Читать книгу Un été dans le Sahara - Fromentin Eugène - Страница 3

I
DE MEDEAH A EL-AGHOUAT

Оглавление

Medeah, 22 mai 1853.

Cher ami, je comptais ne t'écrire que de ma première étape; mais l'inaction forcée où je suis me fait ouvrir, sans plus attendre, mon journal de route. Je le commence quand même, ne fût-ce que pour abréger les heures et pour me consoler avec «cette petite lumière intérieure» dont parle Jean Paul, et qui nous empêche de voir et d'entendre le temps qu'il fait dehors.

Depuis le jour où tu m'as quitté, nous vivons au milieu d'une vraie tempête. Tu l'as traversée toi-même, sans doute, en retournant en France; car elle nous vient du Nord, soufflant à la manière du mistral et tout imprégnée d'eau de mer. Quoique nous soyons en mai, l'hiver, tu t'en souviens, avait encore un pied posé sur les blancs sommets de la Mouzaïa; c'est lui qui visite une dernière fois, du moins on l'espère, les jolies campagnes déjà fleuries de Medeah. – Suppose une étendue de quarante lieues de nuages, amoncelés entre l'Ouarensenis et nous, et tu pourras imaginer dans quelles profondeurs de brume sa magnifique pyramide est ensevelie. Quant au Zaccar, notre voisin, c'est à peine si, de loin en loin, on aperçoit, à travers un rideau de pluie moins serré, sa double corne tout estompée par les bords et d'un affreux ton d'encre de Chine, étendue d'eau.

Ce brusque retour des pluies nous a surpris au moment de monter à cheval. Nos adieux étaient faits, nos mulets de bât déjà chargés; il a fallu donner contre-ordre à notre escorte de cavaliers; et me voici, confiné dans une chambre d'auberge, n'ayant pour toute distraction que la vue des cigognes, lugubrement perchées aux bords de leurs vastes nids, et attendant impatiemment qu'une éclaircie se fasse dans ce ciel de Hollande.

Réduit comme je le suis à stimuler mon enthousiasme prêt à faiblir par toutes sortes de rêveries, anticipées où rétrospectives, j'ai accueilli avec complaisance tout à l'heure un souvenir dont tu voudras bien te contenter, faute de mieux. Il pourrait, du reste, servir de préface à ces notes, où je compte plus tard prendre ma revanche, en te racontant les fêtes du Soleil.

– Tu dois connaître dans l'œuvre de Rembrandt une petite eau-forte, de facture hachée, impétueuse, et d'une couleur incomparable, comme toutes les fantaisies de ce génie singulier, moitié nocturne, moitié rayonnant, qui semble n'avoir connu la lumière qu'à l'état douteux de crépuscule, ou à l'état violent d'éclairs. La composition est fort simple: ce sont trois arbres hérissés, bourrus de forme et de feuillage; à gauche, une plaine à perte de vue; un grand ciel où descend une immense nuée d'orage; et, dans la plaine, deux imperceptibles voyageurs, qui cheminent en toute hâte et fuient, le dos au vent. – Il y a là toutes les transes de la vie de voyage, plus un côté mystérieux et pathétique, qui m'a toujours fortement préoccupé. Parfois même, il m'est arrivé d'y voir comme une signification qui me serait personnelle: c'est à la pluie que j'ai dû de connaître, une première fois, il y a cinq ans, le pays du perpétuel Été; c'est en la fuyant éperdument qu'enfin j'ai rencontré le soleil sans brume.

C'était en 1848, en février, il n'y avait pas eu d'intervalle cette année-là entre les pluies de novembre et les grandes pluies d'hiver, lesquelles duraient depuis trois mois et demi, presque sans un seul jour de repos. J'avais fui de Blidah à Alger, d'Alger à Constantine, sans trouver un point du littoral épargné par ce funeste hiver; il s'agissait de chercher un lieu qu'il ne pût atteindre: c'est alors que je pensai au Désert. – La route qui y conduit se dessinait sur le Condiat-Aty trempé d'eau, et, de temps en temps, j'en voyais descendre de longs convois de gens, au visage marqué par un éternel coup de soleil, suivis de leurs chameaux chargés de dattes et de produits bizarres. Il me semblait sentir encore, en les approchant, comme un reste de tiédeur apportée dans les plis fangeux de leurs burnouss. Un matin donc, nous partîmes en désespérés, passant, tant bien que mal, les rivières débordées et poussant droit devant nous, vers Bisk'ra. Cinq jours après, le 28 février, j'arrivais à El-Kantara, sur la limite du Tell de Constantine, harassé, transi, traversé jusqu'au cœur, mais bien résolu à ne plus m'arrêter qu'en face du soleil indubitable du Sud.

El-Kantara – le pont – garde le défilé et pour ainsi dire l'unique porte par où l'on puisse, du Tell, pénétrer dans le Sahara. Ce passage est une déchirure étroite, qu'on dirait faite de main d'homme, dans une énorme muraille de rochers de trois ou quatre cents pieds d'élévation. Le pont, de construction romaine, est jeté en travers de la coupure. Le pont franchi, et après avoir fait cent pas dans le défilé, vous tombez, par une pente rapide, sur un charmant village, arrosé par un profond cours d'eau et perdu dans une forêt de vingt-cinq mille palmiers. Vous êtes dans le Sahara.

Au delà s'élève dans une double rangée de collines dorées, derniers mouvements du sol, qui, douze lieues plus loin, vont expirer dans la plaine immense et plate du petit désert d'Angad, premier essai du grand Désert.

Grâce à cette situation particulière, El-Kantara, qui est, sur cette ligne, le premier des villages sahariens, se trouve avoir ce rare privilège d'être un peu protégé par sa forêt contre les vents du désert, et de l'être tout à fait contre ceux du nord par le haut rempart de rochers auquel il est adossé. Aussi, est-ce une croyance établie chez les Arabes que la montagne arrête à son sommet tous les nuages du Tell; que la pluie vient y mourir, et que l'hiver ne dépasse pas ce pont merveilleux, qui sépare ainsi deux saisons, l'hiver et l'été; deux pays, le Tell et le Sahara; et ils en donnent pour preuve que, d'un côté, la montagne est noire et couleur de pluie, et de l'autre, rose et couleur de beau temps.

C'était notre avant-dernière marche, la dernière devant nous conduire d'une traite à Bisk'ra. La matinée avait été glacée; le thermomètre, sous nos froides tentes de K'sour, marquait à notre réveil 1º au-dessous de 0. Je me souviens, quoiqu'à cinq ans de distance, des moindres détails de cette journée. Peu s'en était fallu qu'elle ne devînt terrible; mon ami A… S… avait failli se casser la tête en voulant me passer mon fusil; je portais en bandoulière ce fusil funeste, et l'avais déchargé, m'étant promis de ne plus m'en servir. Il y avait, pour le sûr, un peu de mélancolie parmi nous et, depuis l'accident surtout, on se taisait. Le lieu était fort triste. Nous suivions une avenue pierreuse, encaissée entre deux longs murs de rochers sombres, absolument dépouillée d'herbes, mal éclairée par un jour sans soleil. De temps en temps, un aigle, posé sur un angle avancé de la montagne, se levait lentement à notre approche et montait d'un vol circulaire au-dessus de nos têtes. Le ciel tendu de gris se reposait de pleuvoir; mais le vent se maintenait au nord: il enfilait la gorge et semblait vouloir nous poursuivre. C'était un petit souffle aigu, persistant, qu'on entendait à peine, et cependant très incommode. Je me le rappelle surtout à cause des bruits singuliers qu'il faisait dans les canons vides de mon fusil; on eût dit la sonnerie de deux cloches tintant ensemble sur un mode plaintif et pas tout à fait à l'unisson. Le bruit était si léger qu'il me paraissait venir de fort loin, et si étrangement triste, que, pendant le reste de la journée, il m'importuna. Ce ne fut que le lendemain qu'en l'entendant se reproduire, je finis par en découvrir la cause. Enfin nous atteignîmes le défilé; il était six heures moins quelques minutes.

Le docteur T… nous précédait au galop de son cheval boiteux, tout en chantant languissamment la chanson pseudo-arabe et nouvelle encore de Khedoudja; il arriva le premier sur le pont, se découvrit et nous cria:

«Messieurs, ici on salue!»

Est-il vrai que la première colonne militaire qui ait, en 1844, franchi ce pont célèbre, se soit arrêtée par un mouvement de subite admiration, et que les musiques se soient mises à jouer d'enthousiasme? Je ne sais là-dessus que ce qu'on m'en a dit; mais ce soir-là, le spectacle que j'avais sous les yeux m'eût fait croire à cette tradition.

Les palmiers, les premiers que je voyais; ce petit village couleur d'or, enfoui dans des feuillages verts déjà chargés des fleurs blanches du printemps; une jeune fille qui venait à nous, en compagnie d'un vieillard, avec le splendide costume rouge et les riches colliers du désert, portant une amphore de grès sur sa hanche nue; cette première fille à la peau blonde, belle et forte d'une jeunesse précoce, encore enfant et déjà femme; ce vieillard abattu, mais non défiguré par une vieillesse hâtive; tout le désert m'apparaissant ainsi sous toutes ses formes, dans toutes ses beautés et dans tous ses emblèmes; c'était, pour la première, une étonnante vision. Ce qu'il y avait surtout d'incomparable, c'était le ciel: le soleil allait se coucher et dorait, empourprait, émaillait de feu une multitude de petits nuages détachés du grand rideau noir étendu sur nos têtes, et rangés comme une frange d'écume au bord d'une mer troublée. Au delà commençait l'azur; et alors, à des profondeurs qui n'avaient pas de limites, à travers des limpidités inconnues, on apercevait le pays céleste du bleu. Des brises chaudes montaient, avec je ne sais quelles odeurs confuses et quelle musique aérienne, du fond de ce village en fleurs; les dattiers, agités doucement, ondoyaient avec des rayons d'or dans leurs palmes; et l'on entendait courir, sous la forêt paisible, des bruits d'eau mêlés aux froissements légers du feuillage, à des chants d'oiseaux, à des sons de flûte. En même temps un muezzin, qu'on ne voyait pas, se mit à chanter la prière du soir, la répétant quatre fois aux quatre points de l'horizon, et sur un mode si passionné, avec de tels accents, que tout semblait se taire pour l'écouter.

Le lendemain, même beauté dans l'air et même fête partout. Alors, seulement, je me donnai le plaisir de regarder ce qui se passait au nord du village, et le hasard me rendit témoin d'un phénomène en effet très singulier. Tout ce côté du ciel était sombre et présentait l'aspect d'un énorme océan de nuages, dont le dernier flot venait pour ainsi dire s'abattre et se rouler sur l'extrême arête de la montagne. Mais la montagne, comme une solide falaise, semblait le repousser au large; et, sur toute la ligne orientale du Djebel-Sahari, il y avait un remous violent exactement pareil à celui d'une forte marée. Derrière, descendaient lugubrement les traînées grises d'un vaste déluge; puis, tout à fait au fond, une montagne éloignée montrait sa tête couverte de légers frimas. Il pleuvait à torrents dans la vallée du Metlili, et quinze lieues plus loin il neigeait. L'éternel printemps souriait sur nos têtes.

Notre arrivée au désert se fit par une journée magnifique, et je n'eus pas une seule goutte de pluie pendant tout mon séjour dans le Sahara, qui fut long.

Tel fut, cher ami, le préambule radieux de mon voyage aux Zibans. Ce passage inattendu d'une saison à l'autre, l'étrangeté du lieu, la nouveauté des perspectives, tout concourut à en faire comme un lever de rideau splendide; et cette subite apparition de l'Orient par la porte d'or d'El-Kantara m'a laissé pour toujours un souvenir qui tient du merveilleux.

Aujourd'hui, je n'attends plus, ni ne désire aucune surprise; mon arrivée au désert se fera plus simplement; sans étonnement, car je vais revoir, sinon les mêmes lieux, du moins des choses et des aspects connus; sans coup de théâtre, car il n'y a pas d'El-Kantara sur la route uniforme et très prévenue que je vais suivre.

Même, et pour savoir d'avance à quoi m'en tenir tout à fait, j'ai soigneusement étudié la carte du Sud, depuis Medeah jusqu'à El-Aghouat; non point en géographe, mais en peintre. – Voici à peu près ce qu'elle indique: des montagnes jusqu'à Boghar; à partir de Boghar, sous la dénomination de Sahara, des plaines succédant à des plaines: plaines unies, marécages, plaines sablonneuses, terrains secs et pierreux, plaines onduleuses et d'alfa; à douze lieues nord d'El-Aghouat, un palmier; enfin, El-Aghouat, représenté par un point plus large, à l'intersection d'une multitude de lignes brisées, rayonnant en tout sens, vers des noms étranges, quelques-uns à demi fabuleux; puis, tout à coup, dans le sud-est, une plaine indéfiniment plate, aussi loin que la vue peut s'étendre; et, sur ce grand espace laissé en blanc, ce nom bizarre et qui donne à penser, Bled-el-Ateuch, avec sa traduction: Pays de la soif. – D'autres reculeraient devant la nudité d'un semblable itinéraire; je t'avoue que c'est précisément cette nudité qui m'encourage.

Je crois avoir un but bien défini. – Si je l'atteignais jamais, il s'expliquerait de lui-même; si je ne dois pas l'atteindre, à quoi bon te l'exposer ici? – Admets seulement que j'aime passionnément le bleu, et qu'il y a deux choses que je brûle de revoir: le ciel sans nuages, au-dessus du désert sans ombre.

El-Gouëa, 24 mai au soir.

On compte, par la route que nous suivons, quatorze lieues de Medeah à Boghar; à peu près deux lieues de moins que la route des prolonges. Elle est aussi directe que peut l'être un sentier d'Arabe dans un pays difficile; c'est-à-dire qu'à moins d'escalader les montées comme on fait d'un rempart et de se laisser glisser aux descentes, il me paraît presque impossible d'abréger davantage. J'ai cru remarquer que le plus souvent nous coupions droit devant nous en pleine montagne, et je n'ai pas vu d'ailleurs que cette voie escarpée, où nous entraînait notre chef de file, fût autrement tracée que par le passage des bergers ou par l'écoulement naturel des eaux de pluie. Cependant rien n'est plus aisé que d'y mener un convoi marchant en bon ordre, avec des mulets peu chargés et des chevaux prudents.

Tout ce pâté de montagnes, que nous avons mis cinq heures à traverser, présente un système irrégulier de mamelons coniques profondément découpés et séparés par d'étroits ravins. Au fond de chacun de ces ravins, creusés en forme d'entonnoirs, il y a des eaux courantes ou de jolies fontaines, avec des lauriers-roses en abondance. Les pentes sont entièrement couvertes de broussailles, et les sommets se couronnent avec gravité de chênes verts, de chênes-lièges et d'arbres résineux. De loin en loin, de petites fumées odorantes, qu'on voit filer paisiblement au-dessus des bois, et de rares carrés d'orges vertes indiquent, dans ce lieu solitaire, la présence de quelques agriculteurs arabes. Cependant, on n'aperçoit ni le propriétaire du champ, ni les cabanes d'où sortent ces fumées; on ne rencontre personne, on n'entend pas même un aboiement de chien. L'Arabe n'aime pas à montrer sa demeure, pas plus qu'il n'aime à dire son nom, à parler de ses affaires, à raconter le but de ses voyages. Toute curiosité dont il peut être l'objet lui est importune. Aussi établit-il sa maison aux endroits les moins apparents, à peu près comme on ferait une embuscade, de manière à n'être point vu, mais à tout observer. Du fond de cette retraite invisible, il a l'œil ouvert sur les routes, il surveille les gens qui passent, en remarque le nombre et s'assure, avec inquiétude, du chemin qu'ils prennent. C'est une alarme quand on fait mine d'examiner le pays, de s'y arrêter ou de se diriger précisément vers le lieu qu'il habite. Quelquefois un de ces campagnards soupçonneux vous accompagne ainsi fort loin, à votre insu et ne vous perd de vue que lorsqu'il n'a plus aucun intérêt réel ou imaginaire à vous suivre. Toutes les habitudes du paysan arabe sont soumises à ce système absolu de précaution et d'espionnage; et sa manière d'entendre la propriété ne peut s'expliquer que par ce général sentiment de défiance. Même à l'état sédentaire, il ne se croit tranquille possesseur que de ce qu'il détient; il préfère la fortune mobilière, parce que rien ne la constate, qu'elle est facile à convertir, facile à nier et enfouissable. La terre, au contraire, l'embarrasse; et toute propriété foncière lui semble incertaine et surtout compromettante. Il n'occupe donc ostensiblement que le petit coin qu'il a ensemencé, et, s'il néglige de s'étendre au delà et de s'approprier par la culture tout le terrain qui l'environne, s'il entretient la solitude autour de lui, et pour ainsi dire jusqu'à la porte de sa maison, c'est uniquement pour ne pas faire un aveu plus manifeste de ce qu'il possède. Rien n'est donc plus abandonné en apparence qu'un pays habité par des tribus arabes; on ne saurait y tenir moins de place, y faire moins de bruit, ni plus discrètement empiéter sur le désert.

Nous avancions en silence et gravissions péniblement, pendus aux crins de nos chevaux, de longs escarpements dont chacun nous coûtait une heure à franchir. Nous faisions lever des engoulevents, des tourterelles de bois, quelques volées plus rares de perdrix grises; par moments, le cri sonore d'un merle éclatait tout près de nous, et l'on voyait le petit oiseau noir fuir au-dessus des fourrés. Il faisait chaud; l'air était orageux; le ciel, semé de nuages, avec des trouées d'un bleu sombre, promenait des ombres immenses sur l'étendue de ce beau pays, tout coloré d'un vert sérieux. C'était paisible, et je ne puis dire à quel point cela me parut grand. A chaque sommet que nous atteignions, je me retournais pour voir monter, à l'horizon opposé, les pics bleuâtres de la Mouzaïa. Il y eut un moment où, par l'échancrure des gorges, j'entrevis un coin de la plaine, et au-dessus, dans le brouillard, quelque chose de bleu qui ressemblait encore à la mer, cette Méditerranée, mon ami, que d'ici j'appelle la mer du Nord, et qu'un jour, avec regret, j'appellerai, comme autrefois, la mer d'Afrique. De temps en temps, Medeah se montrait au nord-ouest sur un plateau plus clair que les autres, où l'on voyait se dessiner des routes. Vers trois heures, je l'aperçus pour la dernière fois et je lui dis adieu. Il n'apparaissait plus que comme une masse un peu rouge piquée de points blanchâtres au-dessus d'un triple étage de mamelons boisés; je distinguais confusément les deux ou trois minarets qui dominent la ville; je crus reconnaître celui que tu préfères, au pied des casernes, et je donnai un souvenir à nos cigognes; puis mon œil fit le tour de l'horizon. Je ne sais quels fils imperceptibles qui me tenaient au cœur se tendirent un moment plus fort que je n'aurais cru, et je compris alors seulement que je partais et que j'entreprenais autre chose qu'une promenade.

Il y avait quatre heures que nous marchions; nous n'avions pas fait cinq lieues encore, mais nous achevions de monter. Après une dernière heure de marche sur des pentes douces et parmi des fourrés très-épais, mon cheval donna des signes de joie, et je découvris devant moi, dans une sorte de clairière élevée, une maison blanche entourée de cabanes de paille, quelques tentes noires, et notre avant-garde de cavaliers qui déjà disposait le bivouac.

Nous voici donc dans El-Gouëa, ou, si tu veux, à la Clairière, campés pour cette nuit près de la maison du commandement de Si-Djilali-Bel Hadj-Meloud, caïd des Beni-Haçen. On appelle maisons de commandement certaines maisons fortifiées, que notre gouvernement fait bâtir à l'intérieur du pays, pour servir de résidence officielle à un chef de tribus, de lieu de défense en cas de guerre, et en même temps d'hôtellerie pour les voyageurs. Indépendamment du chef arabe, qui l'occupe assez irrégulièrement, ces postes sont en général gardés par quelques hommes d'infanterie détachés de la garnison française la plus voisine. Avec plus d'importance et de plus grandes dimensions, ils deviennent des bordj (proprement: lieux fortifiés). La maison d'El-Gouëa n'est qu'un modeste corps de garde en rez-de-chaussée, avec une cour au centre, quatre pavillons saillants aux quatre angles, des murs bas, seulement percés de meurtrières, une porte pleine et ferrée. Un grand noyer qui s'élève en forme de boule de l'autre côté de la maison, des hangars de chaume disposés autour, soutenus par des branches mortes et palissadés de broussailles, le jeu du ciel entre les vastes rameaux de l'arbre et de gros nuages orageux roulés en masses étincelantes au-dessus des coteaux devenus bruns, tout cela formait un ensemble de tableau peu oriental, mais qui m'a plu, précisément à cause de sa ressemblance avec la France. Du côté du sud, il n'y a pas de vue; du côté du nord et du couchant, nous dominons une assez grande étendue de collines et de petites vallées, clairsemées de bouquets de bois, de prairies naturelles et de quelques champs cultivés. Les collines se couvraient d'ombres, les bois étaient couleur de bronze, les champs avaient la pâleur exquise des blés nouveaux, le contour des bois s'indiquait par un filet d'ombres bleues. On eût dit un tapis de velours de trois couleurs et d'épaisseur inégale: rasé court à l'endroit des champs, plus laineux à l'endroit des bois. Dans tout cela, rien de farouche et qui fasse penser au voisinage des lions.

Les deux tentes arabes dressées pour nous recevoir serviront d'asile à nos gens et d'abri pour nos bagages, car nous avons tout juste de quoi nous loger nous-mêmes. Je te parlerai de notre galfa (caravane) quand elle sera complète et organisée sur un pied de long voyage, quand nous aurons remplacé nos mulets de montagne par des chameaux, et quand notre klhebbir (conducteur-chef de caravane), qui, tu le sais, est M. N***, aura rassemblé toute sa suite de cavaliers et de serviteurs. Le tout, chameaux, tentes supplémentaires et gens d'escorte, nous attend à Boghari, où nous les trouverons demain soir. Jusqu'ici, notre petit convoi, d'assez vulgaire apparence, se compose, presque à nombre égal, de burnouss et d'habits français, et nos muletiers n'ont pas la rude et patiente allure que je m'attends à trouver dans nos chameliers, ces intrépides marcheurs du désert.

Il est huit heures; nous venons de rentrer sous nos tentes après avoir soupé chez le caïd. Si-Djilali nous a donné la diffa: il arrivait tout exprès pour nous recevoir de la tribu qu'il habite à quelques lieues d'ici. Il est impossible de recevoir au seuil des pays arabes une hospitalité plus encourageante. Quant à notre hôte, je retrouve en lui ces grands traits de montagnard que nous avons déjà pressentis à Medeah et tant admirés, si tu t'en souviens; et, comme personnage de frontispice, il a déjà sa valeur. C'est une belle tête, fortement basanée, ardente et pleine de résolution, quoique souriante, avec de grands yeux doux et une bouche fréquemment entr'ouverte à la manière des enfants; cette habitude fait remarquer ses dents qui sont superbes. Il porte deux burnouss, un noir par-dessus un blanc. Le burnouss noir, qu'on voit rarement dans les tribus du littoral et qui disparaît, m'a-t-on dit, dans le Sud, semble être propre aux régions intermédiaires que je vais traverser de Medeah à D'jelfa. Il est de grosse laine ou de poil de chameau; on dirait du feutre, tant il est lourd, épais, rude au toucher: il a plus d'ampleur que le burnouss de laine blanche, et tombe tout d'une pièce quand il est pendant; relevé sur l'épaule, il forme à peine un ou deux plis réguliers et cassants. Il fait paraître courts les hommes les plus grands, tant il les élargit, et leur donne alors une pesanteur de démarche, une majesté de port extraordinaires. Ajoute à ce vêtement un peu monacal, qui tient de la chape par la roideur, et du froc par le capuchon rabattu dans le dos, des bottes rouges de cavalier, un chapelet de bois brun, une ceinture de maroquin bouclée à la taille, usée par le frottement des pistolets, enfin un long cordon d'amulettes de bois ou de sachets de cuir rouge descendant sur un haïk djeridi de fine laine lamée de soie; tout laine et tout cuir, sans broderie, sans flots de soie, sans une ganse d'or, telle était la tenue sévère de notre hôte. Si-Djilali est de noblesse militaire; son père, Si-Hadj-Meloud, est pèlerin de la Mecque. Il y a, comme tu le vois, du sang de fanatique et de soldat dans ses veines. C'est un homme de trente ans, ou bien alors un jeune homme que la fatigue, une grande position, la guerre peut-être, ou seulement le soleil de son pays ont mûri de bonne heure. A le regarder de plus près, on s'aperçoit que ses yeux pleins de flammes ne sont pas toujours d'accord avec sa bouche, quand celle-ci sourit, et que cette juvénile hilarité des lèvres n'est qu'une manière d'être poli.

La chambre où nous mangions était petite, sans meubles, avec une cheminée française et des murs déjà dégradés, quoique la maison soit neuve. Il y avait du feu dans la cheminée; un tapis de tente, trop grand pour la chambre et roulé contre un des murs, de manière à nous faire un dossier; pour tout éclairage, une bougie tenue par un domestique accroupi devant nous, et faisant, dans une immobilité absolue, l'office de chandelier. Si simple que soit la salle à manger, si mal éclairé que soit le tapis qui sert de table, un repas arabe est toujours une affaire d'importance.

Je n'ai pas à t'apprendre que la diffa est le repas d'hospitalité. La composition en est consacrée par l'usage et devient une chose d'étiquette. Pour n'avoir plus à revenir sur ces détails, voici le menu fondamental d'une diffa d'après le cérémonial le plus rigoureux. D'abord un ou deux moutons rôtis entiers; on les apporte empalés dans de longues perches et tout frissonnants de graisse brûlante: il y a sur le tapis un immense plat de bois de la longueur d'un mouton; on dresse la broche comme un mât au milieu du plat; le porte-broche s'en empare à peu près comme d'une pelle à labourer, donne un coup de son talon nu sur le derrière du mouton et le fait glisser dans le plat. La bête a tout le corps balafré de longues entailles faites au couteau avant qu'on ne la mette au feu; le maître de la maison l'attaque alors par une des excoriations les plus délicates, arrache un premier lambeau et l'offre au plus considérable de ses hôtes. Le reste est l'affaire des convives. Le mouton rôti est accompagné de galettes au beurre, feuilletées et servies chaudes; puis viennent des ragoûts, moitié mouton et moitié fruits secs, avec une sauce abondante, fortement assaisonnée de poivre rouge. Enfin arrive le couscoussou, dans un vaste plat de bois reposant sur un pied en manière de coupe. La boisson se compose d'eau, de lait doux (halib), de lait aigre (leben); le lait aigre semble préférable avec les aliments indigestes; le lait doux, avec les plus épicés. On prend la viande avec les doigts, sans couteau ni fourchette; on la déchire; pour la sauce, on se sert de cuillers de bois, et le plus souvent d'une seule qui fait le tour du plat. Le couscoussou se mange indifféremment, soit à la cuiller, soit avec les doigts; pourtant, il est mieux de le rouler de la main droite, d'en faire une boulette et de l'avaler au moyen d'un coup de pouce rapide, à peu près comme on lance une bille. L'usage est de prendre autour du plat, devant soi, et d'y faire chacun son trou. Il y a même un précepte arabe qui recommande de laisser le milieu, car la bénédiction du ciel y descendra. Pour boire, on n'a qu'une gamelle, celle qui a servi à traire le lait ou à puiser l'eau. A ce sujet, je connais encore un précepte: «Celui qui boit ne doit pas respirer dans la tasse où est la boisson; il doit l'ôter de ses lèvres pour reprendre haleine; puis il doit recommencer à boire.» Je souligne le mot doit, pour lui conserver le sens impératif.

Si tu te rappelles l'article Hospitalité dans le livre excellent de M. le général Daumas sur le Grand Désert, tu dois voir que c'est dans les mœurs arabes un acte sérieux que de manger et de donner à manger, et qu'une diffa est une haute leçon de savoir-vivre, de générosité, de prévenances mutuelles. Et remarque que ce n'est point en vertu de devoirs sociaux, chose absolument inconnue de ce peuple antisocial, mais en vertu d'une recommandation divine, et, pour parler comme eux, à titre d'envoyé de Dieu, que le voyageur est ainsi traité par son hôte. Leur politesse repose donc non sur des conventions, mais sur un principe religieux. Ils l'exercent avec le respect qu'ils ont pour tout ce qui touche aux choses saintes, et la pratiquent comme un acte de dévotion.

Aussi ce n'est point une chose qui prête à rire, je l'affirme, que de voir ces hommes robustes, avec leur accoutrement de guerre et leurs amulettes au cou, remplir gravement ces petits soins de ménage qui sont en Europe la part des femmes; de voir ces larges mains, durcies par le maniement du cheval et la pratique des armes, servir à table, émincer la viande avant de vous l'offrir, vous indiquer sur le dos du mouton l'endroit le mieux cuit, tenir l'aiguière ou présenter, entre chaque service, l'essuie-mains de laine ouvrée. Ces attentions, qui dans nos usages paraîtraient puériles, ridicules peut-être, deviennent ici touchantes par le contraste qui existe entre l'homme et les menus emplois qu'il fait de sa force et de sa dignité.

Et quand on considère que ce même homme, qui impose aux femmes la peine accablante de tout faire dans son ménage par paresse ou par excès de pouvoir domestique, ne dédaigne pas de les suppléer en tout quand il s'agit d'honorer un hôte, on doit convenir que c'est, je le répète, une grande et belle leçon qu'il nous donne, à nous autres gens du Nord. L'hospitalité exercée de cette manière, par les hommes à l'égard des hommes, n'est-elle pas la seule digne, la seule fraternelle, la seule qui, suivant le mot des Arabes, mette la barbe de l'étranger dans la main de son hôte? Au reste, tout a été dit là-dessus, excepté peut-être quelques détails plus ignorés qui prouvent à l'excès que l'invité est autorisé à se mettre dans le plus grand bien-être possible, et qu'il est permis, même en compagnie, de témoigner qu'on a l'estomac plein. C'est une habitude que notre civilité puérile et honnête n'a pas même imaginé de défendre aux petits enfants qui ont trop mangé. Elle sera difficile à comprendre, surtout à excuser, de la part de gens si graves, et qui jamais ne s'exposent à la moquerie. Mais il ne faut pas oublier qu'elle est dans les mœurs, et que ces choses-là se font avec la plus étonnante bonhomie.

Le café, le thé et le tabac ne sont servis qu'aux étrangers chrétiens, et sont totalement inconnus dans les k'sours et dans les douars arabes du Sud. Un Arabe qui se respecte s'abstient assez généralement d'en faire usage. Il y a de pauvres gens qui n'en ont jamais goûté. On se figure, tout à fait à tort, que chaque Arabe est armé de sa pipe, comme on voit les Maures et les Turcs. Les Maures eux-mêmes ne fument pas tous. J'en connais qui regardent cela comme un vice presque égal à celui de boire du vin; ceux-là sont les méthodistes sévères qui se montrent exacts aux mosquées et ne portent que des vêtements de laine ou de soie, sans broderie de métal, d'or ni d'argent.

Onze heures.– J'achève, en regardant la nuit, cette première veillée de bivouac. L'air n'est plus humide, mais la terre est toute molle, la toile des tentes est trempée de rosée; la lune, qui va se lever, commence à blanchir l'horizon au-dessus des bois. Notre bivouac repose dans une obscurité profonde. Le feu allumé au milieu des tentes, et près duquel les Arabes ont jusqu'à présent chuchoté, se racontant je ne sais quoi, mais assurément pas les histoires d'Antar, quoi qu'en disent les voyageurs revenus d'Orient; le feu abandonné s'est éteint et ne répand plus qu'une vague odeur de résine qui parfume encore tout le camp; nos chevaux ont de temps en temps, des frissons amoureux et poussent, vers une femelle invisible qui les enflamme, des hennissements aigus comme un éclat de trompette; tandis qu'une chouette, perchée je ne sais où, exhale à temps égaux, au milieu du plus grand silence, cette petite note unique, plaintive qui fait: clou! et semble une respiration sonore plutôt qu'un chant.

Boghari, 26 mai au matin.

Ou je me trompe fort, ou j'ai sous les yeux l'Afrique africaine comme on la rêve; et le reste de mon voyage n'aura plus, sous certains rapports, grand'chose à m'apprendre d'ici au désert. J'ai fait une vraie découverte en arrivant ici; car j'ai trouvé qu'à côté de Boghar, seul point que je connusse de nom, et qui, pour moi, représentait tout un pays, il en existe un autre dont personne ne parle, sans doute à cause de son inutilité stratégique, ou, plus probablement, à cause de son extraordinaire aridité. Ce pays, qui ne ressemble en rien au premier, s'appelle d'un nom qui a l'air d'un diminutif de Boghar, Boghari.

Boghar est une citadelle française, sorte de grand'garde aventurée sur le sommet d'une haute montagne boisée de pins sombres et toujours verts; Boghari, au contraire, est un petit village entièrement arabe, cramponné sur le dos d'un mamelon soleilleux et toujours aride; ils se font face à trois quarts de lieue de distance, séparés seulement par le Chéliff et par une étroite vallée sans arbres. Je ne suis point monté à Boghar; ce que j'en vois d'ici me paraît triste, froid, curieux peut-être, mais ennuyeux comme un belvédère; quant à Boghari, heureusement pour lui, à peine habitable pour les Arabes, c'est tout simplement la vraie terre de Cham. Mais n'anticipons pas; j'y reviendrai. Nous traverserons ensemble toute cette vallée du Chéliff, et je m'imagine que derrière ces collines aplaties et nues qui barrent l'horizon du Sud, et que je vais franchir aujourd'hui, il y a des choses qui me surprendront.

La première partie de l'étape en venant d'El-Gouëa, d'où nous sommes partis hier au jour levant, se fait non plus comme celle de la veille à travers des maquis entremêlés de bouquets d'arbres, mais à travers une belle forêt de chênes verts; par de vastes clairières tapissées d'herbes et avec de profondes perspectives sur les fonds bleus, sur les fonds verts, touffus, feuillus, d'un pays toujours et toujours boisé. Cette partie de l'étape est très belle. On rêve chasse, on rêve aboiements de meutes, dans ces solitudes pleines d'échos.

Tout à coup la montagne manque sous vos pieds; l'horizon se dégage, et l'œil embrasse alors à vol d'oiseau, dans toute sa longueur, une vallée beaucoup moins riante, d'un gris fauve qui commence à sentir le feu; elle est comprise entre deux rangées de collines, celles de droite encore broussailleuses, celles de gauche à peine couronnées de quelques pins rabougris, et de plus en plus découvertes.

La vallée prend son nom de l'Oued-el-Akoum, petite rivière encaissée, dont le voisinage anime par-ci par-là d'assez belles cultures, mais ne fait pas pousser un seul arbre, et qui court, inégalement bordée de berges terreuses et de lauriers-roses, se jeter dans le Chéliff au pied de Boghar.

C'est là qu'à la halte du matin, par une journée blonde et transparente, j'ai revu les premières tentes et les premiers troupeaux de chameaux libres, et compris avec ravissement qu'enfin j'arrivais chez les patriarches.

Le vieux Hadj-Meloud, tout semblable à son ancêtre Ibrahim, Ibrahim l'hospitalier, comme disent les Arabes, nous attendait à sa zmala, où son fils Si-Djilali était venu nous conduire lui-même, pour que toute la famille y fût présente. Il nous reçut à côté du douar, suivant l'usage, dans de grandes tentes dressées pour nous (Guïatin-el-Dyaf, tentes des hôtes), au milieu de serviteurs nombreux et avec tout l'appareil convenu. On y mangea beaucoup, et nous y bûmes le café dans de petites tasses vertes sur lesquelles il y avait écrit en arabe: «Bois en paix

Je n'ai jamais, en effet, rien vu de plus paisible, ni qui invitât mieux à boire en paix dans la maison d'un hôte; je n'ai jamais rien vu de plus simple que le tableau qui se déroulait devant nous.

Nos tentes très vastes et, soit dit en passant, déjà rayées de rouge et de noir comme dans le Sud, occupaient la largeur d'un petit plateau nu, au bord de la rivière. Elles étaient grandes ouvertes, et les portes, relevées par deux bâtons, formaient sur le terrain fauve et pelé deux carrés d'ombres, les seules qu'il y eût dans toute l'étendue de cet horizon accablé de lumière et sur lequel un ciel à demi voilé répandait comme une pluie d'or pâle. Debout dans cette ombre grise, et dominant tout le paysage de leur longue taille, Si-Djilali, son frère et leur vieux père, tous trois vêtus de noir, assistaient en silence au repas. Derrière eux, et en plein soleil, se tenait un cercle de gens accroupis, grandes figures d'un blanc sale, sans plis, sans voix, sans geste, avec des yeux clignotants sous l'éclat du jour et qu'on eût dit fermés. Des serviteurs, vêtus de blanc comme eux et comme eux silencieux, allaient sans bruit de la tente aux cuisines dont on voyait la fumée s'élever en deux colonnes onduleuses au revers du plateau, comme deux fumées de sacrifice.

Au delà, afin de compléter la scène et comme pour l'encadrer, je pouvais apercevoir, de la tente où j'étais couché, un coin du douar, un bout de la rivière où buvaient des chevaux libres, et, tout à fait au fond, de longs troupeaux de chameaux bruns, au cou maigre, couchés sur des mamelons stériles, terre nue comme le sable et aussi blonde que des moissons.

Au milieu de tout cela, il n'y avait donc qu'une petite ombre, celle où reposaient les voyageurs, et qu'un peu de bruit, celui qui se faisait dans la tente.

Et de ce tableau, que je copie sur nature, mais auquel il manquera la grandeur, l'éclat et le silence, et que je voudrais décrire avec des signes de flammes et des mots dits tout bas, je ne garderai qu'une seule note qui contient tout: «Bois en paix

La vallée de l'Oued-el-Akoum, qui se rétrécit et se dépouille encore à mesure qu'on avance au sud, rencontre le Chéliff à trois heures de là, et débouche, comme je te l'ai dit, entre Boghar et Boghari, dans une autre vallée courant en sens contraire, de l'est à l'ouest, et celle-ci tout à fait aride.

Boghar apparaît de fort loin, posée sur sa montagne pointue, comme une tache grisâtre parmi des massifs verts. Ce n'est au contraire qu'en entrant dans la vallée du Chéliff qu'on découvre, à main gauche, au fond d'un amphithéâtre désolé, mais flamboyant de lumière, le petit village de Boghari, perché sur son rocher.

C'est bizarre, frappant; je ne connaissais rien de pareil, et jusqu'à présent je n'avais rien imaginé d'aussi complètement fauve, – disons le mot qui me coûte à dire, – d'aussi jaune. Je serais désolé qu'on s'emparât du mot, car on a déjà trop abusé de la chose; le mot d'ailleurs est brutal; il dénature un ton de toute finesse et qui n'est qu'une apparence. Exprimer l'action du soleil sur cette terre ardente en disant que cette terre est jaune, c'est enlaidir et gâter tout. Autant vaut donc ne pas parler de couleur et déclarer que c'est très beau; libre à ceux qui n'ont pas vu Boghari d'en fixer le ton d'après la préférence de leur esprit.

Le village est blanc, veiné de brun, veiné de lilas. Il domine un petit ravin, formant égout, où végètent par miracle deux ou trois figuiers très verts et autant de lentisques, et qui semble taillé dans un bloc de porphyre ou d'agate, tant il est richement marbré de couleurs, depuis la lie de vin jusqu'au rouge sang. Hormis ces quelques rejetons poussés sous les gouttières du village, il n'y a rien autour de Boghari qui ressemble à un arbre, pas même à de l'herbe. Le sol, en quelques endroits sablonneux, est partout aussi nu que de la cendre. Nous campons au pied du village, sur un terrain battu, qui a l'apparence d'un champ de foire, et où bivouaquent les caravanes du Sud. Depuis hier, nous y vivons en compagnie des vautours, des aigles et des corbeaux.

Ici, point de réception. Le pays est pauvre; et forcés de pourvoir nous-mêmes à nos divertissements, nous avons fait venir, cette nuit, de Boghari, des danseuses et des musiciens.

Tu sauras que Boghari, qui sert de comptoir et d'entrepôt aux nomades, est peuplée de jolies femmes, venues pour la plupart des tribus sahariennes Ouled-Nayl, A'r'azlia, etc., où les mœurs sont faciles, et dont les filles ont l'habitude d'aller chercher fortune dans les tribus environnantes. Les Orientaux ont des noms charmants pour déguiser l'industrie véritable de ce genre de femmes; faute de mieux, j'appellerai celles-ci des danseuses.

On alluma donc de grands feux en avant de la tente rouge qui nous sert de salle à manger; et pendant ce temps on dépêcha quelqu'un vers le village. Tout le monde y dormait, car il était dix heures, et l'on eut sans doute quelque peine à réveiller ces pauvres gens; pourtant, au bout d'une bonne heure d'attente, nous vîmes un feu, comme une étoile plus rouge que les autres, se mouvoir dans les ténèbres à hauteur du village; puis le son languissant de la flûte arabe descendit à travers la nuit tranquille et vint nous apprendre que la fête approchait.

Cinq ou six musiciens armés de tambourins et de flûtes, autant de femmes voilées, escortées d'un grand nombre d'Arabes qui s'invitaient d'eux-mêmes au divertissement, apparurent enfin au milieu de nos feux, y formèrent un grand cercle, et le bal commença.

Ceci n'était pas du Delacroix. Toute couleur avait disparu pour ne laisser voir qu'un dessin tantôt estompé d'ombres confuses, tantôt rayé de larges traits de lumière, avec une fantaisie, une audace, une furie d'effet sans pareilles. C'était quelque chose comme la Ronde de nuit de Rembrandt, ou plutôt, comme une de ses eaux-fortes inachevées. Des têtes coiffées de blanc et comme enlevées à vif d'un revers de burin, des bras sans corps, des mains mobiles, dont on ne voyait pas les bras, des yeux luisants et des dents blanches au milieu de visages presque invisibles, la moitié d'un vêtement attaqué tout à coup en lumière et dont le reste n'existait pas, émergeaient au hasard et avec d'effrayants caprices d'une ombre opaque et noire comme de l'encre. Le son étourdissant des flûtes sortait on ne voyait pas d'où, et quatre tambourins de peau, qui se montraient à l'endroit le plus éclairé du cercle, comme de grands disques dorés, semblaient s'agiter et retentir d'eux-mêmes. Nos feux, qu'on entretenait de branchages secs, pétillaient et s'enveloppaient de longs tourbillons de fumée mêlés de paillettes de braise. En dehors de cette scène étrange, on ne voyait ni bivouac, ni ciel, ni terre; au-dessus, autour, partout, il n'y avait plus rien que le noir, ce noir absolu qui doit exister seulement dans l'œil éteint des aveugles.

Aussi, la danseuse, debout au centre de cette assemblée attentive à l'examiner, se remuant en cadence avec de longues ondulations de corps ou de petits trépignements convulsifs, tantôt la tête à moitié renversée dans une pamoison mystérieuse, tantôt ses belles mains (les mains sont en général fort belles) allongées et ouvertes, comme pour une conjuration, la danseuse, au premier abord, et malgré le sens très évident de sa danse, avait-elle aussi bien l'air de jouer une scène de Macbeth, que de représenter autre chose.

Cette autre chose est, au fond, l'éternel thème amoureux sur lequel chaque peuple a brodé ses propres fantaisies, et dont chaque peuple, excepté nous, a su faire une danse nationale.

Tu connais la danse des Mauresques. Elle a son intérêt, qui vient de la richesse encore plus que du bon goût des costumes. Mais, en somme, elle est insignifiante ou tout à fait grossière. Elle fait pendant aux licencieuses parades de Garageuz et ne peut pas s'empêcher, dans tous les cas, de sentir un peu le mauvais lieu.

La danse arabe, au contraire, la danse du Sud, exprime avec une grâce beaucoup plus réelle, beaucoup plus chaste, et dans une langue mimique infiniment plus littéraire, tout un petit drame passionné, plein de tendres péripéties; elle évite surtout les agaceries trop libres qui sont un gros contresens de la part de la femme arabe.

La danseuse ne montre d'abord qu'à regret son pâle visage entouré d'épaisses nattes de cheveux tressés de laines; elle le cache à demi dans son voile; elle se détourne, hésite, en se sentant sous les regards des hommes, tout cela avec de doux sourires et des feintes de pudeur exquises. Puis obéissant à la mesure qui devient plus vive, elle s'émeut, son pas s'anime, son geste s'enhardit. Alors commence, entre elle et l'amant invisible qui lui parle par la voix des flûtes, une action des plus pathétiques: la femme fuit, elle élude, mais un mot plus doux la blesse au cœur: elle y porte la main, moins pour s'en plaindre que pour montrer qu'elle est atteinte, et de l'autre, avec un geste d'enchanteresse, elle écarte à regret son doux ennemi. Ce ne sont plus alors que des élans mêlés de résistance; on sent qu'elle attire en voulant se défendre; ce long corps souple et caressant se contourne en des émotions extrêmes, et ces deux bras jetés en avant, pour les derniers refus, vont défaillir.

J'abrège; toute cette pantomime est fort longue et dure, jusqu'à ce que la musique, qui se fatigue au moins autant que la danseuse, en ait assez, et termine, en manière de point d'orgue, par un terrible charivari des flûtes et des tambourins.

Notre danseuse, qui n'était pas jolie, avait ce genre de beauté qui convenait à la danse. Elle portait à merveille son long voile blanc et son haïk rouge sur lequel étincelait toute une profusion de bijoux; et quand elle étendait ses bras nus ornés de bracelets jusqu'aux coudes et faisait mouvoir ses longues mains un peu maigres avec un air de voluptueux effroi, elle était décidément superbe.

Il est douteux que j'y prisse un plaisir aussi vif que nos Arabes; mais j'eus là du moins une vision qui restera dans mes souvenirs de voyage à côté de la fileuse dont je t'ai parlé tant de fois.

Je ne sais point à quelle heure a fini la fête. Au train dont elle allait, peut-être aurait-elle duré jusqu'au jour, sans un incident. J'ai su ce matin qu'un de nos gens s'étant permis une grossière inconvenance à l'égard de la danseuse, celle-ci s'était retirée, et qu'après beaucoup d'injures et de menaces échangées on s'était séparé on ne peut plus mécontent de part et d'autre.

Nous montons à cheval dans une heure pour aller coucher aux Ouled-Moktar. A quatre lieues d'ici, plein sud, nous trouverons les plaines et nous mettrons le pied dans le Sahara.

Comme je l'ai dit, on laisse ici les mulets, et nous prenons un convoi de vingt-cinq chameaux, qui nous attendent depuis hier, patiemment couchés près de nos tentes.

Je commence, au milieu du grand nombre de gens qui encombraient le bivouac, à distinguer ceux qui font le voyage avec nous. Les chameliers attachent leurs sandales; les cavaliers chaussent leurs doubles bottes rouges armées d'éperons. Ce sont tous gens du sud, Ouled-Moktar, Ouled-Nayl, l'Aghouâti, etc. Les burnouss bruns appartiennent au Makhzen de El-Aghouat, sombres cavaliers, coiffés de haïks sales, maigres comme leurs chevaux, nourris comme eux de je ne sais quelle rare pitance; comme eux, couchant je ne sais où, et qui font, avec ces infatigables bêtes, des courses au delà de toute croyance.

On charge nos chameaux. Ce sont de grands animaux bien taillés, moins vastes, mais plus déliés que les chameaux du Tell, meilleurs pour la course et aussi bons pour le bât. Ils ont l'œil ardent et les jambes d'une grande finesse. Ils beuglent horriblement quand on leur met la charge sur le dos; et je viens d'apprendre de notre bach'amar ce qu'ils disent en se plaignant de la sorte.

Ils disent à celui qui les sangle: «Mets-moi des coussins pour que je ne me blesse pas.»

D'jelfa, 31 mai.

Nous sommes arrivés hier à D'jelfa, après cinq journées de marche presque toujours en plaine, par un beau temps, nuageux encore, mais assez chaud pour me convaincre que nous sommes depuis cinq jours dans le Sahara.

Géographiquement, le Sahara commence à Boghar; c'est-à-dire que là finit la région montagneuse des terres cultivables, j'aimerais à dire cultivées, qu'on appelle le Tell. Tu sais qu'on n'est pas d'accord sur l'étymologie des mots Tell et Sahara. M. le général Daumas, dans un livre précieux, même après huit ans de découvertes, le Sahara algérien, propose une étymologie qui me plaît à cause de son origine arabe, et dont je me contente. D'après les T'olba, Sahara viendrait de Sehaur, moment difficile à saisir, qui précède le point du jour et pendant lequel on peut, en temps de jeûne, encore manger, boire et fumer; Tell viendrait de Tali, qui veut dire dernier. Le Sahara serait donc le pays vaste et plat où le Sehaur est plus facilement appréciable, et, par analogie, le Tell serait le pays montueux, en arrière du Sahara, où le Sehaur n'apparaît qu'en dernier.

Quoi qu'il en soit, il est certain que Sahara ne veut point dire Désert. C'est le nom général d'un grand pays composé de plaines, inhabité sur certains points, mais très peuplé sur d'autres, et qui prend les noms de Fiafi, Kifar, ou Falat, suivant qu'il est habité, temporairement habitable, comme après les pluies d'hiver, ou inhabité et inhabitable. Or, il y a fort loin de Boghar au Falat, c'est-à-dire à la mer de sable, qui ne commence guère qu'au delà du Touat, à quarante journées de marche environ d'Alger. Ainsi, quoique j'aie à te parler aujourd'hui de lieux très solitaires, tu sauras qu'il ne s'agit en aucune façon du Falat ou Grand Désert.

Encore une explication nécessaire, et j'en aurai fini avec la géographie. Le Sahara renferme deux populations distinctes, l'une autochtone, sédentaire, avec des centres fixes dans des villes ou villages (k'sour), aux endroits où l'eau constante a permis de s'établir; l'autre, c'est la race des Arabes conquérants, nomade et vivant sous la tente. Les premiers sont cultivateurs, les seconds sont bergers. Une association conçue dans l'intérêt commun unit ces deux peuples; ce qui n'empêche pas l'Arabe de mépriser absolument son utile voisin, ce voisin de lui rendre son mépris. Ils se partagent les oasis dont ils sont ensemble propriétaires. L'habitant du k'sour cultive, à titre de fermier, le jardin du nomade; de son côté, le nomade se charge des troupeaux communs, les mène aux pâturages d'hiver; et, l'été, c'est lui qui va chercher, sur les marchés du Tell, les grains dont l'un et l'autre ont un besoin égal. En sorte qu'échelonnées ainsi sur deux ou trois cents lieues de pays, celles-là dans l'oasis, celles-ci dans les plaines intermédiaires que les pluies ont rendues habitables, d'immenses populations couvrent en réalité cette vaste étendue du Sahara, qu'on aurait grand tort, comme tu le vois, d'appeler désert, mais où l'on avait cependant supposé toute espèce d'êtres chimériques, excepté l'homme, le plus réel et le plus nombreux de tous.

Cela dit, je reprends ces notes de route au bivouac de Boghari, au moment où je t'ai quitté pour monter à cheval.

C'est à midi seulement qu'on se mit en marche, car Boghari est un lieu d'amorces, d'où les voyageurs arabes ne s'éloignent pas volontiers; du moins j'ai cru le comprendre à la lenteur inaccoutumée des préparatifs de départ. Pourtant, au signal donné par le bach-amar (chef du convoi), le troupeau mugissant des chameaux de charge se leva confusément et enfin s'ébranla; nous prîmes au galop la tête du convoi, et, quelques minutes après, le petit village redevenu solitaire disparut derrière la première colline, silencieux comme à notre arrivée, sérieux malgré le vif éclat de ses murs crépis, et plus taciturne encore qu'au jour levant, sous le blanc linceul de midi. Presque aussitôt nous entrions dans la vallée du Chéliff.

Cette vallée ou plutôt cette plaine inégale et caillouteuse, coupée de monticules, et ravinée par le Chéliff, est à coup sûr un des pays les plus surprenants qu'on puisse voir. Je n'en connais pas de plus singulièrement construit, de plus fortement caractérisé, et, même après Boghari, c'est un spectacle à ne jamais oublier.

Imagine un pays tout de terre et de pierres vives, battu par des vents arides et brûlé jusqu'aux entrailles; une terre marneuse, polie comme de la terre à poterie, presque luisante à l'œil tant elle est nue, et qui semble, tant elle est sèche, avoir subi l'action du feu; sans la moindre trace de culture, sans une herbe, sans un chardon; – des collines horizontales qu'on dirait aplaties avec la main ou découpées par une fantaisie étrange en dentelures aiguës, formant crochet, comme des cornes tranchantes ou des fers de faux; au centre, d'étroites vallées, aussi propres, aussi nues qu'une aire à battre le grain; quelquefois, un morne bizarre, encore plus désolé, si c'est possible, avec un bloc informe posé sans adhérence au sommet, comme un aérolithe tombé là sur un amas de silex en fusion; – et tout cela, d'un bout à l'autre, aussi loin que la vue peut s'étendre, ni rouge, ni tout à fait jaune, ni bistré, mais exactement couleur de peau de lion.

Quant au Chéliff, qui, quarante lieues plus avant, dans l'ouest, devient un beau fleuve pacifique et bienfaisant, ici, c'est un ruisseau tortueux, encaissé, dont l'hiver fait un torrent, et que les premières ardeurs de l'été épuisent jusqu'à la dernière goutte. Il s'est creusé dans la marne molle un lit boueux qui ressemble à une tranchée, et, même au moment des plus fortes crues, il traverse sans l'arroser cette vallée misérable et dévorée de soif. Ses bords taillés à pic sont aussi arides que le reste; à peine y voit-on, accrochés à l'intérieur du lit et marquant le niveau des grandes eaux, quelques rares pieds de lauriers-roses, poudreux, fangeux, salis, et qui expirent de chaleur au fond de cette étroite ornière, incendiée par le soleil plongeant du milieu du jour.

D'ailleurs, ni l'été, ni l'hiver, ni le soleil, ni les rosées, ni les pluies qui font verdir le sol sablonneux et salé du désert lui-même ne peuvent rien sur une terre pareille. Toutes les saisons lui sont inutiles; et de chacune d'elles, elle ne reçoit que des châtiments.

Nous mîmes trois heures à traverser ce pays extraordinaire, par une journée sans vent et sous une atmosphère tellement immobile que le mouvement de la marche n'y produisait pas le plus petit souffle d'air. La poussière soulevée par le convoi se roulait sans s'élever sous le ventre de nos chevaux en sueur. Le ciel était, comme paysage, splendide et morne; de vastes nuées couleur de cuivre y flottaient pesamment dans un azur douteux, aussi fixes et presque aussi fauves que le paysage lui-même.

Rien de vivant, ni autour de nous, ni devant nous, ni nulle part; seulement, à de grandes hauteurs, on pouvait, grâce au silence, entendre par moments des bruits d'ailes et des voix d'oiseaux: c'étaient de noires volées de corbeaux qui tournaient en cercle autour des mornes les plus élevés, pareilles à des essaims de moucherons, et d'innombrables bataillons d'oiseaux blanchâtres aux ailes pointues, ayant à peu près le vol et le cri plaintif des courlis. De loin en loin, un aigle, au ventre rayé de brun, des gypaètes tachés de noir et de gris clair, traversaient lentement cette solitude, l'interrogeant d'un œil tranquille, et, comme des chasseurs fatigués, regagnaient les montagnes boisées de Boghar.

C'est au delà de Boghari, après une succession de collines et de vallées symétriques, limite extrême du Tell, qu'on débouche enfin, par un col étroit, sur la première plaine du Sud.

La perspective est immense. Devant nous se développaient vingt-quatre ou vingt-cinq lieues de terrains plats sans accidents, sans ondulations visibles. La plaine, d'un vert douteux, déjà brûlée, était, comme le ciel, toute rayée dans sa longueur d'ombres grises et de lumières blafardes. Un orage, formé par le milieu, la partageait en deux et nous empêchait d'en mesurer l'étendue. Seulement, à travers un brouillard inégal, où la terre et le ciel semblaient se confondre, on devinait par échappées une ligne extrême de montagnes courant parallèlement au Tell, de l'est à l'ouest, et, vers leur centre, les sept pitons saillants ou sept têtes, qui leur ont fait donner le nom de Seba'Rous.

Le col franchi, notre petit convoi se déploya dans la plaine unie et prit son ordre de marche, ordre que nous conservons depuis le départ, poussant droit du nord au sud, sur les Sept Têtes, que nous ne devions atteindre que le surlendemain. – En avant, les cavaliers, au nombre d'une trentaine environ; derrière, nos chameaux, stimulés par les cris perçants et les sifflets des chameliers; à l'extrême avant-garde, notre khrebir, M. N… se laissant doucement aller au pas de son grand cheval blanc, qui a toujours quelque cent mètres d'avance sur les autres; à ses côtés, et le serrant de près, deux ou trois cavaliers de ses serviteurs, beaux jeunes gens vêtus de blanc, montés sur d'agiles petites juments blanches ou grises, mais nonchalants comme à la promenade, à peine armés, et dont un seul porte un fusil double, le fusil du maître, avec sa vaste djebira en peau de lynx pendue à l'arçon de sa selle.

Quant à moi, tu me trouverais le plus souvent faisant route un peu à part ou à côté des plus paisibles, afin d'être plus à moi; tantôt regardant, pendant des heures entières, filer sur les longues perspectives les burnouss blancs, les croupes luisantes, les selles à dossier rouge; tantôt me détournant pour voir arriver de loin le peloton roux de nos chameaux marchant en bataille, avec leurs cous tendus, leurs jambes d'autruche, et notre pittoresque mobilier de voyage amoncelé sur leur dos.

Outre nos cavaliers d'escorte et nos gens de service, nous emmenons trois amins des Mzabites avec leur suite, qui vont régler, je crois, quelques difficultés politiques que nous avons avec le pays du Mzab. L'un est un grand et rude cavalier, armé en guerre, qui monte avec aplomb un beau cheval noir richement harnaché de velours pourpre et d'argent, et garni d'un large devant de poitrail en étoffe écarlate.

Le second, amin des Beni-Isguen, est un petit vieillard coiffé bas, à mine affable, aux yeux doux, et dont la bouche encadrée d'une barbe blanche, bouclée comme une chevelure, sourit avec plusieurs dents de moins.

Le troisième, qui se nomme Si-Bakir, honnête et joviale figure entre deux âges, fort petit, extrêmement replet, s'arrondit en boule au-dessus d'un petit mulet proprement couvert et douillettement sellé d'un épais matelas de Djerbi. C'est un bon et riche bourgeois, qui a trois bains maures à Alger et un fils à Berryan, et qui me parle avec un amour égal de son enfant, de ses bains et des dattes renommées de son pays. Il est mis à peu près comme il le serait dans sa chambre: le bas de ses jambes dans de bonnes chaussettes de laine, et les pieds dans des souliers de cuir noir. Je ne lui vois d'ailleurs aucune arme. Son unique défense est contre le soleil et consiste en un chapeau de paille, orné à son sommet de plumes d'autruche, le plus grand chapeau que j'aie jamais vu, vaste comme un parasol, et qu'il a soin d'ôter et de remettre chaque fois que le temps très capricieux se couvre ou s'éclaircit.

Comme il me témoigne assez d'amitié, j'aime à voyager dans sa compagnie. Il sait juste autant de français que je sais d'arabe, ce qui rend nos communications fort amusantes, mais assez rarement instructives.

A huit heures, en pleine nuit déjà, nous arrivions au bivouac, – et nous mettions ensemble pied à terre au milieu des tentes des Ouled-Moktar, où nous devions passer la nuit. – Ni la longueur de l'étape (nous avions fait trois lieues de trop), ni le manque d'eau depuis le matin, n'avaient distrait Si-Bakir de sa complaisance à m'entretenir; il achevait alors l'historique un peu confus de sa fortune commerciale, et me promettait, pour l'étape suivante, l'histoire de son fils; enfin cet aimable vieillard scellait notre récente amitié en me tenant l'étrier, avec une humble courtoisie dont je voulais en vain me défendre.

Le lendemain, après une petite marche de cinq ou six heures, nous campions vers midi à Aïn-Ousera; triste bivouac, le plus triste sans contredit de toute la route, au bord d'un marais vaseux, sinistre, dans des sables blanchâtres, hérissés de joncs verts; à l'endroit le plus bas de la plaine, avec un horizon de quinze lieues au nord, de neuf lieues au sud; dans l'est et dans l'ouest, une étendue sans limite. Une compagnie nombreuse de vautours gris et de corbeaux monstrueux occupait la source à notre arrivée: immobiles, le dos voûté, rangés sur deux lignes au bord de l'eau, je les pris de loin pour des gens comme nous pressés de boire; il fallut un coup de fusil pour disperser ces fauves et noirs pèlerins.

Une source, dans ce pays avare, est toujours accueillie comme un bienfait, même quand cette source brûlante et fétide ressemble au triste marais d'Aïn-Ousera. On y puise avec reconnaissance, et l'on s'estime heureux d'y remplir ses outres pour la marche sans eau du lendemain.

Les oiseaux partis, nous demeurâmes seuls. Il n'y avait rien en vue dans l'immense plaine; notre bivouac disparaissait lui-même dans un des plis du terrain. Vers le soir cependant, un petit convoi de cinq chameaux, conduits par trois chameliers, vint s'établir auprès de nous, tout à fait au bord de la source. Les chameaux déchargés se mirent à paître; les trois voyageurs firent un seul amas des tellis (sacs en poils de chameau pour les transports), et se couchèrent auprès. Ils n'allumèrent point de feu, n'ayant probablement rien à faire cuire, et je ne les vis plus remuer jusqu'à la nuit. Le lendemain au point du jour, nous les aperçûmes déjà à une lieue de nous, s'en allant dans le sud-est.

Était-ce fatigue? était-ce un effet du lieu? je ne sais, mais cette journée-là fut longue, sérieuse, et nous la passâmes presque tous à dormir sous la tente. Ce premier aspect d'un pays désert m'avait plongé dans un singulier abattement. Ce n'était pas l'impression d'un beau pays frappé de mort et condamné par le soleil à demeurer stérile; ce n'était plus le squelette osseux de Boghari, effrayant, bizarre, mais bien construit; c'était une grande chose sans forme, presque sans couleur, le rien, le vide et comme un oubli du bon Dieu; des lignes fuyantes, des ondulations indécises; derrière, au delà, partout, la même couverture d'un vert pâle étendue sur la terre; çà et là des taches plus grises, ou plus vertes, ou plus jaunes; d'un côté, les Seba'Rous à peine éclairées par un pâle soleil couchant; de l'autre, les hautes montagnes du Tell encore plus effacées dans les brumes incolores; et là-dessus, un ciel balayé, brouillé, soucieux, plein de pâleurs fades, d'où le soleil se retirait sans pompe et comme avec de froids sourires. Seul, au milieu du silence profond, un vent doux qui venait du nord-ouest et nous amenait lentement un orage, formait de légers murmures autour des joncs du marais. Je passai une heure entière couché près de la source à regarder ce pays pâle, ce soleil pâle, à écouter ce vent si doux et si triste. La nuit qui tombait n'augmenta ni la solitude, ni l'abandon, ni l'inexprimable désolation de ce lieu.

On tua, ce jour-là, soit en marche, soit à la source: un ganga, jolie perdrix au bec et aux pieds rouges, curieusement peinte de gris et de jaune, avec un collier marron, chair dure et détestable à manger; un grand palmipède entièrement gris perle, avec la tête, le bec et les pieds noirs, les ailes de la mouette longues et pointues; une petite bécassine toute ronde, plus grise que la bécassine sourde de France; une tourterelle; deux ramiers couleur ardoise azurée, et que j'appellerai dorénavant des pigeons bleus; enfin deux tadornes, superbes canards plus gros que les nôtres et aussi mieux ornés, avec une belle robe fond couleur abricot.

Nous étions à Aïn-Ousera, à plus de la moitié de la plaine; il ne nous restait que huit ou neuf lieues à faire pour atteindre le bivouac suivant de Guelt-Esthel. Le soleil du matin toujours plus gai, la montagne qui se rapprochait, la plaine un peu moins nue, de temps en temps égayée de quelques betoum, Aïn-Ousera même devenu moins lugubre au jour levant, tout cela m'avait ranimé. Aussi, quoique la grande halte faite en plein soleil, au beau milieu d'un terrain d'alfa, n'eût rien de bien aimable, quoique notre déjeuner, presque sans eau, ressemblât beaucoup trop à celui de la veille, j'arrivai, sans fatigue et l'âme à peu près satisfaite, au col des Seba'Rous, qui donne entrée dans la vallée de Guelt-Esthel.

Ici, le pays change entièrement d'aspect, au point qu'on croirait s'être trompé de route et rebrousser chemin vers le nord. Les montagnes pierreuses et de la plus vilaine forme, composées de cailloux plutôt que de rochers, sont couronnées de pins. La vallée, pareillement couverte de pins et d'assez beaux chênes, a surtout le grand tort de n'être point à sa place en plein territoire des Ouled-Nayl, et sur le chemin du désert.

Nous trouvons ici non seulement des vivants, mais un petit poste de tirailleurs français occupés à bâtir un caravansérail.

Pendant trois longs jours passés, soit en marche, soit au bivouac, dans cette première plaine, avant-goût des solitudes du Sud, nous avions, en fait de créatures humaines, rencontré, le premier jour, un douar nomade; le deuxième, un jeune enfant gardant dans l'alfa un troupeau de petits chameaux maigres, et nos trois voyageurs de la source; le troisième, rien. En entrant dans la gorge, j'avais trouvé un soldat du génie monté sur un arbre et coupant du bois. J'éprouvai quelque plaisir en entendant sortir du milieu des branches une voix française qui me disait bonjour. Je lui demandai de m'indiquer la source; il me répondit que je la trouverais à une demi-lieue plus avant dans la gorge, à l'endroit où je verrais deux gros figuiers, trois tentes avec des gourbis de paille, et des maçons en train de bâtir. C'était exact, et voilà tout ce que j'ai pu noter de Guelt-Esthel. Je dois ajouter que c'est, malgré sa richesse en bois de chauffage, un pays stérile, boisé d'arbres aussi tristes que des pierres, qu'il y neige abondamment l'hiver, et que l'été on y brûle. J'aurais tort d'oublier pourtant l'hospitalité bien cordiale que nous avons reçue de M. F. de P… jeune officier du génie, emprisonné là avec son petit poste de travailleurs, et qui se console de sa dure mission en pensant qu'après cent cinquante ou deux cents veillées passées à Guelt-Esthel, la solitude n'aura plus de secrets à lui apprendre, ni d'ennuis au-dessus de sa patience.

On retrouve la plaine en quittant Guelt-Esthel, et de même qu'en sortant de Boghari, on a devant soi, pour l'horizon, une nouvelle ligne de petites montagnes, courant pareillement de l'est à l'ouest et perdues dans le bleu. Supprime, ce qui ne nuirait pas à l'intérêt du voyage, ce bourrelet montagneux de Guelt-Esthel, et tu n'auras plus, de Boghar au Rocher de sel, qu'une seule et même étendue de trente-quatre ou trente-cinq lieues. Cette étendue, parfaitement plate, conserve toujours, malgré les changements du sol, une couleur générale assez douteuse; les plans les plus rapprochés de l'œil sont jaunâtres, les parties fuyantes se fondent dans des gris violets; une dernière ligne cendrée, mais si mince qu'il faudrait l'exprimer d'un seul trait, détermine la profondeur réelle du paysage et quelquefois mesure d'énormes distances. Le terrain, très variable au contraire, est alternativement coupé de marécages, sablonneux comme aux approches du Rocher de Sel, ou bien couvert de graminées touffues (alfa), d'absinthes (chih), de pourpiers de mer (k'taf), de romarins odorants, etc…; tantôt enfin, mais plus rarement, clairsemé d'arbustes épineux et de quelques pistachiers sauvages.

Le pistachier (betoum), térébinthe ou lentisque de la grande espèce, est un arbre providentiel dans ces pays sans ombre. Il est branchu, touffu, ses rameaux s'étendent au lieu de s'élever et forment un véritable parasol, quelquefois de cinquante ou soixante pieds de diamètre. Il produit de petites baies réunies en grappes rouges, légèrement acides, fraîches à manger, et qui, faute de mieux, trompent la soif. Chaque fois que notre convoi passe auprès d'un de ces beaux arbres au feuillage sombre et lustré, il se rassemble autour du tronc; ceux des chameliers qui sont montés se dressent à genoux pour atteindre à hauteur des branches, arrachent des poignées de fruits et les jettent à leurs compagnons qui vont à pied; pendant ce temps, les chameaux, le cou tendu, font de leur côté provision de fruits et de feuilles. L'arbre reçoit sur sa tête ronde les rayons blancs de midi; par-dessous, tout paraît noir; des éclairs de bleu traversent en tous sens le réseau des branches; la plaine ardente flamboie autour du groupe obscur, et l'on voit le désert grisâtre se dégrader sous le ventre roux des dromadaires. On souffle un moment, puis un coup de sifflet plus aigu du back'amar (conducteur du convoi) disperse les bêtes, et le convoi reprend sa marche au grand soleil.

L'alfa est une plante utile: il sert de nourriture aux chevaux; on en fait en Orient des ouvrages de sparterie, et, dans le Sahara, des nattes, des chapeaux, des gamelles, des pots à contenir le lait et l'eau, de larges plats pour servir les fruits, etc. Sur pied, il sert de retraite au gibier: lièvres, lapins, gangas. Mais l'alfa est pour un voyageur la plus ennuyeuse végétation que je connaisse; et, malheureusement, quand il s'empare de la plaine, c'est alors pour des lieues et des lieues. Imagine-toi toujours la même touffe poussant au hasard sur un terrain tout bosselé, avec l'aspect et la couleur d'un petit jonc, s'agitant, ondoyant comme une chevelure au moindre souffle, si bien qu'il y a presque toujours du vent dans l'alfa. De loin, on dirait une immense moisson qui ne veut pas mûrir et qui se flétrit sans se dorer. De près, c'est un dédale, ce sont des méandres sans fin où l'on ne va qu'en zigzag, et où l'on butte à chaque pas. Ajoute à cette fatigue de marcher en trébuchant la fatigue aussi grande d'avoir un jour entier devant les yeux ce steppe décourageant, vert comme un marais, sans point d'orientation, et qu'on est obligé de jalonner de gros tas de pierres pour indiquer les routes. Il n'y a jamais d'eau dans l'alfa; le sol est grisâtre, sablonneux, rebelle à toute autre végétation.

Je préfère, quant à moi, les terrains pierreux, secs, durs et mêlés de salpêtre, où croissent les romarins et les absinthes; on y marche à l'aise; la couleur en est belle, l'aspect franchement stérile; et c'est là surtout qu'on voit grouiller sous ses pieds, ramper, fuir et se tortiller tout un petit peuple d'animaux amis du soleil et des longues siestes sur le sable chaud. Les lézards gris sont innombrables. Ils ressemblent à nos plus petits lézards de muraille, avec une agilité que paraît avoir doublée le contentement de vivre sous un pareil soleil. On en rencontre, mais rarement, qui sont fort gros. Ceux-ci ont la peau lustrée, le ventre jaune, le dos tacheté, la tête fine et longue comme celle des couleuvres. Quelquefois, une vipère étendue et semblable de loin à une baguette de bois tordu, ou bien roulée sur une souche d'absinthe, se soulève à votre approche, et, sans vous perdre de vue, rentre avec assurance dans son trou. Des rats, gros comme de petits lapins, aussi agiles que les lézards, ne font que se montrer et disparaître à l'entrée du premier trou qui se présente, comme s'ils ne se donnaient pas le temps de choisir leur asile, ou bien comme s'ils étaient à peu près partout chez eux. Je n'ai encore aperçu d'eux que ce qu'ils me laissent voir en fuyant; et cela forme une petite tache blanche sur un pelage gris.

Mais, au milieu de ce peuple muet, difforme ou venimeux, sur ce terrain pâle et parmi l'absinthe toujours grise et le k'taf salé, volent et chantent des alouettes, et des alouettes de France. Même taille, même plumage et même chant sonore; c'est l'espèce huppée qui ne se réunit pas en troupes, mais qui vit par couples solitaires; tristes promeneuses qu'on voit dans nos champs en friche et, plus souvent, sur le bord des grands chemins, en compagnie des casseurs de pierres et des petits bergers. Elles chantent à une époque où se taisent presque tous les oiseaux, et aux heures les plus paisibles de la journée, le soir, un peu avant le coucher du soleil. Les rouges-gorges, autres chanteurs d'automne, leur répondent du haut des amandiers sans feuilles; et ces deux voix expriment avec une étrange douceur toutes les tristesses d'octobre. L'une est plus mélodique et ressemble à une petite chanson mêlée de larmes; l'autre est une phrase en quatre notes, profondes et passionnées. Doux oiseaux qui me font revoir tout ce que j'aime de mon pays, que font-ils, je te le demande, dans le Sahara? Et pour qui donc chantent-ils dans le voisinage des autruches et dans la morne compagnie des antilopes, des bubales, des scorpions et des vipères à cornes? Qui sait? sans eux il n'y aurait plus d'oiseaux peut-être pour saluer les soleils qui se lèvent. —Allah! akbar! Dieu est grand et le plus grand!

A l'heure matinale où me venaient ces souvenirs et bien d'autres, – souvenirs d'un pays que je reverrai, s'il plaît à Dieu, – nous étions près d'atteindre la moitié de la plaine, et nous avions en vue un petit douar et d'immenses troupeaux appartenant aux Ouled-d'Hya, fraction des Ouled-Nayl. C'était le premier douar que nous rencontrions depuis notre entrée dans le Sahara, et notre halte de nuit chez les Ouled-Moktar.

Dans cette saison, les nomades commencent à se rapprocher de leurs pâturages d'été, et la plaine est déserte.

On piqua droit sur les tentes; il faisait chaud, et nous avions encore à traverser une longue lisière de sables jaunes que nous voyions briller entre la montagne et nous, rude passage en plein midi, sous un soleil sans nuages.

Le caïd nous reçut. On ne fit que débrider les chevaux, et nous prîmes tout juste le temps de nous reposer à l'ombre, de manger des dattes et de boire du lait de chamelle, sans eau, l'eau étant ici plus rare encore et plus détestable qu'ailleurs.

Le douar ne comptait pas plus de quinze ou vingt tentes, ce qui représente à peine le plus petit des hameaux nomades; mais il avait bien le rude aspect des vrais campements sahariens; et, dans un très petit exemple, c'était, pour qui ne l'eût pas connue, un tableau complet de la vie nomade à ses heures de repos.

Des tentes rouges, rayées de noir, soutenues pittoresquement par une multitude de bâtons, et retenues à terre par une confusion d'amarres et de piquets. Dedans, et entassés pêle-mêle, la batterie de cuisine, le mobilier du ménage, le harnais de guerre du maître de la tente, les meules de pierre à moudre le grain, les lourds mortiers à piler le poivre, les plats de bois (sahfa) où l'on pétrit le couscoussou; le crible où on le passe; les vases percés (keskasse) où on le fait cuire; les gamelles en alfa tressé, les sacs de voyage ou tellis; les bâts de chameaux, les djerbi, les tapis de tente; les métiers à tisser les étoffes de laine; les larges étrilles de fer qui servent à carder la laine brute du chameau, etc. Et parmi tout ce désordre d'objets salis et de choses noirâtres, un ou deux coffres carrés aux vives couleurs, aux serrures de cuivre, garnis de clous dorés aux angles; cassettes qui doivent contenir, avec les bijoux de femmes, ce qu'il y a de plus précieux dans la fortune du maître. Au dehors, un terrain battu, brouté, dépouillé même de toute racine, plein de souillures, couvert de débris et de carcasses, avec des places noircies par le feu; les fourneaux creusés dans la terre et composés de trois pierres formant foyer; des amas de broussailles sèches, et les outres noires à longs poils, pendues à trois bâtons mis en faisceau. Autour, la plaine immense avec les chameaux sans gardien, qui se dispersent le jour et qui, le soir, se rassemblent au son de la trompe et viennent se coucher dans le douar.

Voilà donc la maison mobile où le nomade saharien passe une moitié de sa vie; l'homme à ne rien faire, car travailler c'est une honte; la femme à tout entretenir, à tout soigner, pendant que le chien vigilant fait sentinelle, patient, sobre et soupçonneux comme son maître. L'autre moitié de sa vie se passe en voyage. Un autre jour, je te parlerai de la tribu en marche, nedja; admirable spectacle qui renouvelle ici sous nos yeux, en plein âge moderne, à deux pas de l'Europe les migrations d'Israël.

Que ce dernier mot, écrit d'enthousiasme, ne m'engage pas surtout au delà de ce que je veux dire. Il n'est qu'à moitié vrai. Et, comme il effleure une question d'art, question qui, selon moi, n'a pas le sens commun, mais n'importe, question posée, discutée et toujours pendante; comme il effleure, dis-je, une question grave après tout, celle de la couleur locale appliquée à un certain ordre de sujets, je désire m'expliquer sur ce qu'il y a de trop contestable dans la comparaison que j'ai faite.

Voici la seconde fois que j'introduis la Bible dans ces notes; ce qui te laisserait croire que je voyage en vrai pays de Chanaan, moins l'abondance, et que je rencontre à chaque pas le riche Laban ou le généreux Booz.

On a écrit, en effet, bien plus, on a voulu prouver par des essais, tu sais lesquels, que les anciens maîtres avaient défiguré la Bible par la peinture, qu'elle avait rendu l'âme entre leurs mains, et que, s'il restait un moyen de ressusciter cette chose aujourd'hui morte, c'était d'aller la contempler toute réelle encore et dans son effigie vivante, en Orient.

Cette opinion s'appuie sur un fait vrai en lui-même, c'est que les Arabes, ayant à peu près conservé les habitudes des premiers peuples, doivent aussi, mieux que personne, en garder la ressemblance, non seulement dans leurs mœurs, mais encore dans leur costume, costume si favorable d'ailleurs, qu'il a le double avantage d'être aussi beau que le grec et d'être plus local. Il est certain, ajoute-t-on, que Rachel et Lia, filles du pasteur Laban, n'étaient point habillées comme Antigone, fille du roi Œdipe; qu'elles se présentent à notre esprit dans un tout autre milieu, avec une forme différente, et aussi sous un tout autre soleil: il est non moins certain que les patriarches devaient vivre comme vivent les Arabes, comme eux gardant leurs moutons, ayant comme eux des maisons de laine, des chameaux pour le voyage, et le reste.

Un été dans le Sahara

Подняться наверх