Читать книгу Littéraire de Grimm: histoire, littérature et philosophie (1753-1790) - Friedrich Melchior Grimm - Страница 7

LETTRE D’UN NONAGÉNAIRE.

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J’allais parler de Grimm, et j’étais, je l’avoue, dans un grand embarras (que dire après M. Sainte-Beuve, après le maître?), lorsque j’ai reçu la lettre suivante que j’avais sollicitée instamment, et sur laquelle je n’osais plus compter,

«Je ne suis plus de ce monde, Monsieur, quoique je sois encore dans mon fauteuil; demain, peut-être, j’irai où tous mes contemporains sont déjà, et vous voulez que j’écrive un feuilleton! Ce serait le premier et vraisemblablement le dernier: tout ce qu’on écrit à mon âge ressemble à un testament. Quelle singulière idée vous avez eue là, de me faire débuter dans la carrière des lettres à quatre-vingt-dix ans sonnés! car je n’ai jamais été un écrivain de gazette, ni un dramomane, ni un favori des Muses, à quelque degré que ce soit: tout au plus ai-je rimé, dans ma première jeunesse, deux ou trois impromptu et un ou deux bouquets à Chloris. Il est vrai que chacun en faisait autant à sa sortie du collège d’Harcourt, ou même au collége d’Harcourt, et qu’il n’en fallait pas davantage pour avoir le droit de se dire collaborateur de l’Almanach des Muses, ou du Mercure; on pouvait même arriver à l’Académie française, surtout si, avec cela, on était grand seigneur; mais alors le quatrain était du luxe. Pour moi, je ne montrai mes impromptu qu’à deux beaux yeux, à ceux qui les avaient inspirés; et je n’eus garde de les communiquer à M. Marmontel, quoiqu’il me voulût du bien.

«Il me voulait du bien, M. Marmontel, puisque c’est lui qui me donna à M. le baron Grimm, dont je fus le secrétaire trois ou quatre ans, — circonstance heureuse, Monsieur, puisqu’elle m’a valu votre requête. — Après quoi encore, j’eus une bonne place dans les gabelles; après quoi encore, je devins trésorier de ma province, et, Dieu merci, au milieu de tout cela, je ne fus jamais un homme à talent, comme on disait avant 1789. Non pas que je fasse fi de la gloire littéraire, mais ayant vécu longtemps dans la compagnie des gens de lettres, je les ai vus tous, ou presque tous, exposés à tant de chagrins, de déboires, de calomnies et d’injustices, que j’ai bien souvent remercié le ciel de ne m’avoir donné qu’un petit génie comme à M. Oronte, et d’avoir éloigné de moi le besoin ou le désir de faire de la prose ou des vers.

«Quand je parle des inconvénients de toute espèce attachés à la condition des gens de lettres, je ne parle que pour mon temps, bien entendu. Aujourd’hui, les choses dorent être complètement changées, et changées en bien, puisqu’il y a un mot qui retentit partout, et qui retentit si haut qu’il partage seul l’honneur, avec le bourdon de Notre-Dame, d’avoir triomphé de ma surdité ; ce mot, c’est le mot progrès. Aujourd’ hui donc, il doit exister une fraternité littéraire à toute épreuve; la littérature entière ne doit former qu’une vaste famille; on s’aime, on s’estime, on se protège entre gens de lettres: ce doit être charmant. Monsieur, je vous en félicite de tout mon cœur.

«Mais de mon temps, grand Dieu! quelle différence! la république des lettres n’était qu’une république de loups; et le proverbe a bien raison de dire què les loups ne se mangent pas entre eux; ils ne se mangent pas, ils se dévorent.

«En ai-je assez connu de gens de lettres, tourmentés, ballottés, jouets du sort, sans parler de M. Rousseau? Celui-là eût été malheureux dans toutes les conditions de la vie; je ne l’ai vu, du reste, qu’une fois, et de loin. Comme il fermait obstinément sa porte à tout le monde, parce que dans chaque visiteur il voyait un espion; et comme je voulais à tout prix, dans ma curiosité juvénile, contempler ses traits illustres, je m’acheminai, un beau matin, vers Ermenonville, et je pris le parti de me promener le long du bosquet où M. Rousseau passait chaque jour plusieurs heures. J’avais un livre à la main, et je me donnais un air de promeneur le plus innocent possible, lorsque M. Rousseau parut. Mon air et mon livre n’y tirent rien. Dès qu’il m’aperçut, il lança sur moi un regard courroucé ; et murmurant quelques paroles entrecoupées, il rentra précipitamment dans sa petite maison que je vois encore, à deux pas du château. Vraisemblablement, il ne sortit pas de plusieurs jours et nourrit son imagination de noires chimères. Ah! si le hasard lui eût appris que j’appartenais à M. Grimm, quelle conspiration il eût échafaudée là-dessus, quel virulent chapitre il eût intercalé dans ses Confessions Infortuné M. Rousseau!

«En fait d’écrivains heureux, je n’ai guère connu que Gentil-Bernard et M. Dorat. En voilà, par exemple, qui se faisaient payer leur gloire comptant, et en beaux deniers! Oui, M. Grimm avait raison quand il disait: «Gentil-Bernard et Dorat, il faut les peindre dans un boudoir, en robe de chambre et en caleçons de soie rose!» Je vous avoue que les lauriers de ces petits poëtes musqués m’ont plus d’une fois empêché de dormir, et que j’aurais bien pu par là me réconcilier avec la littérature, si je n’avais trouvé le moyen de marcher sans rimes sur les traces de ces messieurs, et de toucher quelquefois le doux salaire sans le labeur. Eh! eh! je n’ai pas toujours eu quatre-vingt-dix ans. Vous allez crier au scandale; on dit qu’aujourd’hui vous êtes de mœurs beaucoup plus sévères. C’est très-bien. Pour moi, j’étais de mon temps, et tout à fait de mon temps; j’ai assisté au dernier souper de madame Geoffrin, sachez-le. J’étais à Orchomènes, Monsieur! Vieille façon de parler.

«Le lendemain de ce souper qui avait été ma première bataille, — en homme heureux, je débutais par Fontenoy, — le lendemain de cette mémorable soirée, il arriva une chose bien malheureuse pour moi. La bonne madame Geoffrin tomba malade. Aussitôt madame de Laferté-Ymbault, sa fille, qui était dévote, profita de l’occasion pour fermer la porte aux amis. M. d’Alembert, M. Marmontel, M. Morellet accoururent: ils étaient consignés à la porte! Ils eurent beau multiplier leurs visites, le seuil naguère si hospitalier ne s’ouvrit plus, et M. Grimm lui-même, le moins compromis des philosophes et un personnage officiel, après tout, un ministre allemand, un baron du saint-empire, ne trouva plus que visage de bois.

«Ah! Monsieur, vous le dirai-je? ce contre-temps me causa un chagrin très-vif, et je me souviens encore, après tant d’années, comme si c’était hier, de tous mes accès de colère contre madame Laferté-Ymbault; car en fermant le salon de madame Geoffrin, elle fermait une espèce de paradis où mes dix-sept ans avaient entrevu tout un avenir aimable et rempli de merveilles! Chaque fois que, pour le compte de M. Grimm, j’allais m’informer du jour où madame Geoffrin serait visible, et que je recevais l’impitoyable réponse, je revenais furieux au logis, et Dieu sait comme j’accommodais la dévotion de madame Ymbault! C’était une fille dénaturée, dont le cœur ne renfermait qu’ambition et avarice. — Pardonnez-moi, bonne dame, et dites à votre mère, que vous êtes allée rejoindre depuis si longtemps, que c’était à cause d’elle que je vous maltraitais ainsi!

«Mais je m’aperçois, Monsieur, que je m’égare dans mes souvenirs, à la façon des vieillards, et que je m’éloigne beaucoup de l’objet de cette lettre. Je n’ai prié mon petit-neveu de rouler mon fauteuil du côté de mon secrétaire, et je n’ai pris la plume que pour vous dire combien je regrettais de ne pouvoir répondre à votre demande. Eh quoi! j’y reviens, vous voulez me faire débuter dans la carrière des lettres à un âge où l’on n’est jamais sûr de l’heure qui va suivre! Si je vous écoutais et si j’écrivais mon premier article, en supposant que j’en eusse le temps, qui corrigerait les épreuves? c’est peut-être la Camard, Monsieur. Encore une expression surannée.

«Puis, — et Ceci est la meilleure raison, — je n’ai rien à dire sur M. le baron Grimm que vous ne sachiez aussi bien que moi. Certes, j’ai été véritablement attaché à M. Grimm, et son souvenir ne m’a jamais quitté dans les périodes si diverses de ma longue vie. Mais qu’est-ce que cela fait aux gens?

«Qu’importe à la postérité, à moins qu’elle ne soit très-frivole, et curieuse comme une jeune fille, — ce qui se pourrait à la rigueur; — que lui importe de savoir que M. le baron Grimm dont la contenance avait été négligée et nonchalante dans sa jeunesse, selon le dire authentique de son intime amie qui s’y connaissait, s’était donné plus tard un air grave et presque arrogant? Au reste, c’est bien cela: souvent la nature nous donne un bon visage et la société un vilain masque. La société gâte notre physionomie, surtout en nous caressant et en nous prodiguant ses faveurs. Méfiez-vous de cette maîtresse-là, Monsieur!

«Or, le baron Grimm avait bien fait son chemin. Il eut toujours ce que vulgairement on appelle la chance et ce que les héros appellent l’étoile. Il était tout petit cadet quand il vint à Paris; très-léger d’argent, mais assez léger d’esprit, quoique Allemand, et non léger d’érudition; il avait un fonds très-sérieux d’étude; mais à quoi lui eût servi sa liaison avec l’antiquité , s’il n’eût pas eu en même temps la chance favorable? Quand vous voudrez du bien à quelqu’un, Monsieur, au lieu de lui souhaiter d’abord de l’esprit, de l’érudition, du talent, souhaitez-lui une bonne chance. Ce que Pascal disait de l’opinion, il faut le dire de la chance: c’est la reine du monde.

«A peine M. Grimm était-il arrivé à Paris que le comt Friesen se chargea de sa fortune. Il avait un cœur d’or, M. le comte de Friesen, et comme il mourut fort jeune et qu’il était en peine de l’avenir de son protégé, il le légua à M. le duc d’Orléans. M. le duc d’Orléans accepta le legs de fort bonne grâce. M. Grimm appartint donc à S. A. le duc d’Orléans; puis il devint un des vingt-huit secrétaires du maréchal d’Estrées pendant la campagne de Westphalie. Quel état-major, Monsieur! C’était un des souvenirs auxquels M. Grimm revenait le plus souvent. Combien de fois ne lui ai-je pas entendu dire qu’à chaque marche, quoiqu’ils eussent laissé en arrière les gros équipages, on voyait défiler le nécessaire, le plus indispensable de l’état-major, pendant trois heures, trois grandes heures? De ce faste militaire et princier, il parlait toujours avec une pointe d’ironie, moins en grand seigneur qu’en philosophe. Et savez-vous pourquoi? C’est que lorsqu’il avait été acteur dans cette comédie, il n’était pas encore grand seigneur et faisait le philosophe. Plus tard, quand je l’ai connu, il ne voulait plus être philosophe, et il faisait le grand seigneur.

«Oui, je suis forcé d’avouer que dans son intimité avec les grands, M. Grimm avait perdu beaucoup de cette simplicité et de ce naturel que lui avait départis le bon Dieu. Il mettait du blanc, le croiriez-vous? Mais ce n’est pas un crime de mettre du blanc. Il appelait ses gens Eh, non pas, il est vrai, comme dit M. Rousseau, pour faire croire que Monseigneur avait tant de gens qu’il ne savait pas celui qui était de garde, mais parce que c’était l’habitude alors parmi les grands seigneurs d’appeler les gens par un Eh! Cette habitude est-elle tout à fait perdue, on me dit que non, et que sur ce que vous appelez le turf, plus d’un gentleman-rider, — il me semble que je jure, — appelle son groom, — je jure toujours, — de cette façon-là.

«Quant à cette autre habitude qu’on lui a prêtée de ne pas donner de l’argent à ses domestiques dans la main, et de le leur jeter à terre, en leur disant: Ramassez, — je ne sais pas ce que cela a de vrai; je n’ai jamais vu M. Grimm se livrer à cet exercice de Fronsac; mais ce que je puis affirmer, par exemple, c’est qu’il a bien mérité le mépris et l’indignation de M. Rousseau pour cette déplorable manie qu’il avait de se nettoyer les ongles tous les matins.

«Que diable, dit M. Rousseau, peut-on penser d’un homme qui passe deux heures chaque matin à se nettoyer les ongles avec une vergette? Deux heures! M. Rousseau exagérait, selon sa coutume; mais la vérité est que M. Grimm se nettoyait les ongles avec une vergette, et que s’il ne se fût pas livré à de plus grands travers il n’eût pas été comte de Tuffière pour cela.

«Tuffière! Cela est bientôt dit, mais croyez-vous qu’avant 89, quand on était baron, diplomate et correspondant de souverains, il fût bien facile ne pas prendre les grands airs? Eh! Monsieur, même de votre temps, et cinquante ans après ce que vous appelez votre grande révolution, si peu qu’on soit baron et diplomate, on se donne des allures de grand personnage, et on fait le gentilhomme à ravir.

«Il y a une douzaine d’années, Monsieur, en plein Louis-Philippe, c’est-à-dire bien loin de Louis XIV, et même de Louis XV, et même de Louis XVI, et même de Charles X, quand j’étais encore de ce monde, et qu’au lieu d’être enterré à deux cents lieues de Paris, j’habitais encore mon appartement de la rue du Bac, j’avais au-dessous de moi un de vos contemporains les plus spirituels, quelque peu allemand, moins allemand cependant que M. Grimm; quelque peu baron aussi, moins baron cependant que M. Grimm, quoique M. Grimm ne le fût pas beaucoup.

«Mon voisin avait du talent et il écrivait, dit-on, avec beaucoup de finesse et de goût; mais ne voilà-t-il pas qu’un jour il s’avisa de poser en diplomate, et pour commencer il prit un beau chasseur qu’il affubla d’un chapeau à belles plumes vertes. Le moyen, quand on voyait le nouveau baron dans sa voiture avec son chasseur derrière, de ne pas croire que c’était là un diplomate! Cependant mon spirituel voisin n’était pas aussi rangé que M. Grimm, et un jour qu’un fournisseur trop curieux priait M. le baron de vouloir bien lui apprendre à quelle époque enfin il toucherait le prix de son mémoire, M. le baron appela son chasseur, je ne sais pas précisément s’il se contenta de l’appeler par un Eh; le fait est que le chasseur vint et répondit à la curiosité du fournis seur par une pantomime trop expressive. De là grand bruit dans mes escaliers, de là émeute dans la cour, de là procès. Or, savez-vous ce que devant le juge le grand diable de chasseur s’obstina imperturbablement à répondre? J’obéissais aux ordres de M. le baron; M. le baron m’avait ordonné de faire ceci; M. le baron m’avait ordonné de faire cela. — Mais enfin, s’exclama le juge, en désignant le fournisseur, si votre maître vous eût ordonné de jeter Monsieur par la fenêtre? — J’aurais jeté Monsieur par la fenêtre, répliqua le chasseur, pour obéir à M. le baron.

«Vous voyez bien, Monsieur, que même de votre temps pour peu qu’on soit baron et diplomate, il est difficile de garder la mesure et de ne pas détonner. C’est pourquoi il ne faut pas être trop sévère pour M. le baron Grimm qui, au milieu des mœurs aristocratiques de son siècle, ne sut pas se préserver de l’infatuation, dès qu’il eut un titre, un ruban et des fonctions diplomatiques.

«Les nouveaux airs de M. Grimm lui avaient fait beaucoup d’ennemis et des ennemis nécessairement spirituels, puisqu’ on était dans le XVIIIe siècle, le siècle le plus spirituel de notre histoire, où il semblait qu’on n’eût qu’à parler pour avoir de l’esprit. Aussi s’amusait-on aux dépens de M. Grimm, et faisait-on courir sur son compte toutes sortes d’anecdotes piquantes. Vous-savez celle-ci: On prétendit qu’à la mort du comte de Friesen, il avait étalé un désespoir fastueux; il avait fallu l’entraîner à l’hôtel de Castries où il joua en arrivant une magnifique scène de sanglots. Il ne s’en tint pas là, ajoutait-on, et tous les matins, il allait dans le jardin pleurer à chaudes larmes, tenant un beau mouchoir de batiste sur ses yeux; tant qu’il était en vue de l’hôtel, durait la scène au mouchoir, mais au détour d’une certaine allée, on le vit d’une maison voisine mettre précipitamment son mouchoir dans sa poche et tirer un livre! Cette anecdote, comme vous savez, courut tout Paris. M. Rousseau la raconte dans ses Confessions. Pourtant je dois vous dire que je crois l’anecdote arrangée. La société d’alors aimait beaucoup ces commérages amusants, mais au moins c’était une véritable société ; aujourd’hui vous avez bien des commérages, mais de société, vous n’en avez pas.

«Après tout, et les petits travers mis de côté, il était digne d’affection, ce cher monsieur Grimm! Jean-Jacques l’a calomnié indignement, et M. Duclos l’a fort maltraité ; mais Jean-Jacques était fou, et M. Duclos n’était pas bon. A part ces deux-là, tous les amis de M. Grimm lui restèrent fidèles, et vécurent toujours avec lui dans une intimité pleine d’abandon. Oh! les charmants dîners qu’il leur donnait toutes les semaines! J’étais au bout de ia table, il est vrai, et je n’avais pas voix au chapitre; et pourtant ce sont les heures les plus agréables de ma vie. Ce que c’est que la société d’hommes gais, toujours spirituels, souvent éloquents et profonds! M. Diderot était toujours là.

«M. Grimm n’était pas beau, mais il n’était pas laid; il avait le nez légèrement de travers. — M. Grimm a le nez tourné, disait-on devant une dame de ses amies. — Oui, mais toujours du bon côté, répliqua-t-elle.

«Il avait toujours eu le cœur sensible, mon aimable maître. En Allemagne, il s’était pris d’une belle passion pour une princesse; rien que cela. En France, il se prit d’amour pour une princesse aussi; seulement cette fois c’était une princesse de théâtre, et, à cette époque, les princesses de théâtre n’étaient pas des forteresses imprenables. Peut-être le sont-elles devenues aujourd’hui? — M. Grimm aima mademoiselle Fel, de l’Opéra, et mademoiselle Fel, de l’Opéra, aima M. Grimm. Ce sont de ces scandales qui, je l’espère, ne se produisent plus. Si on aime aujourd’hui à l’Opéra comme on y chante, je suis rassuré sur les mœurs. O Jelyotte! O mademoiselle Fel! qu’êtes-vous devenus?

«Mais la grande affaire de cœur de M. Grimm fut son attachement pour madame d’Epinay, une femme de vrai mérite, Monsieur, qui, riche ou pauvre, fut toujours supérieure à sa fortune.

«Cette excellente madame d’Epinay! je ne l’ai connue, moi, que déjà fort avancée sur le retour, malade et ne pouvant plus supporter la vie qu’à force d’opium. Elle n’avait jamais été belle, et quoique M. Grimm parlât souvent de ses très-beaux yeux et de ses cheveux admirablement bien plantés, ce n’étaient pas évidemment les charmes extérieurs de son objet, comme nous disions alors, qui avaient séduit mon maître. Aussi, quand la jeunesse fut partie et que les maladies arrivèrent l’une après l’antre, il n’en resta pas moins fidèle à son culte. «J’ai le cœur allemand et l’esprit française me disait-il quelquefois, et il ne se trompait point.

«Bon et sceptique, sensible et railleur, il s’irritait peu contre les événements et les hommes. Il voyait bien, il s’enthousiasmait rarement, il écrivait avec calme et finesse. Je puis vous certifier, Monsieur, moi qui l’ai vu si souvent la plume à la main, et qui ai si souvent écrit sous sa dictée des pages de sa Correspondance devenue célèbre, je puis vous certifier qu’il ne parlait jamais des hommes et des choses qu’avec l’intention d’être vrai. Il n’avait ni haines, ni rancunes, ni préjugés. C’est pour cela, me direz-vous, peut-être, qu’il était un peu froid. — Ah! Monsieur, il vaut mieux être un peu froid, et ne pas sortir de la vérité, qu’être un incendie et s’égarer dans le faux!

«A tout prendre, c’était donc une belle vie que celle de M. Grimm. Ami intime de tous les beaux esprits, le cœur doucement occupé, correspondant de je ne sais combien de princes et de Catherine le Grand, il disait des méchancetés et n’en faisait point. Quand je l’ai connu, surtout, s’il ne se privait pas d’un bon mot, il ne se privait pas non plus d’une bonne action, et c’était une sorte de ministre de plusieurs souverains étrangers au département des largesses.

«Hélas! tout a une fin. La révolution arriva, et M. Grimm en fut plus affligé que surpris. Il l’avait souvent prévue. Jeune homme, m’avait-il dit un jour, d’un ton fort simple, sans faire l’hiérophante, comme Diderot: — Vous verrez de grandes choses, et peut-être aussi de terribles, de sinistres. — Il dit sinistres; j’ai bien retenu le mot.

«Ministre d’un souverain étranger, il dut quitter la France dès que la révolution éclata. Je ne le vis pas alors, et j’en éprouvai un grand regret. Je n’étais plus son secrétaire depuis longtemps; mais dans un voyage que je fis en Allemagne en 1804, je m’arrêtai à Gotha, moins pour voir Gotha que pour revoir M. le baron Grimm. Grand Dieu! combien il était changé . Je le reconnus à peine, et je ne pus en tirer que quelques mots. C’était pourtant un homme encore jeune: il n’avait guère que quatre-vingts ans.

«Mais à quoi bon vous dire toutes ces choses que vous savez et que tout le monde sait? Et que diable, je le répète, cela peut-il faire à la postérité ? Permettez-moi donc de m’excuser, Monsieur, si je ne fais point ce que vous me demandez par votre lettre du 1er courant; permettez-moi également de vous remercier, car je m’aperçois qu’en causant avec vous, j’ai rouvert pour un instant la source des souvenirs, et cela fait toujours du bien.

«Mon imagination, le croiriez-vous? s’est réveillée; je me sens tout ragaillardi; la nature me sourit comme autrefois, et c’est au point que le portrait de l’impératrice Catherine, qui est sur ma tabatière depuis soixante-dix ans, me semble avoir retrouvé son ancienne vivacité de couleur.

«Cette tabatière, Monsieur, je la tiens de M. Grimm, qui la tenait de l’impératrice. On dit que cette mode de donner des tabatières revient aujourd’hui chez les princes; il me semble pourtant que c’est un anachronisme de donner aujourd’hui des tabatières: ce sont des étuis à cigares et des pipes enrichis de diamants qu’il faut donner par le temps qui court, en vertu de la loi du progrès. Qu’en pensez-vous?

«Je ne sais pas, Monsieur, si vous pourrez me lire. En tout cas, si ce griffonnage est illisible, ce n’est pas ma faute; il faut vous en prendre à ma main qui tremble depuis que le temps l’a serrée dans la sienne, et à mes yeux près de s’éteindre.

«Le chevalier V...

«Ancien secrétaire du baron Grimm.»

Que dites-vous de cette lettre? N’est-ce pas qu’elle est venue hien à propos, et que je dois bien des remerciments à l’aimable vieillard qui fait de si bonne grâce ce que je lui demande, tout en me répondant pour m’apprendre qu’il ne peut pas le faire, et qui écrit bel et bien un feuilleton, en me déclarant qu’il est beaucoup trop vieux pour commencer à écrire des feuilletons? Merci donc, aimable vieillard! et que Dieu vous tienne longtemps en santé et en joie, au fond de votre province! Fasse le ciel que pendant un grand nombre d’étés, je puisse serrer cette main qui a touché tant de mains illustres du xvme siècle, et, — mieux que cela, — qui a toujours été tendue aux petits et aux faibles, et qui s’est toujours ouverle si facilement pour l’aumône!

Ainsi, ma tâche est accomplie à peu de frais; il ne me reste qu’à louer M. Eugène Didier d’avoir fait pour Grimm ce qu’il avait déjà fait pour Fontenelle, Chamfort et Rivarol. Peu de gens lisaient les seize volumes de la correspondance de Grimm, et tout le monde lira le volume où cette vaste correspondance est condensée en sa fleur. On n’avait qu’un Grimm de bibliothèque, on a un Grimm de poche. C’est ainsi que peu à peu on arrive à créer un esprit du XVIIIe siècle sous sa forme la plus concise et la plus pénétrante, et, pour ainsi dire, portatif.

Ne peut-on pas dire que ces sortes d’éditions sont le papier de banque appliqué à la circulation de la pensée?

J’allais finir là ; mais l’idée de correspondance secrète m’inspire une observation que je ne peux pas laisser échapper, et qui a peut-être quelque importance. Cette observation, la voici:

Tout se sait en France, et ce qu’on ne sait pas, d’ailleurs, on le devine, ou on l’invente. Tout se sait et tout s’écrit, surtout quand on n’a pas la liberté d’écrire. L’ancien régime, avec sa censure et son cabinet noir, n’a eu pour résultat que de multiplier les correspondances secrètes, lesquelles, après tout, finissent toujours par devenir publiques. Alors que gagne-t-on à entretenir un service ordinaire et extraordinaire de douanes sur les côtes de la pensée? On gagne un peu de temps, voilà tout.

Mais si on gagne un peu de temps, on perd autre chose, car, par un singulier et inévitable engrenage de causes et d’effets, tandis que dans les pays libres la curiosité publique assiste au spectacle des événements avec impartialité et bienveillance, sous les gouvernements despotiques, au contraire, la curiosité publique est taquine, méfiante, de mauvaise humeur; elle envenime tout, elle transforme les accidents les plus naturels en monstruosités, et elle est souverainement injuste de très-bonne foi. Qu’a gagné Louis XIV à regarder la discussion de ses actes comme un outrage, et à ne vouloir qu’être encensé, adulé, adoré de son vivant? Il a gagné de vivre, dans l’avenir, en face des immortelles rancunes de Saint-Simon, absolument comme les empereurs romains qui, en étouffant la pensée dans le présent, ont gagné de vivre, dans l’éternité de l’histoire, en face des accusations formidables et peut-être des calomnies de Tacite!

On me répondra qu’il n’y a pas toujours un Tacite ou un Saint-Simon disponibles. Soit; mais il y a toujours un Grimm, l’œil au guet, et la plume bien taillée; et cela suffit.

PAULIN LIMAYRAC.

Littéraire de Grimm: histoire, littérature et philosophie (1753-1790)

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