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PRÉFACE DE LA TROISIÈME ÉDITION
ОглавлениеCes livres sont déjà d'une autre époque; et, disons-le nettement, la pensée de les faire revivre, après tant d'années, ne pouvait plus venir qu'à l'auteur lui-même. Les lecteurs d'autrefois, s'il les conserve, ceux d'aujourd'hui s'il doit en avoir, jugeraient peut-être l'idée bizarre et sans opportunité; aussi, l'auteur se croit-il obligé de la motiver en quelques pages.
Un été dans le Sahara date de 1856. Une année dans le Sahel ne parut que deux ans après. Le métier de l'auteur n'était pas d'écrire; on lui sut gré de s'en tirer convenablement. On lui tint compte aussi de la bonne foi, de la déférence et même des ingénuités dont il donnait la preuve, en touchant à un art qui n'était pas le sien et ne devait pas l'être. Chacun de ses livres eut deux éditions. Tout portait à croire que l'auteur n'en écrirait pas d'autres; c'était une dernière raison pour que leur publicité s'arrêtât là.
Si ces livres ne contenaient que des récits ou des tableaux de voyage, une bonne partie de leur valeur aurait disparu. Les lieux ont beaucoup changé. Il y en a, parmi ceux que je cite, qui pouvaient alors passer pour assez mystérieux; tous ont perdu l'attrait de l'incertitude, et depuis longtemps. L'intérêt qui s'attachait à ces notes, en leur nouveauté, ne serait donc plus le même, soit qu'on y reconnût mal les traits du présent, soit qu'on n'y trouvât plus le piquant des choses inédites. D'ailleurs, quel est le lecteur, un peu au courant des explorations récentes, qui s'occuperait avec la moindre curiosité d'un petit coin de l'Afrique française, parcouru jadis par un observateur spécial, aujourd'hui que le vaste monde est à tous et qu'il faut, pour surprendre, instruire ou intéresser, de lointains voyages, beaucoup d'aventures, ou beaucoup de savoir?
J'ajoute que, si leur unique mérite était de me faire revoir un pays qui cependant m'a charmé, et de me rappeler le pittoresque des choses, hommes et lieux, ces livres me seraient devenus à moi-même presque indifférents. A la distance où me voici placé de tout ce qu'ils évoquent, il m'importe à peine qu'il y soit question d'un pays plutôt que d'un autre, du désert plutôt que de lieux encombrés, et du soleil en permanence plutôt que de l'ombre de nos hivers. Le seul intérêt qu'à mes yeux ils n'aient pas perdu, celui qui les rattache à ma vie présente, c'est une certaine manière de voir, de sentir et d'exprimer qui m'est personnelle et n'a pas cessé d'être mienne. Ils disent à peu près ce que j'étais, et je m'y retrouve. J'y retrouve également ce que j'ai rêvé d'être, avec des promesses qui toutes n'ont pas été tenues et des intentions dont a plupart n'ont pas eu d'effet. De sorte que si j'ai peu grandi, du moins je n'ai pas changé. Voilà quel est, pour l'auteur qui vient de les relire, le sens actuel de ces livres de jeunesse; et c'est uniquement à cause de cela qu'il y tient.
A l'époque où je fus pris du besoin d'écrire, je n'étais qu'un inconnu, très ignorant et désireux de produire; pour ces deux raisons, fort en peine.
J'avais visité l'Algérie à plusieurs reprises; je venais d'y pénétrer plus loin et de l'habiter posément. Une sorte d'acclimatation intime et définitive me la faisait accepter, sinon choisir, comme objet d'études et, très inopinément, décidait de ma carrière, beaucoup plus que je ne l'imaginais alors, et, l'avouerai-je? beaucoup plus que je n'aurais voulu.
Je rapportais de ce voyage de vifs souvenirs, à défaut de bons documents. Surtout, j'en rapportais le désir impatient de le reproduire n'importe comment, n'importe à quel prix. Je me persuadais qu'il n'y a pas de sujet médiocre, ni de sujet ennuyeux, mais seulement des cœurs froids, des yeux distraits, des écrivains ennuyés. La nouveauté du sujet ne m'embarrassait guère. Il ne me semblait nullement téméraire de parler de l'Orient après tant d'auteurs grands ou charmants: convaincu que, n'étant personne encore, j'avais chance au moins de devenir quelqu'un, et qu'à être ému, net et sincère, ou risquait encore d'être écouté.
Le hasard m'avait fourni le thème; restait à trouver la forme. L'instrument que j'avais dans la main était si malhabile, que d'abord il me rebuta. Ni l'abondance, ni la vivacité, ni l'intimité de mes souvenirs ne s'accommodaient des pauvres moyens de rendre dont je disposais. C'est alors que l'insuffisance de mon métier me conseilla, comme expédient d'en chercher un autre, et que la difficulté de peindre avec le pincean me fît essayer de la plume.
Voilà, qu'on me pardonne ce retour sur leurs origines, comment sont nés ces deux livres: à côté d'un chevalet, dans le demi-jour d'un atelier, au milieu d'ombres fort sérieuses, que le soleil oriental constamment en vue, comme une sorte de mirage éblouissant, ne parvenait pas toujours à égayer. La chose entreprise, il me parut intéressant de comparer dans leurs procédés deux manières de s'exprimer qui m'avaient l'air de se ressembler bien peu, contrairement à ce qu'on suppose. J'avais à m'exercer sur les mêmes tableaux, à traduire, la plume à la main, les croquis accumulés dans mes cartons de voyage. J'allais donc voir si les deux mécanismes sont les mêmes ou s'ils diffèrent, et ce que deviendraient les idées que j'avais à rendre, en passant du répertoire des formes et des couleurs dans celui des mots. L'occasion de faire cette épreuve est assez rare, et je n'étais pas fâché qu'elle me fût donnée.
J'entendais dire, et j'étais assez disposé à le croire, que notre vocabulaire était bien étroit pour les besoins nouveaux de la littérature pittoresque. Je voyais en effet les libertés que cette littérature avait dû se permettre depuis un demi-siècle le afin de suffire aux nécessités des goûts et des sensations modernes. Décrire au lieu de raconter, peindre au lieu d'indiquer; peindre surtout; c'est-à-dire donner à l'expression plus de relief, d'éclat, de consistance, plus de vie réelle; étudier la nature extérieure de beaucoup plus près dans sa variété, dans ses habitudes, jusque dans ses bizarreries, telle était en abrégé l'obligation imposée aux écrivains dits descriptifs par le goût des voyages, l'esprit de curiosité et d'universelle investigation qui s'était emparé de nous.
Un même courant, d'ailleurs, emportait l'art de peindre et celui d'écrire hors de leurs voies les plus naturelles. On s'occupait moins de l'homme et beaucoup plus de ce qui l'environne. Il semblait que tout avait été dit de ses passions et de ses formes, excellemment, décidément, et qu'il ne restait qu'à le faire mouvoir dans le cadre changeant des lieux, des climats, des horizons nouveaux. Une école extraordinairement vivante, attentive, sagace, douée d'un sens d'observation, sinon meilleur, du moins plus subtil, d'une sensibilité plus aiguë, avait déjà renouvelé sur un point la peinture française et l'honorait grandement. Cette école avait, comme toutes les écoles, ses maîtres, ses disciples et déjà ses idolâtres. On voyait, disait-on, mieux que jamais: on révélait mille détails jusque-là méconnus. La palette était plus riche, le dessin plus physionomique. La nature vivante pouvait enfin se considérer pour la première fois dans une image à peu près fidèle, et se reconnaître en ses infinies métamorphoses. Il y avait du vrai et du faux dans ces dires. Le vrai excusait le faux, et le faux n'empêchait pas que le vrai n'eût un prix réel. Le besoin d'imiter tout, à tout propos, faisait naître à chaque instant des œuvres singulières; et lorsque le don d'émouvoir s'y mêlait par fortune, il inspirait des œuvres considérables. Comment s'étonner qu'un pareil mouvement, se produisant à côté des lettres contemporaines, ait agi sur elles, et que, devant de tels exemples, participant eux-mêmes à de tels besoins, sensibles, rêveurs, ardents, les yeux comme nous bien ouverts, nos écrivains aient eu la curiosité d'enrichir aussi leur palette et de la charger des couleurs du peintre?
Je n'oserai pas dire que je leur donnai tort, tant ils avaient d'éclat, tant ils mettaient d'habileté, de zèle, de souplesse et de talent à se donner raison. Seulement, à considérer les choses en dehors de ce mouvement dont l'effet n'était irrésistible qu'au milieu du courant, en m'isolant du souvenir de certains livres, si bien faite pour convaincre, et de l'admiration qui m'attachait à quelques-uns, je me demandais s'il était nécessaire d'ajouter aux ressources d'un art qui vivait de son propre fonds et s'en était trouvé si bien. En définitive, il me parut que non.
Il est hors de doute que la plastique a ses lois, ses limites, ses conditions d'existence, ce qu'on appelle en un mot son domaine. J'apercevais d'aussi fortes raisons pour que la littérature réservât et préservât le sien. Une idée peut à la fois s'exprimer de deux manières, pourvu qu'elle se prête ou qu'on l'adapte à ces deux manières. Mais sa forme choisie, et j'entends sa forme littéraire, je ne voyais pas qu'elle exigeât ni mieux, ni plus que ne comporte le langage écrit. Il y a des formes pour l'esprit, comme il y a des formes pour les yeux; la langue qui parle aux yeux n'est pas celle qui parle à l'esprit. Et le livre est là, pour nous répéter l'œuvre du peintre, mais pour exprimer ce qu'elle ne dit pas.
A peine au travail, la démonstration de cette vérité me rassura. Je la tirai d'une expérimentation très sûre et décisive. J'en conclus avec la plus vive satisfaction que j'avais en main deux instruments distincts. Il y avait lieu de partager ce qui contenait à l'un, ce qui convenait à l'autre. Je le fis. Le lot du peintre était forcément si réduit, que celui de l'écrivain me parut immense. Je me promis seulement de ne pas me tromper d'outil en changeant de métier.
Ce fut un travail charmant, qui ne me coûta pas d'efforts et me causa de vifs plaisirs. Il est clair que la forme de lettres, que j'adoptai pour les deux récits, était un simple artifice qui permettait plus d'abandon, m'autorisait à me découvrir un peu plus moi-même, et me dispensait de toute méthode. Si ces lettres avaient été écrites au jour le jour et sur les lieux, elles seraient autres; et peut-être, sans être plus fidèles, ni plus vivantes, y perdraient-elles ce je ne sais quoi et qu'on pourrait appeler l'image réfractée, ou, si l'on veut, l'esprit des choses. La nécessité de les écrire à distance, après des mois, après des années, sans autre ressource que la mémoire et dans la forme particulière propre aux souvenirs condensés, m'apprit, mieux que nulle autre épreuve, quelle est la vérité dans les arts qui vivent de la nature, ce que celle-ci nous fournit, ce que notre sensibilité lui prête. Elle me rendit toute sorte de services. Surtout, elle me contraignit à chercher la vérité en dehors de l'exactitude et la ressemblance en dehors de la copie conforme. L'exactitude poussée jusqu'au scrupule, une vertu capitale lorsqu'il s'agit de renseigner, d'instruire ou d'imiter, ne devenait plus qu'une qualité de second ordre, dans un ouvrage de ce genre, pour peu que la majorité soit parfaite, qu'il s'y mêle un peu d'imagination, que le temps ait choisi les souvenirs; en un mot, qu'un grain d'art s'y soit glissé.
Je n'insisterai pas autrement; ce sont là des façons de voir et des détails de purs procédés qui ne regardent et qui n'intéresseraient personne. Je dirai seulement que le choix des termes, à côté du choix des couleurs, me servait à plus d'une étude instructive. Je ne cacherai pas combien j'étais ravi, lorsqu'à l'exemple de certains peintres, dont la palette est très sommaire et l'œuvre cependant riche en expressions, je me flattais d'avoir tiré quelque relief ou quelque couleur d'un mot très simple en lui même, souvent le plus usuel et le plus usé, parfaitement terne à le prendre isolément. Il y avait là, pour un homme qui n'était pas plus maître de sa plume qu'il ne l'était de son pinceau et qui faisait à la fois deux apprentissages, un double enseignement plein de leçons intéressantes. Notre langue étonnamment saine et expressive, même en son fonds moyen et dans ses limites ordinaires, m'apparaissait comme inépuisable en ressources. Je la comparais à un sol excellent, tout borné qu'il est, qu'on peut indéfiniment exploiter dans sa profondeur, sans avoir besoin de l'étendre, propre à donner tout ce qu'on veut de lui, à la condition qu'on y creuse. Souvent je me demandais ce qu'on devrait entendre au juste par néologisme. Et quand je cherchais l'explication de ce mot dans de bons exemples, je trouvais qu'un néologisme est tout simplement l'emploi nouveau d'un terme connu.
Ces remarques, assez inutiles s'il se fût agi d'un livre où l'idée domine, où le raisonnement est l'allure ordinaire de l'esprit, devenaient autant de précautions nécessaires dans une suite de récits et de tableaux visiblement puisés aux souvenirs d'un peintre. Ce que sa mémoire avec des habitudes spéciales, ce que son œil avec plus d'attention, de portée et de facettes, avaient retenu de sensations pendant le cours d'un long voyage en pleine lumière, il essayait de l'approprier aux convenances de la langue écrite. Il transposait à peu près comme fait un musicien, en pareil cas. Il aurait voulu que tout se vît sans offusquer la vue, sans blesser le goût: que le trait fût vif, sans insistance de main; que le coloris fût léger plutôt qu'épais; souvent que l'émotion tînt lieu de l'image. En un mot, sa pensée constante, je le répète, était que sa plume n'eût pas trop l'air d'un pinceau chargé d'huile et que sa palette n'éclaboussât pas trop souvent son écritoire.
Ces deux livres terminés, à deux ans de distance et pour ainsi dire écrits d'une haleine, je les publiai comme ils étaient venus, sans les regarder de trop près. Les défauts qui sautent aux yeux, je les apercevais, même avant qu'on me les signalât. Soit à dessein, soit par impuissance de me corriger, je n'en fis pas disparaître un seul; et le public voulut bien n'y voir qu'un manque excusable de maturité.
On fit à ces deux livres un bon accueil. Je dirais que l'accueil fut inespéré, si je ne craignais d'exagérer l'importance d'une publicité de petit bruit et de manquer de mesure, pour ne pas manquer de reconnaissance. Des approbations, que je n'oublierai jamais, me vinrent de divers côtés. Il y en eut que je n'attendais guère; il y en eut que je n'osais point espérer. Je fus surpris, touché, profondément heureux, et plutôt tranquillisé dans ma manière d'être et de voir. Je me gardai bien de prendre ces témoignages pour un brevet de confraternité, donné par des écrivains de premier ordre, à un débutant qui ne devait jamais être un des leurs. J'y vis une sorte de complaisance empressée, bienveillante, infiniment courtoise, à admettre momentanément dans leur compagnie quelqu'un venu par hasard, et qui n'y devait pas rester.
De ceux dont le patronage inattendu me fut alors plus doux, l'un est mort depuis, en plein éclat, après avoir occupé dans la littérature pittoresque un rang tout à fait supérieur; romancier, poète, critique, voyageur; passionnément épris de la forme dans sa rareté, dans son opulence; une main exquise, un œil d'une surprenante justesse; doué comme il le fallait pour tenter l'alliance entre deux arts dont, grâce à lui, les contacts devenaient si fréquents, et seulement trop convaincu peut-être qu'il y avait réussi; au fond très circonspect; sachant admirablement ce qu'il faisait et le faisant à merveille; impeccable, comme écrivait de lui un de ses disciples, en ce sens que s'il n'est pas un maître exemplaire, il aura du moins laissé dans son œuvre quelques morceaux de maîtrise excellents.
L'autre, pour l'honneur des lettres françaises, porte aussi légèrement que si cela ne pesait rien, quarante années résolues de travaux et de vraie gloire. Le jour où mon premier livre parut, ce fut lui qui me tendit la main, pour ainsi dire à mon insu. J'ignore ce qu'on put augurer d'un inconnu quand on le vit placé sous le patronage d'un pareil nom; mais je sais bien qu'en m'appuyant pour la première fois sur cette main quasi souveraine, je sentis combien elle avait de bonté pour les jeunes et de douceur encourageante pour les faibles.
J'ai dit, je crois, ce que j'avais à dire. Peut-être est-ce trop ou pas assez. Un volume de pur roman, publié quelques années plus tard, reproduisit sous une autre forme le côté tout personnel des ouvrages précédents, et j'en restai là.
Des voyages que j'ai faits depuis lors, j'ai résolu de ne rien dire. Il m'eût fallu parler de lieux nouveaux, à peu près comme j'avais parlé des anciens. Mais à quoi bon? Qu'importe que le spectacle change, si la manière de voir et de sentir est toujours la même?
Il me reste, à la vérité, un champ d'observations tout différent, celui où je suis placé désormais et où me retiennent mes habitudes plutôt que mes goûts. Je l'ignore. J'estime qu'il y aurait, sur certains points qui me sont familiers, beaucoup à dire, en exposant ce que j'aperçois, ce que je sais, ce que je crois. Le sujet serait, on le comprend, délicat pour un homme de métier devenu critique, à qui l'on demanderait, avec raison, moins de paroles et de meilleures preuves. Ce sujet à la fois si tentant et si épineux, m'est-il permis, me sera-t-il défendu d'y toucher? Jusqu'à présent j'ai jugé qu'il était séant de me l'interdire.
Il n'est pas de livre un peu digne d'être lu qui n'ait son public et qui ne se l'attache, grâce à des affinités purement humaines. Il se forme ainsi quelquefois des amitiés qui se consolident, en raison de l'âge du livre, en souvenir de l'époque où l'on était jeunes ensemble. C'est à ce petit nombre d'amis connus ou inconnus d'ancienne date que je destine particulièrement cette édition.
E. F.
Paris, 1er juin 1874.