Читать книгу Littéraire de Grimm: histoire, littérature et philosophie (1753-1790) - Friedrich Melchior Grimm - Страница 5

GRIMM.

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Grimm est Allemand de naissance et d’éducation, et on ne s’en aperçoit en rien en le lisant: il a le tour de pensée et d’expression le plus net et le plus français. Né à Ratisbonne, en décembre 1723, d’un père qui occupait un rang respectable dans les Églises luthériennes, il fit ses études à l’université de Leipzig; il y eut pour professeur le célèbre critique Ernesti et profita de ses leçons approfondies sur Cicéron et sur les classiques. Grimm n’a jamais fait étalage d’érudition, mais toutes les fois qu’il s’est agi de juger ce qui avait rapport aux anciens, il s’est trouvé plus en mesure que la plupart des hommes de lettres français: il avait un premier fonds de solidité classique, à l’allemande. Il s’étonne quelque part que Voltaire ait si mal parlé d’Homère dans un chapitre de son Essai sur les Mœurs, où tous les honneurs de l’épopée sont décernés aux modernes: «Si cet arrêt, dit Grimm, eût été prononcé par M. de Fontenelle, on n’en parlerait point; il aurait été sans conséquence: mais que ce soit M. de Voltaire qui porte ce jugement, c’est une chose réellement inconcevable. » Et il donne ses raisons victorieuses tout à l’avantage de l’antique poète. C’est que Grimm ne parlait ainsi d’Homère que pour l’avoir lu en grec, et Voltaire ne l’avait jamais parcouru qu’en français.

On était au fort des querelles entre le Parlement et la Cour: trente ans plus tard, des différents du même genre conduisaient à la révolution de 89. Un homme d’esprit dit que l’arrivée de Manelli, le chanteur italien, en 1752, avait évité à la France la guerre civile, parce qu’autrement les esprits oisifs se seraient portés sur ces querelles du Parlement et du Clergé et les auraient encore, enflammées: au lieu de cela, ils se détournèrent avec fureur sur la querelle musicale et y dissipèrent leur feu. A l’Opéra, il y avait le coin du roi et le coin de la reine. Les amateurs qui se réunissaient sous la loge de la reine étaient les plus éclairés, les plus vifs et les plus zélés pour l’innovation italienne. Grimm se signala entre tous par une brochure piquante intitulée le Petit Prophète de Boehmischbroda, qui eut beaucoup de succès. Sous forme de prophétie, il y disait bien des vérités sur le goût des contemporains. C’était une Voix qui était censée parler a un pauvre faiseur de menuets de Bohême. Il y avait sur Jean-Jacques, l’auteur récent du Devin du Village, un mot d’éloge avec un trait piquant: «Un homme, disait le Génie, dont je fais ce qu’il me plaît, encore qu’il regimbe contre moi...» Récalcitrant et quinteux jusque dans son génie, c’était bien Jean-Jacques, même dès le Devin du Village. Si Grimm disait aux Français bien des vérités dures sur la musique, il en disait d’autres très-agréables sur la littérature; la Voix ou le Génie, parlant de la France en style prophétique et en se supposant dans les temps reculés, s’exprimait ainsi:

«Ce peuple est gentil; j’aime son esprit qui est léger, et ses mœurs qui sont douces, et j’en veux faire mon peuple, parce que je le veux, et il sera le premier, et il n’y aura point d’aussi joli peuple que lui.

«Et ses voisins verront sa gloire, et n’y pourront atteindre.....

«Et quand je pouvais éclairer de mon flambeau, et le Breton et l’Espagnol, et le Germain, et l’habitant du Nord, parce que rien ne m’est impossible, je ne l’ai pourtant pas fait.

«Et quand je pouvais laisser les arts et les lettres dans leur patrie, car je les y avais fait renaître, je ne l’ai pourtant pas fait.

«Et je leur ai dit: Sortez de l’Italie, et passez chez mon peuple que je me suis élu dans la plénitude de ma bonté, et dans le pays que je compte habiter dorénavant, et à qui j’ai dit dans ma clémence: Tu seras la patrie de tous les talents...

«Et je les ai tous rassemblés dans un siècle, et on l’appelle le Siècle de Louis XIV jusqu’à ce jour, en réminiscence de tous les grands hommes que je t’ai donnés, à commencer de Molière et de Corneille qu’on nomme Grands, jusqu’à La Fare et Chaulieu qu’on nomme Négligés.

«Et encore que ce Siècle fût passé, je fis semblant de ne m’en pas apercevoir, et j’ai perpétué parmi toi la race des grands hommes et des talents extraordinaires.»

Suivaient des compliments et signalements particuliers pour Voltaire, pour Montesquieu, etc.; mais le trait certes le plus délicat et le plus français était celui qu’on vient de lire: «Et encore que ce Siècle fût passé, je fis semblant de ne m’en pas apercevoir.» Une seule petite incorrection: «à commencer de Molière,» au lieu de «commencer par Molière...» laissait entrevoir la trace d’une plume étrangère. Pour tout le reste, pour l’esprit et le ton, Grimm venait-de faire ses preuves; il avait gagné ses éperons en Français: De quoi s’avise donc ce Bohémien, disait Voltaire, d’avoir plus d’esprit que nous?» Voilà un brevet de naturalisation pour Grimm.

Il avait trente ans. Ainsi maître de la langue, lancé dans les meilleures compagnies, armé d’un bon esprit et muni de points de comparaison très-divers, il se trouvait aussitôt plus en mesure que personne pour bien juger de la France. En général, un étranger de bon esprit et qui fait un séjour suffisant chez une nation voisine, est plus apte à prononcer sur elle que ne le peut faire quelqu’un qui est de cette nation, et qui par conséquent en est trop près. Horace Walpole, Franklin, Galiani, an XVIIIe siècle, nous jugent à merveille et avec sûreté dès le second coup d’œil. Mais Grimm nous juge plus pertinemment qu’aucun: il est plus en pied chez nous qu’Horace Walpole; il n’a pas cette inquiétude spirituelle, ce trémoussement continuel de Galiani, qui lui fait dire sans cesse: Je suis et je veux être amusant. Il mêle le calme et la réflexion à la finesse. Je ne trouve à Grimm un peu d’engouement que sur ce point, c’est dans sa liaison avec Diderot. Dans les éloges qu’il lui prodigue, et toute part faite à l’amitié, il y a un reste de germanisme. Grimm, en devenant le plus Français des Allemands, s’attache, par une sorte d’affinité naturelle, à Diderot, le plus Allemand des Français. Diderot continue d’être en France le côté allemand de Grimm. Hors de là, il est tout à fait guéri de son défaut national, et il ne prend pas le nôtre.

Sa correspondance littéraire avec les Cours du Nord et les souverains d’Allemagne lui vint d’abord par le canal de l’abbé Raynal qui s’en déchargea sur lui; elle commence en 1753, et par une critique même d’un ouvrage de l’abbé Raynal; dont Grimm parle avec indépendance, tempérant l’éloge par quelques mots de vérité. Cette correspondance, qui dura sans interruption jusqu’en 1790, c’est-à-dire pendant trente-sept ans, et qui ne cessa, pour ainsi dire, qu’avec l’ancienne société française sous le coup de la révolution, est un monument d’autant plus précieux qu’il est sans prétention et sans plan prémédité. «Paris, a-t-on dit très-justement, est le lieu du monde où l’on a le moins de liberté sur les ouvrages des gens qui tiennent un certain coin.» Cela était vrai alors, et l’est encore aujourd’hui. Grimm, vivant dans le monde, échappa à cette difficulté moyennant le secret de sa correspondance; mais, si la publicité est un écueil presque insurmontable pour la critique franche des contemporains, le secret est un piège qui tente à bien des témérités et à bien des médisances. Grimm eut l’esprit assez élevé et assez équitable pour ne point donner dans ce petit côté, et pour ne point faire céder le jugement à la passion ou à une curiosité maligne. Sa correspondance, en un mot, fut secrète, jamais clandestine.

Il commença d’abord par informer très-simplement des nouvelles littéraires courantes et des livres nouveaux les. princes ses correspondants: ce ne fut que peu à peu que son crédit gagna et que son autorité s’étendit. Elle fut tout à fait établie et consacrée lorsque l’impératrice Catherine de Russie l’eut pris pour son correspondant de prédilection et de confiance. Les Cours d’Allemagne avaient alors les regards tournés vers la France; les souverains visitaient Paris incognito, et, de retour ensuite dans leur pays, ils voulaient rester au courant de ce monde qui les avait charmés. Grimm, avant qu’il eût une position diplomatique officielle, était de fait le résident et le chargé d’affaires des puissances auprès de l’opinion française et de l’esprit français, en même temps qu’il était l’interprète et le secrétaire de l’esprit français auprès des puissances. Il remplit cette mission, des deux parts, très-dignement.

La Correspondance de Grimm passe en général pour sévère, un peu sèche dans sa justesse, et même légèrement satirique; mais, à l’origine, Grimm eut l’enthousiasme et cet amour du beau qui est l’inspiration de la vraie critique. Dans une lettre écrite contre l’opéra d’Omphale en 1752, il disait: «J’avoue que je regarde l’admiration et le respect que j’ai pour tout ce qui est vrai talent, dans quelque genre que ce soit, comme mon plus grand bien après l’amour de la vertu.» Il n’y avait pas longtemps que Grimm arrivait d’Allemagne quand il écrivait celte phrase. Au début de ses feuilles de Correspondance, il continue d’être dans les mêmes sentiments; son ton et suu intention ne sont rien moins que frivoles; il ne voit, dans le secret qu’on lui promet, qu’une raison de plus d’exercer une franchise sans bornes: «L’amour de la vérité, dit-il, exige cette justice sévère comme un devoir indispensable, et nos amis mêmes n’auront pas à s’en plaindre, parce que la critique qui n’a pour objet que la justice et la vérité, et qui n’est point animée par le désir funeste de trouver mauvais ce qui est bon, peut bien être erronée et sujette à se rétracter quelquefois, mais ne peut jamais offenser personne.» Au temps de Grimm, c’était encore l’habitude d’appeler Extraits les articles qu’on écrivait sur les livres, et ces Extraits, autorisés et consacrés par l’exemple du Journal des Savants, se bornaient le plus souvent en effet à une exacte et sèche analyse de l’ouvrage: «sous prétexte d’en donner la substance, on n’en offrait que le squelette.» Grimm n’est point pour ette critique pesante, routinière, et qui tient du procès-verbal. Les bons ouvrages, selon lui, ne doivent point être connus par extraits, mais doivent être lus: «Les mauvais ouvrages n’ont d’autre besoin que d’être oubliés. En bonne police, il devrait être défendu aux journalistes de parler d’un ouvrage, bon ou mauvais, lorsqu’ils n’ont rien à en dire.» Examiner et rectifier, c’est son objet dans ses feuilles, et ce devrait être celui de tous les journalistes. En cela Grimm est novateur dans une certaine mesure, et il met véritablement la critique du journal où elle doit être.

Il est curieux de noter les excès et les extrêmes du genre. C’était un extrême que cette première méthode adoptée par le Journal des Savants, le plus ancien des journaux littéraires, et qui consistait à donner un compte rendu pur et simple, une sorte de description du livre, très-peu différente souvent d’une table des matières. Le but, pourtant, et l’utilité de cette méthode, à une époque où les communications étaient moins faciles, était de tenir les savants des divers pays au courant des écrits nouveaux, et de les leur offrir du moins par extraits fidèles et sûrs, en attendant qu’ils pussent se procurer l’ouvrage même. Un autre extrême, tout opposé, dans lequel on est tombé de nos jours ( et je parle ici de la critique sérieuse, de celle de quelques Revues anglaises ou françaises, par exemple), est de ne presque point donner idée du livre à l’occasion duquel on écrit, et de n’y voir qu’un prétexte à développement pour des considérations nouvelles, plus ou moins appropriées, et pour des Essais nouveaux; l’auteur primitif sur lequel on s’appuie disparaît; c’est le critique qui devient le principal et le véritable auteur. Ce sont des livres écrits à propos de livres. La méthode de Grimm est entre les deux et dans la juste mesure.

«Qu’est-ce qu’un Correspondant littéraire?» s’est demandé un jour l’abbé Morellet, critiqué assez gaiement par Grimm, et qui, dans sa vieillesse, avait eu le désagrément de voir ces railleries imprimées; et Morellet répond: «C’est un homme qui, pour quelque argent, se charge d’amuser un prince étranger toutes les semaines, aux dépens de qui il appartient, et en général de toute production littéraire qui voit le jour, et de celui qui eu est l’auteur.» L’abbé Morellet était intéressé à parler ainsi; mais Grimm, malgré des légèretés et des rapidités inévitables, ne rentre pas dans ce genre inférieur auquel l’abbé économiste voudrait le rabaisser. En général, il songe à informer les princes ses correspondants bien plus qu’à les amuser; et, quand on était lu de Frédéric le Grand ou de Catherine, on avait certes un public qui en valait bien un autre et qui voulait du solide dans l’agrément. C’est à de tels esprits qu’il était vraiment honorable de plaire.

Grimm, par l’inspiration, peut se rapporter hardiment à l’école des maîtres en critique, à celle des Horace, des Pope, des Despréaux; il en a la susceptibilité vive, passionne irritable, en matière de goût. Sa sévérité est en raison de sa faculté d’admiration même.

En ouvrant aujourd’hui les volumes de Grimm, n’oublions pas que ses feuilles ont été primitivement écrites pour des étrangers. Byron ou Goëthe, en le lisant, prenaient une idée juste et complète de la littérature et du train de vie de ce temps-là ; et Byron lui a donné le plus bel éloge, en traçaut nonchalamment sur son journal ou Mémorandum écrit à Ravenue ces mots qui deviennent une gloire: «Somme toute, c’est un grand homme dans son genre.» Nous autres Français, nous savons d’avance, et par la tradition, quantité des choses qui se trouvent dans Grimm, il ne nous faut pas le lire de suite, mais le prendre par place et aux endroits significatifs. Une table bien faite nous y aide suffisamment. Que pense Grimm, par exemple, je ne dirai pas sur Homère, Sophocle, Molière (il n’en parle qu’incidemment), mais sur tous les hommes du XVIIIe siècle, Montaigne, Fontenelle, Montesquieu, Buffon, Voltaire, Jean-Jacques, Duclos, etc.? En l’interrogeant là-dessus, nous ne larderons pas à le connaître dans la qualité de son esprit et dans l’excellence de son jugement.

Après tout ce qu’on a écrit de l’auteur des Essais, il trouve à en dire des choses que nul n’a si bien touchées. Il remarque que, quoiqu’il y ait dans les Essais une infinité de faits, d’anecdotes et de citations, Montaigne n’était point à proprement parler savant: «Il n’avait guère lu que quelques poëtes latins, quelques livres de voyages, et son Sénèque, et son Plutarque;» ce dernier surtout. Plutarque, «c’est vraiment l’Encyclopédie des anciens; Montaigne nous en a donné la fleur; et il y a ajouté les réflexions les plus fines, et surtout les résultats les plus secrets de sa propre expérience.»

Les huit pages que Grimm a consacrées aux Essais de Montaigne () sont peut-être ce que la critique française a produit là-dessus de plus juste, de mieux pensé et de mieux dit. Je pourrais, en citant, donner de jolis mots qui s’y rencontrent; mais c’est le sens même et la suite qui fait le prix de ce délicieux morceau; voici quelques traits pourtant: «Son esprit, dit-il de Montaigne, a cette assurance et cette franchise aimable que l’on ne trouve que dans ces enfants bien nés, dont la contrainte du monde et de l’éducation ne gêna point encore les mouvements faciles et naturels... Les vérités (dans son livre) sont enveloppés de tant de rêveries, si j’ose le dire, de tant d’enfantillages, qu’on n’est jamais tenté de lui supposer une intention sérieuse... Sa philosophie est un labyrinthe charmant où tout le monde aime à s’égarer, mais dont un penseur seul tient le fil... En conservant la candeur et l’ingénuité du premier âge, Montaigne en a conservé les droits et la liberté. Ce n’est point un de ces maîtres que l’on redoute sous le nom de philosophes ou de sages, c’est un enfant à qui l’on permet de tout dire, et dont on applaudit même les saillies au lieu de s’en fâcher.» Lorsque Charron, l’ami et le disciple de Montaigne, et qui fut en quelque sorte son ordonnateur, voulut ranger et mettre sérieusement en système les pensées et les réflexions de son maître, on lui fit des difficultés malgré sa prudence, et on refusa à la gravité de l’un ce qu’on avait accordé à l’autre pour sa vivacité charmante.

La philosophie de Grimm est triste, elle est aride: il est sceptique, et, les jours où il l’est pour son propre compte, il l’est sans sourire: nous y reviendrons. Mais ici, en parlant de Montaigne, il s’adoucit. Puisque le cercle des connaissances humaines est si borné, et qu’on ne peut guère se flatter de reculer les limites de l’esprit humain, qu’y a-t-il à faire pour un auteur philosophique qui veut encore intéresser? Selon Grimm, il n’y a que deux manières de s’y prendre: ou bien s’appliquer à faire concevoir le plus clairement possible le petit nombre de vérités qu’on peut savoir (c’est ce qu’a fait Locke); ou bien peindre vivement l’impression particulière qu’on reçoit de ces mêmes vérités, ce qui sert du moins à multiplier les points de vue: et c’est ce qu’a fait Montaigne. La plupart des prétendus auteurs se contentent de travailler sur des idées étrangères, qu’ils retournent et qu’ils accommodent au goût du moment; rien n’est plus rare que cette vivacité et cette hardiesse à peindre sa propre pensée et ses propres sentiments, qui fait l’auteur original. Montaigne est original, même dans son érudition; il l’est jusque dans les traits qu’il emprunte aux autres, «parce qu’il ne les emploie qne lorsqu’il y a trouvé une idée à lui, ou lorsqu’il en a été frappé d’une manière neuve et singulière.»

Pour excuser l’amour-propre de Montaigne, Grimm trouve une raison pleine d’observation et de finesse; remarquant que l’amour-propre est moins fâcheux quand il se montre sans dissimulation et avec bonhomie, il ajoute: «Loin d’exclure la sensibilité pour les autres, il en est souvent la marque et la mesure la plus certaine. On ne s’intéresse à ses semblables qu’à raison de l’intérêt qu’on prend à soi-même et qu’on ose attendre de leur part.» Et il cite à ce propos un mot de Rousseau, qui venait un jour de s’épancher auprès d’un ami, et qui remarquait que cet ami (peut-être Grimm lui-même) recevait son épanchement sans lui rendre du sien: «Ne m’aimeriez-vous pas? s’écria Rousseau vous ne m’avez jamais dit du bien de vous.»

La politique de Grimm est triste, sceptique, ou volontiers négative comme sa philosophie. Il croit peu au progrès général des temps; les progrès quand ils ont lieu, ou les arrêts de décadence, lui semblent surtout dus à des individus d’exception, grands génies, grands législateurs ou princes, qui font faire à l’humanité des pas inespérés, ou lui épargnent des rechutes tôt ou tard inévitables. Ses idées sur l’origine des sociétés ne paraissent guère différer de celles de Hobbes, de Lucrèce, d’Horace, et des anciens épicuriens. Pénétré de la difficulté de l’invention sociale en tant qu’elle s’élève au-dessus d’une certaine agrégation première toute naturelle et grossière, et qu’elle arrive à la civilisation véritable, il ne la conçoit possible que grâce à de merveilleuses passions en quelques-uns et à une héroïque puissance de génie: «Il faut, pense-t-il, que les premiers législateurs des sociétés, même les plus imparfaites, aient été des hommes surnaturels ou des demi-dieux.» Grimm, en politique, se rapproche donc beaucoup plus de Machiavel que de Montesquieu, lequel accorde davantage au génie de l’humanité même.

Voltaire n’est nulle part mieux défini dans ses œuvres et dans son caractère, que par le détail des anecdotes et l’ensemble des jugements qui sont consignés dans Grimm. Il y a des pages (telles que celles sur la mort de Voltaire) () qui me paraissent trop emphatiques pour être de Grimm, et qui, dans tous les cas, sont un tribut payé à l’opinion du moment. Les jugements fins et vrais, les révélations piquantes, se retrouvent à cent autres pages.

SAINTE-BEUVE.

Littéraire de Grimm: histoire, littérature et philosophie (1753-1790)

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