que ses ennemis avaient habilement éveillé partout le souvenir des griefs que chacun pouvait avoir contre lui. Il fut donc le sujet des entretiens animés qui eurent lieu avant son arrivée. Peu d’amis le défendirent contre les accusations qui le cherchaient de tous côtés. Ils le défendirent cependant assez pour donner lieu à la discussion de s’échauffer, de manière que la plupart de ceux qui eussent gardé le silence dans l’assemblée générale, furent contraints à émettre une opinion, qu’ils eussent tenu à honneur de conserver plus tard, si les choses eussent eu leur cours présumable. Quelques-uns de ceux qui se vantaient de ne rien connaître en politique, mais qui, disaient-ils, croyaient mieux employer leur temps à exercer leurs chevaux de bataille et à manier l’épée et la guisarme ; quelques-uns de ceux-là déclaraient nettement qu’ils prendraient tel ou tel chevalier pour un bon juge des intérêts de la Provence, et que ce qu’il ferait, ils le feraient. Ainsi les uns devaient suivre le parti du comte de Narbonne ; d’autres seraient de l’avis de Comminges ; la plupart voulaient s’en rapporter au jeune et loyal marquis de Sabran. Toutes ces discussions durèrent une heure environ, au bout de laquelle le vicomte Roger entra dans l’église. Il portait le même costume que le jour de la lice. À son aspect, un profond silence succéda aux bruyants éclats de voix qui retentissaient sous les voûtes de Saint-Pierre, et allèrent mourir d’écho en écho dans les ogives, où elles murmurèrent encore longtemps après l’arrivée de Roger. Le plus grand nombre des chevaliers prit place ; et si quelques-uns continuèrent leurs entretiens, ce fut à voix basse, et dans un coin de quelque chapelle éloignée. Parmi tous ces chevaliers, on remarquait plusieurs femmes à qui leur titre de suzeraines donnait droit de s’asseoir à ces solennelles convocations. La comtesse d’Urgel était de ce nombre ; Étiennette de Penaultier s’assit parmi les vassaux du comte de Toulouse. Roger, malgré la froide dignité qu’il affectait dans son maintien, en sourit dédaigneusement. Enfin arriva le comte de Toulouse, et bientôt après lui le roi d’Aragon. Le comte, quoique vassal du roi de France, n’ayant pas son suzerain présent à l’assemblée, s’était fait apporter un siège particulier sur lequel il s’assit sur la même ligne que Pierre, et au-dessus de tous ceux qui relevaient de lui. La reine d’Aragon prit place à côté de la comtesse d’Urgel, des sires de Castres et de Montferrier, et de Hugues Sanche, comte de Roussillon, comme vassale du roi d’Aragon, en sa qualité personnelle de comtesse de Montpellier. Le roi d’Aragon, après avoir conduit sa femme au siège qu’elle devait occuper, au lieu de monter sur son trône, comme on s’y attendait, descendit les gradins et vint s’asseoir dans l’enceinte où se tenait Roger.

— Monseigneur, lui dit le vicomte, ne prenez-vous point votre place, et ne commençons nous pas ?

— Sire vicomte, lui répondit Pierre, autant que je puis en savoir sur le motif qui nous appelle ici et d’après ce que vous m’avez dit, il s’agit d’une accusation contre moi. Je ne prendrai donc point ma place comme souverain : parce que, à vrai dire, je ne dois en cette qualité aucune réponse au vicomte de Béziers. Mais, comme je l’estime pour loyal et brave chevalier, je me mets au rang où je puis lui répondre comme tel. Puis se tournant vers Raymond, il ajouta : Ne faites-vous pas comme moi, comte de Toulouse ?

— Je ne sais, reprit celui-ci, si mon neveu et vassal le vicomte de Béziers, comte d’Alby, de Razez et de Carcassonne, seigneur de Lauraguais et du Minervois, a quelque accusation à élever contre moi ; mais quelle qu’elle soit, et à quelque titre qu’il me l’adresse, je n’ai à m’en occuper que comme son suzerain, et alors je la remets au jour qu’il me plaira de lui indiquer en ma ville de Toulouse. Donc, s’il ne doit être question ici que de ses droits et des miens, je n’ai rien à faire en cette enceinte et je me retire ; si, au contraire, il s’agit, comme j’ai droit de le croire d’après ce qu’il a publiquement annoncé, s’il s’agit des intérêts généraux de la Provence, je demeure et garde la place qui me revient. Qu’il s’explique donc avant toute chose sur le motif qui nous réunit, afin que je sache si je dois partir ou rester.

— Gardez votre place, comte de Toulouse, dit dédaigneusement Roger ; et vous, roi d’Aragon, reprenez la vôtre. S’il y a accusation contre l’un de nous dans ce que je dois communiquer à ces nobles chevaliers, ce n’est pas à moi seul qu’il en faudra répondre ; si je me trouve le premier et le plus grandement lésé de tous en cette circonstance, ma cause n’en est pas moins la leur, mon danger ne les menace pas moins. L’un et l’autre vous savez assez que, lorsqu’il s’agit de la défense de mes droits personnels, je n’en appelle à d’autres qu’à moi-même. Le chemin de Toulouse ne m’est point inconnu, et je sais par où l’on passe pour y aller demander réparation des insultes qu’on me fait. Si le comte de Toulouse l’a oublié, le comte de Comminges, son vassal, peut le lui rappeler ; car c’est celui qui m’a apporté à Saverdun, de la part de son suzerain, la satisfaction que celui-ci m’avait refusée. J’avais alors quatorze ans à peine comptés : depuis dix ans que cela s’est passé, je ne sache pas que le chemin se soit allongé entre Saverdun et Toulouse, et qu’il y ait plus d’une grande journée de marche entre ces deux bonnes places du comte Raymond.

Le comte de Toulouse, à qui Roger rappelait une guerre où il avait été forcé de plier devant l’audace de son jeune vassal, montra qu’il s’en souvenait entièrement en lui répondant amèrement :

— Alors, mon neveu, vous aviez pour vous le comte de Foix, votre beau cousin.

— Et vous n’aviez pas pour l’arrêter l’assistance du marquis de Barcelone ? répliqua vivement Roger, en faisant ainsi allusion aux projets secrets du comte, découverts par lui dans les dépêches que Buat avait enlevées à Perdriol.

Le roi d’Aragon coupa court à la discussion qui semblait prête à s’engager, en montant à sa place et en disant d’une voix forte :

— Vicomte de Béziers, puisqu’il s’agit de la cause de tous, nous sommes tous prêts à vous entendre.

Aussitôt chacun se mit en devoir d’écouter Roger. Celui-ci attendit que le murmure qui précède d’ordinaire toute sérieuse attention se fût calmé ; il promena lentement son regard sur toutes les parties de l’assemblée, et aperçut parmi les chevaliers quelques châtelains qui n’avaient point assisté à la lice et qui étaient arrivés sur son invitation. L’un d’eux, homme d’une haute taille et d’un aspect farouche, se tenait debout, appuyé sur son épée à l’extrémité d’un banc où il n’avait pu trouver place. À côté de lui, la tête baissée et le visage pâle, était assis le marquis de Sabran qui entrait seulement à cet instant et auquel on avait offert avec empressement un siège sur ce même banc. Roger échangea un léger salut avec le nouveau venu, mais il chercha vainement le regard du sire de Sabran qui manifestement le détournait de lui. Enfin, le silence le plus complet régna dans l’assemblée, et Roger commença ainsi :

— Sires chevaliers, je vous prie de prêter grande attention à mes paroles. Peut-être pourrais-je vous dire, pour mieux vous persuader, qu’un avertissement céleste m’a inspiré les alarmes que je conçois. C’est souvent un habile moyen de rejeter sur la sagesse divine l’audace de ses projets, et de se faire absoudre par avance de toutes les accusations qu’on doit élever. Je ne ferai point ainsi : je demeurerai le garant de mes pensées, je resterai le soutien de mes accusations.

Ce commencement où se trouvait tout entier le caractère décidé et ouvert du vicomte excita un léger murmure ; on ne pouvait y deviner ni approbation, ni désapprobation ; mais il semblait dire : c’est bien toujours la même assurance, c’est bien toujours le même homme confiant en lui. Roger remarqua que plusieurs abbés suzerains chuchotèrent vivement entr’eux ; il les connaissait pour ses ennemis et savait leur habileté à trouver trace d’hérésie dans les moindres paroles de chacun ; il se résolut à leur imposer silence tout de suite pour les empêcher de fomenter autour d’eux de mauvaises dispositions ; il continua donc ainsi :

— S’il y en a qui cherchent dans mes discours matière à faire douter de ma foi chrétienne, ainsi qu’y paraissent disposés les saints abbés de Maguelone, de Fontfroide, et le prieur de Lespinasse, je vais tout de suite leur dire sur quoi ils peuvent exercer leur sagacité. Si j’ai dit que je ne me targuais, pour excuser mes paroles, ni d’une inspiration divine ni d’un commandement de Dieu, ce n’est point en bravade de la toute-puissance de Notre Seigneur Jésus-Christ. C’est parce que je crois que le Très Haut a mesuré la sagesse humaine aux évènements humains, et que c’est par le bon ou mauvais usage que chacun fait de la sienne en ce monde qu’il méritera ou déméritera devant son éternelle justice. C’est donc avec les simples lumières de mon esprit, avec la puissance de ma seule réflexion que je suis arrivé à prévoir et à craindre le destin futur de la Provence que vous abandonnez aux desseins d’un ambitieux : c’est donc sans mêler la cause de Dieu à la nôtre, comme le fait cet homme, que j’accuse ici devant vous le pape Innocent III de marcher à la désunion de la Provence et au renversement de nos droits de suzerains.

Cette hardie déclaration causa un mouvement général de surprise et presque d’effroi. Le comte de Toulouse, qui voyait la discussion s’éloigner de lui, sourit avec joie : Alphonse devint plus sérieux et tous les chevaliers furent plus attentifs. Roger répondant à ce mouvement reprit aussitôt.

— Oui, sires chevaliers : je porte ici cette accusation. Ne croyez pas que ce soit la colère d’un moment qui m’y pousse et que je me laisse aller à un mouvement d’irréflexion. Depuis deux ans que je suis la marche d’Innocent, j’ai été épouvanté de ce qu’il avait obtenu et j’ai jugé ce qu’il pouvait entreprendre. Pendant deux ans j’ai espéré que des hommes comme il s’en trouve parmi vous, vieillis dans nos luttes contre l’usurpation ecclésiastique, en avertiraient les moins prévoyants : nul ne l’a fait, je m’en suis chargé. Je n’ai point demandé aux chevaliers de la Provence une assemblée générale : car Rome et ses serviteurs, avertis que nous osions regarder à la conduite de nos affaires, l’eût, sinon défendue par ses excommunications, du moins empêchée par ses intrigues. Je l’eusse fait cependant si l’annonce de cette cour plénière ne m’eût offert une occasion favorable de vous voir tous réunis, sans éveiller la tyrannique attention de Rome. Donc je suis venu à Montpellier avec l’intention de vous appeler à une juste défense de nos droits usurpés. J’y venais avec l’aide de la seule force des évènements publics qui doivent frapper les moins clairvoyants et avec l’espoir que mes paroles vous convaincraient de nos dangers. Mais, grâce au ciel, je m’y trouve maintenant avec la preuve écrite des malheurs qui nous menacent. Dieu l’a mise en mes mains, et vous allez la voir.

En disant ces paroles, Roger regarda sévèrement le comte de Toulouse ; l’assemblée attentive suivit instinctivement cette muette désignation, et l’on put remarquer sur le visage de Raymond ce calme contraint qui accuse encore plus le remords que le trouble qu’on ne cherche point à dissimuler. Pierre d’Aragon vint au secours de Raymond.

— Sire vicomte, dit-il à Roger, continuez.

Celui-ci reprit.

— Qu’un moment il soit permis au plus jeune d’interroger les plus anciens de cette assemblée. Je leur demanderai ce qu’étaient les droits des nobles tels qu’ils les ont reçus de leurs pères. À l’époque que je leur rappelle, celui-là qui était né libre ou noble, ou qui étant né libre devenait noble par sa conduite et son courage, possédait ses terres en aleu, franches de tous péages et services et emportant avec elles le droit de justice haute et basse exercé par nous ou nos viguiers ; ayant pour revenus les leudes, péages, toltes et albergues consacrés par l’usage, acquis par nos services dans la défense de nos villes, ou consentis par les bourgeois et manants. Cependant, animés d’un saint amour pour la sainte religion chrétienne, nos pères dépensaient en donations aux églises, aux abbayes et prieurés, en fondations de pieux établissements, en rachats de leurs péchés, les terres et richesses qu’ils possédaient par héritage ou qu’ils avaient conquis par l’épée. Seulement, voulant laisser aux hommes de Dieu leur tâche divine plus facile à remplir et croyant que les choses de ce monde ne devaient leur être qu’embarras et charge insupportable, ils avaient conservé sur ces domaines ainsi libéralement donnés, leur simple droit de suzeraineté ; et des prévôts, des abbés laïques nommés par eux y maintenaient l’ordre et y distribuaient la justice à ceux qui les habitaient. Quelques-uns d’entre vous ont vu ce temps ; tous, nous en avons eu connaissance par les récits de nos pères et les titres de donations qui sont restés dans nos mains. Eh bien ! qu’a enfanté cette sainte charité de nos pères ? elle a produit d’abord l’oisiveté d’où sont nés tous les vices, et ensuite l’ambition d’où sont venus tous les crimes. Dès que les clercs, moines et chanoines furent riches, la débauche et le sacrilège eurent leurs asiles dans les couvents. Ceci, sires chevaliers, n’est point une vaine accusation que me dicte la colère, c’est le fidèle souvenir des reproches adressés au clergé de France par le saint pape Urbain II, de glorieuse mémoire. L’ambition suivit les vices de près. Vous l’avez tous vue marcher à son but. Ainsi, chaque chose donnée, une fois possédée par les clercs, leur sembla une chose légitimement acquise. Chaque droit que nous avions maintenu en notre faveur leur parut un vol à leur égard. Pour ne pas accabler nos villes et nos serfs de tous les droits dont nos suzerainetés ont besoin, soit pour l’entretien des murailles de nos châteaux, soit pour celui de nos armes, soit pour notre splendeur personnelle, nous avions imposé à nos libéralités des droits de pacage, de leudes, d’albergues et autres ; ces droits étaient pour tous ; ils enrichissaient le seigneur et déchargeaient le pauvre. Quelques-uns même ne profitaient qu’à celui-ci. C’est par ceux-là que l’usurpation a commencé. En effet, les clercs ont profité de l’absence des seigneurs croisés pour la terre sainte, et qui ne pouvaient plus protéger leurs hommes liges, et ils ont vendu aux villes et campagnes tels droits qu’ils possédaient depuis longtemps et que nos pères leur avaient conservés dans leurs donations. Les uns, dont les troupeaux paissaient de temps immémorial dans nos pâtures lorsqu’elles étaient en nos mains, ont dû payer aux moines un droit de pacage pour ces mêmes pâtures. Les libres bourgeois n’ont pu tenir leurs foires dans les champs accoutumés, ou conduire leurs marchandises par les chemins ordinaires, sans être soumis à des leudes et péages, qui ont mis un moment la province en pauvreté si gênante, qu’il a fallu une chartre de notre suzerain commun le roi de France pour en fixer le taux. Les malheurs du temps ont empêché nos pères de porter remède à ce mal, et l’église établie à son aise dans son usurpation a bientôt tenté contre nos droits ce qui lui avait si bien réussi contre ceux des serfs et les bourgeois. Les religieux ont refusé l’administration de nos prévôts et des abbés laïques nommés par nous, et soutenus cette fois dans leurs prétentions par le concours des souverains de Rome, ils ont fait confirmer par les papes Grégoire VII et Célestin III les abbés ecclésiastiques qu’ils avaient élus, avec cette explication de pouvoir qu’ils tiendraient lieu aux monastères et abbayes de prévôts et d’abbés laïques et seigneuriaux. Que faisiez-vous cependant ? Vous laissiez cheminer l’usurpation, et elle est venue à ce point, qu’après avoir presque tout dérobé, elle a traité d’usurpé ce qu’elle n’avait encore pu envahir. N’est-ce point vrai que depuis vingt ans aucun de vous ne possède un droit d’albergue qui ne lui soit contesté ? Que de fois, lorsque vous arrivez avec votre suite et vos hommes à la porte d’un monastère fondé par la libéralité de ceux de votre famille, sous condition de vous nourrir et de vous loger, que de fois cette porte ne s’est-elle pas fermée devant vous, ayant pour barre et défense la sainte croix de Notre Seigneur, que les moines plantaient en travers, afin qu’il pût y avoir accusation de sacrilège contre celui qui oserait y porter la main ! Si ceux de vos droits que vous exercez par vous-mêmes ont été ainsi méconnus, que pouvaient devenir ceux qui étaient confiés aux soins de vos viguiers ? Le saint droit romain publié par les empereurs Théodose et Honorius avait toujours été notre loi. D’abord, les clercs ont commencé par mettre le droit des canons et des conciles à sa place, en ce qui touche le jugement des clercs. Ainsi, toute faute, tout crime commis par un clerc a été appelé devant la justice cléricale, même lorsqu’il s’agissait d’un méfait envers un laïque. Bientôt cette justice, ils l’ont étendue à tous hommes serfs habitant leurs terres, et puis bientôt à tous bourgeois libres et laïques y demeurant de même ; serfs et bourgeois conservés cependant par nos chartres en notre juridiction. Alors, armés de nos bienfaits, ils ont imposé nos serfs et nos bourgeois, nié nos droits, établi leur justice sur tous ceux des terres qu’ils tenaient de nous, et sont devenus en peu de temps propriétaires de franc aleu et bientôt seigneurs et suzerains de ces terres qu’ils n’avaient reçues qu’en redevance. Nous avons tout laissé faire, tout permis, tout supporté. Vous avez peut-être cru leur ambition au bout, et leur soif satisfaite, parce qu’ils s’étaient établis seigneurs dans les terres que nous leur avions données, comme nous le sommes dans celles qui nous appartiennent. Vous avez pensé que leur ambition s’arrêterait à la borne de leurs champs. Vous devez être appris du contraire. Et maintenant, je ne parle plus aux anciens de cette assemblée, aux barbes blanches et aux cheveux gris. C’est à vous tous, jeunes et vieux, que je m’adresse ; car tous, vous avez été témoins des audacieuses entreprises d’une plus insolente usurpation. En celle-ci comme en la première, la marche a été la même, et elle a gravi de bas en haut, du collier de nos serfs à nos couronnes de comtes. Écoutez bien. Une fois sortie du cercle de ses possessions, l’extension des droits de l’Église nous sembla impossible ; en effet, disions-nous, il y aurait folie aux clercs à prétendre des droits de quêtes et de toltes sur nos terres. Oh ! sires chevaliers, que nous avions mal mesuré la grandeur de l’ambition cléricale, et que nous ne savions guère par quelle audacieuse enjambée elle dépasserait nos craintes ! Ainsi, tandis que nous nous tenions en garde pour la défense de ces privilèges de nos terres, l’usurpation s’adressait aux personnes, et lorsque nous pensions à lui refuser une quête, elle nous imposait une justice. Écoutez bien.

« Rien ne semblait pouvoir soumettre des hommes liges à d’autres qu’à leurs suzerains, nul crime n’y donnait occasion. Eh bien, pour établir une justice si nouvelle que la leur sur nos terres et nos hommes, les clercs ont inventé des crimes nouveaux, et s’en sont attribué le jugement. Ils n’auraient osé y appeler un de nos bourgeois ou serfs pour ce qui concerne les affaires de ce monde ; mais ils se sont prétendus leurs juges pour ce qui regarde les affaires du ciel. Lorsque la conduite d’un homme est restée innocente et pure envers son maître et seigneur, ils l’ont fait coupable envers Dieu dont ils se représentent comme vicaires et lieutenants, et, en cette qualité, ils l’ont mandé en leur justice, atteint par leurs hommes d’armes, jugé par leurs lois, et puni par leur bourreaux. La croyance d’un homme est devenue un crime sur lequel ils avaient droit de vie et de mort ; l’hérésie a été le chemin de la nouvelle usurpation. Sires chevaliers, bien peu, et je suis de ce nombre, n’ont point voulu céder à cette insolence. Seigneurs de Toulouse, de Comminges, de Conserans, de Narbonne, de Lodève et de Nîmes, vous avez admis cette justice dans vos domaines. Dites-moi maintenant quel homme lige vous avez en vos terres, qui vous appartienne et que vous puissiez protéger. Ceux qui accusent d’hérésie jugent l’hérétique. Quel innocent peut exister avec ce crime nouveau qui n’a ni commencement, ni fin, qui est dans ce qu’on fait et dans ce qu’on ne fait pas ? Quel homme assez sûr de sa foi, de ses paroles ou de ses actions pour ne pas avoir oublié un de ses saints devoirs, dit un mot léger, fait un geste coupable ? Autrefois l’Église avait des indulgences pour ces péchés ; ces indulgences, elle les faisait payer du prix de leurs terres aux bourgeois et de leur or aux marchands ; aujourd’hui, elle n’a plus que des bourreaux et des confiscations, mais elle n’y perd rien, sires chevaliers, et ses châtiments lui rapportent autant que ses absolutions. L’assemblée était devenue profondément attentive. Jamais tous ces chevaliers là présents, n’avaient entendu tant d’audace réunie à tant de raison. Chacun, honteux et convaincu, baissait les yeux. Les plus hardis s’entre-regardaient avec des signes d’assentiment. Tous les intérêts particuliers qui étaient venus siéger dans cette réunion s’étaient effacés en présence de cette commune cause ; toutes les haines s’étaient confondues dans l’universel effroi de cette situation. À ce moment, Roger animé, le front haut, la parole vibrante, l’œil fièrement élevé, les tenait tous suspendus à sa parole ; il continua :

— Oh ! mais, ce n’est pas tout, sires chevaliers ; la croyance d’un homme et sa conduite religieuse n’ont pas été la seule matière au crime d’hérésie. Maintenant que vous leur avez reconnu par votre faiblesse le droit de juger l’hérésie, tout s’est fait hérésie en leur main. Le meurtre d’un homme est devenu hérésie, les droits des villes défendus par les bourgeois sont de l’hérésie, les droits des serfs défendus par les seigneurs sont de l’hérésie. C’en est fait, toute justice nous échappe, nos hommes sont à l’église, à l’église leur vie, leurs biens, leurs libertés. Est-ce tout ? Non, sires chevaliers, non : notre heure est venue, notre heure est sonnée, l’entendez-vous, l’avez-vous entendue ? Les conciles des évêques sont assemblés. Allons, allons, nobles, marquis, comtes, vicomtes et chevaliers, et vous aussi, roi d’Aragon ; il vous faut y courir pour plier les genoux et recevoir la justice des évêques, car le crime d’hérésie est chose du ciel ; et quel homme est si haut placé, qu’il puisse récuser le ciel pour son suzerain ; nous sommes à ce titre hommes liges de Rome ; le savez-vous, le voyez-vous enfin ? Trop faible encore pour les exterminations qu’elle veut, Rome a prononcé ses anathèmes, et nous a commis à les exécuter, d’abord contre nos vassaux, puis les uns sur les autres ; le seul rôle qu’elle nous ait gardé vis-à-vis de nos populations et de nos frères, c’est le rôle de bourreaux. Quelques-uns, vous avez reculé devant cet affreux commandement ; malheur à vous ! vous en serez punis. Entendez-vous les commissaires d’Innocent III, parcourant la France, l’Aquitaine, la Bourgogne, la Normandie, et les invitant à venir en notre Provence mettre à exécution les ordres auxquels nous résistons ? Ces provinces et ces royaumes ont été sourds à leurs cris, il est vrai, et jusqu’à ce jour, les différends du roi Philippe et du roi Jean nous ont sauvés de l’inondation des barbares de France et de Normandie. Jusqu’à ce jour, ces deux grands souverains ont refusé à leurs comtes, ducs et chevaliers la permission de se ruer sur nous comme sur des Infidèles, et de venir, la croix sur l’épaule, ravager la terre chrétienne de la Provence. Mais que leurs querelles s’éteignent et que le besoin qu’ils ont de leurs hommes l’un contre l’autre, vienne à se passer, et demain tout ce torrent de soldats, de chevaux et de bannières descendra dans nos plaines et les dévorera. Ne savez-vous pas assez que ces barbares de France ont soif de nos climats, de nos vins, de nos fleurs, de nos oliviers et de notre soleil ? Voyez : les comtes d’Auvergne et de Velai avec leurs sires de Mercœur et de Polignac, ils pressent le Gévaudan et le Rouergue ; les vicomtes limousins de Turenne poussent au Quercy : plus haut le Périgord, la Sologne, la Lorraine, le Maine, l’Anjou, l’Orléanais, moitié français moitié anglais ; plus haut encore, les barons normands, qui arrêtés dans leur conquête ne finiront leur course qu’aux bords de la Méditerranée ; à droite, les brigands flamands et bourguignons se pressent sur le Viennois et le Valentinois ; la Saône portera les uns à Lyon, le Rhône y conduira les autres ; ils déborderont sur vous comme les eaux d’un torrent, comme les eaux d’une mer furieuse, et vous serez envahis et foulés au pieds. Vous vous lèverez alors, n’est-ce pas ?

Toute l’assemblée s’était levée, en effet.

— Vous vous lèverez, s’écria Roger, mais il sera trop tard ; car la porte est déjà toute prête à s’ouvrir aux ennemis. Il y en a parmi vous qui ont vendu la clé de la Provence ; il y en a dont la vie et les domaines doivent servir de prix à ce marché. Il y a un homme, c’est le comte de Toulouse, qui se mettra du parti des barbares et les introduira dans nos terres ; il y a un homme, c’est moi, qui paiera ce service, moi, dont les quatre comtés appartiendront alors au comte Raymond ! L’insensé qu’ambitionne-t-il donc ? mes terres, mes villes, mes hommes d’armes ; mais ne vois-tu pas, comte de Toulouse, que bientôt il n’y aura plus pour les seigneurs de la Provence ni terres, ni villes, ni hommes d’armes ? Tu crois que c’est moi qu’ils abattent dans ce marché : non, comte de Toulouse, c’est toi qu’ils entament, c’est toute la Provence qu’ils envahissent, c’est toute autorité qu’ils usurpent. Tu seras, outre ce que tu es aujourd’hui, comte de Béziers, de Razez, de Carcassonne et d’Alby ; vains titres ! vains titres, te dis-je, tu seras le serf d’Innocent III ; vous le serez tous, sires chevaliers, si vous n’osez vous unir pour résister tous ensemble à cette épouvantable destinée. À Dieu ne plaise que je m’estime plus haut qu’aucun de vous, et peut-être c’est parce que l’on m’estime plus bas que personne, qu’on m’a choisi pour me frapper le premier ; mais, je vous le dis, ma cause est la vôtre ; moi tombé, vous tomberez comme des feuilles sous ce vent du nord, soufflé par la bouche du pontife de Rome. Vous faut-il des preuves des desseins d’Innocent ? Rappelez-vous tout ce qu’il a envahi, souvenez-vous de tout ce qu’il a osé : entendez ses commissaires qui prêchent la guerre contre vous ; ces preuves, elles retentissent d’un bout des Gaules à l’autre ; elles sont claires comme la lumière du ciel. Vous en faut-il de la complicité du comte de Toulouse ? les voici.

Et il présenta tout aussitôt les papiers qu’il portait cachés en son sein. L’assemblée tumultueusement levée s’écria :

— Lisez ! lisez !

À ce moment la cause de Roger était gagnée ; il y avait parmi tous ces hommes un généreux et unanime mouvement de dignité, une lumière irréfragable des dangers de la Provence, un magnifique élan d’indépendance et d’union. Le comte de Toulouse, tremblant sur son siège, voyait tous les regards le menacer, tous les gestes le désigner ; il entendait les voix qui criaient : lisez ! lisez ! infamie et malédiction au traître ! D’un geste de la main Roger commanda le silence : le silence se rétablit, mais ce qui le domina ce ne fut point la voix de Roger : ce furent les sons lents et terribles de la cloche de Saint-Pierre. La haute tenture qui séparait la nef du chœur de l’église tomba, et l’on vit dans toute la splendeur de ses habits pontificaux un homme debout sur les marches de l’autel ; c’était Milon. Chacun se retourna. À droite et à gauche de l’autel étaient le prieur Guy et le moine Dominique ; dans les stalles qui entouraient le chœur étaient assis presque tous les évêques de la province qui n’avaient point assisté à l’assemblée, attendu qu’ils n’étaient suzerains d’aucunes terres. D’un geste Milon ordonna à ceux qui étaient parmi les chevaliers de venir prendre leurs places, et tous se rangèrent derrière lui, dans un profond silence.

Rien ne peut peindre l’étonnement de tous ces chevaliers en face du représentant de Dieu si hautement accusé et si soudainement apparu en la personne de son légat comme pour répondre à l’accusation. Il sembla qu’avec la tenture d’étoffe qui cachait les évêques, s’était écroulée la digue qui reléguait derrière elle la sainteté du temple ; on eût dit que son caractère sacré s’épandait à flots et envahissait toutes ces âmes muettes d’effroi et de respect, et une attente indicible et craintive succéda au tumulte qui ébranlait la voûte de Saint-Pierre. Milon prit la parole.

« À toi, comte de Toulouse, dit-il, moi maître Milon, notaire du seigneur pape et légat du saint siège apostolique : sur ce qu’on dit que tu n’as pas gardé les serments que tu as faits pour l’expulsion des hérétiques : sur ce qu’on dit que tu les as favorisés : sur ce qu’on dit que tu as entretenu des routiers et des mainades à ton service : sur ce qu’on dit que tu as violé les jours de carême, de fête et des quatre-temps, qui sont jours de sûreté, et le seuil des églises qui sont lieu d’asile : sur ce qu’on dit que tu es suspect en ta foi : sur ce qu’on dit que tu retiens les domaines de Saint-Guillem et autres églises : sur ce que tu as fait entourer de murs des abbayes et monastères pour en faire des forteresses et les exposer au pillage de tes guerres injustes : sur ce que tu as confié à des juifs les offices publics : sur ce que tu lèves sur tes terres des péages et guidages indus : sur ce que tu as chassé de son siège l’évêque de Carpentras : sur ce qu’on te soupçonne d’avoir trempé dans le meurtre de Pierre de Castelnau de sainte mémoire, et principalement sur ce que tu as mis le meurtrier dans tes bonnes grâces : sur ce que tu as fait arrêter l’évêque de Vaisons et ses clercs, que tu as détruit son palais avec la maison des chanoines et envahi son château : enfin, sur ce qu’on dit que tu as vexé les personnes religieuses à ton gré et caprice et commis à leur égard plus de brigandages que je n’en saurais rapporter : pour tous ces crimes je te donne ajournement pour te laver des uns et te racheter des autres, ainsi que tu as dit le désirer, et ce, en la cité de Valence, en présence des archevêques et évêques de toute la Provence au jour quinzième du mois de juin de cette présente année 1209 la douzième du pontificat du seigneur pape Innocent III : te déclarant en outre que c’est ainsi que le veut le seigneur pape, et qu’ainsi seulement tu rentreras dans le giron de l’église, dont tu es chassé par une première excommunication, laquelle je renouvelle ici pour que tu la subisses jusqu’au jour où tu te seras lavé de tes crimes ; et que je renouvelle pour l’éternité, si selon ton ordinaire ton repentir n’était que malice et si tu manquais à l’absolu commandement que je t’apporte.

Raymond, accablé par les accusations de Roger, en butte aux cris de l’assemblée, déjà tremblant et égaré, sembla demeurer anéanti sous cette nouvelle charge de malédictions et d’anathèmes ; il glissa de son fauteuil et tombant à genoux la tête basse et les mains jointes, il répondit d’une voix sinistre :

— Seigneur, j’irai.

L’aspect d’un si puissant suzerain si bas humilié, inspira quelque pitié aux uns et souleva quelque orgueil dans le cœur des autres. Ainsi Pierre d’Aragon s’écria :

— Comte de Toulouse, lève-toi, et sur mon épée de Roi je te jure que nous oublierons tout, que nous te serons en aide et que nous te rendrons assistance pour abandon, fidélité pour traîtrise.

Oh ! si à ce moment le comte de Toulouse se fut relevé le front haut, avec le visage d’un homme déterminé à combattre, s’il eût poussé un cri d’appel ; oh ! sans doute cette masse de chevaliers, encore pleine au cœur des paroles de Roger, eût répondu par un cri unanime de résistance et par des serments de défense. Mais Raymond demeura à genoux le front courbé vers la terre, la tête dans ses mains, comme aveugle et comme sourd à tout ce qui s’offrait à lui. Un morne étonnement surprit les chevaliers et les tint immobiles. Roger seul, la rage au cœur, frappant la terre du pied, le mépris et la colère l’agitant tout entier, s’écria tout à coup :

— Eh ! ne voyez-vous pas que de toutes les lâchetés il accomplit la plus infâme, de toutes les trahisons la plus perfide ! Voyez, la suzeraineté de toute la Provence est à genoux devant l’Église, en la personne de son suzerain le plus puissant des Chevaliers.

— Il allait continuer lorsque la voix de Milon l’interrompit soudainement.

— À toi, vicomte de Béziers, s’écria-t-il, moi, maître Milon, notaire du seigneur Pape et légat du Saint-Siège apostolique. Sur ce qui est prouvé que tu as protégé les hérétiques, leur as donné asile, et les as enlevés à la justice cléricale ; sur ce qui est prouvé que tu as participé au meurtre de Pierre de Castelnau, et que tu as protégé son meurtrier ; sur ce qui est prouvé que tu es en commerce et intelligence avec les routiers et mainades ; sur ce qui est prouvé que tu les as soutenus dans leurs brigandages ; sur ce qui est prouvé que tu as adultèrement séduit une fille de cette ville, au mépris des serments du mariage ; sur ce qui est prouvé que tu as eu commerce avec une fille mécréante ; sur ce qui est prouvé que tu as monstrueusement commis ce monstrueux crime en l’accomplissant dans l’enceinte bénite d’un monastère ; sur ce que tu es un hérétique : je t’excommunie sans recours de grâce ni de pardon, et délie tous vassaux et hommes liges de tes comtés de leur hommage et de leur foi ; ordonnons à tous de te refuser aide et travaux ; te rejetant du sein de l’église, t’interdisant l’entrée de ses temples, et vouant à la damnation quiconque te prêtera asile et te donnera l’eau et le pain qu’il faut à la vie de l’homme.

Cet anathème retentit comme une parole inspirée sous les voûtes silencieuses de Saint-Pierre. Un murmure tumultueux lui succéda ; on se refusait à croire toutes ces accusations ; on s’interpellait, on doutait, tout était incertain.

— Mensonges et faussetés ! s’écria Roger avec un accent si puissant et si terrible qu’il rétablit le silence.

— Vérités et crimes ! cria Dominique en s’approchant et en dressant sur les marches de l’autel son corps maigre et son front chauve ! Vérités et crimes ! Vicomte de Béziers, tu as donné asile aux hérétiques et les as enlevés à la justice cléricale. Voici le sauf-conduit signé de ta main et donné par toi à Pierre Mauran arraché par toi à sa sainte pénitence.

Roger sourit amèrement et voulut s’expliquer, Dominique l’interrompit.

— Vérités et crimes ! reprit-il. Tu as eu commerce avec les routiers et mainades, car tes domaines ont été seuls épargnés par leurs brigandages.

— À ce titre, dit Roger avec dédain, c’est mon épée qui est coupable, car c’est par elle que j’ai eu commerce avec eux, c’est par elle seule que j’ai conclu le traité qui les écartait de mes terres.

— Pourquoi donc alors ont-ils respecté ta vie, lorsque tu étais dans leurs mains ; pourquoi donc alors as-tu détourné vingt chevaliers ici présents d’aller reprendre le château de Montadieu où tu avais laissé les routiers tes complices ?

Roger suffoquant de rage éleva la voix. Dominique l’interrompit encore et Roger l’écouta, tant l’accusation qu’il abordait lui paraissait impossible à justifier.

— Tu as participé au meurtre de Pierre de Castelnau et as donné asile à son meurtrier, et cela à la face du ciel, en plein jour, devant tous les seigneurs de la Provence.

— Où donc ? dit Roger avec une amère impatience.

— Avant-hier à l’heure de deux heures, en la lice du pré Marie, devant tous ces seigneurs ici présents, en le protégeant contre leur colère, en l’admettant à ton service et en l’achetant insolemment lui et sa compagnie de brigands.

— Qui ? Buat, s’écria Roger ?

— Non, Jehan de Verles, l’assassin de Pierre de Castelnau.

— Jehan de Verles ! reprit Roger foudroyé de cette nouvelle.

— N’est-ce pas lui, s’écria Dominique, comte de Toulouse, n’est-ce pas lui ?

Raymond, comme un homme qui parle à regret, mais que la vérité emporte, répondit à voix basse :

— Ceci est vrai.

À ces mots, une amère indignation se peignit sur le visage de Roger ; un rire sombre et désespéré agita ses lèvres ; il comprit qu’il était dans les serres d’un terrible piège : et avec la rage d’un homme qui sent qu’il n’y peut échapper, il s’y agita comme pour en serrer les nœuds, comme pour en faire pénétrer les pointes plus profondément. Ce fut lui qui continua l’accusation, et qui en repassa les articles l’un après l’autre, en les accompagnant d’une expression de raillerie furieuse.

— Et j’ai séduit adultèrement une fille de cette cité.

— Tu as séduit la pupille des consuls de Montpellier, Catherine ! Catherine Rebuffe, surprise nue dans tes bras par le sire de Rastoing.

Une larme vint aux yeux de Roger ; il grinça les dents et, d’une voix entrecoupée et furieuse, il reprit encore :

— Et j’ai commis un sacrilège avec une fille mécréante en un lieu saint !

— Tu as commis ce sacrilège avec l’esclave musulmane Foë, en l’hospice du Saint-Esprit.

— Et j’en suis témoin, dit Étiennette aussitôt.

— Ah ! s’écria le vicomte, et je suis un hérétique aussi, n’est-ce pas, madame !

— Et tu es un hérétique, ajouta avec une sombre joie Dominique, toi qui as assisté Gillabert de Castres dans l’hérétication de Pierre Mauran, en la maison de ladite fille Catherine Rebuffe.

Roger ne répondit plus ; un sourire convulsif errait sur ses lèvres…

— Or, s’écria Dominique, je répète l’anathême ; et délie tous les chevaliers de leur foi et hommage envers Roger, autrefois vicomte de Beziers, de Carcassonne, de Razez et d’Alby.

Le vicomte promenait un regard insensé autour de lui. On eût dit que, bravant sa destinée et son malheur jusqu’au bout, il excitait lui-même tous les chevaliers à son abandon, tant il y avait de mépris dans l’expression de ses traits.

Aimery de Narbonne se leva le premier.

— Pour le salut de mon âme, dit-il, je retire ma comté de l’hommage que je devais audit vicomte convaincu d’hérésie.

Roger fit un signe et murmura railleusement ces mots à voix basse :

— Bien ! bien !

Aimery se retira ; Étiennette se leva à son tour :

— Pour l’honneur de mon nom, je retire mes châtellenies de la suzeraineté dudit vicomte adultère et sacrilège.

Bien ! bien ! répéta Roger avec un accent plus prononcé de dégoût. Soudainement quelques autres suivirent cet exemple, le vicomte de Lautrec, le vicomte d’Esseyne, les sires de Pézenas et du Cayla entre autres. À chaque déclaration, Roger continuait son geste et les suivait de l’œil, tandis que les chevaliers sortaient à mesure. Ainsi, de banc en banc, de chevalier en chevalier, il arriva jusqu’à Pons de Sabran. À son aspect, toute la farouche expression de son visage s’effaça, il sembla qu’il arrivât à une espérance, et un moment il fut prêt à sourire et à tendre la main au jeune et loyal chevalier.

— Je sépare ma cause de celle du vicomte, dit Pons d’un air triste et abattu, je la sépare du mensonge et de la déloyauté.

Roger tomba sur son siège en poussant un cri, et, la tête cachée dans ses mains, il n’entendit plus rien de ce qui se dit autour de lui. Chacun le voyant ainsi confondu l’abandonna à son aise, abrité dans sa honte par la honte générale, les plus intimes et les plus obligés. Roger, reconnaissait quelquefois les voix amies qui lui avaient prêté serment et juré amitié, il les entendait le renier et s’éloigner l’une après l’autre. Comme un orage qui s’échappe et se perd peu à peu dans les échos des montagnes, le bruit des pas et des voix s’éteignit doucement sous les voûtes de l’église. Alors Roger releva sa tête ; un seul homme était près de lui ; c’était le vieux chevalier à la taille athlétique et au regard farouche.

— Ah ! c’est toi, Pierre de Cabaret ! s’écria Roger en tombant dans ses bras.

Le vieillard ne lui répondit pas et l’entraîna hors de l’église.

Le Vicomte de Béziers Vol. II

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