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IV
JEANNE, JEANNETTE ET JEANNETON

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Certain soir de novembre, environ deux semaines en çà, un carrosse de louage s'était arrêté dans la rue Tiquetonne, à la porte des Trois-Marchands. M. Joseph en descendit, malade et ayant peine à se soutenir. Il avait avec lui un vieux domestique au teint cuivré, qui ne parlait pas bien le français et qui portait un singulier costume dont la principale pièce consistait en un châle-cachemire, drapé sur une chemise de laine et cachant la ceinture d'un large pantalon de toile indienne.

Ce valet avait nom Saëb et se nourrissait de riz cuit à l'eau, qu'il assaisonnait lui-même avec une poudre très violemment aromatique qui ressemblait à du poivre blanc. Son maître vivait de l'air du temps, ne recevait jamais personne et sortait régulièrement après la brune tombée, pour rentrer fort tard dans la nuit.

Une fois, la valetaille de l'auberge ramassa un chiffon tombé de la poche de M. Joseph; c'était un fragment de lettre, commençant par ces mots: «Monsieur le gouverneur…» On en fit des gorges chaudes à la cuisine, et le nom de M. le gouverneur lui resta.

Au bout de huit jours, Saëb s'en alla et ne revint plus.

Le lendemain, M. Nicolas se présenta. Saëb n'était plus là pour monter la garde à la porte de son maître. M. Nicolas, le beau capitaine, s'adressa à une servante qui ne résista point à sa grande mine ni surtout au louis d'or qui lui fut mis dans la main. Madeleine gronda la servante, mais elle courut s'installer dans sa chambre noire pour voir au moins comment «M. le gouverneur» allait recevoir l'intrus.

Ce n'était peut-être pas la première fois que Madeleine ouvrait son œil, mais jusqu'alors elle avait vu peu de chose et n'avait rien entendu, sinon les plaintes du malade et le baragouin de Saëb, qui n'avait pas l'air d'un domestique commode. Ce jour-là, sa curiosité fit une ample récolte.

M. Joseph était couché tout habillé sur son lit, la tête tournée vers la ruelle. Au bruit que fit le nouvel arrivant en entrant, il ne se retourna point, mais il dit avec une colère dolente:

– Ne pourra-t-on me laisser mourir en repos?

– Non certes, M. le marquis, répondit le jeune officier; je vous engage ma parole qu'on ne vous laissera pas mourir!

Le bonhomme Joseph était donc non seulement gouverneur, mais encore marquis.

Il se retourna vivement. Il avait sans doute reconnu la voix qui parlait. Jamais Madeleine ne l'aurait cru capable de sauter hors de sa couche aussi lestement qu'il le fit. Ce fut un bond de jeune homme, il se trouva sur ses pieds, la tête haute, les bras tendus avec un bon sourire aux lèvres, pour dire presque gaiement:

– Tiens! c'est toi, chevalier! Bonjour.

De sorte que Madeleine Homayras sut encore, dès ce premier moment, que M. Nicolas était un chevalier.

Il se jeta dans les bras de M. Joseph, et tous deux échangèrent une cordiale embrassade. Vous eussiez dit un père et un fils qui se retrouvent après une longue séparation. Le bonhomme disait, et il avait des larmes plein les yeux:

– Ah! garçon! garçon! que je suis content de te revoir! Saëb m'a planté là! c'est un coquin, comme tous les Bengalis; j'étais tout seul, dans cette auberge, et les Anglais ont des centaines d'émissaires à Paris, qui me cherchent pour m'assassiner!

– Eh bien! répliqua gaillardement Nicolas, ils n'ont qu'à essayer, ils trouveront à qui parler, me voici!

– C'est vrai, garçon, te voilà! Embrasse encore et serre-moi comme il faut; il me semble que tu me redonnes de la jeunesse et de la vie.

– Bon et cher ami! murmura le beau soldat, qui faisait de son mieux pour ne pas montrer toute son émotion. Je voudrais, en effet, vous donner ma vie et ma jeunesse.

– Comment va Jeanne? demanda tout à coup le bonhomme.

– Mme la marquise, répondit Nicolas, est fort inquiète et très mécontente.

– Mécontente, garçon? Mécontente! ne dirait-on pas que je suis un écolier et que je buissonne? By Jove! c'est là le vrai malheur! L'histoire dira de ma femme et de moi que j'avais des jupons pour ne pas aller jambes nues, parce qu'elle portait les culottes!

Il essaya de rire; mais un tremblement le prit, pendant que sa face, très colorée, devenait pâle tout à coup.

– Bon! dit Nicolas, au lieu de s'attendrir à ces signes de détresse, voilà nos diables de nerfs qui arrivent! Vous m'avez raconté que votre médecin ordinaire, là-bas, le docteur Siddons, vous accusait d'être nerveux comme un tigre…

– Comme un chat, chevalier, plutôt! comme un pauvre matou! Les tigres sont plus forts que les lions, et moi, je ne tiens pas sur mes jambes. J'ai été tigre, c'est vrai, j'ai été lion… Que Dieu juge ceux qui m'ont réduit à l'état où je suis!.. Ah! ah! chevalier, nous étions trop grands! Il ne faut monter si haut que cela. Dans les forêts où règne la loi de nature, les arbres géants étouffent le petit bois, et n'est-ce pas justice? mais dans le monde, c'est le petit bois qui attaque les géants par le pied; ce sont les broussailles qui mangent les futaies, et les héros disparaissent submergés par le flot des lâches, des impuissants et des jaloux. Ils appellent cela l'égalité, les droits de l'homme, la philosophie, et, pendant qu'ils travaillent, comme Tarquin, à couper toute tête qui dépasse le niveau, Tarquin, tombé en enfance, tend son propre cou à la faucille. Tout s'abaisse, tout diminue, tout sommeille, tout meurt. Je ne connais plus rien de vivant, sinon cette conspiration aveugle, mais immense, où les petits et les grands, les peuples et les rois, les nobles, les magistrats, les pamphlétaires et les ministres, les ignorants et les savants complotent ensemble à leur insu la culbute de l'humanité.. Comment va Jeannette?

– Mme de Bussy, répliqua le chevalier, attend des lettres du général qui combat vaillamment dans le Dekkan, mais qui souffre de la mauvaise volonté croissante de M. de Lally.

– Un brave, pourtant, ce Lally, murmura M. Joseph, qui brusquement se mit à parcourir la chambre à grands pas. Mme de Pompadour l'a trié entre mille pour ruiner l'Inde! Un brave! un très brave! ignorance complète du pays et des mœurs, orgueil repoussant, entêtement idiot! Brave, brave, brave, mais étroit, mais ombrageux, mais jaloux, mais inflexible… Si ce gros duc, M. de Choiseul, avait voulu, sans flotte, sans argent, sans soldats réguliers, il aurait gardé l'Inde à la France, rien qu'en nommant notre Bussy vice-roi!

M. Joseph s'arrêta devant le chevalier, qui l'écoutait avec déférence et qui dit:

– M. de Bussy supporte l'effort des Anglais depuis trois ans d'une façon héroïque, et tout homme de guerre doit avouer que sa résistance tient du miracle, mais…

– Mais quoi? demanda le vieillard, qui rougit de colère: vas-tu abandonner mon gendre, toi aussi?

– Non, répliqua le chevalier; je voulais dire seulement que M. de Bussy n'est qu'un soldat: un bras fort, un cœur intrépide, digne en tout d'être le gendre et le serviteur de Joseph Dupleix qui est la tête, et il n'y a pas d'autre vice-roi possible pour l'Inde que Joseph Dupleix en personne!

Les yeux du bonhomme brillèrent et il sembla à Madeleine qu'elle ne l'avait jamais vu avant ce moment-là. Il se redressa si haut que son front dépassait celui de M. Nicolas, qui avait pourtant belle taille.

– Ah! pensa Madeleine, est-ce que ce serait vraiment lui?

Et elle ajouta en elle-même:

– Si on pouvait mettre dans les gazettes qu'il est aux Trois-Marchands et qu'on peut l'y voir pour dix sous, je gagnerais du coup de belles rentes!

En ce moment, le bonhomme pirouettait sur ses talons et levait les épaules en riant avec bruit.

– Vice-roi, répéta-t-il. By Jove! garçon, tu nous la bailles belle! J'ai donné à la France un pays grand comme toute l'Europe, et tu veux qu'on me récompense! Tu es fou! Ce que le roi me doit ne tiendrait pas, en écus de six livres, dans cette maison, qui est large et longue pourtant, et tu ne veux pas que ce petit Choiseul qui ruine le roi soit mon persécuteur!.. Mais quand même cette sangsue de Pompadour mettrait en gage ses pierreries volées, on ne pourrait pas me payer, garçon! Aussi les Anglais ne me détestent pas moitié si bien que nos soubrettes marquisées et nos frontins de cour. Bussy, et moi, moi et Bussy nous avons eu cette imagination extravagante de servir, d'agrandir, d'enrichir notre patrie, au siècle de M. de Richelieu, au siècle de M. d'Aiguillon, au siècle de l'abbé Terray, au siècle de ses six sultanes, des douze cents philosophes et des deux mille quatre cents Choiseul! Il fallait travailler pour l'Autriche, les Choisillons m'auraient comblé; il fallait travailler pour la Russie ou pour la Prusse, les philosophes m'auraient doré tout vif! mais pour la France! fi donc!.. Écoute! la France est comme le Grand Turc; elle a toujours son sérail de coquines avec des eunuques autour; elle étrangle ceux qui combattent loyalement pour elle: cela l'amuse… Et le jour viendra où quelqu'un de ses domestiques, moins bête que les autres, au lieu de se laisser étrangler par elle, l'étranglera. Et devant celui-là, si elle n'en meurt pas, la France s'aplatira… Je ne le verrai pas, je suis trop vieux et trop étranglé moi-même; mais toi, si tu vis seulement jusqu'à cinquante ans, tu assisteras à tout ce carnaval que la botte d'un caporal terminera en écrasant la nuque de la France! Et, par Jupiter! comment disent les Anglais, ce sera bien fait! Vive ce caporal… jusqu'à ce qu'il soit broyé lui-même! Écoute encore: j'ai péché! C'est ma faute, c'est ma faute, c'est ma très grande faute! J'aurais dû servir la France malgré elle! Est-ce qu'il est permis de céder, quand on est homme, aux caprices des petits enfants ou aux défaillances des vieillards? J'étais le maître, il fallait agir en maître; ma femme le voulait, ma femme dont le petit doigt est plus grand que toute ma misérable personne. Ma femme tenait dans sa main cette vaste et opulente contrée, l'Inde, qu'elle avait charmée. J'ai vu ma femme, cette héroïne, ou plutôt ce héros, cet homme d'État, ce diplomate, je l'ai vue portée en triomphe par tout un peuple sur un trône d'or, un vrai trône de vrai or, pendant que des milliers et des milliers d'adorateurs s'agenouillaient sur son passage, en criant: «Vive la déesse Jeanne!» Ce n'était pas tout à fait déesse qu'ils disaient dans leur langue d'Orient, mais c'était bien plus que princesse, et ma bien-aimée Jeanne souriait, vivante statue de la France, le front étoilé de saphir; belle, oh! belle comme la Patrie victorieuse, pendant que ses jeunes esclaves agitaient autour d'elle l'air embaumé du pays des roses avec leurs grands éventails tout ruisselants de perles fines, et que le féerique soleil de Mysore allumait les plis de son écharpe, semée de diamants, comme la gloire des étoiles resplendit au ciel… Comment va notre petite Jeanneton?

Si Madeleine Homayras eût conservé jusqu'alors l'ombre d'un doute touchant la personnalité de son locataire, cette troisième question aurait achevé de l'éclairer. Jeanne, Jeannette et Jeanneton, «les trois Jeanne» étaient, en effet, le côté populaire de nos grandeurs et de nos décadences dans l'Inde: Jeanne, Mme la marquise Dupleix, la fameuse «princesse Jeanne»; Jeannette, sa fille, «la générale», qui avait épousé le vaillant et malheureux Bussy, après avoir refusé la main du Grand Mogol; Jeanneton enfin, la belle des belles, fille orpheline de la sœur de Dupleix et du comte de Vandes, un instant nabab souverain de Masulipatam et des Cinq-Provinces.

On disait que des trois Jeanne, la dernière, «Jeanneton Dupleix,» comme on appelait souvent Mlle de Vandes à cause de sa mère, était la plus chèrement aimée de l'ancien gouverneur général, son oncle et son père adoptif.

Nous vous parlons ici de choses bien oubliées; mais à l'époque où se passe notre histoire, ces noms étaient dans toutes les bouches; ils avaient étourdi, ils avaient ébloui Paris avant de lui faire compassion. Les aventures de la princesse Jeanne surtout avaient couru autant et plus que les contes de Perrault, et lors de son arrivée en France, la foule avait dételé les chevaux de son carrosse pour la traîner en triomphe, comme un corps saint.

Parmi mes lecteurs, ceux qui ont le malheur d'avoir des souvenirs datant de plus de vingt ans, pourraient retrouver au fond de leur mémoire un nom contemporain qui eut, dans des proportions infiniment moindres, le lustre mystérieux et romanesque du nom de Dupleix. Pendant un moment, en effet, Paris connut et célébra avec enthousiasme ce jeune gentilhomme qui jouait et perdait si brillamment sa vie pour nous donner les champs d'or de la Sonora. On ne se souvient plus beaucoup aujourd'hui de Raousset-Boulbon, le silence s'est fait sur sa tombe, comme il se fait, hélas! autour de tous ceux qui meurent pour nous trop loin de nous; mais au commencement du second empire, combien de jeunes cœurs palpitèrent au récit de ses chevaleresques efforts!

Ainsi en est-il deux ou trois fois par siècle chez nous, qui sommes, à ce qu'on dit, le plus généreux peuple du monde. Tous ceux qui essayèrent de nous faire grands au delà de la mer finirent dans le délaissement et dorment dans l'oubli, depuis l'héroïque Mantbars apportant les Indes espagnoles à Louis XIV jusqu'à ce cher Raousset-Boulbon qui tomba de nos jours, assassiné par la couardise mexicaine, en invoquant vainement le nom de la France.

Le pouvoir change de mains; les tribuns escamotent le sceptre des rois, les empereurs mettent la langue des tribuns dans leurs poches, rien ne dure, excepté notre ingratitude pleine de gaieté et notre spirituel parti pris de rire au nez de nos martyrs.

L'Angleterre a fait son immense fortune en ramassant ce qui tombait des mains de nos conquérants désavoués que nous nommons volontiers des aventuriers pour excuser le crime de notre abandon. Mais, de bonne foi, était-ce bien un aventurier, ce Joseph Dupleix, qui, revêtu d'une dignité officielle, se rendit maître, au nom de la France, des plus opulentes contrées de l'univers, qui livra et gagna, avec des soldats réguliers français, nombre de batailles rangées, qui institua des rois, qui gouverna des peuples, qui refusa d'usurper la souveraine puissance avec le titre d'empereur et qui ébranla la puissance anglaise jusqu'au plus profond de ses assises?

Remplacez Louis XV par un roi, M. de Choiseul par un ministre moins pensionné de l'étranger; extirpez ce vénéneux champignon, la Pompadour: l'empire des mers changeait de mains, l'Inde était française au lieu d'être anglaise, et ce bonhomme Joseph devenait un géant dans l'histoire du monde!

L'opinion populaire comprenait vaguement cela; elle voit très souvent juste quand elle n'est pas empoisonnée par les furieuses convoitises de ses meneurs. Il y avait chez la veuve Homayras un instinct de respect pour son locataire, dont elle avait deviné le nom. Elle lui voulait du bien. Aussi l'avons-nous vue garder une demi-discrétion vis-à-vis de M. Marais, l'inspecteur de police, qui la dominait pourtant deux fois par l'attrait de sa personne et par sa position officielle. Elle lui avait, à la vérité, proposé le libre exercice de son observatoire, mais c'était, comme nous le verrons, dans de bonnes intentions, et elle n'avait rien dit de ce qu'elle savait, quoiqu'elle sût beaucoup.

Remettons-nous avec elle aux écoutes, le soir de l'arrivée du chevalier Nicolas.

À la dernière question de M. Joseph coupant si brusquement l'éloge dithyrambique de la princesse Jeanne pour demander des nouvelles de Jeanneton, le chevalier Nicolas, qui jusqu'alors avait écouté avec une religieuse déférence, rougit tout à coup, comme une jeune fille, et Madeleine se dit:

– Bon! celui-là est un amoureux! Pas bête! car les Dupleix, malgré tout, ont peut-être apporté de là-bas des roupies plein leurs malles!

M. Nicolas, cependant, répondait à la question de son vieil ami, concernant Jeanneton:

– C'est sur l'ordre de Mlle de Vandes que j'ai quitté mon régiment avec un congé. Elle n'y pouvait plus tenir de l'envie qu'elle avait de savoir où vous en êtes de vos affaires. Elle a pour vous, qui êtes plus que son père, un véritable culte.

– Chère Jeanneton! murmura le bonhomme. Son cœur est encore plus beau que son visage… Mais comment te donne-t-elle des ordres, garçon? Je suppose que toi, plein de bon sens, comme tu es, et d'honnêteté, et de fierté, car je ne connais pas de cœur mieux placé que le tien, tu n'as pas la folie d'élever tes vœux jusqu'à ma nièce?

– Ah! se dit Madeleine: l'orgueil! C'est dur à tuer… je m'intéresse à ces tourtereaux-là, moi!

Et ses yeux, friands d'attendrissement, se mouillèrent comme si elle eut assisté à la représentation d'une tragédie bourgeoise du bon Nivelle de la Chaussée, ancêtre humide de tous nos mélodrames à mouchoirs.

Nicolas, au contraire, sourit et répliqua:

– Nous voilà bien! Mes affaires de cœur sont en aussi piteux état d'un côté que de l'autre. Je ne sais pas comment mes parents ont appris, là-bas, au Vigan, que mon régiment a ses quartiers aux environs de votre ermitage du pays de Gueldre, mais ils m'écrivent lettres sur lettres pour me dire de me garder de vous et de la belle des belles…

– Auraient-ils honte? s'écria le bonhomme en se redressant.

– Honte! répéta le chevalier Nicolas; non certes; mais ils ont peur, sachant que Dupleix est trop grand pour certaines petites gens, et que M. mon cousin de Choiseul, notamment, ne le tient pas en fort amicale odeur, à cause des Anglais, que M. mon cousin ménage.

– C'est vrai, pensa tout haut Dupleix, tu es petit cousin du ministre, toi!

– La peste! se disait de son côté Madeleine: en voici un qui ne se mouche pas du pied! Je vais me tenir sur son passage quand il s'en ira, pour le saluer de la belle manière! Un cousin du ministre!

– Quant à l'audace que j'aurais eue, poursuivit le chevalier, d'élever mes pensées jusqu'à Jeanne de Vandes, votre nièce, je ne dis ni oui ni non, mon respectable ami. Les pensées d'un chacun vont où elles veulent, et les chiens regardent bien les évêques!

– Bravo! pensa Madeleine: c'est un vrai cœur que ce grand garçon-là!

Joseph Dupleix lui-même n'avait point l'air trop mécontent de cette réponse à la fois badine et franche, prononcée avec douceur, mais ponctuée d'un regard loyal et droit.

– Ah! fit-il, ne te fâche pas, garçon; j'ai grimpé si haut, un jour, en ma vie, que je ne peux pas me déshabituer de faire la roue, tout déplumé que je suis. Y a-t-il longtemps que tu as quitté le Cloître?

Le Cloître (Kloster) était le nom de la résidence très modeste où Dupleix avait abrité sa famille, loin de Paris, au début de son interminable procès contre la Compagnie des Indes. Il y a quantité de lieux ainsi nommés en Allemagne, surtout dans les districts catholiques qui avoisinent les Pays-Bas. Nous connaissons déjà Kloster-Seven, où M. de Richelieu cueillit les fleurs sculptées de son pavillon de Hanovre. Le Kloster de la famille Dupleix, appelé Kloster-camp, quoique la petite ville de ce nom en fût éloignée de plus d'une lieue, devait acquérir une célébrité d'un genre bien différent, non point à cause de Dupleix lui-même, mais grâce à son jeune compagnon, en qui vous avez déjà deviné notre dernier chevalier.

Celui-ci répondit:

– Voici deux longues semaines que j'ai quitté la Gueldre, avec une permission de douze jours seulement, et j'ai passé tout ce temps-là à courir d'auberge en auberge pour vous découvrir. J'ai cru que je ne vous trouverais jamais!

– Garçon, dit Dupleix en souriant tristement, les vieux cerfs qui n'ont plus de jarret apprennent la science de ruser. J'espère que, pendant ces quinze jours, tu as rendu plus d'une fois tes devoirs à M. le duc de Choiseul; on le dit fort enclin à pousser ceux de sa famille.

– Oui, répondit le chevalier, on le dit et, dès cet automne, MM. les officiers d'Auvergne-infanterie m'appelaient colonel pour se moquer de moi.

– Colonel d'abord, général ensuite… Ton père et ta mère n'ont pas tort, Nicolas, c'est moi qui suis un vieux fou. Certes, tu ferais un mauvais marché en épousant notre pauvre Jeanneton, qui est la fille d'adoption d'un homme en disgrâce: aussi, je te prie de n'y plus songer, mon ami; je t'en prie sérieusement… Combien de fois as-tu été voir le ministre?

– Pas une seule fois.

Dupleix lui tendit la main; mais il secoua la tête en murmurant:

– Parmi les animaux que Noé conserva dans l'arche, je n'ai jamais ouï mentionner celui qu'on nomme le désintéressement: tu es un homme d'avant le déluge… Et pourquoi Jeanneton a-t-elle eu l'idée de t'envoyer vers moi?

– Pour que vous donniez signe de vie, d'abord, et ensuite…

– Ensuite?

– Vous n'allez pas vous fâcher?

– Peut-être… Seriez-vous déjà d'accord tous les deux? Venais-tu me demander sa main?

– Pas tout à fait…

– Comment! malgré l'insultante répugnance de tes parents?

– Ce sont de bonnes gens, monsieur le marquis, et qui m'aiment bien, mais je vous ai dit: «Pas tout à fait.» Mlle de Vandes sait que je vous admire comme l'un des plus grands citoyens que notre France ait produits et que je vous aime avec la respectueuse tendresse d'un fils; elle m'a dit: «Les hostilités sont suspendues, ici sur la frontière; mon oncle est tout seul là-bas, et puisqu'il se cache de nous, c'est qu'il doit tenter quelque suprême bataille. Allez vers lui. Vous êtes brave, vous êtes prudent…»

– Elle ne te fait pas de méchants compliments, sais-tu, chevalier, notre Jeanneton! By Jove! elle a raison! Ce que c'est que l'âge, Nicolas! j'ai vécu entre vous deux pendant plus de six mois et je ne me suis aperçu de rien! Quand le corps de ton jeune maréchal M. de Castries arriva de Lorraine pour couvrir le bas Rhin et que le régiment d'Auvergne prit ses cantonnements dans mon parc, je fermai mes portes. Notre deuil n'avait rien à faire avec la gaieté de ces brillants et joyeux officiers français qui riaient sous nos grands arbres du matin au soir en attendant la fête de la bataille. Jeanne, mon admirable femme, a beau être forte comme une Romaine, elle regrette un peu son diadème de princesse, tout en pleurant sur l'abaissement de la France en ces pays d'outre-mer où nous avions fait, elle surtout, la France si glorieuse! Jeannette, Mme de Bussy, se concentre dans sa douleur et suit par la pensée le héros malheureux que Dieu lui a donné pour époux. Le brave Bussy donne peu de ses nouvelles; il a trop souvent l'épée à la main pour trouver le loisir de prendre la plume. Le rêve de Jeannette serait de le rejoindre et de partager sa vie de périls. Lui ne veut pas. Dans sa dernière lettre, il disait: «Je n'ai plus de place pour toi, bien-aimée, je couche avec la mort…»

– Que Dieu le veille! murmura le chevalier: celui-là est un saint!

Et Madeleine Homayras elle-même, de l'autre côté de la cloison, sentait battre son cœur.

– Ma Jeanneton aussi, poursuivit Dupleix, qui domptait à grand'peine sa douloureuse émotion, avait perdu les sourires de son âge. Elle est l'âme de notre famille, et quand nous souffrons, c'est dans son cher petit cœur que vont toutes nos larmes. Ah! certes non, notre pauvre maison n'était pas bonne pour MM. les officiers; et les soldats disaient, jouant sur le nom de mon ermitage: «Ce n'est pas un cloître, ici, c'est un tombeau!» L'idée me vint pourtant d'aller trouver ton colonel, M. de Soleyrac, parce que mon secrétaire était tombé malade et que je n'avais plus personne pour écrire, sous ma dictée, les requêtes et mémoires nécessités par mon procès. Je lui demandai s'il voulait bien me prêter une belle main de sergent pour remplacer mon copiste… Ah! vive Dieu! c'est un galant homme! Il me parla de Madras et sollicita la permission de baiser la joue d'un héros… Ce furent ses propres paroles… Ah! vive Dieu! vive Dieu! mes paupières se mouillèrent et ce ne fut pas ma faute. J'ai été maltraité par les paperassiers, c'est vrai, à partir du ministre jusqu'au dernier maraud portant sa plume derrière l'oreille, mais les mains qui tiennent l'épée ont toujours cherché la mienne, et qu'elles soient bénies ces miséricordieuses et vaillantes mains de nos soldats! Elles refont sans cesse l'honneur de la France, à mesure que les rats de l'écritoire nous trahissent et nous déshonorent!

Madeleine approuva du bonnet et lampa un verre de vin d'Arbois dans son coin, tant elle trouvait cela juste et bien dit. Nicolas écoutait, comme s'il eût entendu pour la première fois cette histoire qui était pourtant la sienne propre.

– Au lieu du sergent que je voulais, continua Dupleix, ce fut toi qui vins, le lendemain, peut-être le soir même.

– Le soir, dit Nicolas. Je n'aurais pas pu attendre au lendemain!

– Et maintenant que j'y pense, mon drôle, tu avais déjà ton idée.

– Parbleu! fit le chevalier.

– Parbleu! répéta Madeleine enchantée.

– Depuis que le monde est monde, reprit Dupleix presque gaiement, on ne vit jamais un si bon secrétaire que toi, chevalier! Ecriture médiocre, mais lisible et rapide. Toujours prêt, à toute heure! complaisant comme un fauteuil! discret aux heures de tristesse, gaillard et attisant les pauvres petits moments de joie que la bonté de la Providence laisse de temps en temps aux désespérés, trouvant le mot propre quand il manque, aidant la mémoire qui s'en va… car, Dieu me pardonne, tu connaissais d'avance mes faits et gestes mieux que moi-même!

– Je vous aimais, M. le marquis, voilà tout, dit simplement Nicolas, et votre merveilleuse histoire avait été l'admiration de ma jeunesse.

– Et puis, ajouta Dupleix, il paraît que tu admirais encore une autre personne au Cloître…

– Comme de juste! fit Madeleine. Parole d'honneur, ça m'amuse!

Le chevalier prit la main du bonhomme et la baisa.

Madeleine dit en se servant à boire:

– C'est sûr que ce mariage-là s'arrangerait sans les parents du Vigan, et tout irait comme une lettre à la poste!

– Au bout de 48 heures, reprit encore Dupleix, nous étions une paire d'amis, nous deux, toi et moi; au bout de quatre jours, je te tutoyais comme si je t'avais fait faire ta première communion. La semaine n'était pas passée que ma femme te traitait en fils…

– Chère et noble amie! murmura Nicolas.

– Tout marchait donc supérieurement, quand je reçus une lettre confidentielle de mon procureur à Paris qui m'annonçait que la compagnie, voyant avec inquiétude la bonne situation de mes affaires, avait eu l'idée de m'intenter une action reconventionnelle, comme ils disent. Sais-tu ce que c'est?

– Non, répondit Nicolas, mais je m'en doute un peu.

– Eh bien! voilà: tu réclames dix pistoles à un camarade, n'est-ce pas; il ne nie point la dette, parce que tu as des témoins, mais il te répond: «Vos dix pistoles étaient fausses. Pour les avoir mises en circulation, j'ai été arrêté, emprisonné, traîné en jugement, condamné, juché au pilori, marqué et même pendu! En conséquence, j'adresse requête pour qu'il plaise à la cour de vous contraindre par les voies de droit, et ce par corps, à me payer cent louis de dommages-intérêts, et aux frais, qui sont de quatre cents écus.»

– C'est pourtant ça, dit Madeleine, la justice!

– Mais, objecta le chevalier, Madras, Chandernagor, Bombay, le Carnatic et le Dekkan, ce n'était pas de la fausse monnaie, cela!

– Quod erat probandum, mon gars: c'est ce qu'il s'agit de démontrer. La compagnie a le bras long, le ministère a les poches larges… je ne dis pas cela pour ton vénéré cousin, au moins: M. de Choiseul est l'austérité même; mais il lui faut redorer chaque matin un pied ou une aile de cette vieille idole, Mme de Pompadour, et cela coûte cher… Bref, tu peux comprendre qu'avec les treize millions qu'elle me doit, sans compter les intérêts, la Compagnie a de quoi multiplier les petits cadeaux qui entretiennent l'amitié entre elle et la cour… Asseois-toi là.

Il montrait une petite table couverte de papiers.

Le chevalier obéit aussitôt.

– Ho! infanterie! commanda Dupleix.

C'était le garde à vous! de 1759. Le chevalier prit la plume.

– Portez armes!

Le chevalier trempa sa plume dans l'encre et la tint en arrêt à un demi-pouce d'une feuille de papier blanc. Dupleix dicta:

«Au Roi…»

Mais, se ravisant aussitôt, il demanda:

– Mon fils, es-tu bien sûr que les hostilités ne sont pas reprises à la frontière?

– Très sûr, Dieu merci! sans cela, je serais un déserteur!

– Qui commande en chef, là-bas, maintenant? M. de Contades?

– M. le maréchal de Broglie.

– Ils changent de maréchaux comme de chemises!.. Écris donc:

«À M. le comte de Restaud de Soleyrac, colonel commandant le régiment d'Auvergne-infanterie, en ses quartiers de Klostercamp, près Rheinberg (Gueldre).

«Monsieur le comte…»

Il s'interrompit ici pour ajouter.

– Garçon, arrange cela toi-même; c'est moi qui signe, et M. mon ami de Soleyrac ne me refusera certes point. Il s'agit de t'obtenir quinze jours de congé en plus pour que nous ayons le temps de dresser deux mémoires qui doivent être de purs chefs-d'œuvre: un pour le roi, qui ne le lira pas, l'autre pour le ministre, qui le jettera au panier…

– Savoir! fit Nicolas.

– Ah! ah! s'écria le bonhomme, dont l'œil étincela tout à coup. Voilà une idée qui a été bien longtemps à te venir!

– Quelle idée? demanda le chevalier.

– L'idée de donner un coup d'épaule à ton vieil ami, garçon; l'idée de prendre une poignée de ses papiers dans ta poche et d'aller à l'hôtel de Choiseul, dire à ce petit Stainville… à Monseigneur le duc, pour parler mieux:

«Je vous apporte un écrit qui vous épargnera une grande honte: cousin, lisez cela. Je l'exige!»

Le chevalier secoua la tête en souriant avec tristesse.

– Je ferai ce que vous voudrez, dit-il, mais…

– Mais tu penses qu'on te poussera à la porte, à moins qu'on ne te lance par la fenêtre. Cela se pourrait bien, garçon. M. de Choiseul porte haut avec ceux qui ne lui font pas peur. Si tu étais seulement un cousin autrichien ou un neveu anglais… Mais rédigeons d'abord le mémoire, et nous y réfléchirons au meilleur moyen de le présenter. Y es-tu?

– Avant de commencer, un mot encore: je te permets d'aimer ma Jeanneton, de l'adorer, de le lui dire. Je te permets de lui écrire, pour lui annoncer que tu m'as trouvé en bonne santé, et que je travaille, et que je combats… Mais je te défends de divulguer le secret de ma demeure… Embrasse-les pour moi, garçon, ma Jeanne, ma Jeannette, ma Jeanneton chérie, dis-leur que je vis avec elles et par elles au fond de mon cœur, que je pense à elles cent fois, mille fois chaque jour, et que, la nuit, je les revois en rêve… mais qu'il me faut ma solitude, encore une semaine ou deux, parce que je joue ma dernière partie, et que, cette fois, il s'agit de vaincre ou de mourir!

Le dernier chevalier

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