Читать книгу Le roman bourgeois: Ouvrage comique - Furetière Antoine - Страница 12

Оглавление

[22] L'usage de jouer des enjeux indéterminés, laissés à la discrétion du gagnant, nous étoit venu d'Italie, de Florence, où il ne s'est pas perdu encore. Henri Estienne, dans ses Dialogues du nouveau langage françoys italianisé, appelle déjà discrétion le prix de certaines gageures; mais, dans les lettres de Voiture, nous trouvons mieux encore le mot avec le sens que Furetière lui donne ici, et qu'il a gardé. La 70e lettre du grand épistolier, adressée à mademoiselle de Rambouillet, en luy envoyant douze galants de rubans d'Angleterre, pour une discrétion qu'il avoit perdue contre elle, commence ainsi: «Mademoiselle, puisque la discrétion est une des principales parties d'un galant, je croy qu'en vous en envoyant douze, je vous paye bien libéralement ce que je vous dois.» Quelquefois il en coûtoit cher de jouer pareil enjeu: «On dit que, pour une discrétion, il (Gondran) donna une toilette de cinq cents écus, où tout est d'orfèvrerie, et on parle de pendants de 6000 livres.» (Tallemant, Historiettes, in-8: t. 4, p. 292.)

Entre tous ces amants dont la jeune ferveur adoroit Lucrece, se trouva un jeune marquis; mais c'est peu de dire marquis, si on n'adjouste de quarante, de cinquante ou de soixante mille livres de rente: car il y en a tant d'inconnus et de la nouvelle fabrique, qu'on n'en fera plus de cas, s'ils ne font porter à leur marquisat le nom de leur revenu, comme fit autrefois celuy qui se faisoit nommer seigneur de dix-sept cens mille escus. On n'avoit pas compté avec celuy-cy, mais il faisoit grande dépense et changeoit tous les jours d'habits, de plumes, et de garnitures. C'est la marque la plus ordinaire à quoy on connoist dans Paris les gens de qualité, bien que cette marque soit fort trompeuse. Il avoit veu Lucrece dans cette eglise (j'ay failly à dire: que j'ay déjà décrite) où il estoit allé le jour de cette solemnité dont j'ay parlé, pour toute autre affaire que pour prier Dieu. D'abord qu'il la vid il en fut charmé, et quand elle sortit il commanda à son page de la suivre pour sçavoir qui elle estoit; mais, devant que le page fut de retour, il avoit déjà tout sçeu d'un Suisse François qui chasse les chiens et louë les chaises dans l'eglise, et qui gagne plus à sçavoir les intrigues des femmes du quartier qu'à ses deux autres mestiers ensemble. Une piece blanche luy avoit donc appris le nom, la demeure, la qualité de Lucrece, celle de sa tante, ses exercices ordinaires et les noms de la pluspart de ceux qui la frequentoient; enfin mille choses qu'en une maison privée on n'auroit découvert qu'avec bien du temps; ce qui fait juger que celles où on se gouverne de la sorte commencent à passer pour publiques. Il songea, comme il estoit assez discret, à chercher quelqu'un qui le pust introduire chez elle; en tout cas, il se resolvoit de se servir du prétexte du jeu, qui est le grand passe-par-tout pour avoir entrée dans de telles compagnies; il n'eust besoin de l'une ni de l'autre, car dès le lendemain, passant en carrosse dans la ruë de Lucrece, il la vid de loin sur le pas de sa porte. L'impatience qu'elle avoit de voir que personne n'estoit encore venu l'y avoit portée, et dès qu'elle entendit le bruit d'un carrosse, elle tourna la teste de ce côté-là, pensant que c'estoit quelqu'un qui venoit chez elle. Le marquis se mit à la portiere pour la saluer et tascher à noüer conversation.

Voicy une mal-heureuse occasion qui luy fut favorable: un petit valet de maquignon poussoit à toute bride un cheval qu'il piquoit avec un éperon rouillé, attaché à son soullier gauche; et comme la ruë estoit estroitte et le ruisseau large, il couvrit de bouë le carrosse, le marquis et la demoiselle. Le marquis voulut jurer, mais le respect du sexe le retint; il voulut faire courir après, mais le piqueur estoit si bien monté qu'on ne lui pouvoit faire de mal, si on ne le tiroit en volant. Il descendit, tout crotté qu'il estoit, pour consoler Lucrece et luy dit en l'abordant: Mademoiselle, j'ay esté puny de ma temerité de vous avoir voulu voir de trop prés; mais je ne suis pas si fâché de me voir en cet estat que je le suis de vous voir partager avec moi ce vilain present. Lucrece, honteuse de se voir ainsi ajustée, et qui n'avoit point de compliment prest pour un accident si inopiné, se contenta de luy offrir civilement la salle pour se venir nettoyer, ou pour attendre qu'il eust envoyé querir d'autre linge, et elle prit aussi-tost congé de luy pour en aller changer de son costé. Mais elle revint peu apres avec d'autre linge et un autre habit, et ce ne fut pas un suiet de petite vanité pour une personne de sa sorte de montrer qu'elle avoit plusieurs paires d'habits et de rapparter en si peu de temps un poinct de Sedan qui eut pû faire honte à un poinct de Gennes qu'elle venoit de quitter.

La premiere chose que fit le marquis, ce fut d'envoyer son page en diligence chez luy, pour luy apporter aussi un autre habit et d'autre linge, esperant qu'on lui presteroit quelque garde-robe où il pourroit changer de tout. Mais le page revint tout en sueur luy dire que le valet de chambre avoit emporté la clef de la garde-robe, et que, depuis le matin qu'il avoit habillé son maistre, il ne revenoit à la maison que le soir, suivant la coustume de tous ces faineans, que leurs maistres laissent joüer, yvrogner et filouter tout le jour, faute de leur donner de l'employ, croyant deroger à leur grandeur, s'ils les employoient à plus d'un office. Il fallut donc qu'il prist, comme on dit, patience en enrageant, et qu'il condamnast son peu de prevoyance de n'avoir pas mis dans la voiture une carte où il y eust une garniture de linge, puisque le cocher avoit bien le soin d'y mettre un marteau et des clous pour r'attacher les fers des chevaux quand ils venoient à se déferrer. Tout ce qu'il pût faire, ce fut de se placer dans le coin de la salle le plus obscur et de se mettre encore contre le jour, afin de cacher ses playes le mieux qu'il pourroit. Il a juré depuis (et ce n'est pas ce qui doit obliger à le croire, car il juroit quelquefois assez legerement, mais j'ay veu des experts en galanterie qui disoient que cela pouvoit estre vray) que, dans toutes ses avantures amoureuses, il n'a jamais souffert un plus grand ennuy, ny de plus cuisantes douleurs, qu'avoir esté obligé de paroistre en ce mauvais estat la première fois qu'il aborda sa maistresse; aussi, quoy que la violence de son amour le pressast plusieurs fois de luy declarer sa passion, et qu'il s'en trouvast mesme des occasions favorables, il reserra tous ses compliments, et, s'imaginant qu'autant de crottes qu'il avoit sur son habit estoient autant de taches à son honneur, il estoit merveilleusement humilié, et il ressembloit au pan, qui, apres avoir regardé ses pieds, baisse incontinent la queuë.

Pour comble de mal-heurs, dès qu'il fut assis, il arriva chez Lucrece plusieurs filles du voisinage, dont les unes estoient ses amies et les autres non: car elles alloient en cet endroit comme en un rendez-vous general de galans, et elles y alloient chercher un party comme on iroit au bureau d'adresse[23] chercher un lacquais ou un valet de chambre. Les unes se mirent à jouer avec de jeunes gens qui y estoient aussi fraichement arrivez; les autres allerent causer avec Lucrece. Elles ne connoissoient point le marquis, et ainsi elles le prirent pour quelque miserable provincial. Comme les bourgeoises commencent à railler des gens de province aussi bien que les femmes de la cour, elles ne manquerent pas de luy donner chacune son lardon. L'une luy disoit: Vrayment, monsieur est bien galant aujourd'huy; il ne manque pas de mouches. L'autre disoit: Mais est-ce la mode d'en mettre aussi sur le linge? La troisiéme adjoustoit: Monsieur avoit manqué ce matin de prendre de l'eau-beniste, mais quelque personne charitable luy a donné de l'aspergés; et la derniere, franche bourgeoise, repliquoit: Voila bien de quoi! ce ne sera que de la poudre à la Saint-Jean.

[23] On appeloit ainsi, dit Furetière dans son Dictionnaire, «un bureau établi à Paris par Théophraste Renaudot, fameux médecin, où l'on trouve les adresses de plusieurs choses dont on a besoin.» Suivant le Dict. de Trévoux, qui n'est, comme on sait, qu'un remaniment de celui de Furetière, le bureau d'adresses fut long-temps interrompu, à cause de son peu de succès, qui avoit découragé «ceux qui s'en étoient mêlés.» Il y est dit toutefois (édit. 1732): «On vient de le rétablir en 1702, et la manière dont on y a établi le bon ordre pour la commodité du public fait espérer qu'il réussira.» Par un autre dictionnaire, Novitius (Paris, 1721, in-4., p. 75), on sait le nom de celui qui le dirigeoit. Il y est dit, au mot Nomenclator: «Herpin, qui enseigne à Paris les noms et les demeures des personnes de qualité.» C'est à cet Herpin, sans doute, que Le Sage fait allusion dans Gil-Blas (liv. Ier, ch 17), quand il fait dire par Fabrice à Gil-Blas: «Je vais de ce pas te conduire chez un homme à qui s'adresse la plupart des laquais qui sont sur le pavé... Il sait où l'on a besoin de valet, et il tient un registre non seulement des places vacantes, mais des bonnes et des mauvaises qualités des maîtres.»

Le marquis d'abord souffroit patiemment tous ces brocards assez communs, et, pressé du remords de sa conscience, n'osoit se défendre d'une accusation dont il se sentoit fort bien convaincu. Enfin, on le poussa tant là dessus qu'il fut contraint de repartir: Je vois bien, mesdemoiselles, que vous me voulez obliger à défendre les gens mal-propres, mais je ne sçay si je pourray bien m'en acquitter, car jusqu'ici j'ay songé si peu à m'exercer sur cette matiere, que je ne croyois pas avoir jamais besoin d'en parler pour moy, sans le malheur qui m'est arrivé aujourd'huy. Vous en serez moins suspect (reprit Lucrece) si vous n'avez pas grand interet en la cause; il y a en recompense beaucoup de personnes a qui vous ferez grand plaisir de la bien plaider. Je ne suis point (dit le marquis) de profession à faire des plaidoyers ny des apologies, mais je dirai, puisqu'il s'en présente occasion, que je trouve estrange qu'en la pluspart des compagnies on n'estime point un homme, et qu'on ait mesme de la peine à le souffrir, s'il n'est dans une excessive propreté, et souvent encore s'il n'est magnifique. On n'examine point son merite; on en juge seulement par l'exterieur et par des qualitez qu'il peut aller prendre à tous moments à la rue aux Fers ou à la Fripperie. Cela est vray (dit en l'interrompant la franche bourgeoisie dont j'ay parlé), et si Paris est tellement remply de crottes, qu'on ne s'en sçauroit sauver.

J'éprouve bien aujourd'huy (reprit le marquis), qu'on s'en sauve avec bien de la peine, puisque le carrosse ne m'en a pu garentir; et je me range à l'opinion de ceux qui soustiennent qu'il faut aller en chaise pour estre propre. L'ancien proverbe qui, pour expliquer un homme propre, dit qu'il semble sortir d'une boëte, se trouve bien vray maintenant, et c'est peut-estre luy qui a donné lieu à l'invention de ces boëtes portatives. Mais (interrompit encore la bourgeoise) tout le monde ne s'y peut pas faire porter, car les porteurs vous rançonnent, et il en coûte trop d'argent. Je ne m'y suis voulu faire porter qu'une fois à cause qu'il pleuvoit, et ils me demandoient un escu pour aller jusqu'à Nostre-Dame. Il est vray (dit le marquis) que la dépense en est grande et ne peut pas estre supportée par ceux qui sont dans les fortunes basses ou mediocres, comme sont la pluspart des personnes d'esprit et de sçavoir, et c'est ce qui fait qu'il sont reduits à ne voir que leurs voisins, comme dans les petites villes, et ils n'ont pas l'avantage que Paris fournit d'ailleurs, car on y pourroit choisir pour faire une petite société les personnes les plus illustres et les plus agreables, si ce n'estoit que le hasard et les affaires les dispersent en plusieurs quartiers fort éloignez les uns des autres.

Il n'y a que peu de jours qu'un des plus illustres me fit une fort agreable doleance sur un pareil accident qui luy estoit arrivé. Il estoit (dit-il) party du fauxbourg Saint-Germain pour aller au Marais, fort propre en linge et en habits, avec des galoches fort justes et en un temps assez beau. Il s'estoit heureusement sauvé des boues à la faveur des boutiques et des allées, où il s'estoit enfoncé fort judicieusement au moindre bruit qu'il entendoit d'un cheval ou d'un carosse. Enfin, grace à son adresse et au long détour qu'il avoit pris pour choisir le beau chemin, il estoit prest d'arriver au port desiré quand un malautru baudet, qui alloit modestement son petit pas sans songer en apparence à la malice, mit le pied dans un trou, qui estoit presque le seul qui fust dans la rue, et le crotta aussi coppieusement qu'auroit pû faire le cheval le plus fringuant d'un manege. Cela fit qu'il n'osa continuer le dessein de sa visite, et qu'il s'en retourna honteusement chez luy le nez dans son manteau. Ainsi il fut privé des plaisirs qu'il esperoit trouver en cette visite, et celles qui la devoient recevoir perdirent les douceurs de sa conversation. Cet accident, au reste, l'a tellement dégoûté de faire des visites éloignées, qu'il a perdu toutes les habitudes qu'il avoit hors de son quartier. Vôtre amy (dit alors Lucrece) estoit un peu scrupuleux; s'il eut bien fait il se seroit contenté de faire d'abord quelque compliment en faveur de ses canons crottez, quelque invective contre les desordres de la ville et contre les directeurs du nettoyement des boues, et un petit mot d'imprécation contre cet asne hypocrite, autheur du scandalle. Cela eût esté, ce me semble, suffisant pour le mettre à couvert de tout reproche. Je trouve (interrompit Hyppolite, qui estoit une veritable coquette, et qui avoit fait la premiere raillerie) qu'il fit prudemment de s'en retourner, car, s'il y eust eu là quelqu'un de mon humeur, il n'eût pas manqué d'avoir quelque attaque. Quoy (reprit Lucrece) y avoit-il de sa faute? N'avez-vous pas remarqué toutes les precautions qu'il avoit prises? Quoy, tout le temps et les pas qu'il avoit perdus en s'enfonçant dans les boutiques et dans les allées ne luy seront-ils contez pour rien? Non (dit l'Hyppolite), tout cela n'importe; que ne venoit-il en chaise?

Vous ne demandez pas s'il avoit moyen de la payer (reprit le marquis); mais vous n'estes pas seule de vostre humeur, et je prevoy que, si le luxe et la delicatesse du siecle continuent, il faudra enfin que quelques grands seigneurs, à l'exemple de ceux qui ont fondé des chaises de théologie, de medecine et de mathematique, fondent des chaises de Sous-carriere[25], pour faire porter proprement les illustres dans les ruelles et les metre en estat d'estre admis dans les belles conversations. Ce seroit, dit Lucrece, une belle fondation, et qui donneroit bien du lustre aux gens de lettres; mais elle coûteroit beaucoup, car il y a bien des illustres pretendus. Il faudroit au moins les restreindre à ceux de l'Academie, et alors on ne trouveroit point estrange qu'on en briguast les places si fortement. Cette fondation, dit le marquis, ne se fera peut-estre pas si-tost, et je la souhaite plus que je ne l'espere en faveur de mademoiselle (dit-il) en montrant Hyppolite, dont il ne sçavoit pas le nom, afin qu'elle n'ayt point le déplaisir de converser avec des gens crottez. Le marquis dit ces paroles avec assez d'aigreur, estant animé de ce qu'elle l'avoit raillé d'abord, et, pour luy rendre le change, il ajouta un peu librement: Encore je souffrirois plus volontiers que des femmes de condition, qui ont des appartements magnifiques, et qui ne voyent que des polis et des parfumés, eussent de la peine et du dégoust à souffrir d'autres gens; mais je trouve estrange que des bourgeoises les veüillent imiter, elles qui iront le matin au marché avec une escharpe[24] et des souliers de vache retournée, et qui, pour les necessitez de la maison, recevront plusieurs pieds plats dans leur chambre, où il n'y a rien à risquer qu'un peu d'exercice pour les bras de la servante qui frotte le plancher; cependant ce sont elles qui sont les plus delicates sur la propreté, quand elles ont mis leurs souliers brodez et leur belle juppe.

[24] Ou appeloit ainsi les chaises à porteur perfectionnées, sous Louis XIII, par Montbrun de Souscarrière, bâtard du duc de Bellegarde. Avant lui, celles dont, en 1617, P. Le Petit avait eu le privilége n'étoient pas couvertes; ce n'étoient que de simples fauteuils fixés à deux bâtons en forme de brancards. Dans un voyage qu'il fit à Londres, Montbrun vit des chaises couvertes et fermées, et à son retour il se hâta d'en faire établir de pareilles à Paris, pour lesquelles il obtint, lui aussi, un privilége, par lettres-patentes enregistrées en parlement. (Sauval, Antiq. de Paris, chap. Voitures, t. Ier, p. 192.) Montbrun le partageoit avec madame de Cavoye. Il mit tout en œuvre pour que ses chaises devinssent à la mode. «Il n'alloit plus autrement, dit Tallemant, et durant un an on ne rencontroit que lui par les rues, afin qu'on vît que cette voiture étoit commode. Chaque chaise lui rend, toutes les semaines, cent sous; il est vrai qu'il fournit de chaises, mais les porteurs sont obligés de payer celles qu'ils rompent,» (Historiettes, 1re édit., t. 4, p. 188, 191.) Ces chaises étoient numérotées, comme nos fiacres. (Id., t. 3, p. 253.) Elles firent vite fortune. Mascarille, comme un vrai marquis, s'en passoit la fantaisie: «Il fait un peu crotté, mais nous avons la chaise.—Madelon. Il est vrai que la chaise est un retranchement merveilleux contre les insultes de la boue et du mauvais temps.» (Les Précieuses ridicules, scène 10.)

[25] L'escharpe ne se mettoit alors qu'en déshabillé; les femmes ne la portoient «qu'en habit de couleur et négligées.» (Dict. de Trévoux.)

Certes (dit alors Lucrece) Monsieur a grande raison, et, pour estre de la cour, il ne laisse pas de connoistre admirablement les gens de la ville. Je connois des personnes qui ne sont gueres loin d'icy, qui sont si difficiles à contenter sur ce poinct qu'elles en sont insupportables, et je crois qu'elles aimeroient mieux qu'un homme apportast dix sottises en conversation que la moindre irrégularité en l'adjustement. Je pense mesme qu'elles ne venient voir des gens bien mis qu'afin de se pouvoir vanter de voir le beau monde. Mais (dit Hyppolite) approuvez-vous la conduite de certains illustres, qui, sous ombre de quelque capacité qu'ils ont au-dedans, negligent tout à fait le dehors. Par exemple, nous avons en notre voisinage un homme de robbe fort riche et fort avare, qui a une calotte qui luy vient jusqu'au menton, et quand il auroit des oreilles d'asne comme Midas, elle seroit assez grande pour les cacher. Et j'en sçais un autre dont le manteau et les éguillettes sont tellement effilées que je voudrois qu'il tombast dans l'eau, à cause du grand besoin qu'elles ont d'estre rafraischies. Voudriez-vous deffendre ces chichetez et ces extravagances, et faudroit-il empescher une honneste compagnie où ils voudroient s'introduire d'en faire des railleries? Je ne crois pas (repliqua le marquis) que personne ayt jamais loué ces vitieuses affectations; au contraire, on voit avec mépris et indignation ces barbons, ces gens de college, dont les habits sont aussi ridicules que les mœurs. Mais il faut avoir quelque indulgence pour les personnes de merite qui, estant le plus souvent occupées à des choses plus agreables, n'ont ny le loysir ny le moyen de songer à se parer. Ce n'est pas que je loüe ceux qui, par negligence ou par avarice, demeurent en un estat qui fait mal au cœur ou qui blesse la veuë. Car ce sont deux vices qu'il faut également blasmer. Mais combien y en a-t-il qui, quelque soin qu'ils prennent à s'ajuster et à cacher leur pauvreté, ne peuvent empescher qu'elle ne paroisse tousjours à quelque chapeau qui baisse l'oreille, quelque manteau pelé, quelque chausse rompuë, ou quelque autre playe dont il ne faut accuser que la fortune?

Votre sentiment (dit Lucrece) est tres-raisonnable, et j'ay toujours fort combatu ces delicatesses; mais encore ce seroit beaucoup s'il ne falloit qu'estre propre, qui est une qualité necessaire à un honneste homme; il faut aussi avoir dans ses vestements de la diversité et de la magnificence: car on donne aujourd'huy presque partout aux hommes le rang selon leur habit; on met celuy qui est vestu de soye au dessus de celuy qui n'est vestu que de camelot, et celui qui est vestu de camelot au dessus de celuy qui n'est vestu que de serge. Comme aussi on juge du mérite des hommes à proportion de la hauteur de la dentelle qui est à leur linge, et on les éleve par degrez depuis le pontignac jusqu'au poinct de Gennes. Il est vray qu'on en use ainsi, dit Hyppolite, et je trouve qu'on a raison. Car comment jugerez-vous d'un homme qui entre en une compagnie si ce n'est par l'extérieur? S'il est richement vestu, on croit que c'est un homme de condition, qui a esté bien nourry et élevé, et qui, par conséquent, a de meilleures qualitez. Vous auriez grande raison (reprit le marquis) si vous n'en usiez ainsi qu'envers les inconnus: car j'excuserois volontiers l'honneur qu'on fait à un faquin qui passe pour un homme de condition à la faveur de son habit, puisque vous ne feriez qu'honorer la noblesse que vous croiriez estre en luy; mais on en use de mesme envers ceux qui sont les mieux connus, et j'ay veu beaucoup de femmes qui n'estimoient les hommes que par le changement des habits, des plumes et des garniturcs[26]. J'en ay veu qui, au sortir d'un bal ou d'une visite, ne s'entretenoient d'autre chose. L'une disoit: Monsieur le comte avoit une garniture de huit cent livres, je n'en ay point veu de plus riche; l'autre: Monsieur le baron estoit vestu d'une estoffe que je n'avois point encore veue, et qui est tout à fait jolie; une troisiéme disoit: Ce gros pifre[27] de chevalier est tousjours vestu comme un gouverneur de Lyons; il n'oseroit changer d'habits, il a peur qu'on le méconnoisse. Cependant, il est souvent arrivé que le gros pifre a battu la belle garniture portée par un poltron, et que celuy qui avoit l'étoffe fort jolie n'aura dit que des fadaises. J'en ay veu mesme une assez sotte pour louer l'extravagance d'un certain galand de ma connoissance, qui, pour porter le deuil de sa maistresse, avoit fait faire exprès une garniture de rubans noirs et blancs, avec des figures de testes de morts et de larmes, comme celles qui sont aux parements d'église le jour d'un enterrement. Je crois (interrompit Lucrece) qu'on doit plustost dire qu'il portoit le deuil de sa raison qui estoit morte. Vous dites vray (repliqua le marquis), mais il n'en devoit porter que le petit deuil, car il y avoit longtemps qu'elle estoit deffunte. Vous attaquez de fort bonne grace, dit Lucrece, des personnes qui m'ont tousjours fort dépleu; à dire vray, je n'attendois pas de tels sentiments d'un homme de la Cour, et qui a la mine de se piquer d'estre propre et magnifique.

[26] On appeloit ainsi l'ensemble de plumes, de rubans, de nœuds, dont on chargeoit ses habits et sa coiffure. C'est ce que Mascarille appelle sa petite-vie. Il falloit, comme il dit, qu'elle fût «congruente à l'habit.» (Précieuses ridicules. sc. 10.)

[27] Ce mot pifre, que nous avons si étrangement détourné de son sens, étoit depuis le XIIIe siècle employé comme terme de mépris. On n'appeloit pas autrement que pifres ou bougres certains hérétiques des Flandres et de la Bourgogne. (Valesiana, p. 81-82.) Fleury de Bellingen explique ainsi l'étymologie de ce mot: «On nomme ordinairement gros piffre un gros homme qui a les joues rebondies de graisse. Mot emprunté et corrompu de l'allemand pfeiffer, qui signifie un joueur de fiffre, et approprié à telles sortes d'hommes, parce qu'un joueur de fiffre se fait enfler les joues à force de souffler, en flûtant, comme ceux-ci les ont enflées à force de manger.» (L'Etymologie des Proverbes français, La Haye, 1656, in-8., p. 3.)

Je vous avoue (dit le marquis) que ma condition m'oblige à faire dépense en habits, parce que le goust du siecle le veut ainsi; et pour ne pas avoir la tache d'avarice ou de rusticité, je suy les modes et j'en invente quelquefois; mais c'est contre mon inclination, et je voudrois qu'il me fust permis de convertir ces folles dépenses en de pures liberalitez envers d'honnestes gens qui en ont besoin. Sur tout j'ay toûjours blâmé l'exces où l'on porte toutes ces choses, car c'est un grand malheur lorsqu'on tombe entre les mains de ces coquettes fieffées qui sont de loisir, et qui ne sçavent s'entretenir d'autres choses. Elles examineront un homme comme un criminel sur la sellette, depuis les pieds jusqu'à la teste, et quelque soin qu'il ait pris à se bien mettre, elles ne laisseront pas de lui faire son proces. Je me suis trouvé souvent engagé en ces conferences de bagatelles où j'ay veu agiter fort serieusement plusieurs questions tres-ridicules. J'y vis une fois un sot de qualité qu'on avoit pris au collet; une femme luy dit que son rabat n'estoit pas bien mis, l'autre dit qu'il n'estoit pas bien empesé, et la troisième soûtint que son défaut venoit de l'échancrure; mais il se deffendit bravement en disant qu'il venoit de la bonne faiseuse, qui prend un escu de façon de la piece. Le rabat fut declaré bien fait au seul nom de cette illustre; je dis illustre, et ne vous en estonnez pas, car le siecle est si fertile en illustres qu'il y en a qui ont acquis ce titre à faire des mouches. Cette authorité (dit Lucrece) estoit decisive, et la question apres cela n'estoit plus problematique; aussi il faut demeurer d'accord que le rabat est la plus difficile et la plus importante des pieces de l'adjustement; que c'est la premiere marque à laquelle on connoist si un homme est bien mis, et qu'on n'y peut employer trop de temps et trop de soins, comme j'ay ouy dire d'une presidente[28], qu'elle est une heure entiere à mettre ses manchettes, et elle soûtient publiquement qu'on ne les peut bien mettre en moins de temps. Apres que ce rabat fut bien examiné (adjoûta le marquis), on descendit sur les chausses à la Candalle[29]; on regarda si elles estoient trop plicées en devant ou en arriere, et ce fut encore un sujet sur lequel les opinions furent partagées. En suite on vint à parler du bas de soye, et alors on traitta une question fort grande et fort nouvelle, n'estant encore decidée par aucun autheur: Si le bas de soye est mieux mis quand on le tire tout droit que quand il est plicé sur le gras de la jambe. Et après avoir employé deux heures à ce ridicule entretien, comme je vis qu'elles alloient examiner tout le reste article par article, comme si c'eust esté un compte, je rompis la conversation en me retirant, et je vis qu'elles remirent à une autre fois à parler du reste; car, pour juger un proces si important, elles y employerent plusieurs vaccations.

[28] Il s'agit ici de la présidente Tambonneau: «Une fois, dit Tallemant, elle alla fort ajustée chez la maréchale de Guébriant; on ne faisoit que de se mettre à table, elle avoit diné; la voilà qui commence à lever sa robe, pour montrer sa belle jupe; qui veut faire admirer comme ses manchettes étoient mises de bon air: car elle croyoit qu'il n'y avoit personne au monde qui les sut mettre comme elle, et même elle se piquoit de les mettre fort promptement, quoique madame Anne, sa duena, fut une heure et demie à les ajuster.» (Historiettes, 2e édit., t. 9, p. 161.)

[29] C'étoit un des ajustements mis à la mode par le duc de Candale, le Brummell, le d'Orsay du XVIIe siècle. Bussy, dans son Histoire amoureuse des Gaules, a raconté ses amours avec madame d'Olonne (édit. 1754, t. 1er, p. 1-42). Saint-Evremond nous a donné de lui un charmant portrait (Œuvres, 1753, in-12, t. 3, p. 154-180), et nous savons par les Mémoires de Cavagnac (t. 1er, p. 220) et par ceux de mademoiselle de Montpensier (coll. Petitot, 2e série, t. 41, p. 489), l'histoire de sa querelle avec Bartet, au sujet même de cette recherche de M. de Candale pour les ajustements. Bartet, jaloux des préférences que la marquise de Gouville accordoit à Candale, avoit dit: «Si l'on ôtoit à ce beau duc ses grands cheveux, ses grands canons, ses grandes manchettes et ses grosses touffes de galant, il ne seroit plus qu'un squelette et un atôme.» Candale le sut, et un jour, en pleine rue Saint-Thomas-du-Louvre, il fit arrêter Bartet par Laval, son écuyer, et par onze de ses gens, qui, le poignard d'une main, les ciseaux de l'autre, lui coupèrent un côté de cheveux, un côté de moustache, lui arrachèrent son rabat, ses canons, ses manchettes, etc., et le laissèrent en lui disant que c'étoit de la part de M. de Candale. Tallement nous a aussi parlé de ce muguet brutal. Il a raconté ses amours avec madame de Saint-Loup. (Historiettes, t. 8, p. 88, édit. in-12.)

Vous raillez si agreablement (dit Lucrece) ces personnes qui vous ont dépleû, qu'il faut bien prendre garde à l'entretien qu'on a avec vous, et je ne sçay si vous n'en direz point autant de celuy que nous avons aujourd'huy ensemble. Je respecte trop (dit le marquis) tout ce qui vient d'une si belle bouche, et je vous ay veu des sentiments si justes et si eloignez de ceux que nous venons de railler, que vous n'avez rien à craindre de ce costé-là. En effet (reprit Lucrece) je n'approuve point qu'on s'entretienne de ces bagatelles, ny qu'on aille pointiller sur le moindre defaut qu'on trouve en une personne; il suffit qu'elle n'ait rien qui choque la veue. Aussi bien je sçais que, quelque soin qu'on prenne à s'adjuster, particulierement pour les gens de la ville, on y trouvera toujours à redire: car, comme la mode change tous les jours, et que ces jours ne sont pas des festes marquées dans le calendrier, il faudroit avoir des avis et des espions à la cour, qui vous advertissent à tous momens des changemens qui s'y font; autrement on est en danger de passer pour bourgeois ou pour provincial.

Vous avez grande raison (adjousta le marquis), cette difficulté que vous proposez est presque invincible, à moins qu'il y eust un bureau d'adresse estably ou un gazetier de modes[30] qui tint un journal de tout ce qui s'y passeroit de nouveau. Ce dessein (dit Hyppolite) seroit fort joly, et je croy qu'on vendroit bien autant de ces gazettes que des autres.

[30] Dans un petit volume in-12 paru à Rouen en 1609, sous le titre de la Gazette (en vers), ce même projet avoit été déjà émis et presque exécuté (V. Biblioth. poét. de M. Viollet Le Duc, p. 349-350). Mais cent ans après la publication du Roman bourgeois, cette idée eut à Londres son exécution bien plus complète, par la publication du Ladies Journal, «meuble, dit l'abbé Prevost (le Pour et le Contre, 1733, in-12, t. 1er, p. 161) qui manquoit sur la toilette des dames, et dont il est surprenant qu'une nation aussi galante que les François se soit laissé ravir l'invention. À la vérité, ajoute-t-il, Brantôme en avoit tracé le plan il y a déjà près de deux siècles.» Et il cite à l'appui ce passage de l'auteur des Dames galantes, que Furetière n'a presque fait que reproduire: «Il seroit à souhaiter que quelques uns de ces galants de profession, qui sont dévoués de cœur et d'esprit au service des dames, nous voulût faire des chroniques d'amour, comme plusieurs font celle des nations et des royaumes, etc.»

Puisque vous vous plaisez à ces desseins (dit le marquis), je vous en veux reciter un bien plus beau, que j'ouys dire ces jours passez à un advocat, qui cherchoit un partisan pour traiter avec luy de cet advis; et ne vous estonnez pas si j'ay commerce avec les gens du palais, et si je me sers par fois de leurs termes, car deux mal-heureux proces qui m'ont obligé de les frequenter m'en ont fait apprendre à mes dépens plus que je n'en voulois savoir. Il disoit qu'il seroit tres-important de créer en ce royaume un grand conseil de modes, et qu'il seroit aisé de trouver des officiers pour le remplir: car, premierement, des six corps des marchands on tireroit des procureurs de modes, qui en inventent tous les jours de nouvelles pour avoir du débit; du corps des tailleurs on tireroit des auditeurs de mode, qui, sur leurs bureaux ou etablis, les mettroient en estat d'estre jugées, et en feroient le rapport; pour juges on prendroit les plus legers et les plus extravaguants de la cour, de l'un et de l'autre sexe, qui auroient pouvoir de les arrêter et verifier, et de leur donner authorité et credit. Il y auroit aussi des huissiers porteurs de modes, exploitans par tout le royaume de France. Il y auroit enfin des correcteurs de modes, qui seroient de bons prud'hommes qui mettroient des bornes à leur extravagance, et qui empescheroient, par exemple, que les formes des chapeaux ne devinssent hautes comme des pots à beure, ou plattes comme des calles, chose qui est fort à craindre lors que chacun les veut hausser ou applattir à l'envy de son compagnon, durant le flux et reflux de la mode des chapeaux; ils auroient soin aussi de procurer la reformation des habits, et les décris necessaires, comme celuy des rubans, lors que les garnitures croissent tellement qu'il semble qu'elles soient montées en graine, et viennent jusqu'aux pochettes. Enfin, il y auroit un greffe ou un bureau estably, avec un estalon et toutes sortes de mesures, pour régler les differens qui se formeraient dans la juridiction, avec une figure vestue selon la derniere mode, comme ces poupées qu'on envoie pour ce sujet dans les provinces[31]. Tous les tailleurs seroient obligez de se servir de ces modelles, comme les appareilleurs vont prendre les mesures sur les plans des édifices qu'on leur donne à faire. Il y auroit pareillement en ce greffe une pancarte ou tableau où seroient specifiez par le menu les manieres et les regles pour s'habiller, avec les longueurs des chausses, des manches et des manteaux, les qualitez des estoffes, garnitures, dentelles et autres ornements des habits, le tout de la mesme forme que les devis de maçonnerie et de charpenterie. Et voicy le grand avantage que le public en retireroit: c'est qu'il arrive souvent qu'un riche bourgeois, et surtout un provincial, ou un Alleman, aura prodigué beaucoup d'argent pour se vestir le mieux qu'il luy aura esté possible, et il n'y aura pas réussi, quelque consultation qu'il ait faite de toute sorte d'officiers qu'il aura pû assembler pour resoudre toutes ses difficultez. Car il se trouvera souvent que, si l'habit est bien fait, il n'en sera pas de mesme des bas ou du chapeau; enfin il vivra tousjours dans l'ignorance et dans l'incertitude. Au lieu que, s'il est en doute, par exemple, si la forme de son chapeau est bien faite, il n'aura qu'à la porter au bureau des modes, pour la faire jauger et mesurer, comme on fait les litrons et les boisseaux qu'on marque à l'Hostel-de-Ville. Ainsi, se faisant estalonner et examiner depuis les pieds jusqu'à la teste, et en ayant tiré bon certificat, il auroit sa conscience en repos de ce costé-là, et son honneur seroit à couvert de tous les reproches que luy pourroit faire la coquette la plus critique.

[31] Ces poupées de modes, qui donnoient le ton pour les toilettes, avoient d'abord été attifées chez mademoiselle de Scudéry, d'où elles partoient pour la province ou l'étranger. L'une était pour le négligé, l'autre pour les grandes toilettes. On les appeloit la grande et la petite Pandore, et c'est aux petites assemblées du samedi qu'on procédoit à leur ajustement dans le cercle des précieuses. Un siècle plus tard, nous trouvons encore une de ces poupées courant le monde pour y propager les modes parisiennes. «On assure, lisons-nous dans un livre très rare, que pendant la guerre la plus sanglante entre la France et l'Angleterre, du temps d'Addison, qui en fait la remarque, ainsi que M. l'abbé Prevost, par une galanterie qui n'est pas indigne de tenir une place dans l'histoire, les ministres des deux cours de Versailles et de Saint-James accordoient en faveur des dames un passeport inviolable à la grande poupée, qui étoit une figure d'albâtre de trois ou quatre pieds de hauteur, vêtue et coiffée suivant les modes les plus récentes, pour servir de modèle aux dames du pays. Ainsi, au milieu des hostilités furieuses qui s'exerçoient de part et d'autre, cette poupée étoit la seule chose qui fût respectée par les armes.» (Souv. d'un homme du monde, Paris, 1789, in-12, t. 2, p. 170, nº 395.)

C'est dommage (dit Lucrece) que vous n'estes associé avec cet homme qui a inventé ce party: vous le feriez bien valoir. Je crois qu'il y a beaucoup d'officiers en France moins utiles que ceux-là, et beaucoup de reglements moins necessaires que ceux qu'ils feroient. J'ai mesme ouy dire à des sçavans qu'il y avoit de certains pays où estoient establis de certains officiers expressément pour faire regler les habits; mais comme je ne suis pas sçavante, je ne vous puis dire quels ils sont.

Lucrece n'avoit pas encore achevé quand sa tante rompit le jeu, et mesme un cornet qu'elle tenoit à la main, à cause d'un ambezas[32] qui luy estoit venu le plus mal à propos du monde. Cela rompit aussi cette conversation, car elle s'en vint avec un grand cry annoncer le coup de malheur qui luy estoit arrivé, qu'elle plaignit avec des termes aussi pathetiques que s'il y fust allé de la ruine de l'estat. Cela troubla tout ce petit peloton; quelques-uns, par complaisance, luy aidèrent à pester contre ce malheureux Ambezas qui estoit venu sans qu'on l'eust mandé; d'autres la consolerent sur l'inconstance de la fortune et lui promirent de sa part un sonnez pour une autre fois. Et cependant le marquis, qui ne cherchoit qu'une occasion de se retirer, prit congé de Lucrece, non sans luy dire en particulier qu'il esperoit de venir chez elle le lendemain en meilleur ordre, lui demandant la permission de continuer ses visites. Mais en sortant il pensa luy arriver encore le mesme accident, car les maquignons sont tres-frequens en ce quartier-là. Il ne put battre celuy-cy non plus que l'autre, à cause de sa fuite; mais son page l'en vengea, et, n'estant pas dans sa colère si raisonnable que son maistre, il la déchargea sur un autre maquignon qui estoit à pied sur le pas de sa porte. Et comme ce pauvre homme lui disoit: Ha, monsieur, je ne crotte personne! Hé bien, c'est pour ceux que tu as crottez et que tu crotteras. Action de justice et chastiment remarquable, qui devroit faire honte à nos officiers de police.

[32] Terme du jeu de trictrac. C'est lorsque chaque dé jeté amène l'as (ambo asses, deux as).

A peine le marquis estoit-il remonté dans son carosse que ses laquais, à l'exemple du maistre et du page, animez contre les crotteurs de gens, virent passer des meuniers sur la crouppe de leurs mulets accouplez trois à trois, qui faisoient aussi belle diligence que des courriers extraordinaires. Le grand laquais jetta un gros pavé qu'il trouva dans sa main à l'un de ces meuniers avec une telle force que cela eust été capable de rompre les reins de tout autre; mais ce rustre, hochant la teste et le regardant par dessus l'épaule, lui dit avec un ris badin: Ha ouy, je t'engeolle. Et, piquant la crouppe de sa monture avec le bout de la poignée de son fouet, il se vit bien-tost hors de la portée des pavez. Dés le lendemain, le marquis vint voir Lucrece en un équipage qui fit bien connoistre que ce n'estoit pas pour luy qu'il avoit fait l'apologie du jour precedent.

Je croy que ce fut en cette visite qu'il luy découvrit sa passion; on n'en sçait pourtant rien au vray. Il se pourroit faire qu'il n'en auroit parlé que les jours suivans, car tous ces deux amans estoient fort discrets, et ils ne parloient de leur amour qu'en particulier. Par mal-heur pour cette histoire, Lucrece n'avoit point de confidente, ni le marquis d'escuyer, à qui ils repetassent en propres termes leurs plus secrettes conversations. C'est une chose qui n'a jamais manqué aux heros et aux heroïnes. Le moyen, sans cela, d'écrire leurs avantures? Le moyen qu'on pust savoir tous leurs entretiens, leurs plus secrettes pensées? qu'on pust avoir coppie de tous leurs vers et des billets doux qui se sont envoyez, et toutes les autres choses necessaires pour bastir une intrigue? Nos amants n'estoient point de condition à avoir de tels officiers, de sorte que je n'en ay rien pu apprendre que ce qui en a paru en public; encore ne l'ay-je pas tout sçeu d'une mesme personne, parce qu'elle n'auroit pas eu assez bonne memoire pour me repeter mot à mot tous leurs entretiens; mais j'en ay appris un peu de l'un et un peu de l'autre, et, à n'en point mentir, j'y ay mis aussi un peu du mien. Que si vous estes si desireux de voir comme on découvre sa passion, je vous en indiqueray plusieurs moyens qui sont dans l'Amadis, dans l'Astrée, dans Cirus et dans tous les autres romans, que je n'ay pas le loisir ni le dessein de coppier ny de derober, comme ont fait la plupart des auteurs, qui se sont servis des inventions de ceux qui avoient écrit auparavant eux. Je ne veux pas mesme prendre la peine de vous en citer les endroits et les pages; mais vous ne pouvez manquer d'en trouver à l'ouverture de ces livres. Vous verrez seulement que c'est toujours la mesme chose, et comme on sçait assez le refrain d'une chanson quand on en écrit le premier mot avec un etc., c'est assez de vous dire maintenant que nostre marquis fut amoureux de Lucrece, etc. Vous devinerez ou suppléerez aisément ce qu'il luy dit ou ce qu'il luy pouvoit dire pour la toucher.

Il est seulement besoin que je vous declare quel fut le succès de son amour; car vous serez sans doute curieux de sçavoir si Lucrece fut douce ou cruelle, parce que l'un pouvoit arriver aussi-tost que l'autre. Sçachez donc qu'en peu de temps le marquis fit de grands progrés; mais ce ne fut point son esprit et sa bonne mine qui luy acquirent le cœur de Lucrece. Quoy que ce fust un gentil-homme des mieux faits de France et un des plus spirituels, qu'il eût l'air galand et l'ame passionnée, cela n'estoit pas ce qui faisoit le plus d'impression sur son esprit: elle faisoit grand cas de toutes ces belles qualités; mais elle ne vouloit point engager son cœur qu'en establissant sa fortune. Le marquis fut donc obligé de luy faire plus de promesses qu'il ne luy en vouloit tenir, quelque honneste homme qu'il fust: car qu'est-ce que ne promet point un amant quand il est bien touché? Et qu'y a-t-il dont ne se dispense un gentil-homme quand il est question de se deshonorer par une indigne alliance? Il avoit commencé d'acquerir l'estime de Lucrece en faisant grande dépense pour elle; il luy laissa mesme gagner quelque argent, en faisant voir neantmoins qu'il ne perdoit pas par sottise, ni faute de sçavoir le jeu. Apres, il s'accoustuma à luy faire des presens en forme, qu'elle reçut volontiers, quoy qu'elle eust assez de cœur; mais elle estoit obligée d'en user ainsi, car elle avoit moins de bien que de vanité. Elle vouloit paroistre, et ne le pouvoit faire qu'aux dépens de ses amis. Les cadeaux n'estoient pas non plus épargnez; les promenades à Saint-Clou, à Meudon et à Vaugirard, estoient fort frequentes[33], qui sont les grands chemins par où l'honneur bourgeois va droit à Versailles[34], comme parlent les bonnes gens. Toutes ces choses neantmoins ne concluoient rien; Lucrece ne donnoit encore que de petites douceurs qu'il falloit que le marquis prist pour argent comptant. Il fut donc enfin contraint, vaincu de sa passion, de luy faire une promesse de l'épouser, signée de sa main et écrite de son sang, pour la rendre plus authentique. C'est là une puissante mine pour renverser l'honneur d'une pauvre fille, et il n'y a guere de place qui ne se rende si-tost qu'on la fait jouer. Lucrece ne s'en deffendit pas mieux qu'une autre; elle ne feignit point de donner son cœur au marquis et de lui vouer une amour et une foy réciproque. Ils vécurent depuis en parfaite intelligence, sans avoir pourtant le dernier engagement. Ils se flattèrent tous deux de la plus douce esperance du monde: le marquis de l'esperance de posseder sa maîtresse, et Lucrece de l'esperance d'estre marquise. Mais ce n'estoit pas le compte de cet amant impatient; sa passion estoit trop forte pour attendre plus longtemps les dernieres faveurs.

[33] C'est là qu'on faisoit alors les fines parties, et Furetière est loin d'avoir tort dans ce qu'il ajoute sur les risques qu'y couroit «l'honneur bourgeois». Ailleurs il en avoit parlé, et sur le même ton (V. le Voyage de Mercure, liv. 4, Paris, 1653, in-4. p. 88)—Sarrazin, dans la lettre qui sert de préface à son Ode à Calliope, dit aussi, par allusion au scandale de ces gaités-champêtres: «Si je devine bien, le mot d'aventure et le lieu de Saint-Clou (sic) vous feront d'abord songer à quelque chose d'étrange, et vous ne tarderez guère à scandaliser votre bonne amie et votre très humble serviteur.» Un amant ne pardonnoit pas à sa maîtresse de faire sans lui une promenade à Saint-Cloud:

Je ne saurois vous pardonner

Le regal qu'à Saint-Cloud Paul vient de vous donner; C'est le plus dégoûtant de tous les esprits fades. Vous aimez trop les promenades, Iris: allez vous promener. (Poésies de Charleval, Amst., 1759, in-12, p. 52, épigr. 37.)

Le roman bourgeois: Ouvrage comique

Подняться наверх