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CHAPITRE II
LE PREMIER HIVERNAGE

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Table des matières

Toutes les apparences indiquent que maintenant nous sommes définitivement pris dans la banquise, et je ne m'attends plus à voir le Fram hors de la glace que lorsqu'il sera arrivé de l'autre côté du pôle, dans le voisinage de l'Atlantique.

De jour en jour le soleil décline sur l'horizon et la température s'abaisse; la longue nuit si redoutée de l'hiver arctique approche.

Donc, nous faisons nos préparatifs en vue de cette longue détention. Convertir le navire en confortables quartiers d'hiver, prendre toutes les précautions pour le protéger contre le froid, la glace et les pressions, en un mot contre toutes les forces terribles de la nature, auxquelles les prophètes de mauvais augure ont prédit que nous succomberions, telles sont tout d'abord nos occupations. Pour soustraire le gouvernail aux attaques des glaces, nous le relevons; l'hélice est, au contraire, laissée en place, sa cage contribuant à renforcer l'arrière. Amundsen démonte la machine, et après avoir nettoyé et huilé soigneusement toutes les pièces, les range dans le plus grand ordre. Notre mécanicien a pour notre moteur les soins d'un père pour son enfant. Pendant les trois ans que dura le voyage, pas une journée ne se passa sans qu'il descendît dans la chaufferie, ne fût-ce que pour regarder et pour caresser quelque organe de sa chère machine.

La menuiserie est établie dans la cale, l'atelier du mécanicien dans la chambre de la machine et celui du ferblantier dans le kiosque des cartes. La forge, installée d'abord sur le pont, fut transportée plus tard sur la glace. Les cordonniers et les ouvriers chargés des menus travaux élisent domicile dans le carré. Plus tard, lorsque nous eûmes besoin de très longues lignes de sonde, une corderie fut établie sur la glace. Tous les instruments, depuis les plus délicats jusqu'aux plus grossiers, pouvaient être fabriqués à bord.

Dès les premiers jours de notre détention, le moulin à vent destiné à actionner la dynamo et à produire la lumière électrique, fut dressé à bâbord, dans la partie avant du navire.

Nos journées étaient très remplies. Nous avions à entretenir en bon état toutes les parties du bâtiment, ensuite les corvées. Il fallait, par exemple, monter les vivres de la cale, et aller chercher de la glace d'eau douce pour obtenir, par fusion, la quantité d'eau nécessaire à tous les besoins du bord, etc. De plus, dans les différents ateliers la besogne ne manquait pas. Le forgeron Lars avait un jour à redresser les pistolets des embarcations tordus par les vagues de la mer de Kara, un autre jour à fabriquer un couteau, un hameçon ou un piège à ours; le mécanicien Amundsen quelque instrument à réparer; Mogtad, horloger à ses heures, un ressort de montre à remplacer ou un thermographe à nettoyer; le voilier, des harnais pour les chiens. Chacun était, en outre, son propre cordonnier et se confectionnait des chaussures en grosse toile, garnies de chaudes et épaisses semelles en bois, d'après un modèle créé par Sverdrup. Le moulin à vent nous donnait, en outre, du travail. Nous avions à surveiller sa marche, à l'orienter dans la direction du vent, et, lorsque la brise fraîchissait, à grimper aux ailes pour prendre des ris, un travail peu agréable par les froids terribles, qui, le plus souvent, entraînait quelques morsures de gelée aux doigts ou au nez. Enfin, de temps à autre, il était nécessaire de manœuvrer les pompes. A mesure que la température s'abaissa, cette opération devint de plus en plus rarement nécessaire et, de décembre 1893 à juillet 1895, devint même complètement inutile. Pendant cette période une seule voie d'eau se produisit, insignifiante pour ainsi dire.


LA FORGE SUR LE PONT DU Fram.

A toutes ces occupations venaient s'ajouter les travaux scientifiques. Les plus absorbants étaient les observations météorologiques. Nuit et jour elles furent effectuées toutes les quatre heures et même tous les deux heures pendant un certain temps. Elles incombaient à Scott-Hansen, assisté de Johansen jusqu'en mars 1895, et, après cette date, de Nordahl. Les observations de nuit étaient faites par l'homme de quart. Tous les deux jours, lorsque le temps était clair, Scott-Hansen et son adjoint déterminaient astronomiquement la position du navire. Pendant que notre camarade effectuait ses calculs, tout l'équipage se pressait à la porte de sa cabine, attendant avec impatience leur proclamation. La dérive avait-elle porté vers le nord ou vers le sud, et de combien? C'était, pour nous, une question capitale. Du résultat de l'observation dépendait en grande partie notre état d'esprit pendant la journée.

Scott-Hansen avait, en outre, à déterminer les éléments magnétiques. Ces observations furent, au début, effectuées dans une tente construite à cet effet et dressée sur la glace, ultérieurement dans une hutte en neige beaucoup plus confortable. Le docteur était beaucoup moins occupé; après avoir vainement attendu les malades, en désespoir de cause, il donna ses soins aux chiens. Une fois par mois, il procédait à la pesée de chaque membre de l'expédition, et à la détermination sur chaque sujet du nombre de globules rouges et de la proportion d'hémoglobine. Le résultat de ces recherches était également attendu avec impatience, nos hommes pensant devoir en déduire leur immunité contre le scorbut pendant un certain laps de temps.


LA LECTURE DES BAROMÈTRES

Les observations de la température de la mer et de sa salinité à différentes profondeurs, l'examen de la faune marine, l'étude de la formation de la glace et la détermination de sa température dans ses différentes couches, enfin celle des courants marins, constituaient mon département scientifique. J'observai de plus régulièrement les aurores boréales; après mon départ, le Dr Blessing se chargea de ce travail. Des sondages et des dragages à de grandes profondeurs furent en outre exécutés pendant toute la durée du voyage.

Les jours se suivaient et se ressemblaient, et en donnant l'emploi de notre temps pour une journée le lecteur pourra se représenter notre vie.

A huit heures, lever. Aussitôt après, déjeuner composé de pain sec, de fromage, de corned beef ou de mouton conservé, de jambon, de langue de Chicago ou de lard, de caviar de morue, d'anchois, de biscuits de farine d'avoine ou de biscuits de mer anglais, enfin de marmelade d'orange ou de compote. Trois fois par semaine du pain frais. Comme boisson, du thé, du café ou du chocolat.

Le repas achevé nous allions donner la pitance aux chiens,—la moitié d'une morue sèche ou quelques biscuits par tête,—après quoi, nous les détachions, puis la petite colonie se dispersait pour vaquer à ses occupations. A tour de rôle, chacun de nous avait sa semaine comme aide-cuisinier et maître d'hôtel. Le «coq» faisait ses comptes pour le dîner, et immédiatement après se remettait à ses fourneaux. Pendant ce temps, quelques-uns d'entre nous se réunissaient sur la banquise pour examiner son état.

A une heure, tout le monde était de nouveau réuni dans le carré pour le dîner. Le menu était généralement composé de trois plats: soupe, viande et dessert; souvent le dessert ou la soupe étaient remplacés par du poisson. La viande était toujours accompagnée de pommes de terre, ou de légumes verts, ou encore de macaroni.

Le dîner achevé, les fumeurs faisaient cercle dans la cuisine, les pipes, cigares et cigarettes étant formellement interdits dans les logements, excepté les jours de fête. Après une petite sieste, on se remettait au travail jusqu'au souper, à six heures du soir. Le menu de ce troisième repas était le même que celui du déjeuner. La soirée se passait à fumer dans la cuisine ou à lire et à jouer aux cartes dans le carré, pendant que l'un de nous faisait fonctionner l'orgue ou que Johansen exécutait sur son accordéon ses morceaux fameux: Oh! Susanne et la Marche de Napoléon en canot à travers les Alpes.


UNE SOIRÉE DE MUSIQUE

A minuit, on allait se coucher sauf l'homme de veille. Le quart de nuit ne durait qu'une heure et était pris à tour de rôle par chacun de nous. Cette garde était le plus souvent employée à écrire les journaux, et ce travail n'était guère interrompu que par les aboiements des chiens, lorsqu'ils flairaient quelque ours dans le voisinage. Toutes les quatre heures, et, pendant une période, toutes les deux heures, l'homme de veille devait aller noter les observations météorologiques.

Grâce à la régularité de notre existence, le temps s'écoula fort agréablement et avec la plus grande rapidité.

Mes notes prises au jour le jour donnent l'impression de la monotonie de notre vie. Elles ne rapportent guère d'événements importants; par leur indigence même, elles présentent un tableau exact de notre existence à bord du Fram.

26 septembre.—La température s'abaisse à −14°,5 dans la soirée. L'observation n'indique aucune dérive dans la direction du nord; nous sommes toujours immobiles par 78°50′. Dans la soirée, je me promène sur la banquise. Il n'existe rien de plus merveilleusement beau que cette nuit arctique. C'est le pays des rêves, coloré des teintes les plus délicates qu'on puisse imaginer: c'est la couleur irréelle! Les nuances se fondent les unes dans les autres dans une merveilleuse harmonie. Toute la beauté de la vie n'est-elle pas haute, délicate et pure comme cette nuit? Le ciel est une immense coupole bleue au zénith, passant vers l'horizon au vert, puis au lilas et au violet. Sur les champs de glace apparaissent de froides ombres bleu foncé, et, çà et là, les hautes arêtes de la banquise s'allument de lueurs roses, derniers reflets du jour mourant. En haut brillent les étoiles, éternels symboles de la paix.

Au sud se lève une grande lueur rougeâtre, cerclée de nuages d'or jaune, flottant sur le fond bleu. En même temps, l'aurore boréale étend sa draperie changeante, tantôt argentée, tantôt jaune, verte ou rouge. A chaque moment, sa forme varie; un instant, le météore s'étale, un autre il se contracte, puis se déchire en cercles d'argent hérissés de rayons flamboyants, et, finalement, s'éteint subitement comme une mystérieuse apparition. Un instant après, des langues de feu flambent au zénith, et, de l'horizon, monte une raie brillante qui vient se confondre dans la clarté lunaire. Pendant des heures, le phénomène lumineux s'irradie en clartés étranges au-dessus du grand désert glacé, laissant une impression de vague et d'inexistence, qui vous fait un instant douter de la réalité. Et le silence est profond, impressionnant comme la symphonie de l'espace. Non, jamais je ne pourrai croire que ce monde puisse finir dans la désolation et dans le néant. Pourquoi, alors, toute cette beauté, s'il n'existe plus aucune créature pour en jouir?


L'OBSERVATOIRE MAGNÉTIQUE

Je commence maintenant à deviner ce secret: voici la terre promise qui unit la beauté à la mort. Mais dans quel but? Ah! quelle est la destinée finale de toutes ces sphères? Lisez la réponse, si vous le pouvez, dans ce ciel bleu constellé d'étoiles.

28 septembre.—Chute de neige et vent. Aujourd'hui nous lâchons les chiens. Depuis notre départ de Kabarova, la vie a été triste pour ces malheureux, enchaînés sur le pont, sous la pluie continuelle des embruns et des paquets de mer. Ils se sont à moitié étranglés dans leurs laisses; ils ont eu le mal de mer, et, par le beau comme par le mauvais temps, ils ont dû rester là où ils étaient attachés. Vous qui serez peut-être notre dernière ressource à l'heure suprême, nous vous avons bien mal traités. En revanche, lorsqu'arrivera le moment de la lutte à outrance, vous serez à l'honneur. En attendant ayez la liberté! C'est alors une joie folle; tous se roulent dans la neige et gambadent sur la glace en aboyant à nous rompre le tympan. La banquise, jusque-là si triste et si morne, est maintenant bruyante et animée. Le silence séculaire est rompu.

29 septembre.—L'anniversaire de la naissance de Blessing. En son honneur une grande fête est organisée, la première de toutes celles que nous donnerons à bord. Nous avons d'ailleurs un autre motif de nous réjouir; l'observation de midi nous place au 79°5′; un nouveau degré de latitude gagné vers le pôle! La fête consiste en un dîner-concert. Au menu cinq plats, au programme vingt morceaux.

30 septembre.—La position du Fram ne me paraît pas offrir toutes les conditions désirables de sûreté. Le grand glaçon situé à bâbord, auquel nous sommes amarrés, projette vers le centre du navire une forte saillie qui pourrait produire un choc dangereux dans cette partie de la coque, en cas de pression des glaces. Aussi commençons-nous aujourd'hui à déhaler le Fram pour prendre un mouillage plus sûr; un travail qui ne laisse pas que d'être pénible. Il faut d'abord casser une épaisse couche de glace, puis, à l'aide du cabestan, faire lentement avancer le navire à travers le passage que nous lui avons frayé.

Le soir, température −12°,6. Magnifique coucher de soleil.

2 octobre.—Halé le navire jusqu'au milieu du bassin couvert de «jeune glace[6]», situé en arrière. Nous avons à bâbord le grand floe, sur lequel les chiens sont installés, très plat et sans saillie menaçante de ce côté, et, à tribord, de la glace également basse; entre ces plaques et le navire s'étend une nappe de «jeune glace». En amenant le Fram dans son nouvel ancrage, une partie de la glace qui l'entourait a été refoulée et pressée en dessous de la surface de l'eau contre la coque, de telle sorte que le bâtiment se trouve maintenant dans un excellent lit de glace.

[6] Glace nouvellement formée. (N. du traducteur.)

L'après-midi, Sverdrup, Juell et moi étions occupés dans le kiosque des cartes à épisser des cordes pour la ligne de sonde, lorsque, tout à coup, Henriksen signale l'approche d'un ours. De suite je saute sur mon fusil.

—Où est-il, cet ours?

—Là, sur tribord, près de la tente, il se dirige droit vers l'observatoire.

J'aperçois, en effet, dans cette direction un ours énorme poursuivant Hansen, Blessing et Johansen qui se sauvent à toutes jambes vers le navire. A ma vue, il s'arrête étonné; évidemment, il se demande quel est l'insecte qui se trouve maintenant devant lui. Dès qu'il tourne la tête, je lui envoie une balle dans le cou; le projectile frappe juste et l'énorme bête s'affaisse sans mouvement. Pour les habituer à cette chasse, quelques chiens sont aussitôt lâchés, mais leur attitude est absolument lamentable; Kvik, dont je comptais me servir en pareille occasion, s'approche du cadavre, pas à pas, le poil tout hérissé, la queue entre les jambes; un spectacle absolument décourageant.

Très amusante avait été la rencontre de nos trois compagnons avec l'ours. Blessing et Johansen étaient allés aider Hansen à dresser, sur la glace, sa tente pour les observations magnétiques; pendant qu'ils étaient occupés à ce travail survint l'animal.

Sur l'avis de Hansen, pour ne pas effrayer l'ours et ne pas l'attirer de leur côté, ils s'accroupissent tous les trois les uns contre les autres.

Après un instant d'attente, Blessing émet l'avis d'essayer de gagner le bord et de donner l'alarme.

—Parfaitement, répond Hansen.

Et Blessing s'achemine vers le navire sur la pointe des pieds, toujours pour ne pas effrayer l'ours. Entre temps maître Martin découvrant les camarades se dirige vers eux, puis, apercevant Blessing, se met à sa poursuite. Notre bon docteur s'arrête alors, incertain de la conduite qu'il doit tenir; finalement, pensant qu'il est plus amusant d'être trois que de rester tout seul en tête-à-tête avec l'ennemi, il rejoint rapidement Hansen et Johansen. Notre astronome essaie alors d'un stratagème recommandé dans les livres. Il se lève, agite furieusement les bras, et, avec le concours des autres, se met à pousser des hurlements terribles; la bête continue toujours à avancer… En présence de cette situation critique chacun prend les armes qu'il a à sa disposition: Hansen un bâton ferré, Johansen une hache; quant à Blessing, il n'a rien du tout. Tous poussent en chœur un cri terrible: Un ours, un ours! et s'acheminent à toute vitesse sur le navire. L'animal, au lieu de leur donner la chasse, trotte vers la tente, et, pendant qu'il en examine le contenu, nos camarades rentrent à bord.

Après cette aventure, les membres de l'expédition ne sortent plus qu'armés jusqu'aux dents.

4 octobre.—Toute la journée sondages. Profondeur maxima: 1,440 mètres. Le fond est formé par une couche d'argile grise, épaisse de 10 à 11 centimètres, reposant sur de l'argile brune. La température dans la nappe d'eau inférieure s'élève à +0°,18, tandis qu'à 135 mètres elle est de −0°,4. Une étrange découverte qui réduit à néant la théorie d'un bassin polaire, peu profond, rempli par des eaux très fraîches.


LES CHIENS ENCHAINÉS SUR LA GLACE

Dans l'après-midi, brusquement une crevasse s'ouvre près de l'arrière du Fram, et en quelques minutes devient très large. Le soir, les blocs de la banquise sont pressés les uns contre les autres, et plusieurs autres ouvertures se forment.

De jour en jour le froid devient plus vif. Le 15, 18° sous zéro. Entre temps, une nouvelle chasse à l'ours également heureuse.

Enchaînés sur la glace, les chiens courent le risque de geler sur place, aussi prenons-nous le parti de les lâcher. Nous verrons si ce régime peut être maintenu. Cette ère de liberté est inaugurée par plusieurs batailles terribles qui se terminent pour quelques-uns non sans perte de sang.

7 octobre.—Depuis plusieurs jours, vent de nord persistant. Sous son influence nous dérivons au sud.

Toujours les mêmes crépuscules d'une beauté si triste et si profondément émouvante! En Norvège, ils sont également d'une grave mélancolie. Aussi bien, tous ces couchers de soleil évoquent-ils en moi de doux souvenirs et en même temps aggravent-ils mes tristesses.

8 octobre.—Excursion en patins[7] à l'ouest du navire. Du sommet d'un hummock[8], que j'escalade au terme de notre promenade, la vue embrasse la plaine neigeuse, infinie et solitaire; dans toutes les directions, à perte de vue, rien que de la neige.

[7] Les patins norvégiens, les ski, nom sous lequel nous les désignerons désormais, sont de longues et étroites lamelles de bois, permettant d'avancer rapidement sans enfoncer sur la neige. Dimensions des ski: longueur, 2m,30 à 3m; largeur, 0m,09.

Les ski ne doivent pas être confondus avec les raquettes en usage dans les Alpes et dans l'Amérique du Nord et qui ont principalement pour but d'empêcher d'enfoncer dans la neige pulvérulente. (N. du traducteur.)

[8] Monticule de glace accidentant la banquise, formé généralement par le soulèvement d'un bloc dans la rencontre de deux glaçons lors d'une pression. (N. du traducteur.)

L'observation de midi nous réserve une désagréable surprise; nous nous trouvons maintenant par 78°35′, juste un demi-degré perdu en neuf jours. Cette dérive est facile à expliquer, mais elle n'en est pas moins ennuyeuse. La mer se trouvant encore libre dans le sud, notre banquise, poussée par les vents persistants de nord et de nord-ouest, a rétrogradé. Lorsque la nappe d'eau voisine de la côte sibérienne sera prise à son tour, nous dériverons certainement vers le nord.

9 octobre.—Première pression des glaces. Pendant que nous causions dans le carré, un bruit effroyable se fait tout à coup entendre, et le bâtiment branle dans toutes ses parties. Immédiatement nous grimpons sur le pont. Le Fram, comme je l'avais espéré, se comporte admirablement. La glace, toujours poussée en avant, avance contre le navire, mais, rencontrant les surfaces rondes de la coque, glisse en dessous du bâtiment sans y mordre et en nous soulevant lentement. Ces pressions se reproduisirent dans l'après-midi. A différentes reprises, leur poussée éleva le Fram de plusieurs pieds; incapable de supporter un pareil poids, la glace se brisait bientôt sous le navire. Le soir, la banquise se détend et autour de nous se forme un bassin d'eau libre. Il faut alors amarrer le Fram à notre vieux floe pour l'empêcher de dériver. La banquise a dû subir une violente convulsion. Du reste, de sourdes détonations produites par le choc des glaces ont été entendues dans le voisinage.

11 octobre.—Job, un de nos meilleurs chiens, a été mis en pièces par ses compagnons. Le malheureux gît inanimé, veillé par le vieux Suggen qui empêche les autres de venir profaner son cadavre. Quels monstres que ces animaux, pas un jour ne se passe sans combat. Dans la crainte de nouvelles batailles, le pauvre Barabas reste à bord, n'osant plus s'aventurer sur la glace au milieu de ses congénères.

Aujourd'hui encore de nouvelles pressions. Cela commence par un léger craquement et par un gémissement sur les flancs du navire. Le bruit augmente ensuite graduellement en passant par toute la gamme; successivement c'est une plainte d'un ton très élevé, puis un grognement suivi d'un grondement. Le tapage redouble; on dirait le fracas produit par le jeu simultané de tous les tuyaux d'un orgue. Le navire tremble et tressaute, soulevé tantôt doucement, tantôt par saccades. Certains de la résistance du Fram, nous éprouvons une sensation agréable à regarder cette scène terrible. Tout autre bâtiment aurait été broyé depuis longtemps. Contre les murailles du navire les glaçons s'écrasent, puis s'enfoncent pour s'entasser sous sa coque invulnérable en un lit cristallin. Aussitôt que la rumeur des glaces en travail s'affaiblit, le Fram reprend sa position première… Maintenant l'assaut est terminé, la plaine blanche redevient silencieuse, hérissée de quelques nouveaux amoncellements de glaçons[9], seuls vestiges de la lutte. Vers le soir, la banquise se détend et le Fram se trouve de nouveau dans un large bassin d'eau libre.

[9] Le vocabulaire arctique donne à ces amoncellements de glaçons brisés par les pressions le nom de Toross, emprunté à la langue russe. (N. du trad.)

12 octobre.—Hier matin nous étions étroitement bloqués, aujourd'hui le floe auquel nous sommes amarrés flotte dans un large et long chenal, et vers le nord s'ouvre une vaste nappe d'eau libre dont nous n'apercevons pas la fin. En présence de ce changement extraordinaire, peut-être allons-nous pouvoir nous remettre en marche.

Un ciel clair et ensoleillé, un magnifique temps d'hiver plein d'une douce poésie! La sonde indique des fonds de 90 mètres. Pêche aujourd'hui avec un filet de Murray[10], à une profondeur de 50 mètres; excellente récolte: des ostracodes, des copépodes, des amphipodes et une spadella. La manœuvre de cet engin est très difficile. A peine est-il immergé à travers un trou de la banquise que les glaçons, se rapprochant rapidement, menacent de fermer l'ouverture. En toute hâte il faut relever l'appareil pour ne pas le perdre. Le soir tous les bassins d'eau libre, même les plus petits, scintillent de lueurs phosphorescentes[11]. La faune n'est donc pas aussi pauvre qu'on pourrait le supposer.

[10] Ce filet en soie est destiné aux dragages à différentes profondeurs effectués de l'arrière soit d'un navire, soit d'une embarcation. Pendant notre dérive nous en avons fait un fréquent usage en l'introduisant sous la glace; souvent les récoltes ont été très abondantes.

[11] La phosphorescence de la mer est produite principalement par deux petits crustacés lumineux appartenant au genre des Copépodes.


UNE OBSERVATION MÉRIDIENNE

13 octobre.—Nous voici exposés en plein à ces terribles pressions auxquelles les prophètes de mauvais augure ont prédit que nous succomberions. Autour du navire la glace se presse, s'entasse et s'amoncelle en monticules menaçants. De hautes murailles de blocs se dressent jusqu'au-dessus des bastingages, enserrant le Fram comme pour l'embrasser dans une suprême étreinte. Confiants dans la solidité de notre bâtiment, ce nouvel assaut nous laisse indifférents; nul ne songe à se déranger pour surveiller l'attaque. Ni les chocs, ni les détonations de la banquise n'arrêtent même les conversations et les rires dans le carré.

La nuit dernière, le floe sur lequel les chiens sont installés a reçu un violent assaut. Les glaçons, après avoir été soulevés, ont ensuite dégringolé sur sa surface, ensevelissant notre ancre à glace d'arrière et une partie de son câble d'acier. Des planches et des traîneaux laissés sur la banquise ont été également enfouis; les chiens auraient même été écrasés sous les avalanches, si l'homme de veille ne les avait lâchés à temps. Finalement, attaqué et pressé de tous côtés, le floe s'est fendu en deux. Ce matin, éclairée par un soleil brillant, cette scène de destruction laisse une impression de navrante tristesse. Le Fram se trouvait à la limite de l'effort de la glace. Nous nous tirons de cette nouvelle attaque avec la perte d'une ancre à glace, d'un bout de câble d'acier, de quelques planches et de la moitié d'un traîneau samoyède; encore tout cela aurait-il pu être sauvé si les hommes avaient pris à temps leurs précautions. Ils sont devenus si absolument indifférents aux pressions que même le plus formidable grondement ne les attire plus sur le pont.

Ce matin comme hier, à la suite de la pression, détente de la banquise et formation d'une large nappe d'eau autour du navire. La teinte foncée de l'horizon indique toujours l'existence d'une vaste étendue de mer libre dans le nord. En conséquence, je donne l'ordre de remonter la machine et de la tenir prête à être remise en marche. Il faut faire route vers le nord et reconnaître la situation de ce côté! Peut-être, cette tache foncée marque-t-elle la limite entre la banquise où était bloquée la Jeannette et celle où nous sommes en dérive vers le sud, ou bien peut-être est-ce une terre?


LE Fram AU MILIEU DE LA BANQUISE

Dans l'après-midi, changement de mouillage. Nous abandonnons notre vieux floe, maintenant tout disloqué, pour aller ancrer un peu plus en arrière. Le soir, un assaut très violent s'étant produit autour des débris de ce glaçon, nous nous félicitons d'avoir quitté son voisinage.

Les pressions, affectant une étendue importante de la banquise, sont dans une étroite relation avec le phénomène des marées. Deux fois par jour la banquise subit une détente, puis une compression. La compression se produit de quatre à six heures du matin, et à pareille heure le soir; dans l'intervalle la détente donne naissance à des plaques d'eau libre. L'attaque terrible qui vient de se produire a été probablement déterminée par la marée de syzygie. La lune a commencé le 9 et précisément ce jour-là, vers midi, a eu lieu la première convulsion. Depuis, chaque jour, l'agitation de la glace commence à une heure de plus en plus tardive; aujourd'hui elle survient à huit heures.

Les pressions se produisent particulièrement aux époques de syzygies et se montrent plus violentes à la nouvelle lune qu'à la pleine lune. Durant les périodes intermédiaires, elles sont faibles ou même nulles. Ce phénomène ne se manifesta pas pendant toute la durée de notre dérive; il fut particulièrement terrible le premier automne, dans le voisinage de la nappe libre, située au nord de la côte sibérienne, et la dernière année aux approches de l'Atlantique. Pendant notre traversée du bassin polaire, il fut moins fréquent et plus irrégulier. Dans cette région, les pressions sont principalement dues à l'action du vent sur les banquises. Lorsque les énormes masses de glace de cette zone, entraînées par la dérive, rencontrent d'autres champs chassés par une brise ayant une direction différente de celle qui pousse les premières, les collisions, comme on le comprend, doivent être terribles.

Cette lutte des glaces les unes contre les autres est à coup sûr un spectacle extraordinaire. On se sent en présence de forces titanesques. Au début d'une grande pression, il semble que tout le globe doive être ébranlé par ces chocs. C'est d'abord comme un roulement de tremblement de terre très lointain, puis le bruit se rapproche et éclate en même temps sur différents points.

Les échos du grand désert neigeux, jusque-là silencieux, répètent ce mugissement en fracas de tonnerre…; les géants de la nature se préparent au combat. Partout la glace craque, se brise et s'empile en toross, et soudain vous vous trouvez au milieu de cette lutte effroyable. Tout grince et mugit, la glace frémit sous vos pas…, de tous côtés d'effroyables convulsions. A travers une demi-obscurité, vous voyez les blocs monter en hautes crêtes et approcher en vagues menaçantes. Dans les collisions, des quartiers épais de 4 ou 5 mètres sont projetés en l'air, montent les uns au-dessus des autres ou tombent pulvérisés… Maintenant, de tous côtés vous êtes enveloppé par des masses de glace mouvante prêtes à débouler sur vous. Pour échapper à leur étreinte mortelle, vous vous disposez à fuir, mais juste devant vous la glace cède; un trou noir s'ouvre béant et l'eau affluant par l'ouverture s'épanche à flots. Voulez-vous vous sauver dans une autre direction: à travers l'obscurité, vous distinguez une nouvelle crête de blocs en marche sur vous. Vous cherchez un autre passage, toute issue est fermée. Un fracas de tonnerre roule sans discontinuer, pareil au grondement de quelque puissante cascade traversé par le fracas d'une canonnade. Ce mugissement formidable approche de plus en plus; le floe sur lequel vous vous êtes réfugié, serré et heurté comme à coups de bélier, s'effritte, l'eau afflue de tous côtés. Pour vous sauver vous n'avez d'autre ressource que d'escalader une de ces arêtes de glaces mouvantes afin d'atteindre une autre région de la banquise… Maintenant, peu à peu, le calme se fait, le bruit diminue et lentement s'éteint dans un grand silence de mort.

Les mois succèdent aux mois, les années aux années, jamais cette lutte effroyable ne prend fin. Partout la banquise est découpée de crevasses et hérissée d'arêtes produites par ces bouleversements. Si, d'un seul coup d'œil, on pouvait embrasser l'immensité de ce désert blanc, il apparaîtrait quadrillé par un réseau de crêtes (toross). Cette vue nous rappelait l'aspect des campagnes de Norvège, couvertes de neige, avec leurs brusques protubérances formées par les murettes séparant les champs. A première vue, ces crêtes semblaient affecter le plus complet désordre, un examen plus attentif de la banquise montrait cependant leur tendance à prendre certaines directions, notamment une orientation perpendiculaire à la ligne des pressions qui leur avaient donné naissance. Les explorateurs ont souvent évalué à 18 mètres la hauteur des toross et des hummocks. Ces chiffres sont exagérés. Pendant notre dérive et notre voyage à travers la banquise de l'extrême nord, l'hummock le plus élevé que j'ai vu ne dépassait pas, à vue d'œil, 10 mètres.—Je n'avais malheureusement pas les moyens de le mesurer.—Les hummocks les plus saillants dont j'ai déterminé les dimensions atteignaient une hauteur de 6m à 7m,50; ceux-là étaient nombreux. Les entassements de glace de mer ayant une hauteur de 8m,50 sont très rares.

14 octobre.—Un chenal reste toujours ouvert dans la direction du nord, et au delà la mer apparaît libre à perte de vue. La machine est remontée; demain nous serons parés pour le départ. Dans la soirée, violente pression. A plusieurs reprises, les blocs empilés sur bâbord menacent de culbuter sur le pont par-dessus le bastingage. Cette glace, peu épaisse, ne peut causer grand dommage, mais sa force d'impulsion est énorme. Sans une minute d'arrêt, elle arrive en vagues qui, de prime abord, paraissent irrésistibles, puis lentement, mais sûrement, elle vient mourir contre la solide coque du Fram.

15 octobre.—Maintenant que nous sommes prêts à partir, la banquise reste absolument fermée. Dans la matinée, aux premiers indices de détente de la glace, je donne l'ordre d'allumer les feux. Entre temps, je me mets à la recherche d'un ours que les hommes ont blessé la nuit dernière et qui ne doit pas être loin du navire. A mon retour, la glace n'a pas bougé.

16 et 17 octobre.—La banquise demeure absolument compacte. Violente pression dans la nuit.

18 octobre.—Le matin, Johansen tue, du pont, un ours qui est venu rôder tout contre le navire. L'après-midi, Henriksen en abat un second.

Temps très clair. Du haut du «nid de corbeau», aucune terre en vue. L'ouverture, qui s'étendait les jours précédents vers le nord, est complètement fermée; en revanche, durant la nuit, une nouvelle nappe s'est formée tout près du Fram.

21 octobre.—Profondeur: 135 mètres. Nous arrivons au-dessus d'une fosse marine. La ligne de sonde indique une dérive vers le sud-ouest. Je ne comprends rien à ce recul constant, d'autant que, ces jours derniers, la brise a été faible. Quelle peut bien être la raison de cette retraite vers le sud? Dans cette région, le courant devrait porter dans le nord. Comment expliquer autrement l'existence de la large étendue de mer libre que nous avons traversée et celle de la baie où nous avons été arrêtés au point culminant de notre marche. Ces ouvertures n'ont pu être formées que par un mouvement des eaux vers le nord. La seule objection contre ma théorie est fournie par l'existence du courant se dirigeant vers l'ouest que nous avons observé pendant tout notre trajet de Kabarova à l'Olonek. Mais non, jamais nous ne serons ramenés au sud des îles de la Nouvelle-Sibérie, puis à l'ouest, vers la côte de Sibérie, et ensuite au nord dans la direction du cap Tchéliouskine.

23 octobre.—Profondeur: 117 mètres, 12 mètres de moins qu'hier. La ligne de sonde indique maintenant une dérive vers le nord-est. Le 12 octobre, nous avons été ramenés jusqu'au 78°5′; d'après les observations du 19, nous nous trouvons à 10 milles plus au nord. Enfin, maintenant que le vent est tombé, le courant commence à porter dans la bonne direction.

24 octobre.—Entre quatre et cinq heures du matin, une violente pression a soulevé légèrement le Fram. L'assaut des glaces semble devoir se renouveler. Demain, en effet, nous avons une marée de pleine lune. Dans la matinée, la banquise s'ouvre tout contre le navire, puis se referme. Vers onze heures du matin, une attaque assez forte se produit; après cela un temps d'arrêt, puis, nouvelles pressions dans l'après-midi, particulièrement violentes entre quatre heures et quatre heures et demie.

25 octobre.—La nuit dernière, la banquise a éprouvé une convulsion. Réveillé en sursaut, j'ai senti le Fram soulevé, secoué et remué en tous sens; en même temps, j'ai entendu la glace s'écraser contre sa coque. Après avoir écouté un instant, je me suis rendormi, en pensant qu'il faisait bon être à bord du Fram. Ce serait véritablement terrible d'être obligé de quitter le navire à la moindre pression et de fuir avec tous nos bagages sur le dos, comme les gens du Tegetthoff.

La brise souffle aujourd'hui du sud-ouest. Le moulin, prêt depuis plusieurs jours, fonctionne pour la première fois. L'essai est particulièrement heureux; quoique la brise soit faible (5 à 8 mètres à la seconde), notre éclairage est cependant très intense. La lumière exerce une puissante influence sur le moral de l'homme. A dîner, la gaieté est générale. La lumière agit sur nos esprits comme un verre de bon vin. Le carré a un air de fête.

26 octobre.—L'anniversaire du lancement du navire est célébré en grande pompe. La fête débute par un tir à la cible. Le vainqueur reçoit la grande croix en bois de l'ordre du Fram. Au dîner, quatre plats, et, après le repas, permission de fumer dans le carré.

Mes pensées se reportent involontairement à la scène du lancement. Je revois ma chère femme projetant la bouteille de Champagne contre l'étrave en s'écriant: «Que Fram soit ton nom»; en même temps, le solide bâtiment, glissant doucement sur son berceau, prenait possession de son élément… Je serrai violemment sa main dans la mienne, et les larmes me vinrent aux yeux; ni l'un ni l'autre ne fûmes capables de dire un mot! Maintenant, nous sommes séparés par la mer et par la glace. Pour combien de temps? A coup sûr, ce sera très long. Je veux m'arracher à cette triste pensée.

Aujourd'hui, le soleil nous fait ses adieux; la nuit d'hiver va commencer. Où serons-nous quand reparaîtra l'astre de la vie? Pour nous consoler de son départ, la lune brille d'un éclat absolument extraordinaire.

D'après les observations, nous nous trouvons aujourd'hui à trois minutes plus au nord, et un peu plus à l'ouest que le 19. Nous devons être dans un remous où la glace tourne sur elle-même sans avancer. Si seulement un vent de sud se levait et nous poussait dans le nord, le découragement ferait promptement place à l'espoir!

Le 27 octobre, dans l'après-midi, un météore lumineux traverse le ciel, puis disparaît près de l'ε de la constellation du Cygne, le second que nous apercevons depuis notre arrivée dans ces parages. Le lendemain nous tuons un renard blanc. Déjà à plusieurs reprises nous avions vu ses pistes autour du navire. Que diable ces animaux peuvent-ils faire aussi loin de terre? Après tout, cela ne doit pas nous étonner, n'a-t-on pas trouvé des traces de renards sur la banquise entre Jan-Mayen et le Spitzberg.

5 novembre.—Le temps se traîne. Je travaille, je lis, je m'absorbe dans des réflexions et dans des rêveries; après quoi je joue de l'orgue, puis me promène sur la glace dans la nuit obscure. Très bas sur l'horizon, dans le sud-ouest, il y a encore un faible afflux de lumière, une lueur rouge foncé comme une tache de sang, passant à l'orange, au vert, au bleu pâle, enfin au bleu foncé tout piqué d'étoiles. Dans le nord vacillent des fusées d'aurore boréale toujours changeantes et mobiles, jamais en repos, absolument comme l'âme humaine. Et, sans y prendre garde, mes pensées reviennent toujours à mes chers adorés… Je songe au retour; notre tâche est maintenant accomplie, le Fram remonte à toute vitesse le fjord. La terre aimée de la patrie nous sourit dans un gai soleil, et… les souffrances poignantes, les longues angoisses sont oubliées dans un moment d'inexprimable joie. Oh! non, c'est trop pénible! A grands pas je me promène pour chasser cette hantise déprimante.

De plus en plus décourageant le résultat des observations. Nous sommes aujourd'hui par 77°43′ et 138°8′ de Long. Est. Jamais encore nous n'avions rétrogradé aussi loin. Depuis le 29 septembre nous avons été repoussés de 83 milles vers le sud. Toute la théorie dont la vérité me paraissait indiscutable, s'écroule comme un château de cartes détruit par la plus légère brise. Imaginez les plus ingénieuses hypothèses, bientôt les faits les auront réduits à néant. Suis-je véritablement sincère en écrivant ces tristes réflexions? Oui, sur le moment, car elles sont le résultat de l'amertume de mon découragement. Après tout, si nous sommes dans une mauvaise voie, à quoi cela aboutira-t-il? A la déception d'espérances humaines, tout simplement. Et si nous périssons dans cette entreprise, quelle influence cela aura-t-il sur les cycles infinis de l'éternité?

9 novembre.—Pris dans la journée une série de températures et d'échantillons d'eau de 10 en 10 mètres, depuis la surface jusqu'au fond, situé à une profondeur de 53 mètres. Partout la mer a une température uniforme de −1°,5, la même température que j'ai observée à une latitude plus méridionale. Il n'y a donc ici que de l'eau originaire du bassin polaire. La salure est très faible. L'apport des fleuves sibériens fait sentir son influence jusqu'ici.

11 novembre.—La «jeune glace» autour du navire atteint une épaisseur de 0m,39. Dure à la surface, elle devient en dessous poreuse et friable. Cette couche date de quinze jours. Dès la première nuit, elle a atteint une épaisseur de 0m,078; les deux nuits suivantes, elle a seulement augmenté de 0,052, et, pendant les douze nuits suivantes, de 0,26. L'accroissement d'une couche de la glace se ralentit donc à mesure que son épaisseur augmente, et cesse même complètement lorsqu'elle a atteint une certaine hauteur.

19 novembre.—Toujours la même vie monotone. Depuis une semaine, vent du sud; aujourd'hui, par exception, brise légère de nord-nord-ouest. La banquise reste calme, hermétiquement fermée autour du navire. Depuis la dernière pression violente, le Fram a certainement sous sa quille une épaisseur de glace de 3 à 7 mètres[12]. A notre grande joie, l'observation d'hier constate un gain de 44 milles vers le nord depuis le 8. Nous avons également fait un pas considérable vers l'est. Que seulement la dérive nous porte dans cette direction!

Vers le pôle

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